Paul Ollendorff éd. (26p. 199-218).

Saint-Tropez, 13 avril.


Comme il faisait fort beau ce matin, je partis pour la chartreuse de la Verne.

Deux souvenirs m’entraînaient vers cette ruine : celui de la sensation de solitude infinie et de tristesse inoubliable ressentie dans le cloître perdu, et puis celui d’un vieux couple de paysans chez qui m’avait conduit, l’année d’avant, un ami qui me guidait à travers le pays des Maures.

Assis dans un char à bancs, car la route deviendra bientôt impraticable pour une voiture suspendue, je suivis d’abord le golfe jusqu’au fond. J’apercevais sur l’autre rive en face, les bois de pins où la Société essaie encore une station. La place, d’ailleurs, est admirable et le pays entier magnifique. La route ensuite s’enfonce dans les montagnes et bientôt traverse le bourg de Cogolin. Un peu plus loin, je la quitte pour prendre un chemin défoncé qui ressemble à une longue ornière. Une rivière, ou plutôt un grand ruisseau coule à côté, et tous les cent mètres coupe cette ravine, l’inonde, s’éloigne un peu, revient, se trompe encore, quitte son lit et noie la route, puis tombe dans un fossé, s’égare dans un champ de pierres, paraît soudain devenu sage et suit son cours quelque temps ; mais, saisi tout à coup par une brusque fantaisie, il se précipite de nouveau dans le chemin qu’il change en mare, où le cheval enfonce jusqu’au poitrail et la haute voiture jusqu’au coffre.

Plus de maisons ; de place en place une hutte de charbonniers. Les plus pauvres demeurent en des trous. Se figure-t-on que des hommes habitent en des trous, qu’ils vivent là toute l’année, cassant du bois et le brûlant pour en extraire du charbon, mangeant du pain et des oignons, buvant de l’eau et couchant comme les lapins en leurs terriers, au fond d’une étroite caverne



creusée dans le granit. On vient d’ailleurs de

découvrir, au milieu de ces vallons inexplorés, un solitaire, un vrai solitaire, caché là depuis trente ans, ignoré de tous, même des gardes forestiers.

L’existence de ce sauvage, révélée je ne sais par qui, fut signalée sans doute au conducteur de la diligence, qui en parla au maître de poste, qui en causa avec le directeur ou la directrice du télégraphe, qui s’étonna devant le rédacteur d’un Petit Midi quelconque, qui en fit une chronique à sensation reproduite par toutes les feuilles de Provence.

La gendarmerie se mit en marche et découvrit le solitaire, sans l’inquiéter d’ailleurs, ce qui prouve qu’il devait avoir gardé ses papiers. Mais un photographe, excité par cette nouvelle, se mit en route à son tour, erra trois jours et trois nuits à travers les montagnes, et finit par photographier quelqu’un, le vrai solitaire, disent les uns, un faux, affirment les autres.

Or l’an dernier, l’ami qui me révéla ce bizarre pays me fit voir deux êtres plus curieux assurément que le pauvre diable qui vint cacher dans ces bois impénétrables un chagrin, un remords, un désespoir inguérissable, ou peut-être le simple ennui de vivre.

Voici comment il les avait trouvés. Errant à cheval à travers ces vallons, il rencontra une sorte d’exploitation prospère, des vignes, des champs et une ferme humble mais habitable.

Il entra. Une femme le reçut, âgée de soixante-dix ans environ, une paysanne. Son homme, assis sous un arbre, se leva et vint saluer.

— Il est sourd, dit-elle.

C’était un grand vieillard de quatre-vingts ans, étonnamment fort, droit et beau.

Ils avaient à leur service un valet et une servante. Mon ami, un peu surpris de rencontrer dans ce désert ces êtres singuliers, s’informa d’eux. Ils étaient là depuis fort longtemps : on les respectait beaucoup, et ils passaient pour avoir de l’aisance, une aisance de paysans.

Il revint les voir plusieurs fois et devint peu à peu le confident de la femme. Il lui apportait des journaux, des livres, s’étonnant de trouver en elle des idées, ou plutôt des restes d’idées qui ne semblaient point de sa caste. Elle n’était d’ailleurs ni lettrée, ni intelligente, ni spirituelle, mais semblait avoir, au fond de sa mémoire, des traces de pensées oubliées, le souvenir endormi d’une éducation ancienne.

Un jour, elle lui demanda son nom.

— Je m’appelle le comte de X…, dit-il.

Elle reprit, mue par une de ces obscures vanités gîtées au fond de toutes les âmes :

— Moi aussi, je suis noble !

Puis elle continua, parlant pour la première fois assurément de cette chose si vieille, inconnue de tous.

— Je suis la fille d’un colonel. Mon mari était sous-officier dans le régiment que commandait papa. Je suis devenue amoureuse de lui, et nous nous sommes sauvés ensemble.

— Et vous êtes venus ici ?

— Oui, nous nous cachions.

— Et vous n’avez jamais revu votre famille ?

— Oh ! non : songez que mon mari était déserteur.

— Vous n’avez jamais écrit à personne ?

— Oh ! non.

— Et vous n’avez jamais entendu parler de personne de votre famille, ni de votre père, ni de votre mère ?

— Oh ! non ! Maman était morte.

Cette femme avait gardé quelque chose d’enfantin, l’air naïf de celles qui se jettent dans l’amour comme dans un précipice.

Il demanda encore :

— Vous n’avez jamais raconté cela à personne.

— Oh ! non. Je le dis maintenant parce que Maurice est sourd. Tant qu’il entendait, je n’aurais pas osé en parler. Et puis, je n’ai jamais vu que des paysans depuis que je me suis sauvée.

— Avez-vous été heureuse, au moins ?

— Oh ! oui, très heureuse. Il m’a rendue très heureuse. Je n’ai jamais rien regretté.

Et j’avais été voir à mon tour, l’année précédente, cette femme, ce couple, comme on va visiter une relique miraculeuse.

J’avais contemplé, triste, surpris, émerveillé et dégoûté, cette fille qui avait suivi cet homme, ce rustre, séduite par son uniforme de hussard cavalcadeur, et qui plus tard, sous ses haillons de paysan, avait continué de le voir avec le dolman bleu sur le dos, le sabre au flanc, et chaussé de la botte éperonnée qui sonne.

Cependant elle était devenue elle-même une paysanne. Au fond de ce désert, elle s’était faite à cette vie sans charmes, sans luxe, sans délicatesse d’aucune sorte, elle s’était pliée à ces habitudes simples. Et elle l’aimait encore. Elle était devenue une femme du peuple, en bonnet, en jupe de toile. Elle mangeait dans un plat de terre sur une table de bois, assise sur une chaise de paille, une bouillie de choux et de pommes de terre au lard. Elle couchait sur une paillasse à son côté.

Elle n’avait jamais pensé à rien, qu’à lui ! Elle n’avait regretté ni les parures, ni les étoffes, ni les élégances, ni la mollesse des sièges, ni la tiédeur parfumée des chambres enveloppées de tentures, ni la douceur des duvets où plongent les corps pour le repos. Elle n’avait eu jamais besoin que de lui ! Pourvu qu’il fût là, elle ne désirait rien.

Elle avait abandonné la vie, toute jeune, et le monde, et ceux qui l’avaient élevée, aimée. Elle était venue, seule avec lui, en ce sauvage ravin. Et il avait été tout pour elle, tout ce qu’on désire, tout ce qu’on rêve, tout ce qu’on attend sans cesse, tout ce qu’on espère sans fin. Il avait empli de bonheur son existence d’un bout à l’autre. Elle n’aurait pas pu être plus heureuse.

Maintenant j’allais, pour la seconde fois, la revoir avec l’étonnement et le vague mépris que je sentais en moi pour elle.

Elle habitait de l’autre côté du mont qui porte la Chartreuse de La Verne, près de la route d’Hyères, où une autre voiture m’attendait, car l’ornière que nous avions suivie cessait tout à coup et devenait un simple sentier accessible seulement aux piétons et aux mulets.

Je me mis donc à monter, seul, à pied et à pas lents. J’étais dans une forêt délicieuse, un vrai maquis corse, un bois de contes de fées fait de lianes fleuries, de plantes aromatiques aux odeurs puissantes et de grands arbres magnifiques.

Les granits dans le chemin brillaient et roulaient, et par les jours entre les branches j’apercevais soudain de larges vallées sombres, s’allongeant à perte de vue, pleines de verdure.

J’avais chaud, mon sang vif coulait à travers ma chair, je le sentais courir dans mes veines un peu brûlant, rapide, alerte, rythmé, entraînant comme une chanson, la grande chanson bête et gaie de la vie qui s’agite au soleil. J’étais content j’étais fort, j’accélérais ma marche, escaladant les rocs, sautant, courant, découvrant de minute en minute un pays plus large, un gigantesque filet de vallons déserts où ne montait pas la fumée d’un seul toit.

Puis, je gagnai la cime, que d’autres cimes, plus hautes, dominaient, et après quelques détours j’aperçus sur le flanc de la montagne en face, derrière une châtaigneraie immense qui allait du sommet au fond d’une vallée, une ruine noire, un amas de pierres sombres et de bâtiments anciens supportés par de hautes arcades. Pour l’atteindre, il fallut contourner un large ravin et traverser la châtaigneraie. Les arbres, vieux comme l’abbaye, survivent à cette morte, énormes, mutilés, agonisants. Les uns sont tombés ne pouvant plus porter leur âge, d’autres décapités n’ont plus qu’un tronc creux où se cacheraient dix hommes. Et ils ont l’air d’une armée formidable de géants antiques et foudroyés qui montent encore à l’assaut du ciel. On sent les siècles et la moisissure, l’antique vie des racines pourries dans ce bois fantastique où rien ne fleurit plus au pied de ces colosses. C’est, entre les troncs gris, un sol dur de pierres et d’herbe rare.

Voici deux sources captées ou des fontaines pour faire boire les vaches.

J’approche de l’abbaye et je découvre tous les vieux bâtiments dont les plus anciens datent du xiie siècle et dont les plus récents sont habités par une famille de pâtres.

Dans la première cour on voit aux traces des animaux, qu’un reste de vie hante encore ces lieux, puis après avoir traversé des salles croulantes pareilles à celles de toutes les ruines, on arrive dans le cloître, long et bas promenoir encore couvert, entourant un préau de ronces et de hautes herbes. Nulle part au monde je n’ai senti sur mon cœur un poids de mélancolie aussi lourd qu’en cet antique et sinistre marchoir de moines. Certes, la forme des arcades et la proportion du lieu contribuent à cette émotion, à ce serrement de cœur, et attristent l’âme par l’œil, comme la ligne heureuse d’un monument gai réjouit la vue. L’homme qui a construit cette retraite devait être un désespéré pour avoir su créer cette promenade de désolation. On a envie de pleurer entre ces murs et de gémir, on a envie de souffrir d’aviver les plaies de son cœur, d’agrandir, d’élargir jusqu’à l’infini tous les chagrins comprimés en nous.

Je grimpai par une brèche pour voir le paysage au dehors et je compris. — Rien autour de nous, que la mort. — Derrière l’abbaye une montagne allant au ciel, autour des ruines la châtaigneraie, et devant, une vallée, et plus loin, d’autres vallées — des pins, des pins, un océan de pins et tout à l’horizon, encore des pins sur des sommets.

Et je m’en allai.

Je traversai ensuite un bois de chênes-liège où j’avais eu l’autre année une surprise émouvante et forte.

C’était par un jour gris, en octobre, au moment où l’on vient arracher l’écorce de ces arbres pour en faire des bouchons. On les dépouille ainsi depuis le pied jusqu’aux premières branches, et le tronc dénudé devient rouge, d’un rouge de sang comme un membre d’écorché. Ils ont des formes bizarres, contournées, des allures d’êtres estropiés, épileptiques qui se tordent, et je me crus soudain jeté dans une forêt de suppliciés,



dans une forêt sanglante de l’enfer où les hommes

avaient des racines, où les corps déformés par les supplices ressemblaient à des arbres, où la vie coulait sans cesse, dans une souffrance sans fin, par ces plaies saignantes et qui mettaient en moi cette crispation et cette défaillance que produisent sur les nerveux la vue brusque du sang, la rencontre imprévue d’un homme écrasé ou tombé d’un toit. Et cette émotion fut si vive, et cette sensation fut si forte que je crus entendre des plaintes, des cris déchirants, lointains, innombrables, et qu’ayant touché, pour raffermir mon cœur, un de ces arbres, je crus voir, je vis, en la retournant vers moi, ma main toute rouge.

Aujourd’hui ils sont guéris — jusqu’au prochain écorchement.

Mais j’aperçois enfin la route qui passe auprès de la ferme où s’abrita le long bonheur du sous-officier de hussards et la fille du colonel.

De loin, je reconnais l’homme qui se promène dans ses vignes. Tant mieux : la femme sera seule à la maison.

La servante lave devant la porte.

— Votre maîtresse est ici, lui dis-je.

Elle répondit d’un air singulier, avec l’accent du Midi.

— Non m’sieu, voilà six mois qu’elle n’est plus.

— Elle est morte ?

— Oui m’sieu.

— Et de quoi ?

La femme hésita, puis murmura :

— Elle est morte, elle est morte donc.

— Mais de quoi ?

— D’une chute, donc !

— D’une chute, où ça ?

— Mais de la fenêtre.

Je donnai vingt sous.

— Racontez-moi, lui dis-je.

Elle avait sans doute grande envie de parler, sans doute aussi elle avait dû répéter souvent cette histoire depuis six mois, car elle la récita longuement comme une chose sue et invariable.

Et j’appris que depuis trente ans, l’homme, le vieux, le sourd, avait une maîtresse au village voisin, et que sa femme l’ayant appris par hasard d’un charretier qui passait et qui causa de ça, sans la connaître, s’était sauvée au grenier éperdue et hurlante, puis lancée par la fenêtre, non point peut-être par réflexion, mais affolée par l’horrible douleur de cette surprise qui la jetait en avant, d’une irrésistible poussée, comme un fouet qui frappe et déchire. Elle avait gravi l’escalier, franchi la porte, et sans savoir, sans pouvoir arrêter son élan, continuant à courir devant elle, avait sauté dans le vide.

Il n’avait rien su, lui, il ne savait pas encore, il ne saurait jamais puisqu’il était sourd. Sa femme était morte, voilà tout. Il fallait bien que tout le monde mourût !

Je le voyais de loin donnant par signe des ordres aux ouvriers.

Mais j’aperçus la voiture qui m’attendait à l’ombre d’un arbre, et je revins à Saint-Tropez.