SUR LA VIA EMILIA


I. — PLAISANCE

J’ai voulu profiter de cet été frais et humide pour revoir l’Emilie et suivre d’un bout à l’autre la Via Emilia. De fréquentes pluies ont laissé la campagne presque verte et l’on peut avancer sur la route deux fois millénaire sans être enveloppé de nuages aveuglans. Parfois même aperçoit-on un filet d’eau dans ces fameux torrens des Apennins, d’ordinaire à sec pendant six mois, dont les lits, plus vastes souvent que ceux de nos grands fleuves, ne peuvent pas servir à faire sécher le linge, suivant l’habituelle plaisanterie, puisqu’il n’est pas possible de trouver une flaque d’eau pour d’abord l’y tremper.

Rien ne saurait donner une plus exacte idée de l’intelligence des Romains que la conception de cette Via Emilia. Pour relier leur capitale aux villes de la Haute Italie et aux pays situés de l’autre côté des Alpes, ils se rendirent immédiatement compte que la ligne droite ne serait point, dans ce cas, le trajet le plus court. En contournant les Apennins, ils évitaient à la fois les difficultés de construction d’une large route carrossable à travers un massif montagneux et le contact permanent avec des populations guerrières qui auraient pu facilement garder les défilés et en barrer l’accès. Ils virent nettement aussi que le point dangereux par où pourrait se produire une invasion des Gaulois, dont le flot submergeait déjà la vallée du Pô, était du côté de l’Adriatique où l’étroite plaine entre la montagne et la mer forme un couloir naturel. Aussi, après avoir achevé la Via Flaminia, lancèrent-ils cette nouvelle route qui, en droite ligne, de Rimini à Plaisance, constituait un magnifique boulevard stratégique. L’habileté du Consul Marcus Æmilius Lepidus, qui exécuta ce plan, en l’an 567 de Rome, fut si parfaite qu’après vingt et un siècles, la Via Emilia est encore la principale voie de communication de la région, et que, s’il fallait aujourd’hui en recommencer la construction, aucun changement ne serait à apporter au tracé qu’il choisit ; il sut triompher de toutes les difficultés qui se présentaient en la faisant passer ni trop près des Apennins, ce qui l’aurait exposée à un climat parfois très rude l’hiver et eût nécessité des ouvrages d’art, ni dans la partie basse de la plaine que de nombreux marais rendaient alors malsaine et dangereuse.

C’est ici, a Plaisance, que se terminait la Via Emilia et c’est d’ici que partaient les trois grands chemins qui menaient d’Italie en Gaule : l’un par Gênes et la Turbie, l’autre par Suse, Briançon et Die, le troisième par Aoste et le Petit Saint-Bernard. Le choix de Plaisance, comme forteresse avancée assurant aux logions le libre passage du Pô, indique également le sens pratique le plus averti ; la ville est encore aujourd’hui, par sa position même, une place importante : si une invasion était à craindre du côté du Nord-Ouest, c’est probablement à Plaisance, qui commande le fleuve entre Crémone et les défilés de Stradella, que se jouerait la partie décisive.

Érigée de très bonne heure en colonie militaire, la cité prospéra pendant toute la période romaine et au moyen âge où elle fut l’une des plus actives associées de la ligue lombarde. Sa décadence date des Farnèse, dont le triste souvenir s’impose au visiteur devant les restes sans grâce d’un lourd château et surtout devant les deux statues équestres d’Alexandre et de Ranuce que Stendhal trouvait déjà « plus ridicules que celles de Paris. » Il est certain que cette si jolie Piazza dei Cavalli est défigurée par les deux monumens de Francesco Mocchi, ce sculpteur qui, avant le Bernin, trouva le moyen d’avoir autant d’emphase et plus de mauvais goût. Il est à craindre que les Placentins, qui semblent au contraire en être assez fiers, ne veuillent jamais en débarrasser la belle façade de leur palais communal.

Cet édifice de marbre blanc et de briques vermeilles est un pur chef-d’œuvre et je connais peu de constructions de la période gothique dont l’aspect soit à la fois plus majestueux et plus séduisant. Cinq grandes arcades ogivales composent, au rez-de-chaussée, un imposant vestibule librement ouvert à la foule, où les citoyens, aujourd’hui comme il y a cinq siècles, se promènent par groupes, en discutant passionnément, de leur voix chantante et nuancée, les questions de politique locale. Sur ce soubassement de marbre patiné par le soleil repose le haut du monument, un seul étage tout en briques rouges, couronné d’une corniche de créneaux dentelés. Dans six arcs en plein cintre s’encastrent de gracieuses ouvertures, toutes dissemblables, richement ajourées et décorées de fines colonnettes. Sur les faces latérales, les fenêtres ont plus de fantaisie encore et sont d’un côté surmontées d’une rosace, de l’autre d’une élégante lucarne carrée. Ce palais est peut-être le plus ancien des édifices municipaux qui, au moyen âge, témoignèrent de l’aisance des villes de la Haute-Italie et affirmèrent leur indépendance. Dans cette plaine du Pô, où souffla toujours un air plus vif et plus libre, l’architecture gothique civile s’épanouit à son aise. Les cités, nombreuses et puissantes, rivalisèrent entre elles pour la splendeur de leur maison commune. Plaisance, fière de son passé romain, tint à être parmi les premières.

En sortant du Municipio, j’hésite à aller revoir les autres curiosités de la ville. Certes, le Dôme est une belle église romane, mais j’en sais, sur ma route, d’autres plus belles ; et ce ne sont pas ses fresques du Guerchin ou de Carrache qui me décideront : sur le chemin de Bologne, est-ce utile de rechercher les œuvres de ces peintres dont je me souviens d’avoir eu la satiété jusqu’à la nausée ? La Madonna di Campagna a également de célèbres fresques du Pordenone ; mais valent-elles mieux que celles de la chapelle Malchiostro à Trévise ou que celles de la cathédrale de Crémone qui m’ont paru si déclamatoires à côté des œuvres de Romanino ? Je me rappelle, dans une chapelle de cette petite église de Plaisance, une étrange Nativité de la Vierge, où sainte Anne et la jeune Marie ne sont qu’un prétexte à des attitudes de servantes en robes somptueuses et dont l’art très habile, mais superficiel, est par trop dénué d’émotion… Aussi, par cette douce fin de journée, toute remplie d’allégresse et de clarté, je préfère errer dans les rues de la ville, si pimpantes et si coquettes avec leurs façades de briques roses, et aller jusqu’au bord du fleuve. Mais ici, une cruelle déception m’attend : le vieux pont de bateaux qu’admirèrent tant de voyageurs est à moitié démoli ; un nouveau et lourd pont de pierre relie désormais les deux rives du Pô et, pour y accéder, on jette à bas d’antiques maisons et on construit une large avenue banale avec tramway et lampadaires électriques. Tout un côté du grandiose paysage que l’on découvrait autrefois est maintenant barré et gâté par les gigantesques arches de maçonnerie. Hélas ! c’est le problème qui se pose dans toutes les vieilles cités. Mais, en vérité, comment blâmer celles qui essaient de revivre et de secouer leur torpeur, qui veulent suivre la loi du progrès, surtout lorsque, comme ici, rien d’essentiel ne disparaît ?


II. DE PLAISANCE À PARME

Combien il est regrettable qu’à la sortie de Plaisance, par la porte San Lazzaro, un magnifique arc de triomphe ne fasse point pendant à celui qui se dresse à l’autre bout de la Via Emilia, à Rimini ! Après quelques faubourgs qui prolongent un peu la ville, la route se rapproche des Apennins sur lesquels on a une série de beaux coups d’œil. Devant soi, c’est la campagne grasse et riche, à perte de vue. J’ai beau la revoir chaque année, l’étonnante fertilité de cette plaine du Pô ne cesse de m’émerveiller. On avance pour ainsi dire entre une double haie verte que le soleil coupe de raies d’or. C’est une suite interminable d’opulens vergers où les arbres arrêtent le regard. À tue-tête et semblant l’âme même de cette nature lumineuse et gaie, les cigales lancent leur cri strident, les cigales d’Anacréon « qui n’aiment que le chant, ignorent la souffrance et sont presque semblables aux dieux. » Vraiment, par chacun de ses aspects, les plus rians comme les plus sévères, l’Italie, celle que Dante appela déjà


…quella dolce terra
Latina…


nous enchaîne et nous domine, comme une femme ensorceleuse. On a dit : Un ami, s’il laisse voir trop clairement son dessein de nous former, n’éveille aucun sentiment agréable, tandis qu’une femme qui nous forme, en paraissant nous séduire, est adorée comme une créature céleste qui apporte la joie… « C’est dans ce sentiment, ajoute M. Maurice Barrès, que les hommes, recevant de l’Italie, depuis des siècles, toutes les ivresses du bonheur, l’appellent justement leur maîtresse. »

Ce qui m’étonne, par ce matin d’été si léger, c’est de ne pas rencontrer sur cette route plus de mouvement et de vie. A peine croisons-nous de loin en loin un automobile ou des groupes de travailleurs qui vont aux champs. Sans évoquer l’époque où les légions romaines secouaient ces mêmes pavés de leur pas lourd, ni les périodes troublées du moyen âge, combien devait-elle être amusante encore, il n’y a pas même un siècle, avec son incessant va-et-vient de voitures, de carrosses de gala, d’escortes de princes ou de cardinaux, avec ses troupes de soldats, de pèlerins ou d’étudians ! Nous croyons bien à tort que nous avons inventé les voyages. De tous temps, les routes latines furent parcourues par les artistes et les lettrés. Entre la France et l’Italie, des relations constantes se nouèrent, particulièrement à la Renaissance. Un séjour à Rome était alors, plus qu’aujourd’hui, le complément indispensable de toute bonne éducation, et l’on y venait pour développer son intelligence autant que son érudition. Montaigne recommande d’aller en Italie, non pour y apprendre « combien de pas à telle ou telle église, mais pour se frotter et limer la cervelle contre celle d’autruy. » C’était déjà la terre que choisissaient les amoureux et les poètes pour épancher leur joie ou crier leur douleur ; Maynard, le bon Maynard lui-même la prit pour confidente :


J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie
Et fait dire ton nom aux échos étrangers.


Depuis le XVIe siècle, on ne compte plus les Français qui y ont épanoui leur génie et produit leurs chefs-d’œuvre. Et c’est à propos du Poussin et du Lorrain, qui tous deux ont vécu à Rome et y sont morts, que Chateaubriand a pu écrire : « Chose curieuse, ce sont des yeux français qui ont le mieux vu la lumière d’Italie. »

D’ailleurs, on voyait autrefois mieux qu’aujourd’hui. Même quand nous abandonnons le chemin de fer pour l’automobile, nous n’entrons pas en contact avec un pays. C’est dans un coche tranquille faisant quelques lieues par jour, ou, mieux encore, le bâton à la main, que l’on connaît vraiment une contrée. La pure volupté des voyages, ce furent les touristes des siècles derniers qui la goûtèrent : voilà pourquoi leurs récits me sont si familiers. J’aime ces vieux livres, — sans parler de l’intérêt documentaire qui s’attache à savoir les modifications apportées par les civilisations successives, — parce qu’ils nous révèlent la manière de sentir de nos aïeux, et surtout parce qu’ils sont les plus délicieux compagnons de route. Jamais ils ne se fâchent de nos railleries ou de nos impatiences. Quand, par hasard, nous y lisons une impression analogue à la nôtre, notre satisfaction est si communicative qu’ils nous semblent prendre part à la joie de cette rencontre. Lorsque, au contraire, nous les trouvons tout à fait étrangers à nos idées et à nos goûts, quel délicat amusement ! Rien n’est plus curieux que de constater combien, à trois siècles seulement de distance, les sensations artistiques peuvent n’avoir aucun rapport. Montaigne, par exemple, dans les lignes qu’il consacre à Plaisance, ne dit pas un mot du Palais municipal, qui me semble aujourd’hui la chose la plus digne d’être notée. Et ici, à Borgo San Donnino où j’arrive, il ne remarque que les murailles dont le duc de Parme faisait alors entourer la ville et la marmelade de pommes et d’oranges qu’on lui-servit à déjeuner.

Et pourtant, comment ne pas donner une heure à cette cathédrale de San Donnino, si séduisante avec sa belle façade à trois portails ornés de lions et de bas-reliefs ? C’est l’une des plus intéressantes de cette série d’églises romanes qui se trouvent en si grand nombre en Lombardie et dans les provinces voisines qu’on qualifia de lombard le style qui les caractérise. Toutes les villes de la plaine du Pô : Milan, Pavie, Crémone, Vérone, Ferrare, pour ne citer que les principales ; toutes les cités qui s’échelonnent sur la Via Emilia : Plaisance d’où nous venons, Parme, Modène, Bologne où nous allons, toutes ont, comme Borgo San Donnino, de vieilles cathédrales qui s’élevèrent au cours du XIIe siècle. Contrairement à ce que certains avaient pensé, — attribuant des dates trop anciennes à quelques-uns de ces édifices, — ce style lombard n’est qu’un dérivé, qu’une variante du style roman. Plus exactement encore, cette architecture n’est qu’un reste de l’art romain transformé par le nouvel art roman qui fleurissait alors si magnifiquement en France. Mais, comme en toutes choses, les Italiens surent, en imitant, rester originaux et leur effort porta sur la partie extérieure du monument, notamment sur la façade qui devint un travail décoratif dont les détails, le plus souvent arbitraires et inutiles, sont toujours d’un effet saisissant. Des arcatures aveugles, portées sur des colonnettes, sont multipliées sans nécessité pour dessiner d’élégantes galeries. Des ornemens d’une grande richesse envahissent les portails et les murs. Ici, à la cathédrale de San Donnino, les sculptures sont probablement de l’artiste dont on retrouve le nom au Dôme et au baptistère de Parme : Benedetto Antelaini. Et, aussi bien que pour l’architecture, les influences septentrionales sont certaines sur cette statuaire naissante. On ne peut douter qu’Antelami ait connu les œuvres françaises ; on peut même se demander s’il n’a pas travaillé à Arles, tellement la disposition des reliefs sculptés imite la frise de Saint-Trophime et tellement aussi les deux statues de David et d’Ezéchiel rappellent celles de Saint-Gilles.

Après Borgo San Donnino, on traverse quelques petits bourgs, puis, sur l’interminable lit du Taro, un magnifique et monumental pont d’où la vue est fort imposante sur les croupes sombres des Apennins. La plaine, toujours fertile, étale de chaque côté de la route sa mer de verdure. De loin en loin, émergeant haut au-dessus des vergers et des champs, quelques groupes d’arbres, des pins et des peupliers qui continuent à se plaire, comme au temps d’Horace, à marier leur ombre accueillante :


pinus ingens albaque populus
Umbram hospitatem consociare amant
Ramis


Mais, déjà, se dressent et grandissent à l’horizon les silhouettes des clochers et des campaniles de Parme. Par la Barriera Massimo d’Azeglio, la Via Emilia pénètre au cœur de la ville du Corrège.


III. — PARME

Sur un écrivain qui n’est pas spécialement un critique d’art, nul artiste n’a une prise aussi immédiate et aussi forte qu’Antonio Allegri da Correggio. Je me souviens de l’impression que je ressentis, en entrant pour la première fois, il y a déjà bien longtemps, dans les petites salles du musée de Parme qui lui sont réservées : jamais encore je ne m’étais trouvé en face d’œuvres qui, plus vite et plus intimement, m’eussent communiqué leur chaleur intérieure. Ainsi que de ces grands lyriques qui vous emportent irrésistiblement avec eux et vous embrasent de leur propre ardeur, une telle flamme jaillit de cette peinture que vous n’avez pas le temps de raisonner ni de comprendre votre trouble. Le grave Burckhardt lui-même parle d’ivresse, et va jusqu’à qualifier son émotion de démoniale, suivant le mot un peu barbare du traducteur. C’est que le Corrège est avant tout un poète. Les critiques peuvent discuter sur les influences qui le formèrent, hésiter entre Mantegna, Lorenzo Costa, Raphaël, Dosso ou d’autres, se demander s’il est ou n’est pas allé à Borne : ils n’expliqueront pas ainsi le Corrège, génie original qui ne doit rien à personne, à aucun enseignement, à aucune école, à aucune ville, et pour lequel on pourrait presque employer les mots de génération spontanée. Il a simplement laissé parler son cœur et exprimé, non par des sons, mais par des couleurs, toutes les musiques qui chantaient en lui. Parce qu’il n’eut d’autre maître que son inspiration, il fut l’un des plus originaux parmi les peintres. Nul n’a autant varié ; nul ne s’est si souvent modifié, sans autre explication que le caprice mouvant de son rêve de beauté, pour lequel il créait chaque fois les moyens d’expression que sa fantaisie lui inspirait.

Cet isolé naquit d’ailleurs dans l’une des villes italiennes les plus étrangères à tout mouvement pictural. La peinture ne commence guère à Parme avant la fin du XVe siècle et, vraiment, les quelques artistes que l’on cite paraissent barbares à côté de ceux qui travaillaient alors à Florence, Padoue, Venise ou Mantoue. Après le Corrège, nous trouvons du reste la même médiocrité. Son génie était trop personnel pour faire école ; aucun de ses imitateurs, sauf le Parmesan, ne put donner une seule œuvre intéressante. Il n’est pas d’exemple qu’un autre centre artistique, ayant eu un tel maître, ait produit aussi vite des ouvrages plus débiles et plus déplaisans.

Certains critiques sont sévères pour le Corrège et insistent surtout sur ce qui lui manque ; moi, je suis ému par cette âme toujours prête aux effusions, où les sensations arrivent ainsi que des ondes puissantes. Ah ! comme on devine la joie qu’il devait éprouver à peindre, à se donner tout entier à la profession enchantée, la mirabile e clarissima arte di pittura ! Avec cette vision si juste qu’ont souvent les poètes, Musset nous le montre

Travaillant pour son cœur, laissant à Dieu le reste. Nulle âme ne fut à la fois plus frémissante et plus candide, plus vibrante et plus extatique. Mais ne cherchez dans son œuvre ni psychologie, ni intellectualité, ni profondeur de pensée : n’y cherchez que joie de vivre, jouissance sereine et volupté. Jamais la chair féminine ne fut rendue avec plus d’émotion. Qu’on se rappelle la Danaé de la galerie Borghèse, l’Antiope du Louvre, la provocante Léda de Berlin et surtout l’Io extasiée de Vienne : nul n’osa davantage sans sortir de la grâce, comme l’écrivait jadis M. Schuré dans cette Revue ; les toiles brûlent et frissonnent, mais la ferveur sauve l’audace.

Allegri est le peintre de l’allégresse. Son œuvre respire le bonheur intime ; elle est bien de celui qui signait parfois : lieto. Quoi qu’en dise Vasari, il est probable qu’il fut parfaitement heureux et que peu d’artistes eurent une telle unité de vie : un seul amour, sa femme ; une seule passion, son art. Entre eux, pendant neuf années, son existence calme et douce se déroula comme un beau songe. Après la mort de Geronima Merlini, il ne vécut plus que pour son œuvre, trouvant dans sa souffrance comme une force nouvelle. Qu’importe d’ailleurs que je ne puisse dire au juste pourquoi ses œuvres me ravissent ! Sais-je de quoi est fait le charme d’une rose qui s’effeuille, d’un reflet dans l’eau, d’un regard féminin ? Sais-je pourquoi certains vers, plutôt que d’autres, m’émeuvent jusqu’aux larmes ? Tant qu’il y aura des âmes ardentes, le Corrège les exaltera et nul séjour ne leur sera plus délicieux que cette ville de Parme tout embrasée encore par son génie.

Ah ! que d’heures déjà j’ai passées à la Pilotta, au couvent de San Paolo, à la cathédrale et à San Giovanni Evangelista ! Certes il est ici d’autres merveilles, comme le Baptistère, et d’autres bons tableaux au musée ; mais dans la ville du Corrège, je ne veux voir que ses œuvres et, même parmi elles, j’ai mes préférées. Je me doute bien que les plus étonnantes doivent être ces admirables coupoles où il put déployer à son aise tout son lyrisme, ces admirables coupoles qu’un marguillier imbécile compara à un plat de grenouilles, mais qui, au dire de Titien, renversées et remplies d’or, n’auraient pas payé le travail de l’artiste. Malheureusement, il n’est presque plus possible de les voir et ce sont des ouvrages moins considérables vers qui va d’abord mon pieux pèlerinage.

Le premier est, à San Giovanni Evangelista, le magnifique portrait de l’apôtre. Je ne connais rien qui, dans sa tranquille simplicité, soit plus émouvant que ce visage peint dans une sorte de lunette, au-dessus de la porte qui conduit au cloître capitulaire. L’artiste a voulu représenter Saint Jean à Patmos. Le disciple bien-aimé du Christ est plus jeune qu’il ne l’était lorsqu’il se retira dans cette île ; mais le Corrège a toujours aimé peindre la grâce juvénile, celle qui se rapproche le plus de la beauté féminine. Le visage de saint Jean est comme illuminé par l’éblouissante apparition ; on sent l’évangéliste transfiguré, extasié, obéissant presque inconsciemment au commandement divin. C’est le vrai Voyant. Ses yeux ardens, non d’halluciné mais de visionnaire, sondent l’infini. Altius Dei patefecit arcana, comme l’a inscrit le Corrège. Tout mystère est aboli : saint Jean voit les vérités éternelles et pénètre jusqu’à l’essence des choses. Il regarde sans effroi l’archange de feu qui tient le livre aux sept sceaux et lui révèle les secrets suprêmes. Comme s’il voulait la tendre à son maître pour qu’il puisse transcrire aussitôt les effrayantes visions de l’Apocalypse, l’aigle symbolique arrache une plume à son aile. L’intensité du coloris, la transparence du clair-obscur donnent à cette fresque l’aspect d’un tableau à l’huile. Le temps et quelques retouches l’ont un peu détériorée ; mais, malgré tout, elle produit encore une impression profonde et il faut pour m’arracher à cette contemplation que le sacristain vienne m’importuner de ses commentaires et allumer la rampe électrique dont une admiration sacrilège n’a pas craint de l’entourer.

Au moins, dans la petite salle du musée, puis-je regarder en paix la Madone de saint Jérôme. Des chefs-d’œuvre du peintre, c’est bien le plus parfait et le plus complet. Toutes ses qualités sont ici poussées à leur plus haute expression : jamais la magie de la lumière ne pourra aller plus loin. Les ombres mêmes sont colorées. Et quel pinceau moelleux, à la fois léger et gras, pour rendre la transparence de l’épiderme et le velouté des chairs ! On comprend l’exclamation de Vasari qui déclare ce tableau colorito di maniera meravigliosa e stupenda. On oublie les défauts qu’on peut trouver au saint Jérôme et à son lion un peu ridicule, pour ne voir que le groupe central inimitable et inoubliable : la Vierge, le Bambino, l’ange et surtout la Madeleine, la plus douce, la plus exquise des figures que nous ait laissées le peintre de la grâce féminine. Jamais une attitude n’eut autant de souplesse ; on sent le mouvement du corps sous les plis de la robe violette et de la belle draperie jaune d’or qui la recouvre. Les mains sont merveilleuses d’exécution et le geste d’adoration est une des plus touchantes trouvailles de l’artiste : la Madeleine frôle sa joue presque voluptueusement contre la jambe nue du Bambino. Le tableau est si bien conservé et d’un coloris encore si éclatant qu’il semble peint récemment ; les tons ont la vivacité du premier jour et, malgré cela, ils ne se heurtent pas et se fondent dans une harmonie absolue. C’est le triomphe du sfumato qui règne dans toutes les parties de la toile, même dans le haut où, sous un grand vélum rouge, se déploie un paisible paysage bleuâtre. La Vierge est assise sur un tertre élevé ; à ses pieds, du gazon et des (leurs achèvent de donner au tableau la sérénité d’une scène champêtre.

Près de cette toile, toutes les autres, même ta célèbre Madone à l’écuelle, pâlissent un peu. Pourtant, à, la Bibliothèque palatine, une figure est digne de rivaliser avec celle de la Madeleine. C’est une Madone bénie par Jésus, fragment d’une peinture qui décorait autrefois la demi-coupole de San Giovanni Evangelista et que l’on a encastrée au-dessus d’une porte, au fond d’un long corridor. L’élargissement du chœur de cette église, en 1587, amena la destruction de la vieille fresque dont on ne sauva que la partie centrale. Par différens morceaux qu’avaient reproduits les Carrache avant cette disparition et par la copie d’Aretusi qui remplaça l’original à l’abside de San Giovanni, on peut encore avoir une idée de la composition d’ensemble. Le morceau essentiel était, heureusement, celui qu’a conservé la Bibliothèque palatine. Si le Christ est médiocre, la Vierge est remarquable. Jamais Allegri ne peignit une tête à la fois plus passionnée et plus sereine. Avec quel geste soumis et grave, la mère divine croise les mains et s’incline pour recevoir la couronne que lui tend son fils ! Je me rappelle avoir vu au Louvre une étude du Corrège où la Vierge a ce même mouvement délicieux des bras croisés ; mais combien la tête de Parme est plus émouvante ! J’ai pour elle une tendresse particulière, peut-être parce qu’elle échappa à la mort, peut-être aussi parce qu’elle émut Stendhal. « La Madone bénie par Jésus, à la Bibliothèque, m’a touché jusqu’aux larmes, déclare-t-il… Je n’oublierai jamais les yeux baissés de la Vierge, ni sa pose passionnée, ni la simplicité de ses vêtemens. »

Je ne sais si Stendhal alla souvent à Parme et bien des invraisemblances dans son roman peuvent faire croire que non ; ce qui est certain, c’est qu’il n’oublia jamais le Corrège. « Qui n’a pas vu ses œuvres, dit-il, ignore tout le pouvoir de la peinture. Les figures de Raphaël ont pour rivales les statues antiques. Comme l’amour féminin n’existait pas dans l’antiquité, le Corrège est sans rival. Mais, pour être digne de le comprendre, il faut s’être donné des ridicules au service de cette passion. » Et voilà le secret de son admiration. S’il est vrai que, pour comprendre le Corrège, il faut s’être donné des ridicules au service de l’amour, nul n’était plus qualifié que Beyle. Quand il passa pour la première fois à Panne, le 19 décembre 1816, et qu’il y vit les « fresques sublimes », il arrivait de Milan, les yeux, le cœur, l’esprit tout pleins de l’une des femmes qu’il a le plus aimées et qui jouèrent le plus grand rôle dans son existence. Il ne songeait qu’à cette Métilde Viscontini qui lui avait paru « ressembler en beau à la charmante Hérodiade de Léonard de Vinci. » Se doutait-il alors que, pendant neuf ans, elle serait la plus ardente passion de sa vie, que, pendant neuf ans, il mendierait son amour comme un affamé du pain et qu’elle mourrait sans qu’il ait pu la posséder ? Peut-être, inconsciemment, avait-il de tout cela une vague et secrète appréhension quand il déclarait, avec un amer regret « qu’il n’avait jamais eu le talent de séduire qu’envers les femmes qu’il n’aimait pas du tout. » Jamais, en tout cas, ne s’effaça chez lui le souvenir des vierges d’Allegri. Le 6 mai 1817, il fit le voyage de Correggio pour visiter la patrie du grand homme ; il fut heureux d’y rencontrer « ses madones avec leurs beaux yeux si tendres qui courent les rues déguisées en paysannes. » Et je crois bien que tout en évoquant les rives langoureuses du lac de Côme, il revoyait la grâce des héroïnes corrégiennes lorsqu’il trouvait des accens si émouvans pour rendre l’exaltation qui agitait la Sanseverina.

D’ailleurs, où cultiver mieux tes passions de l’amour que dans cette ville de Parme entourée de beaux remparts ombragés d’où l’on domine un immense horizon qui appelle le rêve et d’où la pensée, que n’arrête nulle barrière, peut s’élancer vers l’infini ? Où songer mieux à la volupté que dans ce parc de la citadelle où fut enfermé Fabrice del Dongo et, mieux encore, sous les vieux marronniers du jardin de l’ancien palais ducal ? Comme il vient vite aux lèvres le vers divin de Dante :


Tutti li miei pensier parlan d’amore !


Et comme elle est douce cette soirée d’été finissant dans les allées désertes ! Sur les gazons, fleuris au printemps de paies violettes, les grandes feuilles mortes découpées mettent un vêtement de rouille où luisent, par places, les taches de feu de l’oblique soleil. Perpétuant les deuils anciens, des glycines éveillent le souvenir des hôtes dont le souvenir rôde sous les bosquets. Au milieu d’une île qu’entoure un lac artificiel, s’élève un petit temple d’Arcadie chargé de nous rappeler, lui aussi, la fragilité des jours heureux. Ah ! pourquoi donc, maintenant, ne puis-je chasser de ma mémoire les vers de Laurent de Médicis, ce refrain du Triomphe de Bacchus et d’Ariane :


Quanto è bella giovinezza,
Che si fugge tuttavia !
Chi vuol esser lieto, sia :
Di doman non c’è certezza !


Est-ce la tristesse du soir tombant ? Est-ce la langueur de l’automne proche qui fait se serrer plus fort les mains ? Mais, penché sur le lac, me voici rassuré. L’eau calme m’a renvoyé l’image tranquille du bonheur.


IV. — MODÈNE

Après avoir traversé la pauvre Reggio, puis, sur un beau pont de pierre, la Secchia qui, même cette année, mérite bien son nom, on éprouve comme une joie physique lorsqu’on découvre les clochers de Modène et surtout lorsque, sous la voûte de la porte Sant’ Agostino, on aperçoit les maisons claires qui bordent de chaque côté la Via Emilia. Peu de cités ont un abord plus séduisant. Des façades peintes, de grandes arcades avenantes, des rues propres et larges où circule une foule animée lui donnent l’aspect d’une ville plus importante. Certes, le décor parfois est un peu théâtral et l’on sent déjà l’approche de Bologne ; mais, en somme, c’est bien la physionomie agréable et l’atmosphère aimable dont j’avais gardé le souvenir. À cette heureuse impression s’ajoute, cette fois, la tranquillité d’esprit du voyageur qui sait exactement ce qu’il veut revoir et qui, en dehors de ces visites déjà fixées, pourra flâner tout à son aise agrément des retours dans ces cités si riches en chefs-d’œuvre ; parmi ceux-ci on a des amis qui, peut-être, vous rendent un peu injuste pour les autres, mais dont il est si doux de savoir par avance l’accueil.

Modène fut toujours un peu délaissée par les touristes qui n’en parlent pas ou ne la mentionnent que comme une halte de leur voyage. Si le président de Brosses en garda un tendre souvenir, c’est qu’il y arriva en plein carnaval. A vrai dire, on ne devait pas s’ennuyer alors à la cour du duc et de la duchesse de Modène et ce n’est qu’à regret, sur la route du retour, que le bon Bourguignon quitta la ville où il avait rencontré une compatriote, « mademoiselle Grognot, jadis danseuse à l’Opéra-Comique, favorite de mademoiselle Salle, à ce que portait la chronique, aujourd’hui première sautilleuse du duché de Modène, et fort avant dans les bonnes grâces de certaines dames de la ville. »

Pour celui qui, comme moi, recherche seulement, dans chacune de ces cités italiennes, ce qu’il y a de meilleur, Modène se résume facilement : une très belle cathédrale et une école de sculpture en terre cuite. Sa galerie de peinture renferme des œuvres importantes pour l’étude des diverses écoles émiliennes dont les peintres si nombreux sont si mal connus, et nous y trouvons un nouvel et remarquable exemple de cette heureuse décentralisation qui faisait de chaque ville un foyer d’art ; mais, par ces lumineuses matinées, d’été, je passe sans regret devant la porte du Musée. Il est plus agréable d’aller rêver sur les vieux remparts qui, comme à Parme, entourent la cité d’une ceinture ombragée et d’où l’on voit la ligne sombre des Apennins s’estomper peu à peu, avec la chaleur grandissante, dans une brume bleue.

La décoration extérieure du Dôme de Modène est, parmi les églises romano-lombardes, l’une des plus riches et des plus complètes. Elle ne se borne pas à la façade et se poursuit sur les côtés. Une gracieuse galerie court tout autour de l’édifice, avec de fines colonnettes encastrées par groupes de trois dans des arcades plus grandes. Les différentes portes s’ouvrent sous des voûtes soutenues, comme il est de règle, par des lions ; les deux principales, celle sous la rosace et celle qui donne sur la Piazza Maggiore, sont majestueuses et d’un bel effet ; peut-être et s’amuser des mille détails si pittoresques des rues d’Italie. Voilà le plus délicat la première d’entre elles est-elle le plus ancien type des portes lombardes agrandies en porches. Jusqu’alors, aux vieilles églises de Pavie par exemple, les portails ne font point saillie ; ici, au contraire, une archivolte s’avance au-dessus de la baie, avec deux bas-reliefs représentant des monstres. Plusieurs autres sculptures complètent cette décoration : ce sont des scènes de la Genèse, depuis la naissance d’Adam jusqu’à Noé. Et nous avons la bonne fortune de pouvoir lire encore la signature de l’artiste avec la date de 1099, sur un cartel que tiennent les prophètes Enoch et Élie. C’est Wiligelmus ou Guglielmo, le même qui travailla à San Zeno de Vérone. Ainsi que pour l’architecture, les influences septentrionales se font sentir sur cette statuaire naissante : je n’en veux pour preuve que le portail près du Campanile dont le linteau reproduit deux épisodes de l’histoire de Renart.

A droite du porche Sud, à côté d’une jolie chaire extérieure décorée des médaillons des évangélistes, quatre petits bas-reliefs racontent l’histoire de saint Géminien ; par leur style qui décèle l’influence de Donatello, par la date de 1442 et la signature Augustinus de Florentia, ils peuvent être considérés comme une œuvre de jeunesse d’Agostino di Duccio.

La Torre Ghirlandina, construite au XIIIe siècle, complète l’imposant ensemble de la cathédrale et achève de donner une physionomie pittoresque à cette Piazza Maggiore qu’encadrent en outre le Palais de justice et le Palais municipal. Très élégant et s’harmonisant parfaitement avec le Dôme, le Campanile lance sa flèche à plus de cent mètres de hauteur : à peine en remarque-t-on la légère inclinaison vers le chœur.

L’intérieur de l’église ne répond malheureusement pas au dehors : trop de restaurations l’ont dénaturé. Et je n’y pénètre que pour descendre dans la crypte, gardée par des lions et des nains, afin d’y revoir l’Adoration de Guido Mazzoni. Mes souvenirs étaient fidèles : c’est une œuvre dont le rude naturalisme déplaît et dont l’outrance choque. Devant la Vierge, sont agenouillés une religieuse et saint Joseph ; une servante se penche, laide et mal vêtue, avec des manches déchirées. Les personnages sont indépendans les uns des autres et, somme toute, assez ridicules.

Ce groupe est loin d’ailleurs d’être le meilleur travail du Modanino ; et, pour avoir une plus exacte idée du sculpteur, il faut aller à San Giovanni Decollato. C’est là, dans cette simple rotonde qui s’ouvre sur la Via Emilia, qu’est la Pietà, chef-d’œuvre de l’artiste. L’ensemble est beaucoup plus important que l’Adoration du Dôme. Au premier plan, le corps du Christ repose, non sur le sein de sa mère comme le répètent les critiques d’après une inexactitude de Burckhardt, mais sur le sol. Les sept personnages qui le pleurent prennent vraiment part à l’action et l’ensemble est d’un effet saisissant. L’expression de la douleur, très habilement nuancée, atteint au pathétique, surtout chez la Vierge dont le visage est d’une haute intensité dramatique. Certes, on pourrait encore trouver dans ce groupe du mauvais goût et de la vulgarité ; il serait injuste de passer sans s’arrêter ou en levant les épaules.

De même, il serait injuste de traiter Regarelli, comme on le fait parfois, avec un silence méprisant. Ce n’est pas un sculpteur : il est incapable de dresser un torse isolé ou de modeler une figure en dehors d’une action ; il est parti d’un principe faux en voulant, avec l’argile, composer des tableaux qui doivent être placés dans des niches spéciales et vus d’un point fixe, comme une peinture. Mais, ceci dit, on ne saurait lui refuser de grandes qualités de composition, de vérité et de vie. Il ne faut pourtant point aller jusqu’à l’égaler à Sansovino, ni prendre à la lettre l’exclamation de Michel-Ange. S’il est vrai, comme le rapporte Vasari, que celui-ci se soit écrié devant les œuvres de l’artiste modenais : « Malheur aux statues antiques, si cette terre devenait marbre… » c’est probablement qu’il voyait dans ces essais réalistes une heureuse tentative de réaction contre l’idéalisme sans cesse plus fade des florentins et des romains.

Modène possède de nombreuses œuvres du plus illustre de ses enfans : à mon avis, les deux meilleures sont la Descente de croix de San Francesco et la Pietà de San Pietro. La première compte treize figures de grandeur naturelle : dans le haut, quatre personnages hissés sur des échelles descendent le corps du crucifié ; sur les côtés, quatre saints contemplent la scène tragique ; au milieu, le groupe principal, très émouvant : la Vierge défaillante soutenue par trois saintes femmes. Bien que les acteurs du drame sacré aient tous été traités avec une vigueur noble et grave, bien que l’attitude de la Vierge soit des plus belles, l’ensemble n’est pas très harmonieux et je préfère la Pietà de San Pietro qui se compose de quatre figures seulement : Nicodème soulevant le corps du Christ et la Vierge à genoux appuyée sur saint Jean. Puisque l’artiste a voulu faire un tableau pathétique, il faut bien reconnaître qu’il a absolument réussi. L’œuvre est pleine de simplicité et de grandeur ; on y sent même, — ce qui manque trop aux autres, — une véritable émotion. Si ce n’était un peu de mauvais goût dans l’abondance et le flottement des draperies, on pourrait admirer sans réserve ; toutefois, il me semble que Burckhardt va trop loin quand il déclare que « ce groupe atteint les hauteurs sereines des chefs-d’œuvre du XVIe siècle. »

Ce que je reproche surtout à Mazzoni et à Begarelli, c’est d’avoir faussé les principes de la sculpture et ouvert ainsi la voie à toutes les erreurs. Ils sont en quelque sorte les précurseurs et les créateurs de l’art des boutiquiers de Saint-Sulpice. Comment pourrais-je regarder sans gêne les maîtres de Modène, si je songe aux crèches de Noël, aux crucifiemens, aux adorations, à toutes les œuvres de terre cuite, de cire ou de carton peint qui déshonorent nos églises ?


V. — BOLOGNE

Ce qui frappe le plus à chaque retour à Bologne, c’est l’effort déployé par cette cité pour devenir un centre important. Sa principale ambition est d’égaler Florence, sa voisine et rivale. Admirablement située au croisement des grandes voies ferrées de la péninsule, elle pourrait aspirer à être la capitale de l’Italie, si les considérations économiques déterminaient seules ce choix. Elle ne veut plus, en tout cas, être seulement Bologne la savante et, si elle frappait de nouveau monnaie, elle ne se bornerait certainement pas à sa vieille devise : Bononia docet. Malgré sa croissance, ses rues sont souvent mornes et vides, sauf aux alentours de la Piazza Vittorio Emanuele, si pittoresque avec sa ceinture de beaux monumens, et de la Piazza del Nettuno où se dresse la fontaine de Jean Bologne, ce Français que ses œuvres, au moins autant que son nom, firent considérer parfois comme Italien. Le charme particulier de la ville, c’est que son activité se déploie dans le cadre antique où elle grandit ; elle a échappé au nivellement et aux lignes droites ; certaines voies décrivent de vraies courbes. On a peu démoli, à peine quelques maisons pour dégager les places et les artères centrales. Presque toutes les rues ont conservé leurs arcades irrégulières et gardé leur imprévu ; rien n’est plus varié que l’amusante fantaisie des portiques sous lesquels on peut parcourir la ville presque entièrement à couvert.

Une autre impression que donne Bologne est que tout y est fait pour le décor. La plupart des habitations ont des apparences de palais, avec entrées somptueuses, colonnades, cours intérieures, terrasses et galeries. Les façades visent à l’effet. Nulle part également, on ne sent plus de recherche dans la toilette. Les jeunes gens et les officiers qui, pendant des heures, paradent sur la Piazza del Nettuno, ont apporté à leur mise les soins les plus méticuleux, non sans parfois un peu de mauvais goût. L’élégance des Bolonaises avait déjà séduit le président de Brosses. « Elles se mettent à la française, dit-il, et mieux que nulle part ailleurs. On leur envoie journellement de grandes poupées vêtues de pied en cap, à la dernière mode, et elles ne portent point de babioles qu’elles ne les fassent venir de Paris. » Dans aucune ville d’Italie, les cafés ne s’étalent autant jusqu’au milieu des voies les plus passagères. Les salles de restaurant et de coiffure s’ouvrent à même les rues ; de grandes glaces permettent, en quelque sorte, de manger et de se faire raser en public. Vraiment les Bolonais sont bien les hommes de leur peinture, et leur vie extérieure ressemble un peu aux toiles de leur musée.

J’avais eu l’intention de ne pas aller, cette année, à l’Académie des Beaux-Arts, me souvenant de nombreuses visites d’où j’étais sorti lassé et mécontent. Pourtant, je voudrais, devant les œuvres mêmes, me demander pourquoi ces peintres ont été si longtemps mis au rang des plus grands artistes.

Comment tout d’abord l’école de peinture bolonaise, jusque-là obscure et presque inexistante, prit tout à coup la première place à la fin du XVIe siècle, c’est ce que je n’ai pas à rappeler aux lecteurs de cette Revue, qui ont lu, dans la livraison du 1er janvier dernier, le bel article de M. Marcel Reymond. Il a clairement montré la nécessité qu’il y avait alors d’une rénovation de l’art religieux et l’impuissance des autres écoles à réaliser la réforme. Bologne, au contraire, à égale distance de la Renaissance florentine et du sensualisme vénitien, assez porche de Milan et de Parme pour recueillir les grandes traditions de Léonard et du Corrège, était la ville universitaire et religieuse qu’il fallait pour l’établissement d’un art logique où la forme serait la servante fidèle de la pensée, où l’expression serait subordonnée à l’idée.

Les trois Carrache eurent cette conception, tout au moins ingénieuse, que pour créer une école modèle, il n’y avait qu’à prendre à toutes les autres ce qu’elles offraient de mieux. Augustin, très ingénument, nous a laissé, dans un poème, le moyen de faire un bon tableau. Il suffit d’y mettre « le dessin des Romains, le mouvement et les ombres des Vénitiens, le beau coloris des peintres lombards, le sublime de Michel-Ange, la vérité du Titien, le goût pur du Corrège, l’harmonie de Raphaël, les solides proportions de Pellegrino, l’invention du docte Primatice et un peu de la grâce du Parmesan. » C’est à cette recette, — que la fin semble rendre tout à fait culinaire, — que nous devons les tableaux que je viens de regarder une fois de plus. Eh bien ! je comprends qu’ils aient plu à l’époque où ils furent exécutés puisqu’ils correspondaient très exactement à une manière de voir et de sentir ; je comprends aussi qu’ils conservent encore la faveur des catholiques et de tous ceux qui cherchent dans l’art des sujets édifians et émouvans ; mais ce que je ne puis concevoir, c’est que, pendant si longtemps, on les ait considérés comme le sommet de l’art.

Certes, je me garde de tomber dans l’excès contraire et je reconnais les grandes qualités de métier déployées dans ces œuvres ; il est naturel qu’un peintre en vante la facture et y trouve des enseignemens. Mais ce qui me surprend chaque fois davantage, c’est que des esprits délicats et fins, des gens de goût, des littérateurs, — et les plus illustres, — se soient également pâmés devant ces toiles déclamatoires peintes avec le cerveau et non avec le cœur. Sans remonter jusqu’à Brosses qui épuise les ressources de son style pour traduire son admiration (miracle de l’art, au-dessus de tout éloge, prodigieux, inexprimablement beau reviennent à chaque instant sous sa plume), je n’ai qu’à ouvrir Stendhal pour y lire que le Guerchin est sublime et qu’Annibal Carrache égale Raphaël. Et, plus récemment, M. Maurice Barrès n’a-t-il pas loué les Bolonais « d’employer toutes leurs facultés lentement acquises pour se hausser à la plus intense exaltation ? » Mieux encore, il n’hésite pas « à préférer aux primitifs et même aux peintres de la première moitié du XVe siècle, le Guide, le Dominiquin, le Guerchin, les Carrache et leurs émules, qui nous donnèrent de fortes et abondantes analyses de la passion. » Comment le merveilleux écrivain, si sensible à la beauté, peut-il préférer l’art des Bolonais à l’art du XVe siècle, à ce radieux et adorable Quattrocento où l’âme ardente et naïve des artistes interroge la nature, à ces œuvres d’impression et de fraîcheur où la vérité et le rêve, l’idéal et la réalité se mêlent si ingénument, à ce printemps du beau dont la sincérité touchante garde je ne sais quel parfum éternellement jeune ? A côté de ces vieux maîtres qui se livrent simplement à leur inspiration, laissent parler leur cœur et atteignent ainsi à la véritable éloquence, les Bolonais me semblent des rhéteurs prodigieusement habiles, érudits et systématiques, qui suppléent à l’émotion par la science et n’arrivent qu’à construire de belles phrases sonores et vides. Leurs œuvres sont d’un dramatique prétentieux. Certes, ils accumulent beaucoup de choses sur une toile, et l’action y paraît intense ; mais en regardant d’un peu près, on voit que c’est une vie factice, due à des formules d’atelier… Et pourtant, ces mêmes œuvres firent les délices du XVIIIe siècle, ce siècle de l’intelligence et du goût. Là où je ne vois que virtuosité et déclamation, les plus fins des hommes admirèrent le feu de la passion. Pour les artistes, Bologne fut alors, autant que Rome, une capitale de l’art ; chez elle, les plus délicieux de nos maîtres apprirent leur métier… Il est vrai que le XVIIe siècle avait bien détruit les chefs-d’œuvre des primitifs et porté aux nues le baroque et le style jésuite… Qui a raison ? Sans doute tout le monde. Dans les ouvrages d’art, il n’y a guère que ce que nous y mettons, et nous les aimons suivant qu’ils répondent ou non à nos sentimens, à nos conceptions, à notre idéal particulier. Pour nous, littérateurs, ce qui est beau, c’est ce qui émeut. Les tableaux ne sont que des cadres à nos rêveries. Nous ne pouvons faire que de la critique subjective, qui n’est peut-être pas la plus mauvaise. Nous ne goûtons pas une peinture à cause de sa difficulté technique ou de l’habileté déployée par l’auteur, mais seulement parce qu’elle nous fait vibrer. Et l’histoire des Bolonais est là pour nous rappeler qu’il ne faut pas vouloir juger pour l’éternité…

Ces mêmes réflexions me viennent devant l’admirable portail de San Petronio. Il y a peu d’années que l’on rend justice à Jacopo della Quercia et, aujourd’hui encore, il n’a pas la renommée qui devrait entourer l’un des plus grands sculpteurs de l’Italie. Nulle part, mieux qu’ici, on ne peut apprécier dans toute sa force le génie du maître siennois. Chose curieuse, en effet, Bologne, qui témoigna toujours d’un vif amour pour la sculpture, — et cela ne saurait surprendre étant donné son goût pour le décor, — n’eut jamais de bons statuaires et dut recourir pour l’ornementation de ses monumens et de ses places à des voisins plus habiles. C’est ainsi qu’elle appela, pour travailler dans ses murs, Nicolas de Pise, les Vénitiens Dalle Maxegne et Lanframi, Andréa da Fiesole, le Florentin Tribolo, Alfonso Lombardi de Ferrare, Jean Bologne de Douai, bien d’autres encore.

En construisant San Petronio, Bologne avait le désir d’élever une cathédrale qui devait être la rivale du Dôme de Florence et l’une des plus vastes du monde. Malheureusement, la nef seule fut achevée. On renonça au chœur et au transept, la foi et surtout l’argent ayant manqué. Mais de ce rêve, de cet effort entrepris, il reste une majesté particulière à cette grande église qui jamais ne sera terminée. Pour la façade qu’ils voulaient somptueuse, les Bolonais s’adressèrent à Jacopo della Quercia que la Fonte Gaja venait de rendre célèbre. C’est en 1425, entre le légat du pape Martin V et l’artiste siennois, que fut passé le contrat qui confiait à celui-ci, pour 3 600 florins, la décoration de la porte centrale de San Petronio. De nombreux historiens ont raconté les détails de cette entreprise qui devait durer deux ans et qui, à la mort du sculpteur, en 1438, n’était pas complètement achevée et donnait encore lieu à des contestations. Mais que nous importe cette histoire que Perkins a pu appeler, sans trop d’exagération, la tragedia della porta ? À quoi bon savoir si les retards sont dus à la lenteur naturelle de Jacopo, à sa négligence ou à toute autre cause ? Devant l’œuvre, contentons-nous de regarder.

Les sculptures de ce portail sont presque toutes de la main de Jacopo. Ce sont : sur les pilastres, dix bas-reliefs représentant des scènes de l’Ancien Testament ; à l’architrave, cinq bas-reliefs reproduisant des épisodes de la vie du Christ ; au-dessus de ce linteau, trois statues : la Vierge, saint Ambroise et saint Pétrone portant le modèle de l’église dont il est le patron. Il y a également, sur la face interne des montans et sur l’arc au-dessus de la porte, trente-trois figures de prophètes à mi-corps ; mais ces médaillons, de moindre importance, ne sont sans doute pas tous de lui. Quant aux quinze bas-reliefs, ce sont presque autant de chefs-d’œuvre, qui laissent des impressions très fortes. Comment oublier par exemple la Naissance d’Adam où le premier homme s’éveille à la vie avec un geste d’étonnement vraiment saisissant et la Création d’Ève dont le visage charmant exprime déjà la plus craintive curiosité ? Ces deux morceaux firent l’émerveillement de Michel-Ange qui s’en inspira en les magnifiant encore par son génie ; mais n’est-ce pas un grand honneur pour Jacopo que d’avoir donné l’idée au maître de la Sixtine de cette admirable Naissance d’Adam où Dieu, dans les nuées, d’un mouvement sublime, communique du doigt à sa créature la vie et l’intelligence ? Parmi les reliefs de l’architrave, le plus beau est celui de la Fuite en Egypte. Les Vierges de Jacopo ont toujours une expression poignante ; celle-ci est extraordinaire. Courbée sur le Bambino comme pour le protéger déjà contre d’invisibles malheurs, elle semble porter sur son visage soucieux toute la destinée merveilleuse et tragique de son divin fils. Combien Jacopo est à part dans son siècle et surtout loin des Florentins ! Vraiment, ce n’est pas un artiste de la Renaissance ; c’est un maître de transition qui relie les sculpteurs des chaires de Pise et de Sienne au sculpteur des tombeaux des Médicis. Il est, en quelque sorte, le dernier des gothiques. Au lieu de la précision et du réalisme gracieux des maîtres du Quattrocento, il cherche les grandes lignes, les formes amples et sobrement traitées. Il néglige le détail et les accessoires ; il ne songe qu’à rendre les mouvemens de l’âme et des figures ; il veut exprimer la vie dans toute sa puissance et sa variété. N’est-ce pas l’art même qui, un siècle avant, s’ébauchait dans l’œuvre naïve des maîtres pisans et qui, cent ans plus tard, s’épanouira dans l’œuvre raisonnée de Michel-Ange ?

Comme le Corrège, Jacopo della Quercia est un isolé ; il n’eut, peut-on dire, ni maître, ni élève. Il grandit à Sienne où il apprit son métier en regardant la chaire de Nicola Pisano et les artistes gothiques qui travaillaient à la construction du Dôme ; c’est à eux qu’il doit son style parfois un peu archaïque, l’abondance inutile des draperies, la surcharge des étoffes et des plis. A Florence, il fut surtout frappé par Giotto et Andréa de Pise, si l’on en juge par quelques-uns des bas-reliefs de San Petronio qui ont la même disposition que ceux du célèbre campanile. Au concours pour les portes du baptistère, il envoya un Sacrifice d’Abraham qui ne nous est pas parvenu, mais qu’il dut utiliser pour l’une des sculptures de San Petronio. Nous savons par Vasari que les figures en furent déclarées bonnes, mais sans élégance : non avevano finezza. Et c’est bien ainsi que devait paraître aux Florentins raffinés et délicats le rude style de Jacopo.

Personne, plus que M. Marcel Reymond, n’a contribué à faire connaître le maître siennois. Je trouve qu’il exagère un peu quand il déclare que ses œuvres dominent l’art italien ; qu’elles prennent place à côté de celles de Phidias et que, devant une telle grandeur, toute la gentillesse d’un Ghiberti s’efface ; mais il n’en reste pas moins qu’elles sont les seules à annoncer, dès le XVe siècle, les géniales conceptions de Michel-Ange.

Bologne conserve d’autres ouvrages de Jacopo délia Quercia : au musée, deux bas-reliefs et, à Saint-Jacques-le-Majeur, le tombeau du jurisconsulte Antonio Galeazzo Bentivoglio. Ce dernier monument est tout à fait représentatif et de l’art du statuaire et de la ville universitaire qui accordait à ses professeurs des sépultures somptueuses. Sur le devant du sarcophage, nous voyons le maître entouré de ses élèves qui, assis à leur pupitre, recueillent pieusement son enseignement ; le mort est sculpté une seconde fois au-dessus, couché de toute sa longueur sur un plan incliné, la tête et les pieds reposant sur d’énormes in-folio. L’œuvre de Jacopo est extrêmement bien composée et d’aspect élégant. Le visage du gisant est plein de noblesse. Les tombeaux sont souvent les monumens où les sculpteurs mirent le meilleur d’eux-mêmes : c’est qu’il est impossible de penser à la mort sans gravité et sans émotion. Parmi les souvenirs que nous rapportons de nos voyages, les plus forts sont souvent ceux qui se rattachent à cette idée. Je ne puis songer à la volupté des lacs italiens sans me rappeler l’heure que j’ai passée dans un petit cimetière au bord de l’eau étincelante. Et, de même, pour nos visions d’art, celles qui nous parlent de la mort nous laissent les plus durables impressions. La reine des épouvantemens fut toujours la grande inspiratrice des artistes.


VI. — DE BOLOGNE A RIMINI

Cette partie de la Via Emilia est, au point de vue pittoresque, la plus intéressante. A droite, on longe presque constamment les derniers contreforts des Apennins sur lesquels se distinguent nettement les villages tassés dans les plis des coteaux, autour de légers campaniles. Derrière Bologne, par-dessus les toits de la ville, se dressent les monts della Guardia et la Madone de Saint-Luc d’où l’on découvre un magnifique panorama qui va, par les temps clairs, des Alpes à l’Adriatique. A mesure que l’on avance sur la route, on a une série de beaux coups d’œil sur chacune des gorges par où descendent les torrens qui se jettent, les premiers dans le Reno, les autres directement dans la mer. Sur la gauche, au contraire, c’est la Romagne, contrée basse et humide, semée de marais, plaine interminable qui s’étale à perte de vue, jusqu’aux lagunes qu’on pressent à l’horizon, et dont Dante définit assez exactement les limites quand il nous dit qu’elle s’étend


Tra il Po, il monte e la marina e il Reno.


Quoique moins fertile qu’avant Bologne, la campagne est encore riche et bien cultivée ; de grands bœufs blancs, attelés par six, huit et même dix paires, labourent profondément la terre grasse. Et toujours, comme pour faire une parure de fête à la route illustre, les vignes courent en guirlandes, d’un pioppo à l’autre. Les grappes lourdes sont gonflées à éclater. Nous approchons du temps des vendanges, de cet équinoxe d’automne que M. Gabriele d’Annunzio déclare l’époque la plus charmante de l’année parce qu’elle porte en soi une sorte d’ivresse aérienne émanée des raisins mûrs.

Et voici que je reconnais tout à coup une auberge, une rustique osteria où je me suis jadis arrêté, un jour d’été de je ne sais déjà plus quelle année… Au lieu du déjeuner qui m’attend à Faenza dans une salle basse et sans air, j’ai soudain le désir d’une nourriture frugale, sous de la vraie verdure, avec une bouteille de frais lambrusco, ce vin d’Emilie où se retrouve la saveur de nos plants français. Il est des heures où le sang des paysans que furent mes ancêtres bat plus fort dans mes artères et où j’éprouve l’impérieux besoin de vivre plus près de la nature… Le repas achevé, j’hésite à repartir tout de suite, sous l’éclatant soleil qui chauffe à blanc la route. Entre les arceaux de la tonnelle, j’aperçois la riche campagne endormie dans la chaleur de midi. Deux cyprès montent haut dans le ciel et s’y découpent en lignes précises ; leurs cimes bruissent continuellement d’un murmure sonore qui me rappelle un vers de Théocrite. Un laurier-rose complète ce coin d’églogue. Des abeilles volent avec un bourdonnement musical. Et, peu à peu, à moitié assoupi, je me revois, à plusieurs années en arrière, devant ce même paysage. Je me rappelle très nettement comment je vis alors la cime de ces cyprès se balancer dans le ciel… Puis, plus inconscient encore et fermant les yeux, comme en un songe prestigieux, tout ce qui m’entoure a disparu. Par l’effet d’un mirage subit, pareil à cette fata morgana qui se produit, à certains soirs de grande lumière, sur les côtes de Reggio, et transporte les marins éblouis sur d’irréels rivages, je nie retrouve pendant quelques instans sur la terrasse brûlée de soleil d’où se sont envolés mes premiers rêves d’enfant. Et je ressens le même émoi qu’alors, cet émoi inexplicable, sorte d’effroi panique qui vient de l’immobile clarté de midi, du silence environnant, de la torpeur complète des choses… Les impressions de nature éprouvées dans l’enfance reviennent souvent ainsi avec une netteté extraordinaire. Un souffle, un parfum, le son d’une voix, une sensation de bien-être et de chaleur suffisent pour faire revivre un de ces instans passés ; et, tout aussitôt, comme par un déclanchement automatique, on voit, on sent, on entend comme on a vu, senti, entendu à cette minute-là. Il semble que le cœur batte des mêmes palpitations. Devant soi, tout est comme alors. Le même arbre incline la même branche. La même rose, trop lourde, s’effeuille. Le même nuage fait la même ombre mobile sur l’allée. La même haie de jasmins envoie la même odeur discrète et suave. Et les mêmes cloches lointaines sonnent au même clocher… Ces réminiscences sont souvent accompagnées d’une mélancolie poignante et grave qui va parfois jusqu’à l’angoisse. Ainsi la nature peut laisser des traces ineffaçables, à l’âge avide où elle est transfigurée par notre jeune imagination qui la peuple de ses rêves et de ses chimères, à cet âge où le jeune Ruskin émerveillé, contemplant la plaine de Croydon, s’écriait que les yeux lui sortaient de la tête. D’ailleurs, à toute époque, nous sommes à l’égard du monde extérieur dans un état de relations qui change à chaque instant. Le même objet varie suivant le jour et l’heure ; il est des circonstances où nous en jouissons pleinement, parce qu’il s’établit une sorte d’harmonie, d’accord parfait entre lui et nous. C’est ainsi qu’en voyage, nous sommes plus sensibles à certains paysages et à certains ouvrages d’art qu’à d’autres infiniment supérieurs. Pourquoi, par exemple, à plusieurs années de distance, n’ai-je pas oublié les cimes balancées de ces deux cyprès ? Pourquoi sont-elles ù jamais fixées dans ma mémoire ? Peut-être simplement parce que je les vis onduler dans des yeux heureux, les mêmes yeux qui les reflètent aujourd’hui…

Mais l’heure avance ; il faut repartir. En ligne droite court le large et long ruban de la Via Emilia qui traverse des villes à l’aspect guerrier : Castel San Pietro, Imola, ceinte de murs, dominée par sa Rocca massive, et Castel Bolognese, gros bourg également entouré de remparts bien conservés, avec leurs tours d’angle et leurs bastions circulaires, ancienne place forte où, dit-on, Piccinino battit Gattamelata.

Puis, voici Faenza et sa place à arcades, bordée de beaux édifices parmi lesquels la cathédrale a vaguement, en plus petit, l’aspect de San Petronio. Au musée, je revois avec plaisir le joli petit buste de Saint Jean que Burckhardt attribue à Donatello, mais qui est plutôt de Rosselino ou de Desiderio da Settignano, et le Saint Jérôme en bois qui, lui, est probablement de Donatello. Une riche collection de faïences rappelle l’importance qu’eurent jadis les céramistes de la ville ; à la fin du XVe siècle et au début du XVIe, leur vogue fut considérable. Les ateliers voisins de Césène, Forli, Ferrare et Rimini luttaient sans succès contre eux ; c’est ainsi qu’un décret trouvé dans les archives de Ravenne, daté de 1532, interdit l’importation et la vente des produits de Faenza sauf les jours de marché. Quelques fabriques modernes essaient de renouer la tradition.

A peine a-t-on dépassé les faubourgs de Faenza qu’on aperçoit à l’horizon les hautes tours de Forli. Sur la route, nous commençons à croiser les petites voitures peintes que l’on trouve dans toutes les régions des bords de l’Adriatique. Les champs de chanvre deviennent plus fréquens et empestent l’air de leur odeur nauséabonde.

A Forli, la Via Emilia longe un côté de la Piazza Maggiore, devenue, comme partout, la Piazza Vittorio Emanuele, assez imposante, avec ses façades monumentales, son palais municipal, l’église de San Mercuriale et un campanile d’aspect vénitien. C’est la cité du bon peintre Melozzo ; malheureusement, il n’y a rien laissé : c’est à peine si, au musée, on peut voir une enseigne de pharmacien, le Pestapepe, représentant un apprenti pilant une drogue dans un mortier.

Au sortir de la ville, pendant plusieurs kilomètres, la route est ombragée par une double file de peupliers, jusqu’au pont sur le Ronco, absolument à sec. Les torrens qui, maintenant plus courts, vont directement à l’Adriatique, sont encore plus terribles que les précédens. Aux saisons des pluies et à la fonte des neiges, ils deviennent en quelques heures des fleuves impétueux renversant tout sur leur passage. L’homme n’a pu encore les vaincre. Un grand projet consiste à créer, au pied même des Apennins et tout le long de la chaîne, un large canal qui recueillerait les eaux à leur arrivée dans la plaine et les emporterait à la mer ; mais une telle entreprise présente les plus sérieuses difficultés et entraînerait une dépense formidable ; il faudrait, en effet, creuser une très vaste et très profonde tranchée pour la quantité d’eau qui dévale parfois en même temps de toutes les gorges de la montagne. En revanche, l’été, l’eau est parfois si rare dans la contrée qu’on doit l’amener en wagon-citerne et la vendre au litre.

Pourtant ces torrens ne furent pas uniquement néfastes ; avec la terre arrachée aux Apennins, ils comblèrent peu à peu les marais qui couvraient jadis une grande partie de la Romagne. Ils furent les agens les plus actifs du colmatage auquel travaillèrent les Romains qui nous ont laissé, ici encore, une nouvelle preuve de leur génie. Quand on regarde les champs à gauche de la route, en sortant de Faenza, on remarque que les chemins : et les fossés qui les séparent sont tracés équidistans et parallèles, perpendiculairement à la Via Emilia. La campagne forme comme un gigantesque damier dont les cases, distribuées en rectangles réguliers, correspondent aux parcelles du cadastre romain. Cette disposition, visible en quelques endroits avant Bologne, l’est surtout près de Forli et de Césène, sauf aux environs des cours d’eau, à cause des inondations et des érosions continuelles. C’est Marcus Æmilius Scaurus qui, en l’an 115 avant Jésus-Christ, commença l’assainissement de cette plaine, en creusant les fossés qui devaient drainer l’eau dans le Pô ou l’Adriatique. Puis, à la place des Gaulois expropriés et expulsés, Rome partagea les terrains en lots égaux qu’elle donna aux vétérans chargés de les dessécher et de les cultiver ; nous pouvons lire, en effet, dans Tite-Live que ces maremmes furent mesurées et divisées entre les colons. Tout ce réseau de chemins et de canaux date donc de vingt siècles. N’est-ce pas curieux de voir le cadastre impérial persister encore et la nature elle-même garder l’empreinte et proclamer la pérennité de l’œuvre romaine ? Ces divisions régulières cessent, au Nord, suivant une ligne sinueuse qui correspond aux rives d’un ancien lac, une sorte de lagune, la Padusa, qu’un simple cordon de sable séparait de l’Adriatique et que les torrens ont peu à peu comblée. Des milliers d’hectares sont couverts de champs de froment où jadis n’ondulaient que les roseaux des marécages. Toutes ces terres basses gagnées sur l’eau ont conservé d’ailleurs un caractère bien particulier. C’est la contrée que dépeint Francesca, lorsqu’elle parle à Dante de son pays natal, voisin de la mer « où le Pô se jette avec ses affluens pour y trouver la paix… »


Siede la terra, dove nata fui,
Su la marina dove’t Po discende
Per aver pace co’seguaci sui.


C’est un sol gras, aqueux, tiède, inquiétant, une région plate, sorte de Flandre méridionale, tout à fait différente du reste de l’Italie dont les lignes sont en général si nettes et si précises. Seules, visibles de très loin, quelques hautes cimes de pins parasols annoncent la Pineta et l’approche de Ravenne, l’antique cité des Exarques, isolée du reste du monde, où, par un de ces caprices si curieux de l’histoire, la vie civilisée se concentra pendant un siècle et qui, depuis, n’est plus qu’une gardienne de tombeaux. Comme on comprend que Dante, vieilli, fatigué, misérable, ait choisi pour mourir cette ville déjà morte, où il pouvait s’isoler des hommes et ne plus rencontrer dans ses rues désertes et sous ses pins funéraires que les fantômes impériaux !

A droite de la Via Emilia, au contraire, la nature est riante et variée. Vers Ferlimpopoli, une série de jolis coteaux, couverts de vignes, ont une grâce presque toscane. Sur l’un d’eux, dans une délicieuse situation au pied du mont des Capucins, s’étale le village de Bertinoro, ancienne propriété des Malatesta dont les vignobles étaient célèbres. Plus loin, au bas d’un contrefort des Apennins, voici Césène. La ville, autrefois sur la hauteur, est descendue peu à peu dans la vallée, mais sans plan, au hasard, ce qui lui donne un aspect irrégulier très original. Le site est des plus agréables, avec sa couronne de vertes collines dominées, l’une par un couvent de Bénédictins, l’autre par les restes d’une imposante forteresse. Sur une troisième, un peu plus loin, s’élève Santa Maria del Monte, église de la Renaissance que l’on attribue à Bramante. À cause d’un beau pont sur le Savio et d’une fontaine du XVIe siècle que l’on fait jouer les jours de fête, Césène est parfois appelée la ville del monte, del ponte e del fonte, quelquefois aussi dei tre papi en souvenir des papes qui y naquirent. Comment est-elle si délaissée des voyageurs cette cité qui peut leur offrir, outre son charme pittoresque, l’une des plus jolies bibliothèques d’Italie ? Peu de constructions de la Renaissance sont mieux comprises que ce palais, construit en 1452, par Matteo Nuzio, pour Malatesta Novello, frère du seigneur de Rimini. Il comprend plusieurs pièces où sont entassés livres et manuscrits précieux dont quelques-uns servirent pour les célèbres éditions classiques imprimées par le Vénitien Aide Manuce. La grande salle, de quarante mètres de long, est une galerie à trois nefs, soutenue par d’élégantes colonnes cannelées en marbre blanc du mont Codruzzo. L’heureuse disposition de l’édifice était si nouvelle alors que Michel-Ange s’en inspira sur beaucoup de points pour sa bibliothèque des Médicis.

Après Césène, on franchit une série de petits ruisseaux qui, tous, réclament la gloire d’avoir été le vrai Rubicon. Le Pisciatello qu’on traverse d’abord, le Fiumicino qui baigne la verdoyante Savignano entourée de hauts peupliers, l’Uso où se mire le château de Sant’ Arcangelo, se disputent et probablement se disputeront toujours cet honneur. Chaque cité invoque Strabon, Pline, les géographes de l’antiquité ou du moyen âge pour faire triompher ses prétentions. Il est probable que le problème ne sera jamais résolu. Mais que nous importe ? Voici les tours de Rimini. Voici la ligne bleue de l’Adriatique et les voiles d’ocre, de rouille ou de pourpre que gonfle le vent d’Orient.


VII. — RIMINI

Rimini : pour combien ces harmonieuses syllabes ne rappellent-elles qu’une tragédie amoureuse et qu’un vers d’un poème immortel ? Peu d’histoires sont, en effet, plus populaires et inspirèrent plus d’artistes que la malheureuse passion de Paolo et de Francesca. Cela tient à l’admirable récit de Dante et beaucoup aussi à ce que la scène rapportée par le poète est, dans sa brièveté, un drame saisissant de volupté et de mort. Quels amans ne plaignirent et n’envièrent ceux qu’un même poignard unit dans la tombe ? Dante lui-même est indulgent aux coupables et souhaite le pardon ; il les excuse presque et met la faute au compte du destin, invoquant l’instinct vainqueur qui pousse les sexes l’un vers l’autre… Où d’ailleurs, mieux qu’ici, apprendrions-nous que l’amour est la meilleure raison de vivre et le plus sûr moyen de ne pas mourir dans la mémoire des hommes ? N’est-ce pas ce que nous enseigne cette église de San Francesco, élevée par Sigismond Pandolphe à Isotta, qui fut d’abord sa maîtresse et qu’il épousa, après avoir répudié sa première femme, fille d’un comte de Carmagnola, empoisonné la seconde, Ginevra d’Esté et étranglé la troisième, Polyxène, fille naturelle d’un Sforza ?

Si l’on comprend la passion de Paolo pour Francesca qu’on peut supposer désirable, on se demande encore le secret de l’attachement que garda le farouche Malatesta à Isotta Degli Atti, fille d’un bourgeois de Rimini. Tous les portraits que nous avons d’elle, les médailles de Matteo da Pasti et de Pisanello, la statue de l’archange saint Michel auquel Ciuffagni donna ses traits, le buste en marbre du Campo Santo de Pise nous la représentent sans beauté et sans grâce. Elle devait être intelligente et instruite. Avait-elle « toutes les hautes qualités du gouverneraient » comme le déclare Clémentini ? C’est possible. Peut-être sut-elle capter Sigismond simplement par la tendresse à la fois voluptueuse et tranquille d’une femme qui connaît les violences et les lassitudes du désir de l’homme. D’ailleurs, comment comprendrions-nous tout à fait les âmes si complexes de ces tyrans qui ne reculaient devant aucun crime et qui, parfois, faisaient preuve de la plus touchante délicatesse et du goût le plus raffiné ? Par une de ces fréquentes anomalies de la nature humaine, les plus vils et les plus cruels furent aussi les plus éclairés. Pour nous, le jugement que l’histoire porte sur eux ne nous empêche pas de les aimer : ils commandèrent de beaux monumens et furent d’incomparables protecteurs de l’art et des artistes. Parmi eux, nul n’est plus saisissant que Sigismond Pandolphe Malatesta qui


Mit à sang la Romagne et la Marche et le Golfe,
Bâtit un temple, fit l’amour et le chanta.


Ces deux vers d’un sonnet célèbre résument heureusement, dans une de ces formules concises et lapidaires, chères à l’auteur des Trophées, le condottiere qui eut l’étrange idée d’élever un temple à sa maîtresse, ou plutôt de transformer une église franciscaine en un temple païen. Plus rien n’y rappelle, en effet, le Poverello, ni la légende de la Portioncule, ni la chaste idylle de saint François avec « madame la Pauvreté. » On y chercherait vainement une inscription religieuse, une image chrétienne, un symbole sacré ; partout, au contraire, des statues antiques, des éphèbes, des divinités grecques, des guirlandes, des couronnes de fleurs et de fruits, les armes du Malatesta : l’éléphant et la rose, et surtout le chiffre d’Isotta s’enlaçant au sien. C’est vraiment un temple élevé à l’amour.

Pour sa construction, Sigismond s’adressa à L.-B. Alberti. Et celui-ci eut à résoudre le même problème qui devait se poser un siècle plus tard à Palladio pour la basilique de Vicence : utiliser un vieux bâtiment et le transformer en un monument nouveau. Moins heureux que Palladio, Alberti ne put voir achevé le plan qu’il avait conçu : une grande construction à coupole dont nous avons une idée par une lettre, où il parle d’un dôme dans le style de la coupole de Sainte-Marie-des-Fleurs, et par l’avers d’une médaille que Sigismond fit frapper en 1450, à l’occasion de son jubilé.

Alberti jeta donc une sorte d’enveloppe de marbre tout autour de l’église gothique et, respectant les chapelles intérieures, conserva les baies ogivales existantes : mais, à l’extérieur, il les enferma dans des arcades en plein cintre qui forment autant de niches dont les soubassemens reçurent les tombeaux des savans et des poètes pensionnaires de Malatesta. Pour la façade, n’étant gêné par aucune obligation, il donna libre cours à son imagination et fit un chef-d’œuvre. Elle a l’aspect d’un arc de triomphe : le prétexte du travail demandé par Sigismond était, en effet, la célébration de la victoire qu’il avait remportée, comme général des Florentins, sur Alphonse d’Aragon, ainsi d’ailleurs que le rappelle une inscription sur l’un des pilastres. Cette façade, la première de la Renaissance italienne, bien qu’inachevée et laissant voir encore le pignon de la vieille église gothique, produit un grand effet, effet qui tient uniquement à son admirable simplicité et aux élégantes proportions de la masse architecturale. Un art nouveau naît avec L.-B. Alberti.

Quelle figure est plus curieuse que celle de cet Italien ! Athlète, savant, astronome, inventeur d’instrumens de physique, littérateur, juriste, bon latiniste au point d’écrire des comédies longtemps attribuées à Plaute, musicien, sculpteur, architecte : c’est une sorte de génie universel, un précurseur de Léonard de Vinci. Il a écrit à peu près sur tout, et l’on pourrait trouver dans ses ouvrages le germe de nombreuses découvertes modernes ; on y lit également des formules saisissantes qui semblent écrites par un de nos contemporains, comme celles-ci que j’ai notées : « Je ne m’adresse pas seulement aux artistes, mais à tous les esprits curieux de s’instruire… Il faut regarder la nature et la vie dans une constante préoccupation du beau… Par l’étude et par l’art, il faut s’efforcer de comprendre et d’exprimer la vie… Il ne suffit pas de rendre la ressemblance des choses, il faut en dégager la beauté… » Quand il définit la mission de l’artiste, il lui recommande de ne pas s’isoler, mais de fréquenter dans la société des orateurs et des poètes pour trouver auprès d’eux de nouvelles sources d’inspiration. Il est le premier qui ait fait une assimilation entre la musique et l’architecture et comparé aussi judicieusement les rythmes, les formes et les sons. C’est probablement la séduction qu’exercèrent sur lui les monumens antiques étudiés avec amour qui le tourna plus spécialement vers l’architecture. D’ailleurs, ce qui l’intéresse, c’est la création, le plan. Il confie à d’autres l’exécution de ses projets : c’est ainsi que, pour le temple de Rimini, il s’adressa au célèbre médailleur Matteo da Pasti ; mais il ne faudrait pas en conclure qu’il n’est qu’un dilettante vagabond ayant louché un peu à tout. C’est un humaniste dans toute la force et la beauté du terme. Il remonte aux sources de la sagesse antique ; il demande à l’art et à la science les moyens de commander à ses passions ; il cherche en eux les consolations aux maux de la vie. Né en exil à Florence, il sut toujours rester au-dessus des mesquineries, des jalousies et des haines. Rien n’est plus émouvant, par le sens souverain de la justice et de l’humanité qui s’en dégage, qu’une dissertation sur le droit civil qu’il écrivit un jour, à Bologne, en quelques heures. Et je trouve tout simplement admirable la formule qui termine un de ses ouvrages : « C’est une belle chose que la vertu ; c’est une belle chose que la bonté. »

Son œuvre, à Rimini, ouvre en quelque sorte la Renaissance. Certes, un tel mouvement n’est pas spontané et ne saurait tenir à un homme. C’est le travail de toute une époque et plusieurs générations le préparèrent. Bien avant le XVe siècle, dans tous les domaines de l’esprit et de l’art, des tendances nouvelles s’annonçaient. Saint François d’Assise, Dante, Giotto, Jean de Pise sont des novateurs qui, les premiers, firent éclater les vieux moules où la pensée du moyen âge était enfermée et comprimée. Pour l’architecture, c’est Brunelleschi qui s’affranchit d’abord et commence la réforme ; le Palais Pitti et le dôme de Sainte-Marie-des-Fleurs s’élèvent, à Florence, alors qu’en France se bâtissaient encore des cathédrales gothiques et des demeures privées comme l’hôtel de Jacques Cœur. Mais c’est avec L.-B. Alberti, théoricien plus qu’architecte, que la Renaissance prend conscience d’elle-même et rompt délibérément avec les formes du moyen âge. Il complète et fait triompher le mouvement en en déterminant les principes et en fixant les lois qui devaient le régir. Plus d’ogives, de voûtes sombres « et de ténèbres ! Il faut aller vers la clarté et la vie ; il faut de larges baies et de grands portiques par où puisse entrer la lumière ; il faut que les constructions soient simples et logiques, appropriées aux besoins et au climat. La colonne romaine remplace le pilier gothique et les ordres antiques sont reproduits dans un juste sentiment de leurs proportions ; c’est ainsi que pour la façade de San Francesco, Alberti s’inspira directement et très ingénieusement de l’arc d’Auguste qu’il avait sous les yeux. Telles sont les règles nouvelles. Les architectes de la Renaissance n’auront plus qu’à les appliquer en prenant pour modèle le temple de Rimini.

A l’intérieur, l’habileté d’Alberti ne fut pas moindre ; il sut faire disparaître les briques des murailles franciscaines sous les marbres, les stucs et les dorures. Pour semer partout des images riantes, même sur les tombeaux, et pour écrire le poème d’amour en l’honneur d’Isotta, il s’adressa au tendre et sensuel Agostino di Duccio. Malheureusement, celui-ci ne travailla pas seul à cette décoration ; bien des morceaux lourds et sans grâce décèlent les mains d’autres artisans, notamment celles un peu rudes de Ciuffagni.

Mais bientôt le jour va tomber. Et puisque, demain, je dois partir, je veux achever mon voyage et parcourir le dernier tronçon de la Via Emilia à travers Rimini. Elle entre dans la ville après avoir franchi la Marecchia, l’antique Ariminus, sur un beau pont en travertin commencé par Auguste et terminé sous Tibère. Ses cinq arches massives, dont les piles sont légèrement obliques pour donner moins de prise au courant, tiennent depuis vingt siècles contrôles assauts du torrent. Cette Marecchia qu’on pourrait aujourd’hui facilement sauter à pieds joints est souvent un fleuve énorme qui rompt ses digues, arrache les arbres des berges et les jette contre les piliers du pont qu’elle submerge parfois. Le ciment romain a jusqu’ici résisté à ses terribles fureurs.

La Via Emilia traverse Rimini sous le nom de Corso d’Augusto. Elle longe la Piazza Cavour où coule une vieille fontaine qui date, dit-on, d’Antonin le Pieux, dont l’eau précieuse est recueillie dans des cruches qui ont conservé une gracieuse forme antique ; elle longe ensuite la Piazza di Giulio Cesare, l’ancien forum de la ville, et aboutit à l’arc de triomphe que le Sénat et le peuple, en l’an 27 avant Jésus-Christ, érigèrent en l’honneur d’Auguste. Des monumens impériaux, c’est l’un des mieux conservés par le temps et les hommes. Tout en travertin, son aspect est très simple, à la fois élégant et majestueux. Deux pilastres, dans lesquels sont encastrées de belles colonnes corinthiennes, soutiennent un arc audacieux de près de neuf mètres d’ouverture. Il est décoré de deux têtes de bœuf, insigne des colonies romaines, et de quatre médaillons représentant Jupiter, Vénus, Neptune et Mars, protecteurs de la cité. Un quadrige traînant un char sur lequel était Auguste le couronnait autrefois ; mais il fut détruit au moment des luttes contre les Goths et remplacé, dans la suite, pur l’actuelle crénelure qui le défigure et l’enlaidit. Contre chacun des piliers s’appuient les remparts de la ville dont il fut longtemps la porte principale, Porta Aurea, ainsi qu’on l’appelait à cause de l’inscription en lettres de bronze doré.

De l’autre côté de l’arc, c’est la Via Flaminia qui menait à Rome en traversant le pays des Sénones, l’Ombrie et la Sabine ; et pénétrait dans la Ville éternelle après avoir franchi le Tibre au pont Milvius.

Me voici donc au terme de ma route. Demain, je remonterai vers Venise, fidèle à l’annuel rendez-vous des noces de l’Automne et de l’Adriatique ; puis, ce sera le retour à Paris et la reprise par la vie absorbante et si souvent stérile, jusqu’au jour où j’aurai de nouveau cette nostalgie des terres de lumière, nostalgie irrésistible et violente que les mots ne peuvent exprimer… Ah ! quand on s’embarque, dans l’affairement du départ, au milieu du tumulte de la gare, quand on serre les mains des amis qui vous souhaitent bon voyage, tout en vous enviant, il ne semble pas que cela doive être si court. On a tant de choses à voir, tant de villes à visiter, tant de joies en perspective ! Et voici que tout a passé si vite, si vite, qu’on a l’impression d’avoir assisté à une séance de cinématographe… Dans quelques jours, je repasserai les Alpes, le cœur serré par ce regret de quitter J’Italie qui étreignit jusqu’à madame de Staël, et redisant après elle le vers qui lui vint aux lèvres tandis qu’elle gravissait les lacets de la route du Cenis :


Vegno di loco ove tornar desio


Je ne m’étais arrêté qu’une fois à Rimini, il y a quelques années, entre deux trains, voulant avoir une idée du temple d’Alberti que je désirais depuis longtemps connaître. J’allais vers l’Ombrie et je me souviens, ce même jour, d’un admirable crépuscule sur l’Adriatique et d’une entrée nocturne à Ancône… Il m’est facile d’en retrouver la date : c’était en août 1905, un jour d’éclipsé de soleil. Je me vois encore sur la petite place de San Francesco, rassurant de mon mieux de vieilles femmes qui se lamentaient et s’affolaient à mesure que la lumière s’éteignait… Déjà cinq années… Oh ! devant cet arc d’Auguste sous lequel plus de vingt siècles défilèrent, que sont ces misérables années ? Mais, pour nous, elles comptent autrement, tout au moins pendant que nous sommes encore, suivant la belle image de Dante, parmi les vivans de cette vie qui n’est qu’une course à la mort,


vivi
Del viver ch’é un correre alla morte.

Ah ! sur cette terre italienne où tout est joie et volupté, où les heures coulent comme de belles fontaines dont on voudrait pouvoir arrêter le cours, comme les jours passent vite, surtout lorsque la vraie jeunesse est finie, dès qu’on ne se borne plus à regarder devant soi et qu’on commence à se retourner ! Tout à l’heure j’ai relu, sur la tombe d’Isotta, le sage avertissement : Tempus loquendi’, tempus tacendi. Un jour vient, qui sait ? peut-être proche, où il n’y a plus qu’à se taire…

Avant que la nuit ne tombe, j’ai voulu revoir l’Adriatique qui, tant de fois, berça de son murmure mes rêves et mes espoirs. Tartanes et balancelles reviennent deux à deux, comme des couples amoureux, repliant leurs belles voiles lumineuses. Elles disparaissent derrière le môle où s’allume un feu. Avec le jour qui meurt, une brise tiède se lève, effleurant la peau comme une caresse. Ah ! soirée de septembre sur la mer, triste douceur… Je ne sais quoi de grave est autour de nous. À peine, par momens, l’imperceptible bruit du flot qui se casse sur le sable mou. Et voici que, sans qu’on l’ait vue venir, la nuit est là. Une à une s’allument la lune, les planètes, les étoiles, tous ces astres que nous ne connaissons pas dans nos villes aux maisons hautes, aux lueurs aveuglantes et qui, en voyage, semblent vivre avec nous et nous suivre amicalement. Sur la rive, quelques lumières clignotent. Le son grêle d’un piano vient du grand hôtel déjà à peu près déserté. Une dernière barque rentre au port, glissant sur l’eau, silencieuse, comme un chat qui ferait patte de velours. Ah ! soirée de septembre, triste douceur…


GABRIEL FAURE.