Sur la Guerre
Revue pédagogique, second semestre 191465 (p. 103-106).

Sur la Guerre[1].

… Le hasard a voulu que, dans les circonstances les plus tragiques qu’ait connues le monde moderne, cette présidence fût occupée par un Alsacien, par un Strasbourgeois. L’Alsace se trouve ainsi, par un de ses fils, à la première place dans la séance d’aujourd’hui, l’Alsace fidèle qui a souffert en silence pendant quarante-quatre ans sous le bâillon allemand, qui n’a jamais désespéré, qui voit se lever enfin le jour de la justice et, dans le triomphe du droit, la reconstitution de la patrie une et indivisible.

Depuis trois mois, notre pays est engagé dans un drame gigantesque, sans précédent, qui met aux prises deux conceptions opposées de la civilisation future de notre planète, de ce petit globe perdu dans l’espace, dont les habitants éphémères n’ont d’autre raison de vivre que l’idéal qu’ils portent en leur conscience.

Des millions d’hommes se heurtent sur des fronts traversant la France et la Belgique, en des batailles qui durent des semaines, qui recommencent à peine terminées, qui exigent des efforts d’héroïsme et une tension surhumaine de la volonté et des nerfs, auprès desquelles pâlissent les plus grands faits de guerre, les plus beaux sacrifices à la patrie qui aient jamais été accomplis. Si des deux côtés les courages sont comparables et les armements de même puissance, les âmes et les consciences, ces énergies immatérielles qui constituent la force motrice secrète et décisive, sont entièrement différentes.

Du côté allemand se trouvent une organisation impeccable, une longue préparation, systématique jusque dans le détail, de tout ce qu’il est possible de prévoir et de réglementer ; l’utilisation pratique même des plus récentes découvertes scientifiques ; une conception industrielle et commerciale de la paix et de la guerre, en vue de la domination, du gain, du butin, des conquêtes et des destructions considérées comme des moyens de vaincre, avec cette pensée directrice que la force aussi parfaitement organisée crée le droit, qu’elle est supérieure à tout : à la vérité, aux traités, aux paroles données, aux idées de liberté fraternelle, de respect de l’homme et des œuvres de l’homme, acquises par l’humanité en de longs siècles de luttes et de souffrances. Le rêve allemand, naïvement avoué, est de faire de l’Allemagne le centre d’un monde, organisé comme un cuirassé, où tout se ferait avec méthode, régularité et soin, sous la domination d’un gouvernement puissant et impitoyable siégeant à Berlin ; les autres peuples de l’ancien et du nouveau continent étant admis à vivre en vassaux dociles, dans une prospérité sans dignité et sans honneur.

Cette conception mécanique, d’où l’intelligence et le respect des sentiments d’autrui sont complètement exclus, repose sur une hiérarchie sociale rigidement établie : au sommet, l’officier noble, uniquement voué aux œuvres de la guerre, dominant de haut la nation ; puis, au-dessous, les puissances industrielles et commerciales, les grands propriétaires agricoles, les professeurs, les savants, les maîtres d’école, et enfin la masse du peuple, tous solidement enrégimentés, tous orientés par une formation et un enseignement systématiques, en vue de placer l’Allemagne au-dessus de tout et de faire des autres hommes les clients serviles de leur pays. N’avons-nous pas vu s’étaler la prétention d’enrôler Dieu lui-même, pour assurer la domination de l’empire allemand ?

À cet idéal les alliés en opposent un autre que suffisent à exprimer les deux noms de Liberté et de Justice.

Nous reprenons enfin notre rôle séculaire. Ainsi qu’il a été dit au début de la guerre qui a libéré l’Italie du Nord : quand la France tire l’épée, ce n’est pas pour dominer, c’est pour affranchir. Les nations alliées combattent pour les opprimés : l’Alsace-Lorraine, le Schleswig-Holstein ; le Trentin et Trieste, la Bosnie, l’Herzégovine, la Transylvanie, les parties séparées de la Pologne. Après leur victoire, il faut que l’humanité se développe dans l’union des races diverses, dans l’épanouissement des aspirations nationales, dans le respect des trésors accumulés par l’art et par la science ! Il faut qu’il ne subsiste plus aucun peuple opprimé, aucune violence, aucune caste militaire. Il faut que tout ce qu’il est de forces au monde soient employées à assurer la paix. Il faut que pour l’Allemagne un autre rêve succède aux ambitions monstrueuses et dominatrices : celui de n’être plus qu’un des éléments de la civilisation dans un monde affranchi et pacifié.

La France a proclamé en 89 les Droits de l’Homme ; elle proclamera maintenant les Droits de l’Humanité ; après avoir vaincu l’Allemagne sur les champs de bataille, elle la vaincra sur le terrain moral, en anéantissant toute organisation de violence et en assurant les garanties essentielles du droit et de la civilisation.

C’est là l’esprit qui anime nos admirables soldats, ce sont là les pensées communes à tous ces jeunes gens de toutes les opinions et de tous les milieux, qui constituent la nation armée pour la défense de la patrie et de la liberté. Nous leur dirons avec Lavisse :

« Comme il est beau, votre héroïsme embelli de grâce et souriant à la française ! Jeunes soldats, en un mois vous avez combattu en plus de batailles que jadis les armées en des années de campagne. Jeunes soldats, vous êtes de vieux guerriers glorieux. »

À ces soldats sublimes, j’envoie au nom de l’Institut de France, un témoignage ému d’admiration et de reconnaissance ; ils auront sauvé la patrie et libéré le monde.


  1. Extraits du discours prononcé à la Séance publique annuelle des cinq Académies du lundi 26 octobre 1914, par M. Paul Appell, membre de l’Institut, Président.

    L’Académie des Sciences, à laquelle appartient M. Paul Appell, a voté récemment, à l’unanimité, la protestation suivante contre les violences allemandes :

    « L’Académie des Sciences s’associe aux protestations faites par les autres Académies de l’Institut de France.

    « Elle veut, comme elles, exprimer son indignation contre la façon dont un peuple qui prétend imposer sa culture au monde viole les engagements les plus solennels. Elle flétrit les pillages et les destructions approuvés et systématiquement ordonnés par les chefs, les massacres de blessés, de femmes et d’enfants, par des troupes qui se disent civilisées, et elle émet le vœu que pour répondre à une propagande qui ne connaît aucun scrupule, le gouvernement communique aux neutres, avec pièces à l’appui, les résultats des enquêtes qu’il a ouvertes partout où a passé l’ennemi.

    « Dans le domaine qui lui est propre, l’Académie tient à rappeler que les civilisations latine et anglo-saxonne sont celles qui ont produit depuis trois siècles la plupart des grands créateurs dans les sciences mathématiques, physiques et naturelles, ainsi que les auteurs des principales inventions du dix-neuvième siècle.

    « Elle proteste donc contre la prétention de lier l’avenir intellectuel de l’Europe à l’avenir de la science allemande et contre la singulière affirmation que le salut de la civilisation européenne est dans la victoire du militarisme allemand solidaire de la culture allemande.

    « Elle attend avec confiance l’heure qui va délivrer la civilisation humaine de la barbarie savante, produite par l’union du militarisme et de la culture germaniques. »