Sur l’alpe en hiver

La Semaine littéraireannée 1894, numéro 26 (p. 10).

Sur l’Alpe en hiver.


RÉVEIL

Par deux fois l’horloge sonne
Un, deux, trois, quatre et cinq coups.
Moi, dans mon lit je frissonne,
Car il fait un froid de loup.

Jusqu’aux moelles me pénètre
L’air glacial de la nuit.
Dans la rue, sous ma fenêtre,
Soudain éclate un grand bruit.

Bruit de pas, galop de bêtes,
Appels, claquements de mains,
Tintamarre de clochettes,
Voix clamant par les chemins ;

Quel sorcier d’enfer déchaîne
Ce sabbat sous le ciel noir ?
C’est mon voisin qui ramène
Son troupeau de l’abreuvoir.

Et vaguement je discerne,
Dans l’ombre où je me morfonds,
Le reflet de sa lanterne
Qui s’agite à mon plafond.


TABLEAU DU SOIR

 
Le soir descend. Sur la neige des frissons roses
Courent, qui la font palpiter comme une chair ;
Et les toits des chalets, par leurs trappes mi-closes,
Laissent un filet bleu monter dans le ciel clair.

Tout près, à l’occident flamboyant, se détachent
Sur un fond d’or, les sapins noirs, aigus et droits.
C’est le moment où vers les abreuvoirs, les vaches
Vont à la queue leu leu par les chemins étroits.

Les vieilles, gravement, hument l’eau des fontaines,
Puis vers l’étable s’en retournent en bavant,
Tandis qu’une lueur, sur les crêtes lointaines,
S’allume à l’horizon vert pâle du levant.

Mais les jeunes, après avoir bu, semblent folles ;
L’air piquant les enivre et les met en gaîté ;
Ainsi que des enfants échappés de l’école,
Elles fuient vers l’espace et vers la liberté.

Par les talus de neige elles font des gambades,
Les petits bouviers les pourchassent en criant,
Faisant claquer leurs fouets, sautant les palissades ;
Et le ciel a des feux pourpres à l’orient.

Janvier 1894.
Henri Warnery.
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