Sur l’Eloquence politique

Sur l’Eloquence politique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 148-167).




SUR L’ÉLOQUENCE POLITIQUE



________




I. M. Pellisson : Les Orateurs politiques en France de 1850 à nos jours. — II. Ernest Charles : Science sociale et politiciens ; — Le même : Les Praticiens politiques.

Plusieurs volumes, soit strictement documentaires, soit de vive polémique et de rude esprit satirique, — et dont le plus utile et concluant, comme il arrive, est peut-être le plus modeste, — ont été consacrés ces derniers temps à l’éloquence politique en France, et nous n’avons pas regret au regard d’ensemble qu’ils nous ont amenés à jeter sur ce genre littéraire, en vérité tout nouveau chez nous.

Il est, en effet, presque strictement vrai, que, si l’éloquence de la chaire est, à le bien prendre, ou du moins c’est notre avis, la partie qui reste la plus belle de toute notre littérature classique en prose ; que, si l’éloquence judiciaire a eu chez nous, avec les Lhospital, les Pasquier et les Patru, des représentans singulièrement glorieux et dignes de l’être; l’éloquence politique, sauf quelques harangues des États généraux de 1614, sauf, aussi, quelques discours, plus écrits que parlés, de Lhospital encore et de Pasquier, ne date chez nous que d’un peu plus d’un siècle et est véritablement un genre tout récent, dont l’évolution n’en est encore, en somme, qu’à ses commencemens, et dont les destinées générales ne peuvent être encore que soupçonnées.

Dans l’avant-propos qu’un historien un peu austère a mis en avant du livre de M. Pellisson sur les orateurs politiques contemporains, je lis ces lignes, qui devraient donner à cet « avant-propos » le titre « d’avertissement » : « Choisir les morceaux les plus beaux, soit dans le genre émouvant, soit dans le genre satirique, comparer les discours et les orateurs, en noter les mérites, avec le « bon goût » pour critérium, c’eût été une entreprise vaine, toute de rhétorique, et d’inutile rhétorique. »

C’est précisément, m’exposant, autant que je m’y résigne, aux mépris des esprits sérieux, cette entreprise vaine, toute de rhétorique et de rhétorique inutile, que je me propose ici ; et ce sont les différens aspects qu’a revêtus successivement notre éloquence politique depuis 1830 et les changemens principaux qui sont arrivés dans son état, que, brièvement, sans m’occuper, pour aujourd’hui, du fond des choses, je voudrais examiner, en simple rhéteur, ou plutôt en lecteur qui feuillette le moderne De claris Oratoribus dont on veut bien nous enrichir.

I

Il est remarquable comme l’éloquence politique d’avant 1830, et surtout d’après 1830 pendant une dizaine d’années, est pénétrée et comme animée tout entière de philosophie politique. On sent ici l’influence de Royer-Collard, laquelle fut immense et du reste très salutaire, ou plutôt qui eût été aussi salutaire qu’elle fut profonde, si tous ceux qui la subissaient eussent possédé un esprit philosophique de la même force, ou approchant, que leur illustre chef. Jamais, jusque vers 1840, jamais Guizot, plus historien pourtant que philosophe, maniant l’abstraction politique avec la force qu’il avait en tout, mais avec une certaine raideur où l’on sent l’effort, jamais Guizot ne prononça un discours politique sans le rattacher solidement et comme rudement à une grande idée générale. Guizot veut-il défendre l’institution de la pairie héréditaire ? Royer-Collard vient de parler ; il semble que c’est Royer-Collard qui continue :


… Les Italiens ont un proverbe qui dit : « Le monde va de lui-même » ; et bien lui en prend ; car, s’il n’avait pour aller que les lois que les hommes prétendent lui donner, il se détraquerait plus souvent que cela ne lui arrive, et pourrait même quelquefois s’arrêter tout à fait. Le monde va de lui-même ; c’est-à-dire que le monde va en vertu de certaines lois naturelles, de certains principes primitifs et universels et, grâce à Dieu, il n’est pas au pouvoir des hommes de l’empêcher d’aller. Eh bien, parmi ces principes, il y en a deux qui me frappent comme les plus puissans, comme invincibles : l’hérédité, et l’activité individuelle ou la personnalité. Par l’hérédité, chaque individu, chaque génération reçoit de ses prédécesseurs une certaine existence déterminée… Après cette situation toute faite, ainsi reçue de ses prédécesseurs, chaque homme, chaque génération, par sa propre force, modifie, change cette situation, cette existence, se fait soi-même à son tour après avoir été fait par ses prédécesseurs. En sorte que nous sommes tous, et les générations et les individus, le résultat de deux élémens : l’un de tradition, qui est l’œuvre des temps, l’autre de création, qui est notre propre ouvrage…


Voyez-vous bien qu’il faut, dans l’art oratoire du temps, une mesure ne pouvant être que l’application particulière d’un principe général, qu’un discours soit une partie d’un système et soit nettement situé dans ce système comme un paragraphe dans un livre ? De la sorte, tout discours est une leçon, et tout orateur un professeur qui semble, quand il monte à la tribune, poursuivre un cours qu’il a commencé, il y a quelques années, et dont il a pour premier soin, comme c’est son devoir, de rappeler le point de départ et les axiomes initiaux. Ne croyez pas que ce soit le seul Guizot, qui, après et d’après Royer-Collard, procède ainsi. Ils procèdent tous de cette sorte, Thiers, à cette époque, tout comme les autres. Même question de l’hérédité des Pairs. Thiers est plus vif, se jette plus rapidement en dehors des considérations générales ; mais il commence par elles, lui aussi ; il leur rend hommage au début ; il passe devant leur autel, un peu vite, mais il le salue :


… Il y a dans la société mille intérêts ; ils se généralisent et arrivent à être deux : le premier, c’est l’intérêt du progrès ; oui, toutes les sociétés avancent et doivent avancer ; le progrès est la plus noble des croyances des modernes… Mais tout changement, pour être avantageux, doit n’être ni trop brusque ni trop considérable ; c’est le second intérêt, celui de la stabiUté. Si on ne le consulte pas, si, sans s’assurer qu’un changement est bon et n’est pas trop complet, on l’adopte… Il faut donc ce double intérêt et de stabiUté et de progrès…


Tous suivent cette méthode. Elle est comme de règle ou elle est comme de protocole.

Elle a un inconvénient. C’est que les discours des différens orateurs se ressemblent trop. Ils se ressemblent au moins tous par leurs débuts. Ce n’est que vers le deuxième tiers du discours que la personnalité de l’orateur apparaît, ou même sa pensée propre, très différente souvent, comme on peut croire, de la pensée du précédent. Les exordes appartiennent tous à une littérature éminemment impersonnelle.

Il y a des conséquences assez curieuses de cette manière. Par exemple, les orateurs de cette époque sont sensibles à la « beauté » d’une idée, et adoptent ou affectent d’adopter une idée et la recommandent, pour sa beauté. Assez sottement, à mon avis, une grande partie de la Chambre de 1874 rit de tout son cœur de ce mot de Beulé : « Nous possédons le système parlementaire dans toute sa beauté ; » et toute la France suivit, ou à peu près. Personne ne songea à sourire, et au contraire je lis : « marques d’approbation, » quand Thiers dit en 1831 : « Ici peuvent se produire avec plus de régularité, moins de désordre, toutes les scènes de la liberté antique. Les hommes doivent venir à cette tribune, déployer raison, éloquence, présence d’esprit, tout ce qui sert à gouverner les autres hommes. Personne ne conteste la beauté de cette conception. » — Et c’était exactement la même idée, à très peu près dans les mêmes termes. On peut mesurer le chemin parcouru.

Il était tout naturel que ces hommes fussent séduits ou affectassent de l’être par la beauté d’une idée, puisqu’ils étaient ou affectaient d’être philosophes. Ce qui recommande une « conception » au philosophe, c’est précisément ce qu’elle présente d’harmonieux dans l’ensemble et dans la combinaison de ses élémens, et la beauté sévère, mais imposante, qui en résulte. Les orateurs de 1830 étaient si philosophes qu’ils en étaient esthéticiens. Il y avait de l’esthétique politique dans leur affaire. Au point de vue de l’art, cette disposition d’esprit a contribué à nous donner de très belles œuvres, qu’on peut lire encore avec plaisir, — ce qui est rare des ouvrages politiques.

II

Très peu fréquent et presque insensible dans les discours politiques de 1830 et de 1840, je vois devenir très apparent vers 1840 un élément d’intérêt un peu plus vulgaire, mais très puissant, et que je n’ai le courage ni de blâmer ni d’approuver. Est-ce un effet éloigné et tardif du romantisme ? Il se pourrait ; mais je n’en mets rien en gage. L’orateur intervient de sa personne, de ses émotions, de sa sensibilité, dans ses discours. Il dit « je » « moi » avec complaisance, en entourant ces mots de formules diverses de modestie, mais sans garder la forme de modestie qu’il observait auparavant et qui consistait à ne pas les employer. Sur ce point, Guizot, Thiers, Berryer, n’ont rien à se reprocher les uns aux autres. Guizot (7 janvier 1839), en un très beau langage, du reste :


Messieurs, pendant un temps, j’ai été accusé d’être ennemi de la liberté, de l’attaquer violemment ; aujourd’hui, je suis accusé d’attaquer le pouvoir. Je suis fort accoutumé à toutes ces accusations. Je voudrais que vous pussiez voir avec quelle sérénité intérieure j’entends bourdonner autour de moi toutes ces calomnies, je vois passer devant moi toutes ces colères, réelles ou feintes. Non, messieurs, toute ma vie, et ce n’est pas pour moi seul que je parle, je parle pour mes amis politiques comme pour moi, j’ai aimé et servi la liberté, j’ai aimé et servi le pouvoir, la liberté légale, le pouvoir légal. On parle d’ambition personnelle. Je ne puis que redire ici ce que j’ai déjà eu l’honneur de dire devant cette Chambre : si par là on entend le désir de servir ma cause, de faire triompher mes idées, on a raison ; j’ai de l’ambition et sans limites. Si l’on entend, au contraire, cette misérable ambition personnelle qui consiste à être ou à n’être pas ministre, à s’asseoir ici plutôt que là, si c’est de celle-là qu’on parle, je n’ai pas besoin de répondre.


Berryer de même, avec cette ardeur de passion, cette fougue, cet élan de l’orateur né orateur et qui était prédisposé par sa nature à s’épancher dans le sein de l’auditeur, quelque auditeur qu’il eût pu avoir, en une plénitude de confiance et de confidence. Le geste de Berryer (je l’ai vu et entendu) était de prendre sa poitrine des deux mains et de les écarter ensuite comme s’il eût répandu son cœur sur le monde, et, de fait, ce n’était rien de moins, ou à peu près. Aussi parlait-il ainsi :


« … Quant à moi, messieurs, j’ai cet avantage de position que j’ai combattu tous les ministres aujourd’hui divisés. J’ai combattu contre tous les cabinets depuis huit ans; je suis décidé, en cette grave matière, sur cette grande question des rapports de la France avec l’étranger, à m’expliquer avec une entière franchise ; et ce n’est pas tout que la franchise ; il faut une entière indépendance, indépendance à l’égard de ses amis politiques comme indépendance à l’égard de ses adversaires. Cette indépendance, je l’aurai… Je sépare donc complètement, complètement au fond de mon cœur et toujours (car j’ai compris que c’était là le devoir d’un bon citoyen) tout ce qui est relatif à la position de la France à l’égard de l’étranger. En tout temps et sous tous les régimes, je crois que, par la nature dont Dieu m’a fait, je n’aurais pas eu un autre sentiment; et si je disais toute ma pensée…

Il paraît qu’il ne l’avait pas dite encore tout entière, ni dévoilé entièrement le fond de son cœur. Il est certain que, dix ans auparavant, un orateur parlant de la nature dont Dieu l’aurait fait, aurait peut-être été supporté, car tout dépend de l’autorité que donne ou le caractère ou le talent, mais aurait paru un peu étrange, et qu’il aurait fallu le prestige ou de Royer-Collard, ou du général Foy, ou de Constant, pour faire passer pareils procédés oratoires ; et que c’est précisément ceux de qui on aurait pu les tolérer qui n’auraient pas songé à se les permettre.

Et je n’ai pas besoin de dire aux gens d’un certain âge que, de tous, c’est Thiers qui se laissa aller à cette pente sans songer un instant à enrayer. Il était infiniment rusé et adroit, capable de toutes les habiletés, et la modestie et discrétion en est une, et il savait parfaitement en user; mais encore est-il qu’il était Méridional, et que le Méridional est un personnage éloquent et familier, et qu’il était impossible à M. Thiers de n’être pas éloquent, et qu’il lui était au moins difficile de se retenir très longtemps d’être familier, toutes convenances gardées, du reste, tant mondaines qu’oratoires.

Et, après tout, il avait raison, en ce sens que le propre d’un médiocre est de faire de ses qualités des défauts, et que l’art d’un homme très intelligent est de faire de ses défauts des qualités, au moins de pratique et de commerce. Thiers parlait de lui, parce qu’il lui était malaisé de n’en point parler, et aussi parce qu’il s’était aperçu qu’à en parler comme il savait faire, il établissait entre son auditoire et lui ce courant ininterrompu qui est la moitié, sinon plus, de la force, je ne dis pas du talent, de la force et de la vertu oratoire. Il ne faut pas un public très délicat pour que ceci même soit une force ; et, aussi, même avec un auditoire un peu vulgaire, parler de soi avec indiscrétion, c’est-à-dire avec une double indiscrétion, puisque seulement en parler en est déjà une, se mettre en scène avec étalage, est extrêmement dangereux ; mais enfin « il y a la manière, » et M. Thiers s’était avisé qu’il l’avait.

Il l’avait, et elle consistait dans un art remarquable, et très naturel du reste, des transitions. Thiers arrivait à parler de lui tout naturellement, dans tous les sens du mot, car d’abord rien ne lui était plus naturel ; et ensuite parce que l’on ne s’avisait qu’il parlait de lui que quand il en parlait déjà depuis un quart d’heure. Sa personnalité s était mêlée à la question traitée par interventions insensibles et doses progressivement ménagées. C’était en douceur. Toujours est-il qu’il se racontait sans se ménager : « Je croyais en 1830 et, je le crois encore aujourd’hui… J’ai cru et je le crois encore… Voilà ce que je croyais en 1830 et, permettez-moi de le dire, ce qui s’est passé depuis n’a pas contribué à me faire changer d’opinion… Mais je me suis promis à toutes les époques de ma vie, et j’espère que je tiendrai parole, de ne jamais humilier ma raison devant aucun pouvoir, quel qu’il fût, et de marcher toujours le front haut, comme doit faire un homme qui a toujours eu le courage de… »

Ceci en 1842. En 1864, dans l’admirable discours sur les « libertés nécessaires, » c’est, bien entendu, le même ton et avec quelque chose d’un attendrissement où décidément le lyrisme se fait sentir. Un poète lyrique, du moins au xixe siècle, est en son fond un monsieur qui vous parle de lui ; et, mon Dieu, Thiers en parle bien :


Quant à moi (permettez-moi de déchirer encore un dernier voile), j’ai servi une auguste famille aujourd’hui dans le malheur. Je lui dois le respect qu’on ne saurait refuser à de grandes infortunes noblement supportées ; je lui dois l’affection qu’on ne peut pas manquer de ressentir pour ceux avec qui l’on a passé la meilleure partie de sa vie. Il y a quelque chose que je ne lui dois pas et qu’elle ne me demande pas, mais que la fierté de mon âme lui donne volontiers, c’est de vivre dans la retraite et de ne pas lui montrer ses anciens serviteurs recherchant l’éclat du pouvoir quand elle est dans la tristesse et dans l’exil. Mais il y a quelque chose que, j’en atteste le ciel, elle ne me demande pas…


Et l’on eût été un peu étonné en 1830 d’un orateur faisant à la tribune son examen de conscience, et se demandant ce que sa fidélité demandait à son patriotisme et ne lui demandait pas, et ce que son patriotisme demandait, sans trop lui demander, à sa fidélité, qui demandait elle-même quelque chose sans pousser trop loin ses demandes. Mais je ne suis pas sûr que ce passage du discours sur les « libertés nécessaires » n’ait pas été le plus admiré en 1864, et en tout cas, je me rappelle bien qu’il a été le plus cité.

Plus tard, cela devint chez M. Thiers une petite monomanie, désobligeante même pour ses amis et qui les embarrassait pour l’applaudir. Mais encore une fois c’était toujours, art ou naturel, bien amené, et c’était toujours comme adouci par la bonne grâce. — Toujours est-il que voilà un trait nouveau dans le caractère de notre éloquence politique, et que ce trait, ce n’est guère qu’à partir de 1840 qu’on le voit distinctement apparaître.

III

À la grande école oratoire de 1830, procédant par idées générales, partant des idées générales et daignant descendre aux faits en discussion comme à des détails d’application, on peut, si l’on veut, rattacher Lamartine ; mais un bon « rhéteur, » faisant consciencieusement œuvre d’inutile rhétorique, devrait ne pas s’y tromper et établir une distinction qui est essentielle. Lamartine ne descend pas de l’idée générale au fait particulier ; il remonte du fait particulier à l’idée générale. C’est qu’il est homme d’imagination, non d’abstraction et de dialectique. D’abord se présente à lui l’impression qu’il a à propos d’un fait, puis cette impression devient une idée, puis cette idée s’étend, s’amplifie, se déploie jusqu’à pouvoir embrasser et à embrasser en effet toute une période de l’histoire de France. C’est la généralisation poétique, c’est le procédé d’élargissement y si connu, et du reste si beau souvent, que l’on observe dans les odes et de Lamartine et de Victor Hugo. Voyez le discours de Lamartine sur le projet de loi de Régence (1842) après la mort du Duc d’Orléans. Il s’agit, ou de réserver, en cas de mort du Roi, la régence à la Duchesse d’Orléans, ou de la réserver au prince le plus proche du trône dans l’ordre de succession établi par la Charte. Lamartine est du premier avis, et je crois qu’il avait raison. Mais voyez, d’abord, combien son argumentation est d’une logique douteuse, ensuite comme il s’empresse de plonger, pour ainsi parler, la question particulière dans une question infiniment générale où son éloquence aura tout son jeu et pourra avoir toute son ampleur.

Il commence par dire qu’il « ne conteste pas la nécessité de donner de la force à la dynastie. » Mais il« affirme qu’à ses yeux, il y a plus de force dans une régence de femme avec un enfant, se livrant aux pouvoirs nationaux avec confiance, que dans la régence d’un prince jeune, actif, militaire... » — Et puis il reproche à ceux qui veulent réserver la régence à un prince de tout sacrifier à la « force dynastique, » de tout faire pour elle , de « nous jeter trop loin dans le régime de force dynastique. »

D’abord il y a contradiction ; et, « s’il y a plus de force dans une régence de femme que dans une régence de prince, » c’est contre la régence de femme que Lamartine devrait être. Ensuite, dès que cette idée de force dynastique progressivement accrue se présente à la pensée de Lamartine, il ne voit plus qu’elle, et c’est à toutes les mesures d’intérêt dynastique ou supposées telles, lois de septembre, fortifications de Paris, etc. qu’il fait le procès, et c’est aux « cinquante ans de révolutions » qu’il fait appel pour se demander à quoi elles ont abouti, et il en arrive à dire : « Oui, il y a une fatale, une aveugle tendance à empiéter, à prendre toujours plus de force jusqu’à ce que la nation se demande : « Mais, y a-t-il eu des révolutions ? »

Je ne dirai pas : le procédé est visible ; c’est la démarche naturelle de l’esprit qui est visible. Elle consiste à s’élancer d’un fait particulier vers tous ceux qui lui ressemblent ou ne lui ressemblent pas, mais qu’on peut considérer un instant comme lui étant semblables, et, une fois qu’on les domine tous, à planer sur eux, à les contempler dans l’ensemble qu’ils font ou qu’on veut qu’ils fassent, et à les caractériser d’une grande définition générale qui les honore ou qui les flétrit. Il est rare qu’un discours de Lamartine ne soit pas conçu ainsi. A propos de chaque événement sur quoi il avait son avis à dire, il a fait l’histoire de France, à un point de vue, puis à un autre.

Cette « manière des poètes » a été celle de Victor Hugo, dont on n’a pas assez remarqué à quel point il a été l’élève de Lamartine aussi bien pour ses discours que pour la Légende des siècles. Elle a été celle de Louis Blanc, essentiellement. Elle a été celle de Bancel surabondamment. Je n’ai pas besoin de dire que, chez Lamartine, elle est, du reste, admirable. Lamartine était tellement né orateur que sa parole était comme une action, dans le sens propre du mot. Elle vous remuait, vous enlevait et vous transportait, et toutes ces métaphores reprenaient, quand c’était lui, leur sens littéral. Il fallait faire efl’ort pour s’empêcher d’être en sa main, comme il fallait faire effort, au dire de Saint-Simon, pour s’empêcher de regarder Fénelon. Et c’est cela qui ne s’analyse point et qui se sent. C’est le charme. Il en reste, et infiniment, même dans les discours imprimés de Lamartine, qu’il n’est plus là pour soutenir. On peut reprocher à M. Pellisson d’avoir fait la part un peu petite à Lamartine dans son volume. Il aurait pu la lui faire plus large, en sacrifiant, au besoin, un peu de Ledru-Rollin.

IV

Et peu à peu, assez vite même, en face de ces grands orateurs un peu « asiatiques, » pour reprendre les classifications de Cicéron, s’élevait une école peu préoccupée d’idées générales, ou plutôt peu soucieuse de s’appuyer sur elles, très éprise de logique serrée, de dialectique sûre, de discussion précise et directe. Et cette école a eu, sur ceux mêmes qui n’en avaient pas été d’abord, sur ceux que nous venons de nommer, une très grande influence, jusqu’à les modifier, si bien que les noms de Guizot et de Thiers vont revenir nécessairement à la fin de ce paragraphe où nous commençons par nous écarter d’eux. Dufaure, Duvergier de Hauranne, Molé, de Broglie, peuvent être considérés comme les représentans les plus en lumière de cette école de dialecticiens et de debaters.

Ils avaient pour trait commun qu’ils ne sortaient pas de la question. Saint-Evremond disait : « Dans toute affaire il n’y a que deux ou trois bonnes raisons à donner pour et contre. Quand on les a données, il faut s’arrêter, parce qu’ensuite on ne dit plus que des sottises. » Les Dufaure, les Duvergier, les Molé, les de Broglie étaient très convaincus de cette vérité. Prendre le fait qui était en question, l’examiner en lui-même, ne l’éclairer que par les faits évidemment et strictement connexes, aller pas à pas de la « position de la question » à une conclusion rigoureusement tirée de tous les argumens employés et ne les dépassant pas, telle était leur méthode commune. En somme, pour eux, un discours était l’analyse d’un fait, ou tout au plus d’une situation.

Dufaure surtout se bornait à cela avec une sorte de rigueur jalouse et d’intransigeance hautaine. Quand il commença à parler, en 1835, il fit une espèce de révolution dans l’art oratoire. Proprement, il transporta à la tribune l’éloquence judiciaire, comme il est arrivé à d’autres de transporter au barreau l’éloquence politique. Chaque question, pour lui, était un procès, et, dans chaque procès, le point le plus important, le plus difficile à élucider, et qui n’était jamais assez éclairci, était le point de fait.

Au fond, ces différences se ramènent à être des différences d’objectif, d’objet regardé, littéralement. Les Royer-Collard, les Guizot et les Thiers à leurs débuts (et pourquoi M. Pellisson n’a-t-il pas consacré une page ou une note à Mauguin, qui caractérise très bien ce groupe en ce qu’il en est un peu la caricature ?) regardaient l’auditoire, tout l’auditoire, et cherchaient à l’envelopper dans une idée, une doctrine ou une théorie assez vaste pour le contenir. Les Dufaure, Duvergier, Molé, de Broglie, celui-ci avec plus de rudesse et de force d’étreinte, celui-ci avec plus de bonne grâce, celui-ci avec quelque nonchalance, celui-ci avec plus d’élégances académiques et classiques, regardaient l’adversaire et ne le quittaient pas des yeux, et ils cherchaient, d’abord à le ramener à la question telle qu’ils la comprenaient, ensuite à l’y renfermer, ensuite à le faire passer par les chemins étroits d’une discussion impérieuse, pour le conduire à une conclusion contraignante.

Il y eut une émulation de logique et de clarté entre ces différens hommes, qui dénouèrent et allégèrent l’éloquence parlementaire et lui donnèrent comme une démarche ferme, sûre, prompte, directe, un peu militaire.

À part, quoique ayant avec eux un parentage encore étroit, se montra Tocque ville, qui eut pour trait distinctif d’être un penseur, mais plus curieux de mœurs que d’idées. Ses discours étaient des discours de moraliste et même de moraliste un peu chagrin, car personne jamais ne fut plus mécontent de tout le monde, sans trop s’excepter ; mais, en tout cas, c’étaient discours de mo- raliste. Ce qu’il apportait à la tribune, c’étaient des analyses et des tableaux de l’état moral du pays. Il y montrait une grande finesse, des vertus de perspicacité, de pénétration et même de divination bien remarquables. Mais les discours de moraliste sont toujours de peu d’effet. Ils n’apportent pas leurs preuves avec eux, n’en ayant point d’autres que des observations qu’il faudrait que l’auditoire eût faites lui-même, et qu’il n’a point faites, ou dont, selon sa passion, il convient trop ou il ne convient pas, toujours suspect à en convenir trop, toujours libre de n’en pas convenir du tout, sans que rien l’y puisse contraindre. La tribune sera toujours le domaine ou de ceux qui affirment des idées avec force ou de ceux qui prouvent. Les observateurs doivent faire des livres, qui peut-être ont quelque influence sur le public, et même sur les assemblées délibérantes par infiltration.

Et puis Tocqueville était triste. La tribune est faite pour les allègres, pour les majestueux, pour les doux, pour les violens, et il n’y a guère que pour les tristes qu’elle ne soit pas faite. Tocqueville était triste sans violence. Il était écouté avec tristesse et sans émotion. Avec admiration, du reste ; car il avait un grand talent de forme, une sorte de chaleur aussi, que j’appellerai une chaleur d’angoisse, qui, très couverte et presque latente, se faisait pourtant sentir et remuait le fond des cœurs, non d’une émotion, mais d’une sourde inquiétude, et, enfin, ce qu’il laissait dans l’atmosphère en descendant de la tribune, c’était comme un grand charme de mélancolie un peu douloureuse.

Et, comme je l’ai dit, ces nouvelles mœurs oratoires avaient leur influence sur les Guizot et sur les Thiers. À partir de 1840, ils se modifiaient. Guizot, dans son long ministère, eut une manière presque nouvelle. Il gouverna, du moins à la tribune, avec les allures d’un chef d’opposition. Il se défendit en attaquant. Il eut l’audace, la vigueur, l’accent d’indignation et quelquefois de colère, toutes les démarches de l’assaillant. Il fut superbe dans ce rôle, du reste. Tous les contemporains, même adversaires, reconnaissent que son éloquence grandit de jour en jour jusqu’à sa chute. Si je ne voulais pas parler exclusivement en « rhéteur, » je dirais qu’on n’a jamais perdu plus éloquemment un royaume. Mais, cela, je l’ai dit ailleurs.

C’est que le fond de sa nature était certainement la combativité, c’est-à-dire le courage. Personne n’a méprisé à ce point l’impopularité. Il l’a méprisée jusqu’à la chérir. Personne n’a tant aimé avoir en face de lui une armée, à la défier, à la provoquer, à la combattre et à la vaincre, mais ceci moins encore que cela, et, comme le joueur qui assure qu’au jeu il y a deux plaisirs, dont le premier est de gagner et l’autre de perdre, Guizot aurait dit qu’il y a deux plaisirs dans la lutte, dont l’un encore est d’être vaincu. La force et vigueur d’assaut était chez lui incomparable et les phrases s’élançaient en avant comme des bataillons. Cette fougue, réglée et sûre, reste un admirable modèle.

Modifié, lui aussi, Thiers, n’avait ni cette manière-là, ni, non plus, sa première manière à lui. Il devenait et il est resté jusqu’à la fin, ce pourquoi je ne reviendrai plus à lui dans cet article, un orateur historien et une manière d’orateur dramatique.

Il ne faisait plus de son discours une leçon de philosophie et il avait définitivement rompu avec la manière de Royer-Collard ; il en faisait une leçon d’histoire. Il prouvait en racontant et par la manière de raconter. La narration probante, qu’il me semble que je vois rarement dans Démosthène, que je vois si souvent dans Cicéron, était le procédé continuel de Thiers. Il remontait au fait initial de toute question et, patiemment, passait par tous les faits suivans, sans jamais les caractériser d’une manière apparente, sans jamais les tirer d’une façon visible vers une conclusion montrée d’avance, semblant bien ne les raconter que pour les faire connaître, dans tous leurs détails, bien entendu les racontant de telle sorte que la conclusion voulue fût suggérée à tout moment, à chaque stade du récit, et que, quand elle arrivait, elle fût déjà à l’état latent et vaguement conscient dans tous les esprits.

Nulle manière plus forte en sa douceur insinuante. C’est comme une invasion lente d’une idée dans les esprits sous le couvert des faits. Les hommes aiment tant qu’on leur raconte quelque chose, qu’ils accordent comme par surcroît sa conclusion à celui qui a bien raconté. « Le conte fait passer sa doctrine après lui. » Ils aiment surtout qu’on n’ait pas la prétention de les convaincre, et, à prendre insensiblement une idée au travers des faits qu’on leur décrit, ils se persuadent qu’ils se sont convaincus eux-mêmes. Or, le grand point de toute dialectique et de toute éloquence, c’est de faire croire aux hommes qu’ils se décident par eux-mêmes, qu’ils se dirigent par eux-mêmes, et que l’idée qu’on vient de leur donner était celle qu’ils avaient depuis leur enfance. Le comble de l’art de l’influence, c’est de persuader à ceux qu’on dirige qu’on n’a sur eux aucune influence. Les femmes connaissent ce secret ; il y a des hommes qui ne l’ignorent pas.

À cette méthode d’orateur historien, où il était maître passé, Thiers mêlait un procédé de quasi-auteur dramatique. C’est lui qui a plus qu’un autre introduit, autorisé plutôt, ces façons vives et représentatives de discuter : « On me dit là-dessus... On est venu, et on nous a dit… Mais alors nous nous retournons vers ceux qui nous parlent ainsi et nous leur disons... Les uns, de ce côté, viennent nous dire... Les autres se lèvent et nous disent… À quoi, messieurs, nous tournant vers ceux-là, nous répondons… et, nous tournant vers ceux-ci, nous faisons cette confession sincère… »

Il semblait, par ces façons vives et familières, que, dans un discours de Thiers, la mêlée des partis apparût elle-même, dans tout son mouvement et dans toute son étendue et dans toute son activité vivante, et qu’elle jouait la pièce devant l’auditoire, et qu’un discours de Thiers était l’histoire contemporaine du pays, dans le ramassé vigoureux d’une œuvre dramatique. Et cela était intéressant, réveillant, passionnant, forçait l’attention ; mais cela surtout étant probant, emportait la preuve. Car sous chacune de ces scènes on sentait l’orateur disant : « N’est-ce point cela ? N’est-ce point vous ? Ne vous reconnaissez-vous pas ? N’entendez-vous point vos paroles ? Ne reconnaissez vous point vos idées ? S’il en est ainsi… »

Et enfin, dernière qualité, essentiellement pratique, que Thiers poussa si loin, vers la fin, qu’il ne fut pas très loin de la porter jusqu’au défaut. M. Thiers, surtout dans les dernières années de sa vie, plus personnel que jamais au sens moral du mot, et volontaire à souhait, s’appliquait, comme orateur, à se dépersonnaliser autant que la chose était humainement possible. Ce qu’il eût voulu, c’est que toutes les façons de penser et de sentir de son auditoire eussent été exprimées par lui au cours du discours qu’il faisait, et que toutes les pensées de ceux de ses auditeurs qui étaient capables d’en avoir une eussent été exprimées par lui avec plus de netteté que ceux qui les avaient n’étaient capables de leur en donner. Il semblait dire : « Je vous comprends tous, et je suis frappé de ce qu’il y a d’intelligent, d’élevé et de profond dans tout ce que vous pensez tous. Vous, par exemple, vous pensez ceci, n’est-ce pas ? Or, rien n’est plus juste. Seulement… Et vous, vous pensez cela. C’est bien cela ? Vous voyez si je vous entends ! Eh bien, c’est une idée admirable. Seulement… » Et de là la longueur de ces discours de 1871 à 1873. Ils étaient en proportion du nombre des membres de l’Assemblée nationale, puisqu’il fallait que la pensée de chacun de ces membres eût un écho précis et agrandi et flatteur dans le discours de M. Thiers.

Il est vrai que cela allonge singulièrement les discours et peut fatiguer. Il est vrai aussi que, quelque maîtrise souveraine que gardât M. Thiers, et quelque soin qu’il mit à ne donner à chaque incident de son discours que la proportion juste, cela met toujours dans une exposition quelque flottement. À l’époque dont je parle, Thiers et Dufaure alternaient à la tribune. Le discours de Thiers était une ligne sinueuse, le discours de Dufaure une ligne droite. L’un était un méandre et l’autre un chemin de fer. J’ai dit les raisons qu’avait le méandre d’être ce qu’il était. Il y a cependant des gens qui aiment arriver vite d’un point à un autre. M. Thiers exprimait dans chacun de ses discours la pensée de tous les membres de l’Assemblée, excepté celle des gens pressés.

V

Les orateurs du second Empire et de la troisième République (comme M. Pellisson, je ne parlerai que des morts) furent très loin d’être sans mérite. L’éloquence parlementaire, avec les grands maîtres qu’elle avait eus, s’était constituée en quelque sorte, et avait pris connaissance de ses lois constitutives. Et, par exemple, les Guizot, les Thiers, les Berryer, les Lamartine, et combien d’autres, avaient appris aux orateurs à improviser, ce qui était inconnu de tous les orateurs de la Révolution française, à en excepter Barnave, et de tous les orateurs de la Restauration, sans aucune exception, je crois. Et aussi, pendant tout l’Empire, n’y eut-il aux Chambres aucun discours lu, si ce n’est, je crois, ceux du prince Napoléon et de Sainte-Beuve au Sénat.

Il faut bien dire pourtant que l’Empire ne fut pas une circonstance très heureuse pour l’art oratoire. Il est nécessaire à l’orateur d’avoir quelque chance de convaincre. C’est à cette seule condition que toutes ses facultés sont mises en jeu. C’est pour cela que rien ne prépare mal à l’éloquence parlementaire comme la conférence. La conférence est un discours sans contradiction prévue, sans contradiction prévue de la part d’un adversaire, sans contradiction prévue même de la part de l’auditoire. Rien n’énerve autant que cela l’éloquence naturelle la plus authentique. Un discours n’a pas de flamme s’il n’est pas un duel. Ce qui inspire l’orateur, et ce qui tire de lui tout ce qu’il a en lui, c’est ce que va dire l’adversaire, et ce qu’on redoute qu’il ne dise.

C’est pour cela que les conférenciers nés orateurs, — et il n’y en a guère, — glissent naturellement vers le paradoxe, ou vers une opinion qui, très sensée et juste, n’en a pas moins ceci de paradoxal qu’elle n’est pas celle qu’on peut supposer qu’aura l’auditoire. C’est un signe infaillible. Quand vous voyez un conférencier qui vient vous dire, si habilement que ce soit, ce qu’il est à prévoir que vous pensez vous-même, dites-vous que vous avez affaire à un conférencier né conférencier. C’en est la marque et c’en est presque la complète définition. — Quand vous voyez un conférencier qui vous choque, dès l’abord premier, et heurte vos idées, dites-vous que vous avez affaire à un conférencier né orateur et fait pour une autre tribune que la table verte. S’il vous contredit, c’est d’abord, sans doute, qu’il a d’autres idées que les vôtres ; c’est surtout parce que, inconsciemment, il a besoin d’en avoir d’autres, pour avoir des accens. L’adversaire dont l’orateur a besoin pour déployer son éloquence, votre conférencier se le crée à lui-même, en indisposant son auditoire par ses positions et sa thèse, et il fait de l’auditoire même l’adversaire qui lui est indispensable. Dès lors, il a quelqu’un à convaincre et non à divertir ; il est orateur, quoique conférencier par circonstance ; il est rentré dans sa nature ; il s’est réintégré ; il peut parler, il parlera bien.

Or les orateurs du second Empire n’avaient personne à convaincre. Selon le parti, ils étaient cinq, un peu plus tard une vingtaine, qui n’avaient aucune illusion sur la possibilité de convaincre trois cents collègues adverses ; ou ils étaient ministres, ne songeant nullement à convaincre les cinq ou les vingt opposans, et n’ayant nul besoin de convaincre les trois cents satisfaits, suffisamment convaincus par destination. Il en résultait que les uns et les autres étaient des conférenciers, qui parlaient, non pour enlever un vote, non pour convaincre un adversaire ou un hésitant, mais pour faire plaisir à leurs amis : les uns au pouvoir et à ses adhérens, les autres à leurs partisans du dehors répandus dans toute la France.

Dès lors beaucoup de talent, mais vraiment très peu d’éloquence proprement parlementaire ; et les discours de l’opposition étaient des pamphlets ; et les discours ministériels étaient des panégyriques. Et ni les uns ni les autres n’avaient le ton ; ils avaient comme un ton faux ; ils avaient ce ton qu’on a quand on parle à quelqu’un prétendument, avec l’intention de se faire entendre d’un autre. Ils avaient l’air comme déplacés. C’étaient des articles de revue d’opposition ou de revue officieuse qui auraient pris la forme de discours. Et, pour y revenir, c’étaient des conférences. C’étaient des discours auxquels manquait un public vivant. De grands orateurs ont épuisé ainsi un bien grand talent. On aurait pu dire d’eux que rien ne leur manquait que le Forum. Mais l’éloquence du plus grand orateur a deux sources, dont l’une est le Forum et l’autre lui-même. « Moi seul, » ce n’était pas assez.

VI

Des orateurs dont le nom est resté plus spécialement attaché à la troisième République, les plus illustres furent Gambetta et Ferry, et, comme ils sont morts, M. Pellisson leur a donné place dans son ouvrage, et, quoiqu’ils soient morts et qu’il aime surtout exercer sa verve sur les vivans, M. Ernest-Charles leur a consacré de nombreuses pages dans ses Praticiens politiques.

Ils sont certainement très dignes tous les deux d’attention. Ils ont leur originalité. Il est remarquable quils ne sont élèves d’aucun maître immédiat. Je ne dis pas pour cela qu’ils soient des hommes extraordinaires, mais enfin ils ne sont élèves d’aucun maître qu’ils aient entendu. Il est incontestable que les orateurs illustres du second Empire étaient, talent naturel misa part, les disciples des grands orateurs de l’époque précédente. Jules Favre avait beaucoup de Guizot et l’avait certainement étudié de près, sans se borner à n’étudier que lui ; et Lamartine avait certainement un disciple très éloquent sur les bancs du Corps législatif de 1863 à 1869, tandis qu’il serait assez difficile de « rattacher » soit Gambetta soit Jules Ferry à quelque maître de l’époque qui les précéda.

Gambetta procède directement des orateurs de la première Révolution. Moins les métaphores, car il est notable que la parole de Gambetta n’était nullement imagée et ni il n’usait guère des métaphores traditionnelles, ni il n’en inventait de neuves ; moins donc les métaphores, il a la façon de parler qui était usitée vers 1790, et rappelle tantôt Barnave, tantôt Danton, tantôt Robespierre. Il rappelle même Mirabeau, que je crois qu’il pratiqua, et dont il a tous les défauts. Enfin il représente assez bien la moyenne, prise un peu haut, de l’éloquence révolutionnaire.

Pompe continue ; fastuositéde développemens ; accumulations de synonymes ; style périodique perpétuel ; enflure et renflemens successifs de la phrase qui jamais ne s’achève et qui toujours s’élargit ; période traversée d’incises qui la percent pour ainsi dire en chemin et qu’elle emporte comme le taureau les banderilles ; vastes écroulemens d’énormes substantifs abstraits en nombre illimité, entraînant chacun dans sa chute un cortège d’adjectifs abstraits aussi et longs eux-mêmes ; le tout, à vrai dire, emporté dans un mouvement assez rapide et sauvé par lui : c’est l’aspect extérieur de la plupart des discours de Gambetta, et il faut dire que, dans la plupart aussi, il n’y a rien de plus que l’aspect extérieur.

Dans ceux de ces discours qui ont un peu plus de substance, on remarque un caractère essentiel encore de l’éloquence révolutionnaire : manœuvrer avec subtilité dans des abstractions. Son discours sur le Plébiscite en 1870, qui est celui de tous ses ouvrages qu’il a évidemment le plus travaillé, est très rameurquable à cet égard. Deux abstractions : le droit parlementaire, le droit populaire ; le sénatus-consulte, le plébiscite ; la volonté délibérée du parlement, la volonté instinctive du peuple. Ces deux abstractions, les analyser, les ouvrir, montrer ce qu’elles contiennent, en caractériser les élémens constitutifs et distinctifs : voilà la première affaire. Ces deux abstractions, ensuite, ne pas les opposer, ce qu’il n’était pas dans l’intérêt de la thèse de faire, mais s’ingénier à montrer qu’elles devraient se soutenir en se conciliant, et, en appuyant l’une sur l’autre, montrer que la seconde ne vaut que si la première vaut elle-même, et que la délibération, libre, réfléchie, prolongée, détaillée, entière et pleine dans les assemblées parlementaires, est la préparation indispensable d’un plébiscite, sans laquelle le plébiscite est un expédient, s’il n’est pas une fantasmagorie et un leurre : voilà la seconde affaire.

Tout le discours se meut ainsi, non sans force, non sans contrainte aussi et non sans gêne, dans ces abstractions, auxquelles le tort de l’orateur est de ne pas donner assez de vie ou tout au moins assez de lumière :


… Le pouvoir constituant sanctionnateur est dans le peuple et pas ailleurs... Mais il est de jurisprudence constante depuis la Révolution française que le peuple n’intervient qu’après délibérations, qu’après publicité dans les débats organiques et constitutionnels adoptés par l’Assemblée des représentans du pays… Alors, et seulement alors, vous avez réalisé la véritable procédure à l’aide de laquelle le plébiscite devient véritablement le principe, la sanction et la légitimité… S’il en est ainsi, est-ce que vous ne pouvez pas vous honorer, vous, pouvoir parlementaire, devant le suffrage universel, et puiser dans la nécessité actuelle cette force, cette virilité suffisante pour dire au governement : « Nous voulons, pour nous et nos successeurs, reprendre le droit inahénable de la nation d’élaborer directement et par elle-même le plébiscite… » Qu’est-ce que c’est qu’un plébiscite ? C’est un jugement, c’est un arrêt rendu, les parties contractantes entendues, par le peuple tenant ses assises. Est-ce que le bon sens, les règles ordinaires de la raisonne vont pas s’appUquer à cette hypothèse politique et sociale comme elles s’appliquent aux hypothèses du droit civil ordinaire? Est-ce que ce jugement pourra échapper lui-même à une procédure particulière, spéciale, tirée de la nature des choses et qui donnera l’assurance aux intéressés, c’est-à-dire à chacun de nous tous, que le droit sera respecté, qu’il n’y aura pas d’équivoque, de pression, de surprise, et qu’on ne transformera pas un verdict rendu par la servitude en un instrument d’usurpation et de dictature ?


Avec plus de mots encore, et des périodes plus embarrassées, plus surchargées, toujours soutenues par un certain souffle et entraînées et allégées par un certain mouvement oratoire, Gambetta a toujours fait ainsi. Analyser des abstractions en style abstrait et retentissant ; les heurter les unes contre les autres, ou en heurter les uns contre les autres les élémens, avec un certain fracas imposant, et non sans une certaine adresse de subtilité rude et lourde ; constituer ainsi des harangues qui ne résisteraient pas à une discussion un peu serrée, mais qui étonnent un peu par un certain air philosophique et qui écrasent un peu par la fougue verbale et la masse verbale ; c’était le talent, peu distingué, mais aussi non pas donné à tous, de cet homme, dont ce que j’admire le plus, et après tout c’est marque d’une bonne tête, est qu’il ne se perdît pas dans la forêt touffue des abstractions qui naissaient, poussaient et se répandaient autour de lui en frondaisons luxuriantes, et qu’il y retrouvât assez sûrement son chemin. C’était la forêt de Birnam. Il était un peu aveuglé par elle en marchant derrière elle, mais elle marchait, et lui aussi ; car il la portait.

De Jules Ferry considéré comme orateur, je dirai peu de chose, et même rien, sinon que je comprends peu l’admiration que M. Ernest-Charles a manifestée pour lui. C’est une si grande chose que de savoir vouloir et en même temps de savoir ce qu’on veut, qu’il n’est nullement étonnant que Jules Ferry ait eu une place dans l’histoire de son pays ; mais je n’admets guère qu’il en ait une dans l’histoire littéraire. Chez lui la langue, sauf quelques formules vigoureuses une fois trouvées et qu’il répétait toujours, en les plaçant assez bien, est plus incorrecte encore que chez Gambetta et devient tout à fait une langue de conversation très négligée. La phrase, moins surabondante, touffue et feuillue que celle de Gambetta, peut agréer mieux ; mais elle est plate, rampante, sans organisme, et ne paraît ni celle d’un orateur, ni celle d’un écrivain, ni faite pour être parlée, ni faite pour être écrite. Elle dit assez clairement ce qu’elle veut dire, et c’est tout ce qu’il y a à en dire.

Quant à l’argumentation, elle est presque continuellement sophistique et il est peu de ses raisonnemens qui ne soienl extrêmement faibles une fois désarmés d’une certaine raideur d’affirmation énergique et entêtée, qui a pu imposer, mais qui ne prouvait que la conviction de l’orateur. Dire par exemple à ceux qui ne voulaient plus pour la France qu’une politique exclusivement continentale : « Alors, allez jusqu’au bout de cette théorie et faites ce que comporte la logique de cette politique : débarrassez-vous de ce gros budget de la marine qui impose à notre trésor tant de sacrifices ; » n’est-ce pas l’argument sophistique par excellence, celui qui consiste à attribuer à l’adversaire une pensée qui est à celle qu’il a comme cent à dix, pour triompher facilement de l’énormité de cette doctrine ou de ce dessein ?

Très souvent. Ferry n’était pas plus difficile que cela sur le choix de son argumentation, non certes pas qu’il fût sophiste réellement, personnellement ; mais où Thiers était trop arrivé, si je puis dire, c’est-à-dire à se dépersonnaliser de manière à penser à son gré ce que pensait l’adversaire, plus exactement que l’adversaire même, c’était où Ferry ne pouvait pas atteindre même un peu, même une fois dans sa vie, étant incapable de bien des choses, mais plus incapable que de tout de sortir, fût-ce une seconde, de sa personnalité fermée, cadenassée et bastionnée de toutes parts. — L’impression qui reste de lui est celle d’un solide, vigoureux, agressif et incorrect affirmateur.

L’éloquence parlementaire actuelle, chez quelques-uns adroite et habile, chez d’autres très énergique et assez puissante, ne donnera pas aux « rhéteurs » de l’avenir de régals pareils à ceux que l’ancienne lui a donnés. Toujours pressées et impatientes, les assemblées modernes veulent des discours très brefs, et, pour cette cause, ni le discours par théories générales, ni le discours par historique de la question n’est admis, et ce sont ces deux formes de harangues qui donnent à l’éloquence tout son jeu. Aussi c’est comme en marge de la politique, c’est dans les discussions relatives aux théories socialistes, que le grand orateur socialiste et son redoutable adversaire ont ramené les grands jours de l’ancienne éloquence parlementaire. Il y a encore là de bonnes leçons d’art oratoire à prendre. Mais ce sera l’affaire des futurs « rhéteurs » de les démêler, et, en tout cas, ce n’est pas ce que je me proposais pour aujourd’hui.


Émile Faguet.