Sur l’art de recueillir les contes populaires

Sur l’art de recueillir les contes populaires
Revue pédagogique, premier semestre 1886VIII (n. s.) (p. 203-209).

SUR L’ART DE RECUEILLIR
LES CONTES POPULAIRES


On a longtemps cru en France que le peuple des campagnes ne conservait point les traditions léguées par les ancêtres, et qu’il était trop tard pour recueillir dans notre pays les contes, les légendes, les chansons, les coutumes curieuses, tout cet ensemble qui constitue la littérature et un peu la science de ceux qui ne savent pas lire. On pensait qu’il était trop tard pour retrouver chez nous l’équivalent du trésor légendaire que d’illustres savants n’ont pas dédaigné de rechercher avec passion dans les pays du Nord ; heureusement plusieurs chercheurs n’ont pas accepté comme démontré cet espèce d’axiome qui consistait à croire que noire race était dépourvue de contes poétiques, de chants héroïques ou touchants, ou que, s’ils avaient existé, ils avaient dû disparaître dans la première moitié de ce siècle, lorsque les communications sont devenues fréquentes et faciles, et que l’instruction s’est répandue un peu partout. Ils se sont mis à l’œuvre, non toujours sans éprouver des difficultés, et les publications de ces dernières années sont là pour affirmer hautement que la France est, à ce point de vue spécial, aussi riche que ses voisins.

Cependant la moisson est loin d’avoir été complète ; si certaines provinces ont été passablement explorées, d’autres attendent encore le patient collecteur qui, sans se laisser rebuter par les résultats médiocres qui accompagnent souvent le début de l’exploration, ne se lasse pas d’interroger et finisse par découvrir, dans des pays qui paraissent médiocrement riches, des choses du plus grand intérêt.

Il n’est pas en effet aussi facile qu’on se l’imagine de recueillir la littérature orale. Même dans les pays où elle est encore florissante, il faut, pour la trouver, réunir un certain nombre de conditions. Je vais essayer, en m’aidant d’une expérience personnelle déjà longue, d’esquisser les divers moyens à employer pour arriver à une récolte fructueuse.

D’une manière générale, on peut dire que les paysans français appartiennent à une couche de civilisation inférieure, au moins par certains côtés, à celle des habitants des villes qui ont quelque teinture des lettres. Si l’on admet que ces derniers soient des hommes du xixe siècle, bien des paysans sont de deux ou trois siècles en arrière ; parfois même leur culture est celle du moyen âge. Si au point de vue des traditions populaires cet état d’esprit est précieux, parce que les croyances et les légendes ont mieux conservé leur naïveté et leur forme, il constitue à d’autres égards une difficulté. Les paysans, qui ont conscience de la différence d’idées qui les sépare des gens plus avancés en évolution, n’accordent pas facilement leur confiance. Ils craignent qu’on ne se moque de leurs récits du temps passé, et ce n’est pas tout à fait sans raison ; souvent des demi-lettrés sont peu indulgents pour les croyances naïves, arriérées si l’on veut, de leurs concitoyens des champs, et ne se font pas faute de s’en moquer hautement. Aussi le premier mouvement d’un paysan, lorsqu’il se trouve en présence d’un monsieur qui l’interroge, est la défiance ou tout au moins la réserve, et, comme personne ne sait mieux que lui se taire quand il le veut, il reste impénétrable, jusqu’au jour où il est convaincu qu’on ne se moquera pas de lui.

Pas plus à la campagne qu’à la ville la confiance ne se commande ; pour l’obtenir il faut déployer un certain tact, dont la théorie est assez difficile à démontrer. C’est avant tout affaire d’observation du milieu ambiant. On peut dire toutefois que si l’on a habité pendant quelque temps un pays, et que l’on ait été aimable avec les paysans, pas fier, comme ils disent, il arrive un moment où ils ne sont plus gênés, et où l’on peut, sans trop en avoir l’air, obtenir de précieux renseignements. Mais il est nécessaire de s’observer, et, quelle que soit la chose qu’on entende, de ne pas protester contre son absurdité, de ne pas sourire de sa naïveté ; il faut, en un mot, paraître à ce point de vue être dans le même courant qu’eux, s’amuser de leur comique grossier, s’intéresser à leurs légendes (ce qui n’est pas très difficile, plusieurs étant charmantes), et accepter leurs superstitions et leurs croyances sans les discuter.

On croyait autrefois que pour recueillir les traditions populaires il était indispensable d’aller voir les paysans dans leur demeure et d’assister à leurs veillées. Sans vouloir dire du mal de cette méthode, dont j’ai parfois usé avec fruit, je crois, si j’en juge par ma propre expérience, qu’elle n’est pas la meilleure. La présence d’un étranger, d’un monsieur, au foyer de la ferme met le plus souvent les gens mal à l’aise ; leur hôte fût-il sympathique, ils s’observent devant lui. Ils ne sont pas, de plus, toujours en train de raconter : après les travaux du jour en plein air, les plus robustes éprouvent un peu de fatigue ; souvent aussi ils sont préoccupés du temps, de l’apparence des récoltes et de bien d’autres soucis.

J’ai souvent employé, et presque toujours avec succès, un autre moyen : il consiste à réunir, chez soi ou chez un ami, un certain nombre de gens du pays, à les mettre bien à l’aise en leur offrant du tabac et aussi un peu de boisson. Les premiers moments sont froids ; mais si on cause avec eux, si, donnant l’exemple, on leur raconte quelque chose, ils ne tardent pas à s’y intéresser ; un conteur commence : pendant qu’il parle, les souvenirs des autres se réveillent, et un conte n’est pas plutôt fini qu’une des personnes présentes déclare qu’elle connaît quelque récit analogue et propose de le raconter. C’est qu’en effet un conte appelle l’autre. Il arrive souvent que le paysan ou le marin auquel on demande s’il en connaît, répond négativement, et parfois il est de la meilleure foi du monde. Il en à su, mais il y a longtemps qu’il n’y a pensé, et il croit les avoir oubliés alors qu’ils sont simplement endormis dans sa mémoire : les récits qu’il écoute les lui rappellent, et comme presque toujours il les a entendus dans son enfance, époque où les impressions se gravent profondément, il ne tarde pas à se remémorer ce qu’il croyait à jamais effacé de son souvenir : « Des contes, s’écriait une femme que j’interrogeais, j’en ai su plus d’une pouchée (plein un sac), j’en aurais dit d’ici à demain matin, mais je n’en sais plus. » Cependant, quand je lui eus raconté un conte, elle s’en rappela un, puis deux, puis une foule : c’est à elle que je dois les plus intéressants des récits de mes deux premiers volumes.

Les femmes sont, en effet, presque toujours les meilleures conteuses ; elles oublient moins que les hommes, parce que ces récits qui les ont charmées, amusées ou terrifiées, elles les racontent aux petits enfants, toujours avides de merveilleux ; en passant par leur bouche, vieille ou jeune, le récit a je ne sais quelle grâce qu’on ne retrouve pas dans ceux des hommes : presque tous les collecteurs de légendes, à commencer par les frères Grimm, ont eu la bonne fortune de rencontrer conservées par les femmes les meilleures et les plus charmantes versions populaires. La même grâce se retrouve parfois, mais plus rarement, parmi les enfants ; eux, ils croient souvent à la réalité du conte : j’en ai vu qui étaient si entraînés par leur récit qu’ils semblaient personnellement mêlés aux aventures du héros, et que leur dialogue était doux s’il parlait, rude si l’ogre, le diable ou le méchant prenait la parole. J’en ai vu s’indigner, ou parler des personnages comme s’ils les voyaient : « Il arriva chez la princesse ! — oh ! était-elle belle ! » s’écriait l’un d’eux, comme si elle avait été présente devant lui.

La connaissance de la topographie locale à aussi son importance en matière de légende. À côté des contes proprement dits, qui se passent généralement dans le royaume indéterminé de la féerie, il en est d’autres qui semblent spéciaux au pays, ou qui du moins y sont localisés par le conteur. Bien que parfois ces récits soient à l’état fragmentaire, ce ne sont pas les moins intéressants : on y rencontre des épisodes originaux ou qui tiennent à une sorte d’histoire légendaire de la contrée.

Lorsqu’un pays est au bord de la mer ou près d’un fleuve, si les fontaines sont claires et l’eau de belle qualité, il y a des chances pour trouver des légendes qui se rattachent — parfois sous une forme christianisée — aux divinités ou aux fées de la mer et des eaux, ce monde si complexe et si poétique, où survivent les débris d’un des plus anciens cultes de l’humanité.

S’il y a des forêts, elles sont hantées par des lutins, des fées, des chasseurs ou des animaux fantastiques, souvent par des ogres ou par des brigands : le mystère des grands arbres se prête à l’épouvante. Le petit Poucet abandonné dans la forêt émeut plus les enfants que les chambres sanglantes de la Barbe Bleue, que son coutelas levé sur sa septième femme. Les mégalithes, et les roches naturelles remarquables par leurs dimensions ou leurs formes, sont aussi le théâtre de merveilleux récits : sous ces pierres il y a des trésors que l’on ne peut avoir qu’à certaines heures, et que gardent des esprits terribles ou des monstres hideux : il faut pour leur échapper ou pour les séduire un charme aussi rare que le rameau d’or du poète. Parfois elles servent de demeure à des fées ou à des lutins : le peuple associe à ces créatures pré-chrétiennes les saints qui y ont laissé leur empreinte, les diables qui les ont lancées ou transportées, et dont on montre les griffes imprimées sur la pierre. Souvent tous ces génies se confondent et sont attachés au même monument. On est alors en présence de trois époques qui survivent dans la légende : les divinités anciennes sont devenues des fées ou des lutins, ou, par une transformation dernière, à laquelle les apôtres des païens aidèrent de tout leur pouvoir, des démons hideux et malfaisants ; au dieu local le peuple, parfois l’Église elle-même, a substitué un saint, héritier de plusieurs de ses attributions.

Les noms de lieux jouent ici un rôle important : on sait, par de nombreuses preuves, que rien ne se conserve mieux que les noms attribués à tel ou tel endroit. Lorsqu’un champ s’appelle le Clos de la Fée, on est porté à croire qu’une légende s’y rattache, et parfois on la retrouve. Dans la Haute-Bretagne, par exemple, où Margot est synonyme de fée, il m’est arrivé plusieurs fois, en entendant parler d’un lieu dit le Champ Margot ou la Pierre à Margot, d’interroger les paysans, et de rencontrer des légendes, tout au moins des souvenirs.

Ce monde de la féerie est, du reste, infini : les mines, surtout celles qui sont souterraines, ont leurs génies et leurs démons, les arbres ont les leurs, et des lutins, généralement malfaisants, se plaisent à jouer des tours aux laboureurs, rouillant le blé, tachant les pommes de terre, et se cachant dans les nuées orageuses qui versent la grêle ou dans les tourbillons qui font voler le foin en l’air.

Lorsque le patois est la langue courante d’un pays, il est naturellement indispensable de le connaître ; dans ceux où il n’est point une langue, mais un simple dialecte du français, sa connaissance est aussi très utile, presque nécessaire même. Il n’y a pas besoin de le parler constamment ; mais il faut pouvoir expliquer, de manière à se mettre à la portée des auditeurs, les mots français qui ne sont pas compris d’abord par eux. Dans un récit fait par un paysan, il importe de comprendre assez son langage pour ne pas être obligé de l’arrêter et de lui demander la signification d’un terme obscur : une interruption coupe toujours la verve d’un conteur. Si l’on est embarrassé par un terme qu’on entend pour la première fois, — et cela peut arriver à ceux qui connaissent le mieux un patois, — il vaut mieux le noter, et attendre, pour s’enquérir de sa valeur exacte, que le conteur ait terminé son récit.

La parole allant plus vite que l’écriture, il est presque impossible d’arriver à reproduire toutes les paroles d’un conteur. Quelquefois même il n’aime pas à voir coucher par écrit ce qu’il dit, et il se méfie. Lorsqu’il n’y a pas à craindre une défiance de sa part, on peut prendre des jalons qui, la mémoire aidant, servent à reconstituer le récit entier. Si on est bien doué de ce côté, et, pour être bon collecteur de contes, c’est une qualité presque indispensable, avec quelques notes bien prises, surtout si on rédige tout de suite, on arrive à reproduire les phrases même des conteurs. Ceux-ci sont de diverses sortes. Quelques-uns, surtout parmi les enfants et les femmes, content avec un tel charme et une telle naïveté que le mieux est de les reproduire en élaguant seulement les répétitions inutiles (il en est au contraire qu’il faut conserver avec soin, car elles sont essentielles au récit), en traduisant les mots patois qui ne sont pas pittoresques et en remplaçant les façons de parler par trop incorrectes ; les mots patois qui sont bien faits, qui peignent bien, et qu’on peut expliquer par une courte note, donnent de la saveur au récit. Lorsqu’on n’a pas la chance d’avoir des conteurs excellents, il vaut encore mieux garder le récit sèchement fait des contes intéressants dans leur trame, que d’essayer de les rendre pittoresques. On risquerait de tomber dans la composition littéraire qui n’est pas ici de mise[1]. Un conte bien écouté et bien noté, c’est un paysan à l’aise, parfois noble d’allures, dans son costume auquel il est habitué ; le conte arrangé a toujours un peu l’air d’un campagnard en redingote.

En plusieurs pays, les instituteurs ont collaboré de la manière la plus profitable à l’enquête sur les traditions, les contes et les légendes. Pour n’en citer qu’un exemple, ceux du pays basque ont fourni à M. Cerquand une bonne partie des matériaux de son excellent recueil. Par leurs relations quotidiennes avec les paysans, dont ils savent le langage, par la connaissance qu’ils ont de la topographie du pays, les instituteurs peuvent rendre d’éminents services dans l’enquête qui se poursuit actuellement sur nos traditions nationales. Leurs découvertes seraient sans doute favorablement accueillies par les Sociétés savantes du département qu’ils habitent. En tout cas, elles pourraient être communiquées à la Société des Traditions populaires, récemment fondée à Paris. Le comité de rédaction de la Société examinera avec soin les manuscrits envoyés, et, s’il ne les publie pas, il se fera du moins un devoir de donner des conseils aux instituteurs qui voudraient occuper leurs loisirs à l’œuvre, à la fois patriotique et intéressante, de préserver de l’oubli ce qui subsiste encore de notre trésor légendaire[2].


  1. Dans mon livre des Contes des provinces de France, librairie Cerf, on trouvera de nombreux exemples des différentes manières des collecteurs de contes populaires français.
  2. Prière d’adresser les documents destinés à la Revue des Traditions populaires (écrits sur un seul côté) à M. Paul Sébillot, 4, rue de l’Odéon, Paris.