Sur la Saison de l’été du Poussin

Texte établi par André Fontaine, Albert Fontemoing (p. 119-123).

CONFÉRENCE PAR M. DE CHAMPAIGNE LE NEVEU
SUR LA SAISON DE L’ÉTÉ DU POUSSIN, SOUS LE VOILE DE L’HISTOIRE DE RUTH SUPPLIANT BOOZ DE POUVOIR GLANER DANS SON CHAMP

2 mai 1671[1]

L’Été, de Nicolas Poussin[w 1]

 Je propose pour le sujet de notre entretien, Messieurs, un des derniers tableaux que M. Poussin a faits, lequel fait voir qu’un homme savant comme il était, étant bien fondé dans les règles de notre profession, les forces du corps l’abandonnent plus tôt que la science qu’il s’était acquise par une profonde étude, n’y ayant pas de doutes qu’un édifice qui a de très bons fondements ne peut pas se renverser entièrement aux premières secousses qui lui arrivent, ce qui est inévitable à ceux qui ne sont pas fondés.

Quoique M. Poussin fût déjà accablé, lorsqu’il a fait cet ouvrage, par ses incommodités particulières, outre celles qui sont communes à tous les hommes qui atteignent un âge avancé, nonobstant tous ces préludes de la ruine de son corps, son esprit, par la solide science qu’il s’était acquise, fait voir dans ce tableau une vigueur solide et très agréable dans le tout ensemble de cet ouvrage.

Ce tableau représente une des quatre saisons de l’année qui est celle de l’été, comme il se voit très clairement. Il a choisi pour orner ce sujet l’histoire de Ruth, laquelle il a faite sur le devant, à genoux, parlant à Booz qui lui accorde de glaner dans son champ, et commande en même temps qu’on ne l’empêche pas de glaner partout à la suite de ses moissonneurs. Cette femme est dans une action si humble et si suppliante (ce qui est très conforme à l’histoire) qu’il n’y a pas lieu de s’étonner que Booz lui accorda au-delà de ses prétentions. Ce moment est si bien représenté qu’il fait concevoir vivement l’histoire, et il semble que ces deux figures parlent. La figure debout, qui est derrière la femme, un peu éloignée, est le jeune homme qui était constitué sur les moissonneurs, lequel, après avoir rendu compte à son maître qui était cette femme Moabite, fait une action humble en signe d’obéissance au commandement que Booz lui fait de la laisser glaner partout, ordonnant qu’on laisse tomber des épis exprès pour lui en laisser amasser davantage.

Se peut-il voir une moisson mieux traitée que celle-ci ? Il semble que la joie[2] et la gaieté de la récolte frappent d’abord les yeux en la regardant ; ces figures qui travaillent tiennent leur partie parfaitement bien, fuyant dans le tableau avec beaucoup d’art.

Ces chevaux qui battent le grain de leurs pieds font admirer la diversité de l’usage qu’il a été rechercher.

Et les femmes qui préparent à manger ne laissent pas de faire aussi partie de l’histoire ; car Booz commanda qu’on laissât manger et boire Ruth avec ses servantes, exprimant jusques à la bouillie que Booz spécifia qu’on lui laissât manger avec elles.

Il y a jusques à un joueur de musette qu’il mêle dans son ordonnance pour faire voir par la gaieté de cet instrument champêtre qu’il y a pleine moisson, puisqu’on se réjouit ; car l’Écriture marque expressément que la moisson était abondante.

Le paysage est admirablement traité. Il est difficile de voir rien de plus riche que ce lointain ; il fuit avec cela d’une manière très conforme à sa situation ; le ciel clair fait une partie très considérable à la gaieté de cet ouvrage, et il faut avouer qu’il n’en a guère traité de mieux au plus vigoureux temps de son âge.

Ce grand arbre de devant, par sa force qui est néanmoins très tendre, fait un merveilleux effet pour faire fuir les parties fuyantes de ce tableau. L’on peut dire que l’apparence[3] du blé, ou pour mieux dire la paille, n’est pas assez vive en comparaison de celle de ces quartiers. Il est aisé de répondre à cette objection ; car l’on sait qu’en Italie (qui n’est pas, à beaucoup près, dans une situation si chaude comme est la Judée) la paille n’y est pas si vive qu’ici ; à plus forte raison l’est-elle encore moins dans les climats les plus avancés où il y a plus de poudre.

Il y a une chose dans le tableau qui peut-être n’est pas au goût de tout le monde, qui est qu’il est beaucoup moins fini que ceux qu’il a faits auparavant. Mais je ne sais, Messieurs, si c’est une faute de ne pas porter toujours les choses dans le très fini, et soutiens qu’on rend souvent moins fini le tout ensemble à force de s’attacher trop aux parties particulières, parce qu’il me semble que la véritable correction consiste à rendre l’ordonnance régulière, plaçant les choses dans leur site, à bien proportionner les parties ensemble, à les bien dessiner de même et les colorer bien dans une économie générale. Mais de dire que les parties soient plus ou moins finies, il me semble que cela ne fait rien au principal, étant très certain que les choses beaucoup finies sont sujettes à être pesantes quant aux expressions ; et il est presque inévitable qu’elles ne tiennent du dur dans la couleur ; et il n’y a pas de doute que le trop d’attache qu’on a souvent aux parties rend le général moins agréable et moins entendu. Car, comme cette entente générale est la plus noble partie et la plus importante, elle demande de s’y appliquer continuellement de toutes ses forces et avec plus de soin. Or il est évident que, finissant extrêmement les parties, l’on détourne l’esprit par de longs arrêts, l’empêchant un grand temps de s’appliquer au plus essentiel et à ce que la peinture a de plus grand et de plus magnifique en elle.

Prononcé à l’assemblée publique de l’Académie du deuxième jour de mai 1671 par M. Champaigne Le Neveu.
H. Testelin.
  1. Relu le samedi 2 octobre 1683 (Note du manuscrit). — Les procès-verbaux nous apprennent qu’au xviie siècle ce discours fut relu le 1er décembre 1696.
  2. Ce mot, difficilement lisible dans le discours, a été écrit d’une façon plus nette un peu au-dessus de la ligne par Guillet de Saint-Georges, ce qui prouve qu’en 1683 il se servait du manuscrit même de Champaigne pour le relire à l’Académie.
  3. Le manuscrit porte « dans l’apparence ». Il est probable que l’auteur écrivait au courant de la plume, ne se relisait pas, et qu’en commençant cette phrase il croyait la terminer autrement. Peut-être considérait-il ces conférences comme une honorable corvée dont il avait hâte de se débarrasser.
  1. Note Wikisource : cette reproduction ne figure pas dans l’édition ici transcrite. Voir aussi la notice de ce tableau dans la base Collections du musée du Louvre.