Sur Jean-Jacques Rousseau et Madame de Warens aux Charmettes et à Chambéry

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SUR JEAN-JACQUES ROUSSEAU


ET MADAME DE WARENS


AUX CHARMETTES ET À CHAMBÉRY



I


Petit fut mon nom ; Maman fut le sien.

(Les Confessions, Part. I, liv. III.)


— Petit ?

— Maman ?

Ces deux mots prononcés par eux frappent mon oreille. Pourtant, entre eux et moi, il y a la mort ? Qui sait ?

Ô matinée où je grimpe vers les Charmettes ! Cent soixante-trois ans sont passés depuis, de ce que nous appelons : la vie.

Une église de Chambéry pleure dans l’azur, pleure comme une sœur immatérielle qui m’accompagnerait dans ce pèlerinage depuis si longtemps désiré. Et je comprends maintenant le souffle qui fait partir, qui gonfle le cœur et les bannières des hommes qu’un grand souvenir sollicite.

N’est-ce pas la même matinée d’un Été finissant que, descendue de sa chaise, « à moitié chemin, craignant de trop fatiguer ses porteurs[1] », elle s’écrie : « Voilà de la pervenche encore en fleur[2] ? »

La cloche tinte encore et tremble dans la fraîcheur bleue, et sa voix angélique berce, sous l’onde de l’azur, mon âme évaporée. Je ne suis plus en moi : le passé, le présent, les chants d’oiseaux, les peupliers noirs qui bruissent et luisent, la clarté des prairies où les veilleuses d’Automne posent une buée lilas, Jean-Jacques et Mme de Warens s’appellent, se répondent, sons, lueurs et songes, en ce point de ma vie.

— « Voilà de la pervenche !… »

… De la pervenche que je cueille, enroulée à des ronces, et dont l’âme, très humble, la même toujours, n’a point quitté ces lieux où, eux aussi, demeurent.

J’approche et mon cœur bat comme la cloche qui, plus éloignée maintenant, roucoule. Le chant de cette cloche, n’est-ce point, ô Jean-Jacques, le souvenir de tes pigeons fidèles qui, sur le colombier détruit, tournoie et pleure ?

… Et voici la terrasse où, par les soirées pâles et palpitantes d’étoiles, tu jouais à l’astrologue et penchais ton front taciturne vers ton planisphère céleste.

Tu es là, par quelque minuit limpide, lorsque la brume ne quitte pas le lit des ruisseaux et que s’élèvent, de la vallée, avec la prière des Sources, les sanglots rauques des sonnailles… Tu es là, tout au bord de la muraille. Ton ombre bouge. La chandelle que tu as fixée au fond du seau, pour éclairer ta carte, rougeoie, vacille et fume. Une voix a tremblé auprès de toi. C’est Maman. Elle sourit, intriguée sans doute par ta physique amusante, cet attirail de sorcier auquel son goût pour l’alchimie s’intéresse. Je la vois, emmitouflée à cause du serein, épaisse et courte, mais revêtue de je ne sais quel charme puissant et joyeux.

Elle se penche vers toi et je distingue, en dehors de l’ombre que la flamme déplace, une boucle désordonnée prise dans le col du vêtement, son menton volontaire, son nez voluptueux saillant du placide ovale de la joue, un coin de son front trop bombé, obstiné et fier.

Elle te gronde doucement.

— Petit ?… dit-elle.

— Maman ?… lui réponds-tu.




Et, de la fenêtre où je suis maintenant, j’aperçois là-bas, au sommet de la vigne, le petit sentier tombant sur Chambéry. C’est là que Jean-Jacques allait guetter l’aurore, et c’est au delà de ce chemin qu’ils se promenèrent, tout un jour de fête, « de colline en colline et de bois en bois, quelquefois au soleil et souvent à l’ombre, nous reposant de temps en temps…[3] ».

C’est au sommet de la « côte » qu’il allait prier.

« Je me levais tous les matins avant le soleil… Je regardais de loin s’il était jour chez Maman : quand je voyais son contrevent ouvert, je tressaillais de joie et j’accourais…[4] ».

Je l’évoque, par un matin pur, sur ce sentier. Il marche vers la ville, un livre sous le bras, à pas comptés, la tête basse. Sa méditation l’exalte. Parfois, de son index levé, il montre Dieu et ses lèvres remuent. À sa droite, le Nivolet et le Mont-du-Désert brisent l’azur. Déjà, à contempler la hauteur noire de ces montagnes, l’âme du jeune homme s’élève et s’assombrit comme elles, voit à ses pieds le vain tumulte des hommes, confronte les fumées tourmentées de leurs toits avec la grandeur placide des nuages qui, sur les cimes, lentement se traînent.

Soudain il se retourne. La fenêtre de Maman est ouverte. Il descend par la vigne au verger. Le cri d’un coq éclate et les colombes roucoulent. La ruche tournoie et ronronne. Il gagne la maison.

C’est dans cette même chambre où je suis qu’il entre. Tout, dans cette pièce, exhale encore une sensualité puissante et blonde.

— Bien le bonjour, Maman !

— Bien le bonjour, Petit.

Il s’est assis sur le lit bas à côté d’elle qui est couchée. Elle bâille, et, robuste, l’attire à elle. (Une barre oblique de soleil poudroie sur l’oreiller.)

— T’es-tu promené bien loin, aujourd’hui ?

— Maman, un de nos pigeons est malade. La barrique de vin perdait par une fente que j’ai bouchée avec la cire de nos abeilles… Voici des colchiques déjà, cueillis pour vous…

— Merci, amour.

— Ils vous feront songer à ceux que ramassait le pauvre Claude Anet, et dont vous faisiez, — vous souvenez-vous ? — un magistère extérieur contre le mal-caduc.

— Ce n’est point leur seule influence. Mon père, qui préparait aussi des baumes, m’a appris ce que tu ne sais point au sujet de ces fleurs. Elles ont des vertus secrètes qui tiennent plus à nos âmes qu’à nos corps. Infusées dans de l’eau de rivière, elles donnent un pâle extrait qui, enfermé dans un médaillon d’or que l’on a soin de maintenir à la place du cœur, guérit de la manie et de l’amour du suicide.

— Mais, Maman, vous avez laissé chez M. de Saint-Laurent vos cornues et vos fourneaux… Ah ! Que feront les empyreumes ?

— Nous pourrons donner à l’apothicaire nos herbes, afin qu’il prépare lui-même les drogues dont nous aurons besoin…

— Ah ! Maman !… Toujours des dépenses… Votre quartier est engagé…

— Ah ! Le petit régent !… Voyez-moi..

— Maman ! Combien je voudrais que cet état de bonheur où nous sommes ne finit point ! Paix du cœur ! Ô vertu ! Tantôt, comme je grimpais la côte, je pleurais de joie en me disant que, cette vilaine maison de la ville, nous l’avons quittée… Que n’est-ce pour toujours, ô Maman ? Que l’Éternel, s’il me faut abandonner ces ombrages bien-aimés, si je dois renoncer à votre chère présence, me reprenne à la fleur de mes jeunes ans !

— Petit, ce n’est plus la raison qui te fait parler maintenant… Tu t’exaltes comme don Quichotte ! Quoique j’aie de l’espoir en la réussite des terrailleries, nos affaires actuelles vont mal, sont dans un grand désordre depuis la mort du pauvre Claude Anet… J’ai reçu, hier encore, une lettre du comte au sujet du retard de notre loyer… Que ferons-nous si nous encourons sa disgrâce en abandonnant son cul-de-sac ?… Petit ?… Recule un peu ?… Que je me lève…

— Maman ?… Ne m’aimez-vous plus ?

— Pourquoi cette question, mon amour ?

— Parce que vous me serrez moins ardemment sur votre cœur, depuis la mort du pauvre Claude Anet… Pas une fois, depuis trois semaines, vous ne m’avez accueilli ici avant l’aurore… Et, si j’y viens le matin, c’est pour y être admis en enfant… Pourtant, Maman, c’est vous qui, dans le jardin du faubourg… Ai-je manqué à vos conditions, dites, ô chère Maman ? N’ai-je pas observé mes engagements… Ai-je…

— Petit !… Petit !…

— … été à d’autres qu’à vous ? Ne me suis-je pas débarrassé des vices qui me faisaient honte ? Me suis-je montré courroucé envers le pauvre Claude Anet quand vous lui continuiez vos faveurs les plus intimes ?…

— Oublies-tu donc si vite qu’il fut ici avant toi et que, si je t’accordais, pour « t’arracher au péril de la jeunesse[5] », les faveurs dont tu parles, c’était à cette condition aussi que tu n’aurais droit à aucun mot de jalousie envers qui que ce soit de mes amants ?…

— Mais, Maman, que ne me continuez-vous ?…

— Ce que je croyais être un bien pour ta frêle santé, enfant, j’ai compris que c’était un danger… Tu fus encore plus faible depuis lors… Cette révolution du sang qui t’affecta si fort et si brusquement et dont tu manquas périr, n’était-ce point mon imprudence qui la provoqua ? Mais ne parlons plus de cela, puisque nous convînmes encore, dans notre contrat, que tu n’aurais jamais à réclamer ce que je désirais pouvoir te retirer à volonté ? Ainsi, je n’ai point surpris ta bonne foi… et c’est dans ton intérêt…

— Ô Maman ?

— Allons, Petit ! Tiens… Donne-moi le vinaigre de lavande… Les moustiques m’ont piquée à l’épaule…

— Prenez votre magistère, Maman !

— Il me raille !… Ah ! le vilain Petit !… Que je le claque !

— Mais je cours plus vite…

— Je te tiens… Tu ne méritais pas ce baiser.

Les derniers mots de ce dialogue me frappent avec une telle intensité qu’ils me rendent à ce qu’il est convenu d’appeler la réalité. Je me retrouve, visiteur quelconque, au milieu de cette chambre morte. Maintenant je ne les entends plus, je ne les vois plus, et mon regard plonge dans le jardin où grince une bêche.

Je sors. Je grimpe, par la vigne où il a passé tant de fois, jusqu’au sentier. Il a foulé cette terre. Il était là, si présent tout à l’heure, qu’il me semble qu’il vient de disparaître à l’instant, simplement, comme moi, au delà du coteau. C’était par là qu’étaient « des prés pour l’entretien du bétail[6] », qu’ils allèrent un jour de Saint-Louis, « parcourir la côte opposée[7] ».

Là, s’étend jusqu’à la montagne une si triste solitude que je m’attends à les voir surgir d’un pli de terrain, vers le ruisseau, à gauche, marchant silencieux, la tête basse et la main dans la main.



II


Un mur pour vue, un cul-de-sac pour rue, peu d’air, peu de jour, peu d’espace, des grillons, des rats, des planches pourries ; tout cela ne faisait pas une plaisante habitation. Mais j’étais chez elle auprès d’elle ; sans cesse à mon bureau ou dans sa chambre, je ne m’apercevais pas de la laideur de la mienne…

(Les Confessions, Part. 1, liv. V.)



— Vous regardez la maison de Rousseau ! C’est au premier qu’il était.. Papa dit toujours que c’est comme alors : qu’il y a beaucoup de rats…

C’est une jeune fille qui m’interpelle ainsi, me voyant attentif à cette demeure d’où elle sort, et qui est celle que le comte de Saint-Laurent louait à Mme de Warens avant qu’elle fût aux Charmettes, et pendant les intervalles qu’elle ne les habitait point[8].

Je crois, dans cette solitude obscure où je pénètre, entendre bouger le silence d’une époque morte. C’est un bruit grêle et lointain, un sautillement précipité dénotés — épinette ou clavecin ? Puis tout se tait. Cela reprend et, tout à coup, deux voix unies jaillissent, aiguës et limpides, retombent.

Eux ? Pourquoi se taisent-ils ? Ses doigts ont-ils quitté le clavier grinçant et se joignent-ils passionnément sur la nuque dorée de Maman ? Que se passait-il par ce même après-midi d’alors, par ce jour triste et blanc ?

… Une porte a battu. Est-ce Claude Anet qui est entré et les trouve ainsi enlacés ?… Je me l’imagine si bien, ce maigre laquais sartunien costumé de noir, sentencieux et discret, la voix pâle, aux gestes rares, qui mourut vieux à vingt-huit ans pour avoir pris mal en allant cueillir du génipi[9]

Je songe à cette fin prématurée, et elle m’inquiète, car je me souvins de cette nuit où la funèbre maison retentit des cris de la Warens affolée, parce qu’il avait tenté de se tuer en avalant du laudanum. Ce soir-là elle errait en chemise, agitée par une pénible scène qu’elle avait eue avec lui. « Elle trouva la fiole vide et devina le reste[10]. » Elle criait à Jean-Jacques :

— Va voir. Petit… Va chercher Grossi… Je te dis que je deviens folle… Il va mourir… Il meurt ! Ô mon Dieu !… Du café ?… Il s’était enfermé à clef, ce soir, pour m’empêcher de l’aller trouver comme d’habitude… Je te dis qu’il est jaloux… jaloux sans raison… jaloux même de toi… Il s’était enfermé pour se tuer… Va vite donc ! Va vite… Cours !…

Mais à cette heure, est-ce lui Claude Anet, au retour de quelque herborisation ? Il ne s’offusque plus de les surprendre ainsi, ayant dû se plier enfin aux exigences de sa bonne maîtresse. Elle n’eût point admis que ceux qui avaient à se partager son amour ne vécussent en excellents frères :

« Combien de fois elle attendrit nos cœurs et nous fit embrasser avec larmes, en nous disant que nous étions nécessaires tous deux au bonheur de sa vie.[11] »

— Petit ? Embrasse Claude Anet… Tu sais qu’il est notre grand frère… Je n’aime point, lorsqu’il entre, que tu tardes à être aimable pour lui… C’est cela… Mon brave Claude, quelles plantes avez-vous trouvées ?

— De la gentiane pour l’estomac de Mme de Warens, et du plantain pour les vapeurs de M. Jean-Jacques…

— En ville, qu’avez-vous appris de nouveau, Claude Anet ?

— … J’ai réglé le compte du boucher, et j’ai dit au marchand de vin de venir reprendre la barrique… Avez-vous pensé que le tuyau est de travers depuis la grande averse, et qu’il faudrait le faire arranger ?… Peut-être puis-je essayer de le remettre d’aplomb moi-même, car, si nous attendons M. de Saint-Laurent, ce sera comme pour la porte de la cave… Ah ! Madame ? M. le médecin Grossi a fait encore une grossièreté à nos voisins…




Ainsi, dans cette sombre maison, leur monotone existence s’écoulait, partagée entre les soins domestiques, la recherche des magistères et la musique.

Jean-Jacques s’adonnait maintenant tout à fait à l’étude de cet art. Il avait abandonné le cadastre et donnait en ville des leçons de chant à de charmantes élèves. L’une était « le vrai modèle d’une statue grecque[12]. » Une autre, qui était à la Visitation, avait la voix lente d’une religieuse et la paresse d’une créole. Une troisième, Mlle de Menthon, « avait au sein la cicatrice d’une brûlure d’eau bouillante qu’un fichu de chenille bleue ne cachait pas extrêmement[13]. »

Heureux temps où Petit était si choyé que Maman commençait d’en devenir jalouse. C’est alors qu’elle s’était offerte à lui « pour l’arracher au péril de la jeunesse » et, sans doute aussi, pour ne pas être soupçonnée par ses rivales d’une faute dont elle n’eût pas eu la satisfaction.

— L’ai-je élevé jusqu’à ce jour, se disait-elle, pour qu’il devienne la proie d’une Mme Lard ?

C’est dans le jardin, qu’elle avait loué dans un faubourg de Chambéry, qu’elle lui fit ses conditions. Il fallait, je le devine, qu’il lui laissât toute liberté ; qu’il ne fût point jaloux ; qu’il renonçât à ses vices, qu’il n’allât point s’exposer au danger des autres femmes.

Elle entendait rester maîtresse pour ceux qu’il lui plairait d’élire, sachant bien, au fond d’elle-même, qu’il lui donnerait moins de joie que Claude Anet, et qu’elle ne le prenait que par manie d’éducation, et pour ne pas sentir son amour-propre irrité par des rivales qui l’eussent devancée. Elle ne se trompait guère quant à l’issue de cette possession, qui lui donna moins de plaisir que de peine.

Aussi, Jean-Jacques, dans sa naïveté d’abord, dans son orgueil ensuite, continua-t-il de prêter « un tempérament de glace[14] » à cette femme exigeante, passionnée jusqu’à la folie, et que stigmatisent assez un goût bizarre pour l’alchimie, des entreprises singulières, l’exaltation mystique et une névrose de l’estomac.

La vérité, c’est qu’elle ne le tint jamais pour son véritable amant et que, dès qu’elle se fut aperçue des désordres qu’elle provoquait en lui, sans qu’il suscitât le moindre trouble en elle, tacitement, elle l’éloigna.

Mais dès ce jour il la gêna ou, plutôt, il gêna les plus intimes qui résolurent de s’en débarrasser en influençant leur maîtresse. C’est ainsi qu’elle lui fit entreprendre plusieurs voyages dont elle espérait bien qu’il ne reviendrait pas. Mais bientôt, il suppliait, et elle se laissait toucher par cet attachement, partagée entre l’exigence de ses amants et son affection pour celui qu’elle avait élevé.

Elle ne laissa donc jamais de mener la même existence, depuis son aventure avec M. de Tabel jusqu’au triomphe du perruquier Vintzeried, qui vint à bout du fâcheux. Car, après une dernière tentative, le pauvre Jean-Jacques dut quitter définitivement Chambéry, chassé par l’insolence et la grossièreté de celui qu’il appelait, pour complaire à sa chère Maman, « mon bon frère.[15] »



III


Je la revis. Dans quel état, mon Dieu ! Quel avilissement  ! Était-ce la même Mme de Warens jadis si brillante à qui le curé de Pontverre m’avait adressé ! Je lui fis encore quelque légère part de ma bourse, bien moins que je n’aurais dû, bien moins que je n’aurais fait, si je n’eusse été parfaitement sûr qu’elle n’en profiterait pas d’un sou.

(Les Confessions, Part. I, liv. VIII.)


Quelle qu’ait été la fin de Mme de Warens, j’estime que nul n’a le droit de la juger qui n’osa, comme elle, accepter la passion jusqu’à ces limites.

Je me dis cela, en me promenant dans ce triste faubourg Nézin où elle s’est éteinte à l’âge de soixante-trois ans[16]. Elle était, à cette époque, si misérable, qu’une servante âgée qui l’affectionnait travaillait au dehors pour la nourrir.

S’il est vrai qu’elle payât, vers la fin de sa vie, leurs caresses à des laquais, n’avait-elle point fait de même à l’époque de sa splendeur ? N’était-elle pas la créancière de tous ceux dont elle embrassa prodiguement l’amour ? N’était-ce point, tant sa passion était belle encore, une aumône quand même qu’elle faisait à ces rustres ? Pouvait-il en être autrement que ce fût-elle qui donnât qui toujours à tous s’était donnée tout entière ?

Je me souviens du jour où, voyageant en Suisse, cinq ans avant qu’elle mourût, elle fit une suprême charité à celui qui était alors Jean-Jacques Rousseau. Elle le vint voir à Grange-Canal, où il s’était retiré avec Thérèse, fatigué par les durs lauriers qui avaient remplacé la pervenche des Charmettes. Elle allait en Chablais et n’avait plus de quoi achever son voyage.

Rousseau n’avait point d’argent sur lui, mais, une heure après, il lui en envoya par Thérèse, l’épouse future du palefrenier.

Mme de Warens, ravagée par les douleurs, la misère et la passion, reçut la niaise et vulgaire servante avec ce sourire d’infinie bonté que possèdent seuls les grands incompris.

Peut-être même la terrible inconscience de l’homme de génie qui osait lui dépêcher une telle mandataire lui échappa-t-elle ?

Elle accueillit, sans doute avec calme, les observations cruelles, qu’au nom de Rousseau dut lui faire Thérèse. Elle laissa s’étendre à ses misérables amours (les seules qui lui demeurassent !) les reproches de cette fille…

Mais quand Mme de Warens eut reçu la somme qui lui était destinée : de ce même geste dont elle s’était toujours servie pour prodiguer le trésor inépuisable de son âme et de sa chair, elle prit à son doigt le seul anneau d’or qui lui restât, et le passa au doigt de Thérèse.

Dans la misérable chambre qui fut la sienne, j’évoque l’étouffant soir de juillet où elle agonisa. Ce dut être un de ces jours d’orage où les hirondelles volent bas. De la puante ruelle où je me trouvais tout à l’heure, des germes putrides devaient s’exhaler comme aujourd’hui. Y avait-il de blondes enfants, assises sur une poutre, comme celles qui causent là ?

Quelles furent ses rêveries lorsque, la nuit étant tombée, le prêtre eut procédé aux fades rites funèbres ? Retrouva-t-elle en cet instant cette folie d’exaltation qui, à Évian, en 1726, l’avait prosternée aux genoux de M. de Bernez, quand elle s’écria :

« In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. »

Revit-elle l’escorte royale qui accompagna, en pompe, à Annecy, une si belle convertie que l’on se méfiait d’une amoureuse ? Entendit-elle la voix d’un adolescent fatigué, penché sur elle, et, de sa lèvre, comme d’une rose, effleurant ses cheveux — ou n’entendit-elle que les dix heures qui sonnaient à jamais pour elle à la paroisse de Lémenc ?


fin
  1. Les Confessions, partie I. liv. VI.
  2. Id.
  3. Les Confessions, partie I, liv. VI.
  4. Id.
  5. Les Confessions, partie I. liv. V.
  6. Les Confessions, partie I, liv. V.
  7. Les Confessions, partie I, liv. VI.
  8. Cette maison, peu connue des Chambériens, est située au fond, et à droite, du cul-de-sac dont parle Rousseau. Elle porte le numéro 44. On y accède soit par ledit cul-de-sac (seul passage autrefois) qui s’ouvre entre les numéros 40 et 54 de la place Saint Leger, dont elle fait partie, soit par un corridor qui prend rue des Arcardes. (Le mur auquel fait allusion Rousseau ayant été démoli.) Une borne qui se trouve en face de la maison, dans la cour où aboutit le cul-de-sac, indique, paraît-il, l’emplacement de ce mur.
  9. Claude Anet a été enterré à Saint-Léger (St-François de Salles, Chambéry), le 14 mars 1784. Il était né dans le pays de Vaud, en 1706. Le génipi dont parle Rousseau doit être l’artemisia spicata ou le mutellina.
  10. Les Confessions, partie I, liv. V.
  11. Les Confessions, partie I, liv. V.
  12. Les Confessions, partie I, liv. V.
  13. Id.
  14. Les Confessions, partie I, liv. V.
  15. Avant même qu’elle fût devenue sa maîtresse, elle l’envoie à Fribourg avec Merceret, la femme de chambre, pendant qu’elle entreprend un voyage avec Claude Anet (année 1732).

    Plus tard, sous prétexte de l’éloigner de la société d’un monsieur Venture, qui fait la joie des Chambériennes, elle l’expédie avec Lemaître.

    Encore : elle le maintient dans cette persuasion singulière qu’il a un polype au cœur, afin qu’il aille se faire soigner à Montpellier et qu’il y demeure. Il ressort en effet d’une lettre de Rousseau, datée de cette époque, à sa « chère Maman », qu’il est dans la douleur la plus grande à l’idée qu’elle veut l’éloigner. Il supplie, et semble disposé, pour revenir aux Charmettes, à subir les plus fortes humiliations, « les plus durs travaux de la terre », les voisinages les plus dégradants.

    Il revient à Chambéry. Elle le fait partir pour Lyon probablement sur l’instigation du perruquier Vintzeried. Il y séjourne deux ans, chez M. de Mably, essaye de revenir auprès de Maman, puis part pour Paris.

  16. La maison où est morte Mme de Warens porte les numéros 50 et 60 dudit faubourg.

    Extrait du registre mortuaire de la paroisse de Saint-Pierre de Lémenc : « Le 30 juillet 1762, fut enterrée, dans le cimetière de Lémenc, dame Louise-Françoise-Éléonore de la Tour, veuve du seigneur de Warens, née à Vevay, dans le canton de Berne, en Suisse, qui mourut hier à dix heures du soir, comme une bonne chrétienne, après avoir reçu les derniers sacrements, âgée de soixante-trois ans. Elle avoit abjuré la religion protestante depuis environ trente-six ans, et avoit depuis vécu dans la nôtre. Elle termina sa carrière dans le faubourg Nesin, où elle résidoit depuis huit ans dans la maison de M. Crépine ; elle a demeuré auparavant au Reclus, pendant environ quatre ans, maison du marquis d’Arlinge ; elle a, depuis son abjuration, passé le reste de sa vie dans cette ville. — Signé Gaime, curé de Lémenc. »