Quand une révolution éclate, indépendamment de son caractère - politique ou social - (le plus important, c’est que de larges masses de travailleurs y participent), et que ses guides, collectifs bien soudés ou individus disposant d’une autorité particulière auprès des travailleurs, se mettent au dessus de ces masses, ne marchent pas au même pas qu’elles, ne leur font pas confiance, en attendent quelque chose d’extraordinaire, ou bien, pire encore, veulent les subordonner en tentent de leur indiquer la "seule" voie à suivre, eh bien alors la révolution ne se développe pas assez profondément, n’arrive pas à déboucher, ni a formuler correctement les problèmes du moment à résoudre. Elle ne peut découvrir alors les moyens nouveaux et supplémentaires d’action sociale pour contrer ses ennemis et répondre aux nécessités urgentes ; elle est amenée à emprunter des voies imprécises, à s’égarer parmi leurs fatals zig-zags. A ce moment-là, soit elle périt sous le coup de ceux contre qui elle était dirigée, soit elle modifie son orientation, rétrécit son cours et s’achève selon les intérêts de ses ennemis internes.
Toutes ces différentes raisons ont souvent été décisives au cours des révoltes ayant eu lieu jusqu’ici, en Europe ou ailleurs. La même chose s’est passée en Espagne. Il est vrai que la révolution espagnole de 1931 se distingue de nombreuses autres par ses aspect bien particuliers. Elle ne s’est pas déclenchée par une tempête révolutionnaire des les villes et les campagnes, mais par les urnes des bulletins de vote. Au cours de son évolution, grâce aux action des éléments de gauche, elle s’est arrachée à ces à ses premières racines et c’est placée sur les vastes espaces de l’action sociale émancipartice des travailleurs. Si elle se termine tout de même à l’avantage des élément autoritaires, et tragiquement pour le destins des travailleurs et de nombreux révolutionnaires, ainsi que pour ce qu’ils avaient pu édifier, la responsabilité en incombe dans une grande mesure aux groupement politiques espagnols de gauche. Cette issue malencontreuse est due à la responsabilité des socialistes autoritaires et des socialistes antiautoritaires, c’est à dire de nos camarades communistes libertaires et anarcho-syndicalistes.
La responsabilité des socialistes étatistes de droite consiste en ce qu’il ce sont liés dès le début avec le parti bourgeois de Zamora-Alcala. Il est vrai que les militants de base de ce parti, en particulier les ouvriers, ne voulaient pas entendre parler de cette politique, plus même ils n’étaient pas au courant des tractations cachées des ’sommets" de leur parti, menées avec la bourgeoisie pour prendre en commun le pouvoir, cela au prix du sacrifice de la révolution. Ce n’est que lorsque les ouvriers socialistes se retrouvèrent en but aux questions des autres travailleurs sur la politique de leur parti, et qu’ils ne surent quoi y répondre, que leurs dirigeants adoptèrent hypocritement des postes de paons face à la bourgeoisie, effrayérent un tantinet ses représentants, en se déclarant prêts à prendre le pouvoir tout seuls, avec le seul appui des travailleurs. Ce double jeu des dirigeants socialistes à l’égard de la révolution, mené en tenant compte malgré tout des aspirations de travailleurs représentées par les autres organisations social-révolutionnaires, amena cependant la confusion la plus complète dans l’esprit et la compréhension des travailleurs vis-à-vis de la révolution entamée, diminuant en fin de compte ce qu’il y a de meilleur et de plus combatif dans leur lutte, tout ce qui leur avait permis de remporter une victoire complète et enthousiaste sur les monarchie et sur le roi.
Les travailleurs espagnols sentirent instictivement que le temps des nouvelles et libres formes de vie sociale était arrivé. Les "sommets" socialistes de droite feignirent extérieurement de s’en féliciter, mis oeuvrèrent en fait et en secret à trahir ces aspirations, ce en quoi ils portèrent un énorme préjudice au premiers pas de la révolution.
La responsabilité des bolcheviks-communistes - les "plus à gauche des gauches" des socialistes, si l’on peut dire -, tient en ce qu’ils n’ont pas agi pour la cause de l’émancipation réelle des travailleurs, mais uniquement pour leurs sales petits intérêts de parti. Ils ont appréhendé la révolution comme un moyen à l’aide duquel ils pourraient abrutir, tout à leur aise, les têtes prolétariennes avec les promesses les plus démagogiques puis, les ayant attirés dans leur giron autoritaire, les utiliser physiquement pour instaurer leur sale dictature de parti sur le pays. Quand ils s’aperçurent que leurs manœuvres démagogiques ne prenaient pas auprès des travailleurs, ils soudoyèrent ou bernèrent quelques éléments aventuristes afin d’organiser des manifestations violentes en y appelant les travailleurs désarmés. Toutefois, ces manifestations ne leurs amenèrent non plus aucun succès. Le sang coula abondamment durant ces défaites ouvrières, préméditées par des gens qui se trouvaient très loin de l’action. Tout cela ne fit que renforcer la coalition des socialistes de droite d’Alcala et de Zamora avec la bourgeoisie, et augmenter son pouvoir non seulement contre les "candidats dictateurs" de gauche, mais aussi contre la révolution en général.
Quant aux bolcheviks-"communistes", ils sont de la même école marxistes-léniniste que leurs congénères russes : ce ne sont que des jésuites et des traîtres à tous ceux qui luttent contre le capital et pour l’émancipation du prolétariat, sans vouloir passer sous leurs fourches caudines. Pendant la révolution espagnole de 1931 ils n’ont pas été assez forts - et ne le sont toujours pas - pour manifester cette trahison de manière évidente. Malgré cela, ils ont réussi à monter plusieurs provocations et à lancer quelques calomnies, non pas tellement contre la bourgeoisie que contre leurs adversaires politiques de gauche. Cette circonstance explique partiellement la peine que la révolution a eue pour se débarrasser des idées et des dirigeants bourgeois, car il lui a fallu combattre en même temps la démoralisation propagée par ces traîtres de "gauche". Ces dernier agissent au nom de leur dictature et non de la liberté sociale véritable, celle qui fonde la solidarité et l’égalité des opinions de tous ceux qui ont rompu radicalement avec le lourd passé d’exploitation et qui marchent vers un monde nouveau dès à présent.
La responsabilité des communistes libertaire et anarcho-syndicalistes espagnols, dans l’évolution des événements, leur incombe surtout parcequ’ils se sont écartés de leurs principes de base en participant activement à cette révolution, certes pour enlever l’initiative à la bourgeoisie libérale, mais en demeurant malgré tout sur le terrain parasitaire de classe de celle-ci. Ils n’ont, d’une part, absolument pas tenu compte des exigences de notre époque et, d’autre part, sous-estimé l’importance des moyens dont dispose la bourgeoisie pour contenir et éliminer tout ceux qui la gênent.
Quelles sont les causes qui ont empêché les anarchistes de manifester en pratique leurs conviction pour transformer une révolution républicaine et bourgeoise en révolution sociale ?
En premier lieu, l’absence d’un programme déterminé et précis les a empêché d’atteindre une unité dans leurs actions, l’unité qui conditionne au cours d’une période révolutionnaire la croissance du mouvement et son influence sur tout ce qui l’entoure.
En second lieu, nos camarades espagnols, tout comme de nombreux camarades d’autres pays, considèrent l’anarchisme comme une église itinérante de liberté… Cette attitude les empêches en de nombreuses occasions, de concrétiser en temps et lieu voulu les structures pratiques et indispensables à l’organisation économiques et sociales devant lier par de nombreux fils la lutte quotidienne et globale des travailleurs. Cela les a empêchés de réaliser, cette fois-ci, la mission dévolue à l’anarchisme lors d’une période révolutionnaire.
Le communistes libertaires et anarcho-syndicalistes espagnols, malgré tout l’ascendant moral dont ils disposaient auprès des travailleurs dans le pays, n’ont pas su influencer à à fond dans un sens révolutionnaire, la psychologie des masses hésitantes entre leur sympathie pour la révolution et les idées petites-bourgeoises. Il aurait fallu les transformer en actifs combattants du développement et de la défense de la révolution. Au lieu de cela, se sent dans une relative liberté, les anarchistes, tout comme les petit bourgeois, se sont consacrés à des discussions sans fin. Ils se sont beaucoup exprimés, en toute liberté, oralement et par écrit, sur toutes sortes de sujets ; ils ont fait force meeting, avec de belles professions de foi, mais ils ont omis ceux qui s’étaient substitués au roi, eux, s’occupaient pendant ce temps d’affermir mieux leur pouvoir.
Malheureusement, rien ne fut entrepris sur ce plan en temps opportun bien que cela était au plus haut point indispensable. A ce moment, les anarchistes espagnols disposèrent de chances réelles - bien plus que tous les autres groupement révolutionnaires du pays - pour déterminer dans la pratique une stratégie qui aurait fait franchir une étape de plus à la révolution. La CNT augmenta ses effectifs avec une rapidité foudroyante et devin pour tout le pays laborieux la tribune et le lieu où purent enfin s’exprimer les espoirs séculaires des travailleurs.
Pour accentuer encore plus ce rôle actif de notre mouvement, il eut fallu abattre la bourgeoisie et son pouvoir, éliminer entièrement son influence du mouvement révolutionnaire. Est-ce que cela signifie que nos camarades espagnols n’aient rien fait dans ce sens au cours de cette année révolutionnaire 1931 ? Assurément, non. Ils firent tout leur possible pour transformer la révolution politique en révolution sociale. Ils supportèrent héroîquement les sacrifices et, même maintenant que la révolution à été étouffée, beaucoup d’entre eux subissent les rigueurs de la répression. Pourtant, ces sacrifices ont été vains, dans mesure où ils n’ont pas été accomplis en vue de buts conformes. Tout cela, je le répète encore, parceque l’anarchisme ne possède pas de programme défini, parce que les actions anarchistes menées ont été et sont toujours, d’ailleurs, dans l’éparpillement le plus complet, et non à partir d’une unité tactique, déterminée et orientée par une unité théorique, par un but unique commun. C’est pour ces raisons précises que les anarchistes espagnols n’on pu mener à bien leur œuvre et c’est ce qui a amené les plus faibles en convictions d’entre eux à lancer le fameux "manifeste des trente" - tout a fait inopportun -, au nom de "la plus grande conscience des responsabilités" de ses auteurs. Les militants les plus résolus et intrépides, ceux qui non seulement propagent leurs idées mais vont jusqu’à périr pour elles, ceux-là languissent dans d’immonde casemates, dans les cales des navires qui les emportent au loin en déportation, vers des contrées hostiles.
Tels sont, en général, les traits fondamentaux des omissions, erreurs et manquements fatals pour les actions révolutionnaires, commis par les groupements de gauche espagnols, à un moment décisif qui se répète rarement dans l’histoire, et qui a conduit aux résultat actuels de la révolution espagnole. Tous ces groupements portent dons la responsabilité de la situation.
Je ne sais quelles conclusions en tireront les socialistes étatistes, ceux qui ne surent rien faire de mieux que de jouer aux laquais de la bourgeoisie, tout en voulant faire des autres révolutionnaires leurs propres laquais. En ce qui concerne les anarchistes révolutionnaires, je pense qu’ils ont, ici, de quoi méditer, afin de se garder à l’avenir de répéter les mêmes erreurs, que ce soit en Espagne ou ailleurs : se retrouver à des postes révolutionnaires avancés sans pouvoir disposer des moyens nécessaires à la défense des acquis révolutionnaires des masses contre les attaques acharnées de leurs ennemis bourgeois et socialistes autoritaires.
Il est évident que les anarchistes révolutionnaires ne doivent pas recourir aux moyens des bolcheviks comme certains d’entre eux en sont parfois tentés, jusqu’à conseiller d’établir un "contact étroit" avec l’état bolchevik (comme le préconise dernièrement le "novateur" Archinov). Les anarchistes révolutionnaires n’ont rien à trouver dans le bolchévisme ; ils disposent de leur propre théorie révolutionnaire fort riche au demeurant, laquelle définit des tâches totalement opposées à celles des bolcheviks dans la vie et la lutte es classes laborieuses. Ils ne peuvent concilier leurs objectifs avec ceux du panbolchevisme, lequel s’impose si férocement, par le rouble et la baïonnette, dans la vie des travailleurs de l’U.R.S.S., ignorant délibérément leurs droits et faisant d’eux ses esclaves dociles, incapable d’esprit indépendant, de raisonnement propre sur leur bien être et sur celui des autres travailleurs dans le monde.
Aucun individu ni aucun groupe anarchiste, si dévoué soit-il à la cause du mouvement, ne peut réaliser à lui seul les tâches définies. Toutes les tentatives menées à ce jour en témoignent. On comprend pourquoi : aucun individu ni groupe ne peut unir à lui seul notre mouvement, tant sur le plan national qu’international. Ces immenses et capitales tâches ne pourront êtres remplies que par un collectif international de réflexion libertaire. C’est ce que j’avais déjà dit, il y a sept ans, à Rudolph Rocker et à Alexandre Bergman, à Berlin. Je le réaffirme d’autant plus fermement maintenant, que de nombreux libertaires reconnaissent ouvertement - après toute une série de tentatives infructueuses de créer quelque chose de pratique - qu’il n’y a pas d’autres possibilités de mettre au point un programme déterminé et élaboré conformément à notre époque et à nos forces, que de réunir une conférence préparatoire, composée des militants les plus actifs et dévoués, tant sur le plan théorique que pratique, laquelle devra formuler les thèses qui correspondraient aux questions vitales du mouvement anarchiste, thèses débattues dans la perspective d’un congrès anarchiste international. Celui-ci, à son tour développerait et compléterait ces thèses. A la suite de ce congrès, ces thèses représenteraient un programme défini et une référence solide pour notre mouvement, référence valable pour chaque pays. Cela délivrerait notre mouvement des déviations réformistes et confusionnistes, et lui donnerait la puissance nécessaire pour devenir l’avant garde des révolutions contemporaines.
Il est vrai que cette œuvre n’est pas facile ; cependant, la volonté et la solidarité de ceux qui peuvent et désirent la réaliser pourront grandement faciliter cette démarche. Que cette œuvre commence, notre mouvement ne peut qu’y gagner !
Vive l’aspiration fraternelle et communes de tous les militants anarchistes à la réalisation de cette grande œuvre - l’œuvre de notre mouvement et de la révolution sociale pour laquelle nous luttons.
Nestor Makhno
Paris, 1931