Sur l’organisation de l’enseignement sélectif. — Le système de Gary

Sur l’organisation de l’enseignement sélectif. — Le système de Gary
Revue pédagogique année 192586-87 (p. 424-438).

Sur l’organisation de l’enseignement
sélectif. — Le système de Gary.

Comme on a pu le voir dans une étude précédente[1], les organisations allemandes d’éducation sélective gravitaient au début autour du problème des enfants arriérés et de leur utilisation sociale. Ce n’est que plus tard, pendant et après la guerre, qu’on se préoccupa d’une meilleure utilisation des « doués ». Ainsi petit à petit le problème s’est développé en une large conception de l’école unique avec plusieurs ramifications. « Chaque enfant à sa place » tel est le mot d’ordre nouveau en Allemagne.

Si, dans l’organisation de l’école publique de Gary, le mot d’ordre est le même, le point de départ et l’évolution du problème de la sélection des écoliers sont tout à fait différents et véritablement américains.

Je n’ai pas eu la chance de voir à l’œuvre l’organisation scolaire de Gary. Mais, si je suis obligée à m’en rapporter à des documents de seconde main, je les prends du moins d’une part, chez un pédagogue comme Dewey, enthousiaste, il est vrai, mais observateur sagace et très avisé, et d’autre part, dans deux compte-rendus bien documentés : celui de Burris, doyen du « College for Teachers » de l’Université de Cincinnati[2] et celui du « General Educational Board » qui a publié une analyse du système en 8 volumes[3].

Les deux compte rendus ne s’accordent pas toujours, celui de Flexner et Bachman semblant plus complet et plus objectif. Aussi me bornerai-je à ne rapporter que les faits pour lesquels il n’y a pas de contradiction entre les deux sources.

Le système a été introduit par le surintendant Wirt qui a eu le bonheur d’avoir à accomplir la tâche, difficile assurément, d’organiser à son idée une école neuve fondée par l’Illinois Steel Company. Pour donner une idée du développement de l’école pendant les premières années, je rapporterai quelques chiffres. En 1906, il n’y avait qu’une seule petite école avec 143 enfants et 4 instituteurs ; en 1913, il y avait déjà 4.000 enfants avec 120 instituteurs ; en 1916, 5.654 enfants et 147 instituteurs, répartis en 9 bâtiments scolaires dont deux immenses[4]. En 1908, la bibliothèque de l’école contenait 1.000 volumes, en 1913, elle en contenait 18.000. En 1914, on a édifié une école Froebel pour 2.800 enfants et 70 instituteurs. Il y a là un « auditorium » pour un millier d’enfants.

On ne pouvait subvenir par des moyens ordinaires aux besoins intellectuels d’une population qui augmentait d’une façon si prodigieuse. De plus les ressources fournies surtout par la Compagnie d’une part, d’autre part, par une taxe prélevée sur les parents étaient limitées. Il semble que dans ce pays neuf, ce soit justement la médiocrité des ressources jointe au désir de faire vite et bien, qui ait stimulé l’initiative et l’ingéniosité créatrice. — Le point de départ fut l’idée véritablement américaine d’une utilisation maxima des moyens d’action avec un minimum de dépenses.

La première idée suggérée avait été une utilisation plus complète des bâtiments scolaires. D’habitude ils ne sont occupés qu’une partie de la journée, 5 à 6 heures, et encore plusieurs locaux ne sont-ils utilisés qu’une ou deux heures par jour : la salle des réunions, de dessin, de gymnastique par exemple. Pour éviter ce gaspillage, Wirt a été amené à installer deux écoles dans un local fait pour une seule. Et ce ne sont pas deux écoles de « demi-journée » qui se succèdent — ce qu’on pratique généralement là où l’on manque de locaux — mais deux écoles alternantes. C’est le système de « l’école double n. Une partie des locaux est subdivisée en classes ordinaires, l’autre comprend les ateliers, salles de gymnastique, salles de jeux, etc, et les deux parts sont tour à tour occupées par Îles deux groupes alternants. Pour pouvoir réaliser ce système, on a créé un système d’enseignement prodigieusement souple qui pourrait servir de cadre à une véritable « école sur mesure ».

Les enfants restent à l’école jusqu’à 5 heures. Il y a aussi un cours complémentaire, une école du soir pour les adultes et une école du dimanche. L’école sert aussi de foyer de réunion et de récréation pour la ville. C’est ainsi qu’elle ne ferme presque jamais ses portes. On s’imagine le rôle moral que peut jouer une école qui est ainsi le centre de l’activité intellectuelle d’une cité.

Tandis que Dewey et Burris, de même que M. Delvolvé, insistent sur ce fait que le principe d’économie fut le point de départ de l’organisation de Gary et l’en louent, le rapport de Flexner et Bachman émet l’opinion contraire et tend à démontrer que le système n’est pas économique au point de vue de la distribution des locaux[5]. Mais cette contradiction peut être écartée facilement si nous nous rendons compte de ce que les premiers rapporteurs nous décrivent les écoles pendant leur croissance (1913-1914) tandis que le compte rendu de Flener et Bachman se rapporte à l’époque de leur épanouissement complet : le système avait déjà des assises assez solides et assez de crédit pour que l’on ait pu avoir en vue, dans l’installation des deux dernières écoles, (Emerson School a Froebel School) des fins surtout éducatives. Ces auteurs remarquent, évidemment avec raison, que la vieille école livresque organisée par classes est la plus économique au sens strict du mot, mais on peut véritablement considérer l’organisation de Gary à son état actuel comme économique, si l’on se place au point de vue des avantages qu’elle donne.

Voici cette organisation très brièvement résumée d’après l’horaire introduit à partir de l’année scolaire 1913-1914[6]. Il n’y a pas de séparation absolue entre des trois écoles : jardin d’enfants, école élémentaire et école secondaire (High School), elles s’enchevêtrent. La journée scolaire dure 8 heures. L’instruction est divisée en 4 groupes de la façon suivante :

  1o Instruction formelle : instruction dans « les 3 R » (reading, riting, rithmetie) histoire et géographie, anglais et mathématiques
2 heures
  2o Activités spéciales : sciences (laboratoires), ateliers et arts
domestiques
2 heures
  3o Exercices physiques et jeux
2 heures
  4o « Auditiorum », chœurs, violon, piano et art dramatique
1 heures

Une heure est consacrée au lunch.

Nous voyons quelle large part les exercices pratiques prennent dans cette journée scolaire : on y consacre 2 heures par jour. Les trois premiers degrés ont une heure de travail manuel, non pas dans les ateliers, mais dans une salle spéciale avec un instituteur expérimenté. Les enfants font du dessin, du modelage, de la couture, de la menuiserie simple. Ils vont aussi dans les ateliers et les laboratoires des grands comme aides et spectateurs. L’instruction formelle est partagée à ces degrés inférieurs entre deux instituteurs, l’un pour la langue, l’histoire et la géographie et l’autre pour les mathématiques et les sciences naturelles.

À partir du quatrième degré il y a 3 heures d’instruction formelle. L’heure supplémentaire est prise sur les exercices physiques et sur les jeux libres.

Supposons avec Burris[7] que nous ayons deux écoles alternantes à 8 degrés chacune, divisées en 4 groupes d’exercices. Une des écoles formera par exemple le groupe À pour ses degrés 1 à 4 et le groupe B pour ses degrés 5 à 8 ; l’autre moitié formera de même les groupes C et D. On peut se représenter les opérations de ces 4 divisions de la façon suivante :

TEMPS DIVISION I
Langues, Mathématiques, Histoire et Géographie
DIVISION II
Sciences, Travaux manuels, Dessin
DIV. III
Auditorium
DIV. IV
Exercices physique, jeux, applications
8.15 — 9.15...... A B ...... C D
9.15 — 10.15...... B A C D
10.15 — 11.15...... C D A B
11.15 — 12.15...... D C ...... ......
12.15 — 1.15...... A B ...... ......
1.30 — 2.30...... B A D C
2.30 — 3.30...... C D B A
3.30 — 4.30...... D C ...... A B

Ce n’est qu’une représentation très grossière, car en réalité l’organisation est beaucoup plus complexe, mais elle nous fait voir comment, par un arrangement de ce genre, le quart des enfants travaille dans les classes d’études, un autre quart dans les ateliers et laboratoires et ainsi de suite. Ainsi les enfants n’ont pas de place stable, ils n’ont de fixe que de petites armoires où ils gardent leurs effets. C’est un inconvénient, mais cet inconvénient est très largement compensé, car les enfants peuvent très bien s’accommoder aux groupes et aux activités qui leur conviennent. Ainsi, déjà à partir du 3e degré, ils peuvent assister aux travaux des degrés supérieurs comme aides ou spectateurs : Par contre les enfants des degrés supérieurs peuvent aider les plus jeunes. On peut ainsi cultiver l’esprit d’entre-aide et de coopération, si précieux pour la formation intellectuelle et morale des enfants. Et — ce qui est plus important — aux degrés équivalents on peut mieux sélectionner les enfants selon leurs aptitudes pour chaque branche particulière. Dans un système aussi souple, on peut faire travailler utilement dans différents groupes des enfants différents au point de vue de leurs aptitudes sans leur imprimer l’une des deux estampilles également fâcheuses de « doué » ou d’ « arriéré », à moins que l’enfant ne relève de l’asile. En effet, il n’y a pas d’ « écoles spéciales » à Gary. Il n’y a qu’une seule classe pour des enfants défectifs à l’école Frœbel et 3 classes pour les enfants ne parlant pas l’anglais ou demandant une assistance spéciale. Pourtant la population scolaire se compose en grande partie d’émigrants de toutes les races et de toutes les nationalités. D’après Flexner et Bachman[8] il n’y avait en 1910 que 27 p. 100 d’autochtones, Burris[9] reproduit dans son compte rendu une photographie de 19 enfants d’une même école appartenant à 19 nationalités différentes. On comprend que dans une population si mêlée, il y ait plus d’enfants à développement irrégulier qu’ailleurs. Si un enfant est faible pour une ou deux branches d’enseignement il peut suivre pour ces branches les classes d’un degré inférieur. I peut y fournir un travail double en diminuant le temps consacré aux jeux et aux activités libres. Il en est de même pour l’enfant aux aptitudes supérieures à celles des enfants de son âge. Celui qui ne se plaît pas aux études théoriques peut consacrer la plus grande partie de son temps aux travaux d’atelier ou aux sciences appliquées. C’est ainsi qu’on donne aux enfants la possibilité de développer leurs goûts et aptitudes et à l’école celle de les sélectionner selon leurs affinités.

Les enfants des degrés supérieurs travaillent deux heures par jour aux ateliers très richement installés dans les deux écoles les plus récentes : (Emerson School et Frœbel School) : menuiserie, ébénisterie, atelier d’installation électrique, imprimerie, etc. Ce n’est pas du préapprentissage, au sens étroit du mot, qu’on y fait. Comme l’ont remarqué avec raison Dewey et M. Delvolvé, on y vise plutôt des fins éducatives proprement dites. D’habitude l’enfant ne reste dans un atelier qu’un trimestre, c’est-à-dire 13 semaines. Si le travail lui déplaît, il peut en changer après 5 semaines qui forment ainsi un cours d’essai. Il doit changer d’atelier au moins deux fois par an. On lui évite ainsi le pur entraînement automatique qui serait préjudiciable au développement de sa jeune intelligence. En lui enseignant toujours des choses nouvelles, on vise à développer son jugement et son raisonnement et on confère au travail son véritable caractère éducatif[10]. Au lieu d’être assuré comme dans les autres écoles, par des ouvriers quelconques travaillant surtout pendant les vacances, l’entretien des bâtiments et du matériel scolaire est confié à une équipe d’ouvriers, peu nombreuse, mais régulièrement attachée à l’école et y travaillant toute l’année : — ce sont ces ouvriers qui guident l’apprentissage des écoliers. Les garçons passent par tous les métiers usuels, les filles apprennent les métiers féminins et le ménage. Ainsi dans un système comme celui de Gary, on pourrait trouver la solution la plus parfaite du problème de l’orientation professionnelle, car ce n’est pas par un examen bref et forcément superficiel qu’on découvre les aptitudes des enfants, mais en les voyant travailler pendant un temps assez long.

Dans la plupart des ateliers les dépenses sont couvertes par les revenus. Quelques-uns en rapportent[11].

Les élèves qui désirent se vouer aux études théoriques sont dispensés des travaux d’atelier. Il serait très intéressant de connaître leur nombre, mais les compte rendus ne le rapportent malheureusement pas.

Pour donner un aperçu plus complet de cette organisation si riche en innovations, je dois dire quelques mots sur le rôle inusité qu’y jouent l’ « application « (Division IV) et l’ « auditorium » (Division III) Comme le travail scolaire est divisé à Gary en travail théorique et travail pratique, comme les différentes disciplines sont enseignées d’une part au point de vue formel et d’autre part au point de vue technique, on a dû introduire, pour relier la théorie à la pratique, des exercices d’ « application ».

Le rôle de l’ « auditorium » est beaucoup plus important. Il a pour objet de stimuler l’initiative individuelle et de créer l’esprit social de l’enfant. L’enfant y présente souvent à une assemblée de ses camarades les résultats de son effort scientifique : littéraire ou musical. Récitations, discussions, projets, films. représentations dramatiques, jeux, musique, lecture, et toute sorte de démonstrations — voilà le programme de l’auditorium. Il est élaboré par un comité formé d’instituteurs[12].

Je ne parlerai pas de l’organisation de la discipline morale et sociale, car cela n’entre pas dans notre sujet. Je mentionnerai seulement que, contrairement à ce qu’on devrait attendre d’une organisation où élèves et instituteurs changent continuellement, elle est très développée, étant basée sur la solidarité et la coopération entre les élèves. Elle est présentée comme un modèle par plusieurs rapporteurs et en premier lieu par Dewey. Ce que tous nous rapportent, sans exception, c’est que les enfants aiment leur école et qu’ils s’y sentent heureux.

Voilà un cadre assez large et assez souple pour ne pas entraver l’épanouissement des individualités infantiles. Les éducateurs de Gary ont-ils en fait atteint leur but ? Quelques faits rapportés dans le livre de Flexner et Bachman semblent nous montrer qu’il n’en est pas ainsi.

Voici ce qu’ils disent[13] : Dans une classe de l’école Frœbel composée de 31 élèves il n’y avait que 2 heures, sur les 7 heures de la journée de travail, pendant lesquelles tous les enfants étaient présents, c’étaient Fa leçon de gymnastique et la leçon d’anglais. Pour le reste il y avait des changements continuels. 23 élèves ne faisaient pas de musique, 7 n’allaient pas à la leçon d’histoire, 4-élèves n’allaient pas à la sale des réunions et ainsi de suite, ces heures étant par eux consacrées à d’autres exercices. On pourrait croire qu’on avait ainsi mieux adapté l’enseignement à leurs aptitudes. Les auteurs trouvent qu’en fait c’était une affaire de pur hasard ou d’arrangement administratif. Car ni instituteurs, ni supérieurs, ni enfants interrogés ne savaient donner des raisons de ces changements d’horaire. Et les auteurs font cette remarque très juste que souplesse ne veut pas dire caprice ou hasard.

Ces effets fâcheux sont-ils imputables au système ? D’accord avec les auteurs cités, je ne le pense pas. Un plan d’éducation ne peut pas être une affaire administrative. Et cependant il ne peut pas en être autrement si ce plan est trop vaste. Si l’on se rend compte de la complexité de cette grande machine, on est plutôt étonné que tout marche aussi bien que le relatent Flexner et Bachman, rapporteurs très objectifs et plutôt sévères. Et l’on ne doit pas s’étonner de ce qu’un travail dirigé par un corps enseignant très inégal, auquel on laisse une grande liberté d’initiative et dont l’unité éducative est réglée administrativement, soit très inégal dans ses résultats[14]. On s’étonne d’autant moins que ces instituteurs ont eu une instruction pédagogique traditionnelle, qu’ils travaillent depuis peu de temps à Gary et qu’ils changent très souvent.

Il serait très intéressant d’attirer ici l’attention sur une expérience française qui date de 1880 et qui présente tant d’analogies avec le système de Gary qu’on pourrait croire que ce dernier s’en était inspiré. Je veux parler de l’organisation de l’éducation à l’Orphelinat Prévost à Cempuis. Nous trouvons les analogies suivantes : « Travaux manuels dans les petites classes » [15] — « Papillonnements » successifs par périodes mensuelles dans la série des ateliers depuis la huitième jusqu’à la douzième année[16] où commence la spécialisation c’est-à-dire l’apprentissage d’un métier choisi définitivement d’après les dispositions et les préférences individuelles qui se sont fait jour durant le papillonnement. — « Trois heures d’occupations facultatives » [17], (les activités libres de Gary). — Un plan analogue consistant à faire occuper les élèves dans les 19 ateliers servant à l’entretien de la maison, à la construction du mobilier et du matériel scolaire sous la surveillance des maîtres-ouvriers[18]. — La ressemblance s’étend jusqu’aux difficultés et déboires rencontrés avec un corps enseignant non préparé à sa tâche et en roulement continuel[19].

S’il n’y a pas imitation, tant de ressemblances entre deux organisations si éloignées, dans le temps et dans l’espace, sont d’autant plus surprenantes.

Quelle est la valeur éducative et sociale d’un système aussi séduisant et aussi complexe que celui de Gary qui réalise en somme l’école unique dans le sens le plus parfait et le plus démocratique du mot ? Pour apprécier un tel système à sa juste. valeur, il ne faut pas le juger d’après ses fruits, comme on pourrait le penser, car ces fruits peuvent être accidentels et ne pas dépendre de la valeur intrinsèque de l’organisation. Il faut toujours se demander ce que ce système peut donner pour se rendre compte de sa valeur. Qu’en est-il du système en question, c’est un gros problème qu’il serait malaisé de résoudre. Il a suscité quelques critiques et beaucoup d’enthousiasme. Le fait est que beaucoup d’écoles aux États-Unis ont été réformées sur le type de Gary et que nous en trouvons des échos lointains dans les écoles européennes et en particulier dans celles de l’Allemagne et de l’Autriche.

Si nous écartons ce qui est dû à des causes accidentelles, un corps enseignant insuffisamment préparé et l’unité du programme insuffisamment réglée, il reste un défaut plus fondamental qui est commun à toutes les organisations américaines si séduisantes. Elles sont toutes une réaction contre l’éducation traditionnelle verbale, livresque et formelle, contre l’école éloignée de la vie réelle qui domine à l’heure actuelle. Comme dans toute réaction, il y a des excès dans le sens contraire : on veut réduire au minimum le travail théorique. La grande tâche de ces écoles c’est de préparer l’enfant à la vie sociale et professionnelle. Pour atteindre ce but on veut introduire cette vie à l’école en l’imitant[20]. Cette imitation de la vie, est-ce de la vie réelle ? Peut-on réaliser à l’école toutes les situations typiques de la vie, comme le prétendent certains éducateurs américains ? Et surtout, peut-on se passer de faire réfléchir l’enfant sur ces situations ? Si l’on ne fait pas réfléchir l’enfant sur ce qui l’entoure à l’école où il en a le loisir, quand l’apprendra-t-il ? — Et voici ce qui arrive. Les enfants de l’école de Gary, garçons et filles, ont très bien su ’exécuter les travaux pratiques qu’on leur a fait faire pour les éprouver, sans toutefois se rendre compte du « comment » ni du « pourquoi » de leur travail. Au point de vue de la compréhension, ils étaient en somme inférieurs aux enfants des autres écoles[21]. Ce n’est pas en supprimant la théorie et la réflexion que nous rendrons la plénitude de la vie à l’école, mais en les mettant d’accord avec la pratique, en harmonisant et en équilibrant le tout.

Il existe dans ce système un autre défaut moins essentiel, mais tout aussi américain, c’est cette division du travail poussée à outrance. Dans les entreprises gigantesques, elle mène fatalement à l’automatisme : or, il faut absolument le bannir de l’école qui elle, je le répète, ne doit pas être réglée administrativement.

Les nouvelles organisations européennes, tout en reconnaissant la valeur de l’enseignement pratique introduit à l’école, n’y ont pas trop réduit l’éducation. Les éducateurs du continent. Mme Montessori, M. Decroly, ceux groupés à l’Institut J. J. Rousseau ont compris que rendre la vitalité à l’école, c’est mettre l’enfant dans les conditions propices à son développement. C’est ainsi que Mme Montessori comprend la tâche de l’éducateur. D’une façon analogue M. Decroly a élaboré un système de centres successifs d’intérêt pour différents âges, qui faciliteraient ce développement. Récemment M. Ferrière a proposé un plan d’éducation, basé sur un autre schème du développement de l’enfant[22]. Tous ils demandent qu’on transforme l’école de façon que l’enfant puisse atteindre le plus grand développement de ses fonctions mentales. Seulement, on s’imagine encore ce développement d’une façon trop uniforme, car on n’admet que des différences de niveau ou d’allure. Or, À peut exister de grandes différences dans l’intérêt que porte à quelque chose un enfant de dix ans et un autre du même âge et du même niveau. Tous ceux qui s’approchent des enfants s’en rendent très bien compte. C’est pourquoi il serait très utile, indispensable même, d’avoir une riche documentation sur ces différences individuelles. Et l’organisation de Gary a été dans le vrai en introduisant un système basé sur ces différences de goûts et d’aptitudes. Ce qui lui manque c’est une connaissance plus approfondie de ces différences et un triage moins empirique et moins superficiel.

On ne pourra faire justice à tous les enfants de l’école qu’en les connaissant mieux. Mais en attendant, on ne peut pas entasser les enfants pêle-mêle dans les classes comme on le fait, à quelques exceptions près, partout en Europe et en Amérique. Les systèmes actuels de sélection ont des défauts, mais ce n’est pas une raison pour renoncer à toute sélection. En attendant mieux, il faut se décider pour celui qui présente le moins possible d’inconvénients, pour celui surtout qui peut le plus facilement s’adapter aux conditions données d’une école et d’un pays. Et nous tâtonnerons moins si l’expérience et la pratique d’autres systèmes de triage et surtout si la connaissance de leurs défauts nous servent de guide.

Ainsi nous ne pourrions pas réaliser chez nous un système aussi vaste et aussi centralisé que celui de Gary, et d’auteurs nous n’en voudrions pas.

Comment pourrions-nous faire de l’école existante une « école sur mesure » dans le sens véritable du mot, autrement dit comment pourrions-nous adapter cette école à toutes les individualités enfantines ? À moins que l’enfant ne relève de l’asile, nous voudrions éviter autant que possible les écoles spéciales pour les arriérés ; également celles pour les « doués ». Nous voudrions de même éviter cette division à outrance du travail qui est transportée de l’usine à l’école et qui peut être beaucoup plus nuisible ici que là, étant donné que nous n’avons pas affaire à des êtres déjà formés.

D’autre part nous ne sommes pas à même de dresser de toutes pièces des bâtiments à « l’américaine ». Il nous faut enfermer l’ « école sur mesure » dans le cadre existant, cadre formé par les bâtiments scolaires et le corps enseignant. Ce cadre étant donné, il est facile d’introduire le système de « classes mobiles », système introduit dans de nombreuses institutions pour des enfants arriérés et anormaux[23], où il est presque de nécessité, et dans plusieurs écoles publiques de l’Europe et de l’Amérique. Ce système de « classes mobiles » a encore le grand avantage de pouvoir être réalisé dans chaque école et avec le corps d’enseignement existant. Il est d’ailleurs pratiqué en partie, à ce qu’il paraît, dans plusieurs écoles, par des instituteurs qui en ont ressenti la nécessité. Il suffirait que ce système obtient la sanction officielle pour que l’école publique fût transformée. Cette transformation pourrait être vraiment salutaire pour les enfants, pour les parents et pour les instituteurs, car cela écarterait en grande partie les heurts entre l’école et les parents, heurts indispensables là, où il y a des classes spéciales pour les enfants arriérés, pour les « répétants » (Förderklassen), pour les « normaux » et pour les « doués »[24]. (Ces heurts seraient, il me semble, plus grands en France qu’en Allemagne où les parents se soumettent plus facilement aux autorités). Il est vrai qu’il faudrait éliminer de l’école-externat plusieurs enfants — anormaux profonds et pervers — qui, dans l’organisation actuelle, fréquentent les « classes spéciales » sans autre profit que celui d’un certain dressage, et enfermer ces enfants dans les écoles internats et les asiles.

Force ne serait pas de changer complètement le programme. Le plus grand changement serait celui d’enseigner chaque matière à la même heure dans toutes les classes pour que l’enfant puisse passer pour chaque matière dans la classe qui lui conviendrait le mieux.

Il faudrait cependant introduire quelques changements dans le programme. Ainsi les travaux manuels et pratiques (ateliers, ménage, cuisine), sont beaucoup trop négligés dans nos écoles. Pourtant ces exercices sont très importants dans la vie pratique de même que pour le développement des sens et de l’adresse. Ils donnent en même temps les premières indications sur la future orientation professionnelle. Aussi quelles différences individuelles ! Tout instituteur saurait en dire beaucoup. N’est-ce pas d’enseignement de ces travaux manuels qui, avec l’enseignement du calcul, avait convaincu les organisateurs de Berlin de la nécessité des groupes mobiles pour ces deux branches ?

Je voudrais aussi voir les enfants moins enfermés dans les murs de l’école. Plus d’excursions : visites de différents établissements, usines, etc., pour que l’enfant se mêle à la vie et qu’il le fasse sous la surveillance des maîtres qui seront là pour susciter la réflexion et expliquer.

Il serait aussi nécessaire d’annexer à certaines écoles un emplacement pour des jeux et des exercices physiques et, dans la mesure du possible, quelques ateliers. Il faudrait organiser un programme pour la salle de réunion qui ferait partie des jeux. Cette partie du programme comprend dans l’horaire actuel près de 5 heures par semaine (chant, exercices physiques, récréations). Un seul maître pourrait facilement diriger un groupe nombreux dans la salle de récréation. Cela donnerait la possibilité aux autres maîtres de s’occuper, à la même heure, et par plus petits groupes, des enfants particulièrement faibles dans certaines branches ou ayant des lacunes. Car combien d’enfants n’avancent pas à cause d’un échec partiel ! Cela aurait un deuxième gros ’avantage. On habituerait les enfants à se produire, comme à Gary, devant une assemblée plus grande et sous la surveillance du maître. On leur montrerait parfois un film instructif ou quelque autre spectacle. L’enfant vivrait ainsi une vie sociale dépassant son petit groupe.

Si dans certaines écoles, il y avait un certain nombre d’enfants particulièrement déficients, ce nombre ne devrait pas être grand — on pourrait réunir ces enfants sans imprimer à ce groupe l’estampille de « classe spéciale », car une partie de la journée par exemple dans les jeux et dans les exercices pratiques, ces enfants pourraient se trouver ensemble avec d’autres enfants moins déficients.

Il y a un gros problème auquel se heurtent tous les réformateurs de l’enseignement, c’est celui de la préparation du corps enseignant. Un instituteur préparé pour l’enseignement traditionnel ne saurait pas mener à bien une école nouvelle. Il faut qu’il s’y prépare. Aussi une certaine spécialisation est-elle nécessaire, même pour le maître de l’école élémentaire. M. Lapie l’a très bien vu, quand il demanda une certaine préparation pour le maître de l’école urbaine et une autre pour celui de l’école rurale.

Il se pose encore un autre problème important, surtout pour les écoles plus grandes. Qui y opérerait le triage et comment se ferait-il ? On ne peut pas le pratiquer administrativement, comme ont fini par de faire les organisateurs de Gary et ceux de l’Allemagne. Il me semble que l’on pourrait confier ce soin à une petite commission formée par le directeur de l’école aidé par un assistant ayant quelque expérience en matière de psychologie (cela se pratique ainsi dans les écoles américaines) et entourée des maîtres de l’enfant. Une telle commission pourrait facilement remplir cette tâche, si l’école n’est pas trop grande, et je ne la voudrais pas trop grande.

Un système de triage de cette sorte, facilement applicable dans le cadre de l’école actuelle, n’impliquerait aucune idée préconçue sur le développement de l’enfant en général mais, tout en évitant Les défauts des systèmes sélectifs existants, il donnerait à chaque enfant en particulier plus de facilité pour évoluer conformément à ses tendances et à ses aptitudes. Cette organisation pourrait former un cadre assez souple pour pouvoir s’adapter aux différences individuelles des enfants et devenir ainsi une véritable « école sur mesure ».

Aussi crois-je fermement que, dans une organisation de ce genre, le nombre des enfants reçus au certificat d’études ne serait pas inférieur à celui de l’organisation actuelle. Je crois aussi que les enfants gagneraient beaucoup au point de vue de la préparation à la vie sociale. Il n’y aurait pas d’enfants restant plusieurs années dans la même chasse à rabâcher les mêmes choses, avec le même insuccès. Il n’y aurait pas non plus de parents rebutés par le fait que leur enfant est dans la classe spéciale des « arriérés ». Les enfants seraient plus heureux et les parents plus satisfaits.

C’est pourquoi je soumets ce projet de réorganisation à la discussion des éducateurs et de ceux qui organisent l’enseignement. Si d’autres trouvent mieux, je leur saurais gré de vouloir me le communiquer, car c’est ce besoin de chercher mieux qui m’a poussée à publier cette esquisse imparfaite et très sommaire.

  1. Voir Revue Pédagogique, janvier 1924, p. 1 et suiv.
  2. The Public School system of Gary, paru dans les Bulletins du Bureau of Education, 1914, 18.
  3. Flexner et Bachman : The Gary Schools a General Account, New-York, 1918.
  4. Burris, p. 8 ; Flexner et Bahcman, p. 10.
  5. Flexner et Bachman, fig. 7 et 8, p. 25-26.
  6. Burris, p. 41 : Flexner et Bachman, p. 30 et suiv.
  7. Burris, p. 41.
  8. Flexner et Bachman, fig. 2, 3 et 4, p. 6-8.
  9. Burris ; Bulletin, planche 12.
  10. Dewey : The Schools of tomorrow, p. 256.
  11. Burris, p. 19.
  12. Flexner et Bachman, p. 170.
  13. Flexner et Bachman, p. 415.
  14. Flexner et Bachman, Chap. vii et suiv.
  15. G. Giroud Cempuis, Paris 1900, p. 92 et suiv.
  16. Ibid., p. 94.
  17. Ibid., p. 260.
  18. Ibid., p. 104-113.
  19. Ibid., p. 225.
  20. Voir l’ouvrage cité de Dewey.
  21. Flexner et Bachman, p, 131 et suiv., p. 150 et suiv.
  22. Ferrière : L’école active, Tome II, Chap. v.
  23. Voir J. Abramson : « Quelques pratiques de rééducation des anormaux à l’âge scolaire ». Annales Médico-Psychologiques, avril 1923.
  24. Voir l’article précédent, janvier 1924.