Sur l’Usage de la vie/Édition Garnier

Œuvres complète, Garnier, Tome 10 : année 1769Garniertome 10 (p. 94-96).

SUR L’USAGE DE LA VIE[1]

POUR RÉPONDRE

AUX CRITIQUES QU’ON AVAIT FAITES DU MONDAIN.

 
Sachez, mes très chers amis,
Qu’en parlant de l’abondance,
J’ai chanté la jouissance
Des plaisirs purs et permis,
Et jamais l’intempérance.
Gens de bien voluptueux,
Je ne veux que vous apprendre
L’art peu connu d’être heureux :
Cet art, qui doit tout comprendre,
Est de modérer ses vœux.
Gardez de vous y méprendre.
Les plaisirs, dans l’âge tendre,
S’empressent à vous flatter :
Sachez que, pour les goûter,
Il faut savoir les quitter,
Les quitter pour les reprendre[2].
Passez du fracas des cours
À la douce solitude ;
Quittez les jeux pour l’étude :
Changez tout, hors vos amours.
D’une recherche importune

Que vos cœurs embarrassés
Ne volent point, empressés,
Vers les biens que la fortune
Trop loin de vous a placés :
Laissez la fleur étrangère
Embellir d’autres climats ;
Cueillez d’une main légère
Celle qui naît sous vos pas.
Tout rang, tout sexe, tout âge,
Reconnaît la même loi ;
Chaque mortel en partage
À son bonheur près de soi.
L’inépuisable nature
Prend soin de la nourriture
Des tigres et des lions,
Sans que sa main abandonne
Le moucheron qui bourdonne
Sur les feuilles des buissons ;
Et tandis que l’aigle altière
S’applaudit de sa carrière
Dans le vaste champ des airs,
La tranquille Philomèle
À sa compagne fidèle
Module ses doux concerts.
Jouissez donc de la vie,
Soit que dans l’adversité
Elle paraisse avilie,
Soit que sa prospérité
Irrite l’œil de l’envie.
Tout est égal, croyez-moi :
On voit souvent plus d’un roi
Que la tristesse environne ;
Les brillants de la couronne
Ne sauvent point de l’ennui :
Ses mousquetaires, ses pages[3],
Jeunes, indiscrets, volages,

Sont plus fortunés que lui.
La princesse et la bergère
Soupirent également ;
Et si leur âme diffère,
C’est en un point seulement :
Philis a plus de tendresse,
Philis aime constamment,
Et bien mieux que Son Altesse…
Ah ! madame la princesse[4],
Comme je sacrifierais
Tous vos augustes attraits
Aux larmes de ma maîtresse !
Un destin trop rigoureux
À mes transports amoureux
Ravit cet objet aimable ;
Mais, dans l’ennui qui m’accable,
Si mes amis sont heureux,
Je serai moins misérable.[5]

  1. C’est depuis 1775 que cette pièce s’imprime à la suite de la Défense du Mondain. Elle avait été imprimée, en 1770, à la page 379 du tome X des Nouveaux Mélanges. (B.)
  2. Dans son quatrième Discours sur l’Homme (voyez t. IX, p. 404), Voltaire a
    dit :
    Quittons les voluptés pour savoir les reprendre.
  3. Toutes les éditions antérieures à 1833 portent :
    Ses valets de pied, ses pages.
    C’est dans une copie de la main de Longchamp, secrétaire de Voltaire, que j’ai trouvé la version que je donne. (B.)
  4. Variante :
    O czarine, archiduchesse,
    Comme je sacrifierais, etc.
  5. Dans des stances au roi de Prusse (voyez tome VIII, page 524), Voltaire a dit :
    Buvez, soyez toujours heureux,
    Et je serais moins misérable.