Sur Dante, Pétrarque et Boccace


DANTE,
PÉTRARQUE ET BOCCACE,
À PROPOS DE L’OUVRAGE DE M. ROSSETTI :
SULLO SPIRITO ANTIPAPALE CHE PRODUSSE LA RIFORMA, E SULLA SEGRETA INFLUENZA CH’ESERCITÒ NELLA LETTERATURA D’EUROPA, E SPECIALMENTE D’ITALIA, COME RESULTA DA MOLTI SUOI CLASSICI, MASSIME DA DANTE, PETRARCA, BOCCACIO[1]

Ce livre méritait de n’être point passé sous silence, ne fût-ce que pour la singularité de sa destinée. C’est l’œuvre d’un Napolitain, expatrié à la suite des évènemens politiques, qui a trouvé en Angleterre, non-seulement un asile, mais un emploi honorable, ayant été nommé professeur à l’université de Londres. Un livre italien, sur un sujet qui n’intéresse que l’Italie, publié en Angleterre, est comme un enfant nouveau-né exposé dans un désert : on saurait difficilement imaginer un moyen plus sûr pour empêcher qu’il ne trouvât des lecteurs. Aucun libraire anglais n’a voulu s’en charger. Les frais de l’impression ont été fournis par un généreux protecteur auquel l’ouvrage est dédié.

Néanmoins il a été mis à l’index. Ce n’est pas cette sentence qui nous étonne : la dixième partie de ce qu’il contient, eût suffi pour la lui attirer. Mais comment la censure romaine a-t-elle été informée de l’existence de ce livre ? On ignore généralement en Italie ce qui s’imprime au-delà des Alpes ; à peine la France fait-elle exception. Il faut donc que quelques exemplaires se soient glissés furtivement ou accidentellement à travers tant de barrières qui s’opposent en Italie à l’introduction des livres étrangers, pour peu qu’ils paraissent suspects.

Parmi les compatriotes de l’auteur, ceux qui ont eu un sort semblable au sien, et qui partagent ses opinions politiques, accueilleront peut-être son hypothèse comme une espèce de consolation ; mais, assurément, elle n’aura point de succès auprès des admirateurs désintéressés de la poésie italienne, qui n’ont aucun motif pour faire des rapprochemens forcés entre les auteurs du xive siècle et des évènemens plus récens.

Qu’il se soit manifesté pendant tout le moyen-âge en diverses contrées de l’Europe un esprit d’opposition très prononcé, souvent très hardi, contre les usurpations pontificales et la corruption des mœurs du clergé, c’est un fait si universellement connu, si bien constaté, qu’il est superflu de vouloir le prouver de nouveau. M. Rossetti, dans son premier chapitre, intitulé : Du Langage ouvert contre Rome, dit là-dessus des choses qui sont vraies, mais rien moins que neuves. Dès le second chapitre, du Langage secret contre Rome, il commence à développer son hypothèse qui remplit tout le reste du volume. Il soutient qu’il existait dans les xive et xve siècles une vaste association secrète, répandue dans toute l’Italie ; qu’elle se rattachait à la secte des Albigeois ; que son but était le renversement du saint-siége et une réforme radicale dans l’église, telle que les protestans l’ont opérée dans le xvie siècle ; que les membres de cette association avaient inventé un langage de convention, par lequel ils pouvaient se reconnaître et se communiquer leurs pensées, sans que leurs compatriotes non initiés, et surtout sans que les autorités ecclésiastiques s’en aperçussent ; que Dante, Pétrarque et Boccace, ainsi qu’une foule d’autres poètes et auteurs en prose, leurs contemporains, leurs imitateurs et successeurs, étaient affiliés à cette secte ; enfin que tous leurs ouvrages ont été composés dans le but de préparer l’accomplissement des grands projets que l’association méditait, et qu’ils sont écrits dans un style à double entente, ayant un sens patent et un sens mystérieux.

Voilà une étrange découverte. Nous croyions jusqu’ici que ces génies originaux, les patriarches de la littérature italienne, avaient eu une véritable vocation poétique, et qu’inspirés par les muses, ils avaient parlé le langage des dieux. Point du tout : M. Rossetti nous apprend que tout cela, d’un bout à l’autre, n’est qu’un jargon de bohémien.

Mais ce qui est plus étrange encore, c’est de voir la conviction inébranlable de M. Rossetti ; son zèle pour propager sa chimère ; l’importance qu’il y attache ; sa colère contre ceux qui l’ont contredit à l’occasion de son Commentaire sur la Divine Comédie ; et le dévouement avec lequel il se prépare (en pleine sécurité de ne jamais être mis à l’épreuve) à devenir le martyr de ses prophéties apocryphes sur le passé.

M. Rossetti a fait des frais considérables de lecture. Il a compulsé, toujours dans le but de trouver la confirmation de son hypothèse, non-seulement Dante, Pétrarque et Boccace, mais aussi Cecco d’Ascoli, Cino da Pistoia, Francesco Barberini, Fazio degli Uberti, Federigo Frezzi, etc., etc. Il ne se borne pas à cela : il a mêlé l’ordre des templiers, des rose-croix, des francs-maçons, les visions de Swedenborg, la doctrine exotérique et ésotérique des philosophes grecs, les mystères d’Eleusis, et, peu s’en faut, les hiéroglyphes des prêtres égyptiens. De la plupart des choses que nous venons d’énumérer, l’auteur s’est formé une idée tout aussi fausse que de l’ancienne poésie italienne. À côté de cet étalage d’une érudition indigeste et superficielle, la verbosité, trop commune chez les savans de son pays, n’y manque pas non plus. Ce lourd volume, d’une impression serrée, est une mosaïque de citations de toute espèce, d’explications et de notes prolixes, entremêlées de déclamations ampoulées ; le tout formant une lecture passablement fastidieuse.

M. Rossetti croit avoir accumulé les preuves ; nous n’en avons pas trouvé une seule qui pût soutenir l’examen d’une saine critique. Car en quoi consistent ces prétendues preuves ? ce sont des passages torturés pour en tirer un sens caché que personne n’y a jamais soupçonné. Avec cette manière d’interpréter, on pourra faire dire à un auteur, ou plutôt lui faire indiquer par énigmes, tout ce que l’on voudra.

Les associations ont été fréquentes dans le moyen-âge, parce qu’on cherchait des garanties particulières au milieu de l’anarchie et des violences du pouvoir qui troublaient alternativement l’ordre social. Mais ces associations étaient généralement publiques. Ce siècle fier, franc, simple et énergique à l’excès, dédaignait la dissimulation et ne savait pas s’y prêter.

Les deux fameuses factions politiques qui divisaient alors toute l’Italie, et souvent les citoyens d’une même république, ne sauraient être rangées dans la classe des associations publiques. Une association suppose toujours des engagemens formels, des statuts, un régime intérieur, chargé de diriger les délibérations, de préparer et d’employer les moyens d’action. Rien de tout cela n’existait chez les Guelfes et les Gibelins. Le nom de l’empereur et du pape était le cri de ralliement pour des hommes qui ne s’étaient ligués que d’une façon temporaire ; et sous des drapeaux qui portaient d’une part l’aigle de l’empire, de l’autre, les clés de Saint-Pierre, chacun combattait pour sa propre indépendance ou sa propre ambition.

L’association antipapale que M. Rossetti suppose, n’avait donc rien de commun avec les Gibelins, puisque, selon lui, elle était dirigée contre l’autorité spirituelle du souverain pontife, et qu’il identifie ces sectaires avec les Albigeois ou Vaudois. Ceux-ci, dès le xiie siècle, ont, en effet, trouvé en Italie quelques adhérens qui furent appelés Patarins. En 1233, ils furent persécutés et livrés au supplice dans plusieurs villes de la Lombardie. Plus tard il n’en est plus question. Cette tentative était donc antérieure à l’époque de la littérature italienne qui ne commence que vers la fin du xiiie siècle. Les Vaudois du Piémont seuls ont pu passer inaperçus dans leur retraite montueuse, et conserver la simplicité de l’église primitive jusqu’à nos jours, malgré les nouvelles persécutions qu’ils essuyèrent en 1480 et encore en 1655. Leurs colons, envoyés au fond de la Calabre, eurent un sort plus malheureux. Il est superflu de faire remarquer que ces pâtres montagnards n’ont pu avoir aucune influence sur une littérature qu’ils ignoraient.

Quoi qu’il en soit de la propagation de la secte des Vaudois, de sa durée ou de son extinction dans le reste de l’Italie ; en supposant même, avec M. Rossetti, que les membres de l’association secrète eussent absolument les mêmes opinions, il y a une différence essentielle qui met ceux-ci à une distance immense des premiers. Les Albigeois et les Vaudois professaient franchement leurs convictions ; en hommes vertueux, ils vivaient selon leur foi et ils mouraient pour elle. Les associés, au contraire, se cachaient soigneusement, et dissimulaient au point d’observer les pratiques religieuses qu’ils condamnaient intérieurement, ce que les Vaudois eussent regardé comme une profanation.

L’association, en effet, a gardé merveilleusement bien son secret, puisque, après tant de siècles, M. Rossetti est le premier à le découvrir. Elle a pris un excellent moyen pour cela : elle n’a ni agi ni parlé. Je me trompe : elle a su en même temps se taire et parler ; elle a parlé, bavardé même, d’une manière inintelligible pour tout le monde, excepté pour les affiliés. Or, ceux-ci n’avaient pas besoin d’être persuadés, et les autres lisaient sans y entendre malice. Ils croyaient lire des chants amoureux, respirant un sentiment pur et idéal, et ils n’apercevaient pas le venin de l’hérésie. Dans quel but tant de poètes (car aucun de cette époque n’échappe à la diligence de M. Rossetti) auraient-ils mis leur esprit à la torture pour inventer et mettre en vers tant de déguisemens de la même thèse ? Car en admettant comme vraies les incroyables interprétations de M. Rossetti, il n’y a rien dans ces passages occultes qui ait servi à fortifier même une opinion déjà adoptée : ils n’auraient jamais été que des énigmes oiseuses.

On rapporte que le barbier du roi Midas, après que celui-ci eut subi une métamorphose fâcheuse, craignant que son secret ne l’étouffât, pour se soulager dit à voix basse entre les roseaux d’un étang : « Le roi Midas a des oreilles d’âne ! » L’association en question ressemble fort à ce barbier. Cependant l’issue fut différente. Les roseaux grandis et agités par le vent, l’année suivante, répétèrent les mêmes paroles. Ainsi, le barbier eut la satisfaction de voir le secret éventé, sans qu’on pût l’accuser d’indiscrétion. Les associés, au contraire, selon M. Rossetti, ont sans cesse murmuré entre les dents : « Le pape est l’antechrist ! » sans que jamais aucun écho se soit réveillé qui ait rendu leur doctrine populaire.

M. Rossetti a voulu prévenir une objection qui se présente naturellement. Les chefs de l’église, pendant tout ce temps, ne se sont-ils pas aperçus qu’on les insultait, et qu’on voulait détruire leur autorité ? Oh ! oui, dit-il, ils comprenaient fort bien, mais ils ont jugé plus prudent de ne pas paraître comprendre. Ainsi tout s’est passé en politesses : on a ri sous cape des deux côtés, et la nation seule a été dupe.

En effet, si l’association était telle que M. Rossetti la peint, les chefs de l’église auraient eu raison de la mépriser. Un seul homme de la trempe de Savonarola était plus redoutable que des milliers d’adversaires aussi puérils et aussi pusillanimes.

L’encouragement des superstitions profitables, le trafic des indulgences, les artifices pour enrichir l’église déjà beaucoup trop opulente, la corruption des mœurs du clergé, et principalement de la cour de Rome, l’ambition mondaine, le népotisme et la vie scandaleuse des papes eux-mêmes, enfin tout ce que les associés devaient abhorrer, tout cela pendant deux siècles, non-seulement allait son train ordinaire, mais empirait de plus en plus, sans que les initiés de la secte aient jamais osé paraître au grand jour, sans qu’ils aient fait la moindre tentative de rallier les peuples autour d’eux. Qui peut croire à une association nombreuse, couvrant l’Italie entière comme d’un réseau, comptant dans ses rangs les hommes les plus distingués par leurs talens, et qui néanmoins n’aurait donné aucun signe de vie, si ce n’est par de misérables quolibets ?

M. Rossetti attribue à cette association une grande influence sur la réforme du xve siècle. Mais comme il s’arrête en-deçà de cette époque, nous pouvons nous dispenser de le réfuter d’avance. Il est contraire aux règles de la logique de chercher une cause éloignée, obscure et plus que douteuse, quand les causes rapprochées, manifestes et puissantes, suffisent pour expliquer un évènement. La réforme de Luther a produit un grand retentissement en Europe. L’Italie n’a pu rester étrangère à cette secousse ; mais elle l’a éprouvée plus tard que d’autres pays voisins de l’Allemagne. D’ailleurs, a-t-on jamais ouï dire que les protestans italiens aient fait dériver leurs doctrines d’une ancienne société secrète ? Leurs oracles avoués étaient Luther, Melanchthon, Zuingle, Calvin et autres réformateurs, avec lesquels ils étaient en correspondance.

À l’époque même où l’insurrection religieuse éclata en Allemagne, on était occupé en Italie de tout autre chose. Les beaux-arts avaient atteint leur apogée. On achevait à Rome le temple le plus vaste et le plus magnifique qui ait jamais été érigé en l’honneur d’aucun culte. Michel-Ange et Raphaël rivalisaient de génie pour embellir les pompes et célébrer les triomphes de l’église romaine. Personne ne semblait se douter que sa domination fût ébranlée jusque dans les fondemens.

Dans plusieurs écrivains italiens de la première moitié du xvie siècle (par exemple dans Machiavel), il est facile de reconnaître, à des symptômes non équivoques, un esprit bien différent de celui des réformateurs : un scepticisme universel, accompagné, comme cela arrive d’ordinaire, d’une profonde indifférence pour tout ce qui concerne la religion, que ces auteurs ne regardaient que comme un instrument politique.

Tout le monde sait que Dante et Pétrarque ont signalé sans ménagement la corruption de la cour de Rome et d’Avignon et les abus du régime ecclésiastique, mais personne n’avait encore soupçonné que, même dans leur pensée la plus intime, ils se fussent séparés de l’église catholique, ou qu’ils en eussent rejeté les dogmes. Ce que nous disons de ces grands hommes n’a pas pour but de rétablir leur réputation d’orthodoxie ; c’est comme poètes qu’il nous importe de les justifier, et d’effacer la flétrissure que M. Rossetti tâche d’imprimer à leur front.

En parlant de Dante, il s’écrie : « Assurément, la religion, cette fille de Dieu, ne sera pas moins sainte, lorsqu’on aura démontré qu’une muse tremblante, afin de se rendre invulnérable, a été engagée par la peur à se couvrir de ses vêtemens. » — Que veulent dire ces phrases contournées, si ce n’est que la peur a rendu le poète hypocrite ? La muse de Dante tremblante ! Dites donc plutôt foudroyante ! Il a composé son grand poème sous le poids d’une sentence de mort, banni de Florence, dépouillé de son patrimoine, errant d’un asile précaire à l’autre ; il l’a publié de son vivant, quoique ce poème fût de nature à lui attirer l’inimitié de beaucoup d’hommes puissans, et surtout des dignitaires de l’église. Il regrettait amèrement sa patrie ; il espérait encore que l’admiration due à son poème ferait révoquer les sentences portées contre lui, et qu’il serait couronné de laurier dans le même baptistère où il avait été tenu sur les fonts. Néanmoins, a-t-il flatté ou seulement ménagé les Florentins ? Ne leur dit-il pas les vérités les plus sévères ? Et cette ame si fière qui grandissait dans l’adversité, cette ame en même temps si pieuse, si contemplative, aurait profané volontairement par un mensonge continuel le double sanctuaire de la religion et de la poésie !

M. Rossetti, pour étayer son système d’amphibologie, rappelle la nature allégorique et l’obscurité de la Divine Comédie.

L’obscurité de Dante provient de son extrême laconisme, d’un langage souvent suranné et varié par des licences très fortes, de mille allusions à des détails historiques et biographiques, aujourd’hui peu connus, ou entièrement oblitérés ; d’une sphère scientifique différente de la nôtre, qui se composait de la physique et de la métaphysique d’Aristote, comme on l’entendait alors, de l’astronomie de Ptolémée et de la théologie des docteurs de l’église, tels que saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure ; quelquefois aussi de la bizarrerie de cet esprit solitaire qui, en tout, dans les expressions, les métaphores et les comparaisons, évitait les sentiers battus. Mais il n’y a jamais cette obscurité vague qui naît de la confusion des idées et du style. Quand on a pénétré le sens, on tient quelque chose de substantiel. Au reste, les passages restés ou devenus inexplicables sont peu nombreux. Ils le seraient moins encore, si les anciens commentateurs avaient apporté à leur travail plus de critique. À cet égard les commentateurs modernes ont l’avantage ; mais ils sont moins familiers avec la manière de penser du poète et de ses contemporains. Dante aspirait à l’universalité du savoir : pour le juger équitablement, il faut connaître la pauvreté de ses matériaux, source de ses erreurs.

Le moyen-âge avait un goût dominant pour l’allégorie. Plus tard on la voit encore figurer dans la peinture, et la poésie dramatique a commencé par elle. La personnification d’une idée générale ou abstraite n’a rien d’équivoque ; mais en poésie, malgré sa clarté, elle est toujours un peu froide. Pour qu’on croie à la réalité d’un être idéal, il faut qu’il prenne des traits individuels ; c’est ce qui est arrivé dans la mythologie. La plupart des divinités de la Grèce étaient primitivement des symboles des puissances naturelles ou des facultés de l’ame ; mais ce n’étaient pas des personnifications inventées exprès par la réflexion ; c’étaient plutôt les créations spontanées d’une imagination jeune, pour laquelle tout était animé dans la nature. Ensuite la tradition fit l’histoire de ces divinités, et par là les transforma en individus. De même Dante, dans ses personnifications, a tellement fondu ensemble la partie idéale et le caractère individuel, qu’il n’est plus possible de les séparer. Le voyageur qui traverse les trois régions où les ames séjournent selon leur état moral est l’homme naturel ; mais c’est aussi lui, le poète, Dante Alighieri, avec toutes ses particularités biographiques. Virgile figure la raison non éclairée par la révélation ; mais c’est aussi le poète latin que tout le moyen-âge a vénéré comme un grand sage. Béatrice représente la science des choses divines ; mais c’est aussi Béatrice Portinari, dont la chaste beauté avait fait sur Dante, dès sa première jeunesse, une impression profonde. Qu’y a-t-il donc de si inconcevable dans cette combinaison ? Le beau est un reflet des perfections divines dans le monde visible, et, selon la fiction platonique, une admiration pure fait pousser les ailes dont l’âme a besoin pour s’élever vers les régions célestes.

Quelques allégories spéciales ont été fort débattues, et les commentateurs n’ont pu s’accorder sur leur sens. Cela prouve qu’elles n’étaient pas heureusement imaginées ; mais on peut les laisser de côté sans que cela nuise à l’ensemble.

Les visions, à la fin du Purgatoire (chant xxxii), où Dante a emprunté des images de l’Apocalypse, se rapportent aux intrigues et aux querelles de Boniface VIII et de Philippe-le-Bel, et à la translation du saint-siége à Avignon. Le poète a dû se servir ici de formes prophétiques, parce que ces évènemens sont postérieurs à l’époque de son voyage idéal, c’est-à-dire à l’an 1300. Néanmoins l’allégorie est très claire : tous les commentateurs l’ont comprise.

On peut attribuer à Dante un esprit antipapal dans le sens que nous venons d’indiquer ; mais si on entend par là le rejet d’une autorité centrale et suprême dans l’église, et le désir de renverser le saint-siége, rien n’était plus éloigné de sa pensée. À cet égard, le discours prêté à saint Pierre (Parad. xvii) est décisif. La sainteté de l’institution en elle-même est maintenue, malgré l’horrible dépravation où elle était tombée. Tout ce morceau est sublime. La lumière céleste qui renferme l’ame de l’apôtre rougit d’indignation ; les cieux se colorent ; c’est une éclipse comme au moment de la mort du Sauveur, pendant que ces paroles foudroyantes se font entendre : « Celui qui, sur la terre, usurpe ma place, ma place, dis-je, vacante en la présence du fils de Dieu, a fait de mon cimetière un cloaque de sang et de souillure, de sorte que l’esprit pervers, précipité du haut des cieux, se complaît là-bas. » Ces vers désignent Boniface VIII. Dans la suite du discours, l’apôtre signale d’avance la conduite criminelle des premiers papes d’Avignon, Clément V et Jean XXII, en la faisant contraster avec la sainteté de ses premiers successeurs, devenus martyrs de la foi.

Nous demandons s’il est humainement possible de dire des choses plus fortes et plus hardies ? Certes, ces paroles n’ont pas retenti seulement en Italie ; la cour d’Avignon, où siégeait alors Jean XXII, a dû en frémir. Le grand homme qui osa parler ainsi, qu’avait-il à cacher ? Est-il croyable que, pour laisser deviner sa pensée à quelques confidens, il ait habillé en logogriphes et en acrostiches ce qu’il avait proclamé avec une voix de tonnerre sur la place publique ?

Le même argument s’applique à Pétrarque. Lui aussi a parlé sans détour et attaqué de front les pontifes de son temps. Dans ses lettres, il fait la peinture la plus hideuse de la cour d’Avignon. Ces lettres, dit M. Rossetti, n’ont été rendues publiques qu’après sa mort. Comme nous savons que les lettres de Pétrarque étaient fort admirées et passaient de main en main, cela aurait besoin d’être prouvé ; mais nous n’insistons pas. M. Rossetti croit avoir trouvé un grand appui à son hypothèse dans les églogues latines de Pétrarque, composées à l’imitation de Virgile. Dans la sixième, saint Pierre et Clément VI sont mis en scène en costume de pasteurs, et sous les noms de Pamphile et de Mition. Dans la septième, la nymphe Épy, amante du pape, représente la ville d’Avignon. À cette occasion, M. Rossetti nous donne un échantillon de son érudition grecque : «Epy, semiradice di Epylogo et Epycuro, indica quella città epicurea in ristretto, in epilogo. » Nous renvoyons le savant professeur aux écoliers de collége, les premiers venus, qui auront peut-être la malice de lui faire accroire que son orthographe est correcte et son étymologie excellente. Ce n’est pourtant pas une énigme de sphinx : Aipy signifie escarpé ; c’est, comme on voit, une allusion au site d’Avignon. Dans une de ses lettres, Pétrarque dit : In rupe horrida tristis sedet Avennio olim ; nunc pontifex maximus Romanus, propriis sedibus desertis, obstante, ut arbitror, naturâ, caput orbis efficere nititur, oblitus Laterani et Silvestri. Cependant Pétrarque a fait une faute de grec, en ne mettant pas ce mot au féminin : Aipeia, Æpea ; mais alors la langue grecque n’était pas encore accessible à tous : il avait fait de vains efforts pour l’apprendre.

Je m’étonne que M. Rossetti n’ait pas fait mention de la seconde églogue qui se rapporte à un événement déjà éloigné, à la mort de l’empereur Henri VII (en 1313), dont le nom ( Arrigo) n’est que légèrement altéré en Argus, afin de lui donner un air classique. Ici, M. Rossetti aurait pu surprendre Pétrarque, pour ainsi dire, en flagrant délit, puisqu’il nous apprend que les sectaires non-seulement mettaient le nom de cet empereur en chiffres et en anagrammes, ce qui leur était bien loisible, mais qu’ils le déifiaient et le mettaient à la place de Dieu et du Christ. Il est naturel que les Gibelins aient déploré la mort prématurée de Henri VII ; mais de la part des sectaires cet hommage profane eût été bien gratuit. L’empereur serait-il par hasard venu en Italie pour faire triompher la secte sur l’église romaine ?

Le costume pastoral est un voile léger et transparent. Si Clément VI et ses cardinaux n’ont pas su le soulever, il faut les plaindre d’avoir eu si peu de pénétration. Le poète a voulu être deviné, et il l’a été. On trouve une partie de ces allusions expliquée dans l’histoire littéraire d’Italie, de Ginguené.

Mais si Pétrarque, qui était chanoine et attaché aux deux frères Colonna, l’évêque de Lombes et le cardinal, a cru devoir garder quelques ménagemens dans ses églogues, il a rejeté loin de lui toute réserve dans les quatre fameux sonnets (XCI, CV, CVI, CVII). Ces sonnets admirables pour la noble indignation qui les a dictés et pour leur mâle éloquence, sont de la même force que le passage de Dante. La cour pontificale y est appelée l’avare, l’impie Babylone, qui a comblé la mesure du courroux divin ; c’est un nid de trahisons, l’école de l’erreur, le temple de l’hérésie ; elle est asservie à tous les vices, à l’ivresse, à la débauche, et Belzébuth assiste en personne aux fêtes voluptueuses qui s’y donnent. Le poète annonce, en style prophétique, une catastrophe qui ne tarda pas d’arriver par le schisme et la déposition de trois papes au concile de Constance. Ces lignes offrent quelque obscurité ; mais certes l’objet de tant de malédictions est désigné clairement.

Ces sonnets, bien autrement populaires que des vers latins, ont été publiés du vivant de Pétrarque ; ses poésies italiennes étant rangées par ordre chronologique, on peut en déterminer l’époque précise.

Pétrarque était dans une position plus favorable que Dante : son immense célébrité lui servait de garantie. Il était l’oracle des savans, l’idole des admirateurs de la belle poésie, le confident, l’ami de plusieurs princes, et l’orgueil de sa nation. La vérité, dite courageusement, a aussi sa puissance : ses sonnets ont eu un libre cours en Italie, et la censure tardive du concile de Trente n’a produit aucun effet.

Le sujet doit paraître épuisé par ces quatre sonnets : tout ce qu’on pourrait ajouter ne serait que redites. Mais M. Rossetti ne se contente pas de cela. Quand le poète exalte de mille manières la beauté, la grâce et la vertu de Laure, c’est toujours le jargon des sectaires, et cela s’applique à tous les chantres de l’amour. La Béatrice de Dante est la secte ; la Selvaggia de Cino da Pistoia est la secte ; la Laure de Pétrarque est la secte ; la Fiammetta de Boccace est la secte ; bref, la secte est la bien-aimée de tout le monde. Remercions-la, quelque hérétique qu’elle fût, d’avoir servi d’occasion à tant de beaux vers.

Pour mettre en évidence son hypothèse, M. Rossetti n’a pas su trouver de meilleur moyen que de faire imprimer les passages cités avec une bigarrure d’italiques et de majuscules. Il s’attache particulièrement au mot lumière (LUCE) comme à un des plus suspects. Nous lui aurions conseillé de l’encre dorée, pour rendre plus sensible aux yeux du lecteur l’éclat du grand mystère. Quelques pentagrammes aussi auraient été à propos ; les encadremens des chiffres de Henry VII, donnés pages 291 et 292, sont quelque chose d’approchant.

On perdrait son temps à réfuter en détail de pareilles erreurs. Nous nous bornerons à une observation générale. La poésie lyrique en Italie a commencé par la métaphysique du sentiment, et malheureusement cette métaphysique porte l’empreinte de l’école scolastique. Les sonnets et les canzoni des plus anciens poètes italiens ne parlent ni aux sens ni à l’ame, parce qu’il n’y a ni volupté ni passion. C’est un sentiment trop volatilisé pour exciter la sympathie : on peut douter quelquefois qu’il ait eu un objet corporel. À l’égard de Dante et de Pétrarque, ce doute deviendrait absurde. Dans les poésies lyriques du premier il y a encore des restes de l’ancienne subtilité, mais souvent aussi il est l’historien naïf d’émotions vraies et profondes, par exemple dans la vision de la mort de Béatrice, qu’il eut pendant une maladie. Pétrarque a éclipsé ses devanciers, non-seulement par le charme du style et de la versification, mais parce qu’il réunit une ardeur passionnée avec la pureté des sentimens les plus exaltés, et la courtoisie chevaleresque des troubadours avec la profondeur d’un solitaire contemplatif.

Passons à Boccace. Cet écrivain a composé un grand nombre d’ouvrages dont la plupart ne sont plus que des antiquités littéraires, quelques-uns même des raretés bibliographiques. D’une part, il faisait le métier de savant ; de l’autre, il cultivait la gaie science du nouvelliste et du romancier ; et les prétentions du philologue ont eu souvent une influence nuisible sur les inspirations du poète. L’on ne saurait nier qu’il n’ait quelquefois méconnu sa vocation et fait fausse route. Versificateur médiocre, il a fait, sans y prendre garde, une infinité de vers faibles, ce qui n’était plus pardonnable après Pétrarque. Son ambition, comme prosateur, était de façonner le beau parler toscan aux périodes de Cicéron ; dans le genre descriptif et pathétique, il a rendu son style traînant par l’emploi multiplié des participes et des phrases incidentes, tandis que rien n’est plus gracieux que son imitation du dialogue familier. L’ouvrage qui lui a coûté visiblement les plus grands efforts, le Filocopo, est aussi celui dans lequel il a le plus complètement échoué. Une seule de ses compositions, le Décaméron, a eu un succès populaire et européen. Boccace a beau en parler comme d’une folie de sa jeunesse (folie tardive, puisqu’il avait quarante ans lorsque le Décaméron parut), c’est son titre de gloire. En accordant qu’une partie des applaudissemens qu’il obtint était due à des attraits étrangers à l’art et au talent, en désapprouvant même ces attraits, il me semble qu’on peut encore y trouver de quoi justifier une admiration sans alliage. Mais il ne s’agit pas ici d’apprécier le mérite littéraire ; nous n’avons qu’à examiner les prétendus indices d’une association secrète.

M. Rossetti s’obstine à vouloir trouver, dans les autres écrits de Boccace, le jargon d’un sectaire occulte qui n’y est pas, tandis que dans le Décaméron l’esprit antipapal est à la surface.

Boccace démasque l’hypocrisie ; il se moque de la superstition, de la crédulité du vulgaire et de la supercherie des prêtres ; il parle d’un ton goguenard de beaucoup de pratiques de dévotion prescrites par l’autorité ecclésiastique ; il passe en revue le clergé, tant séculier que monastique, sans oublier aucune classe, depuis la cour de Rome jusqu’au curé de village ; il ne censure pas avec austérité, comme l’avaient fait Dante et Pétrarque, les infractions faites au vœu de chasteté : il les peint avec les détails les plus comiques.

Les quatre premières nouvelles sont comme une ouverture d’opéra, où le compositeur fait pressentir tous les motifs qui vont se déployer dans le corps de l’ouvrage. D’abord, nous avons le sieur Chapelet, grand scélérat, déclaré saint moyennant une fausse confession. Vient ensuite le juif Abraham et son ami chrétien, un riche marchand de Paris, qui met tout en œuvre pour le convertir. L’honnête juif dit qu’avant de prendre une résolution, il veut visiter la capitale de la chrétienté, projet dont son ami s’efforce vainement de le détourner. Abraham revient de Rome, et dit, au grand étonnement du marchand, qui avait déjà désespéré de sa conversion : « Maintenant je me ferai baptiser ; car une religion aussi mal gouvernée, qui néanmoins se maintient, doit avoir une origine surnaturelle. » C’est une apologie ingénieuse du poète, qui déclare par là qu’en peignant les vices des mauvais ministres de la religion, il n’a pas voulu porter atteinte au respect qui lui est dû. La troisième nouvelle est la plus hardie de toutes. Saladin consulte un sage juif sur le mérite relatif des trois religions qui se partageaient le monde alors connu ; le juif se tire d’affaire par la parabole des trois anneaux, dont l’application range sur un pied d’égalité la loi judaïque, chrétienne et mahométane. Lessing en a fait usage dans un drame destiné à recommander la tolérance universelle, et c’est là l’interprétation la plus favorable qu’on puisse donner de cette parabole. Dans la sixième nouvelle de cette journée, Boccace attaque les inquisiteurs dominicains, en peignant leur espionnage, leurs chicanes et leur vénalité. Ensuite, quelque variée que soit la scène de ses contes, il ne donne jamais un long répit aux prêtres et aux moines. Nous y voyons paraître un honnête mais simple confesseur, qui, à son insu, fait les messages d’amour d’une dame ; puis vient le voyage du riche fermier Ferondo dans le purgatoire ; le cordelier Albert, déguisé en ange Gabriel ; le sermon du frère Ciboule, tout rempli de pélerinages fabuleux et de reliques bouffonnes, chef-d’œuvre de parodie ; et bien d’autres contes encore qu’il est plus convenable de ne pas indiquer davantage.

On peut blâmer Boccace, non sans raison, de n’avoir pas mis de bornes à sa témérité et à sa pétulance ; mais, assurément, rien n’était plus éloigné de son caractère que la réserve et la dissimulation. Faisant assez bravement la guerre pour son propre compte, qu’avait-il besoin de se liguer avec une armée de sectaires poltrons ? Ce joyeux compagnon était-il d’humeur à se laisser mystifier par des marchands de mystères impénétrables ? L’amour, et un amour rien moins que platonique, l’ambition d’auteur, enfin, l’étude de la littérature classique, dont il poussait l’admiration jusqu’à l’idolâtrie, ont occupé tour à tour sa vie, et ne laissaient point de place pour l’esprit de secte.

La conversion de Boccace, dont ses biographes parlent, n’a rien de commun avec la question qui nous occupe. Le chartreux qui vint le visiter, lorsqu’il avait près de cinquante ans, ne voulait pas convaincre de la foi catholique le sectaire, le patarin, l’hérétique ; il voulait rappeler le mondain à une vie régulière et aux méditations religieuses. Le but était louable, mais les moyens employés, une prophétie et une vision miraculeuse, furent désapprouvés par le sage et pieux Pétrarque. Boccace, qui s’était tant moqué des gens de bonne foi qui croient aux faux miracles, avait un peu mérité l’humiliation d’en être effrayé à son tour. L’effet ne paraît pas avoir été durable : on n’en voit aucune trace dans ses écrits, dont les plus importans, d’ailleurs, sont antérieurs à cette époque.

Dante et Pétrarque étaient de profonds théologiens, et ont été reconnus pour tels par beaucoup de savans de l’église catholique ; Boccace, au contraire, n’a jamais fait d’études sérieuses en ce genre. Ces trois écrivains ont été appelés souvent les précurseurs de la réformation ; mais cette épithète, pour être juste, a besoin d’être bien définie.

Dans l’entreprise des réformateurs du XVIe siècle, il y a deux choses parfaitement distinctes. D’abord, ils ne réclamaient que l’abolition des abus et le rétablissement de la discipline ecclésiastique. Ils furent poussés à la controverse par la nécessité de se défendre contre l’accusation d’hérésie ; ils se déterminèrent enfin à rejeter la tradition postérieure aux premiers siècles du christianisme, et à s’en tenir uniquement au texte des saintes Écritures. Sous le premier point de vue seulement, Dante et Pétrarque peuvent être assimilés aux réformateurs. Si, ensuite, l’on entend par précurseurs ceux qui accélèrent l’époque d’un évènement, il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de prouver leur influence. Les œuvres latines de Pétrarque ayant été imprimées avant la fin du XVe siècle, ont pu être consultées par les savans allemands. Dante, au contraire, fort négligé à cette époque en Italie même, était complètement inconnu au-delà des Alpes. Le Décaméron a été traduit en plusieurs langues, il a été lu avec avidité pendant le XVIe siècle, parce que les satires qu’il contient répondaient à l’opinion populaire.

Les Albigeois, à tous égards, doivent être regardés en réalité comme précurseurs de la réforme. Albigeois, Vaudois, Patarins, ces noms ne sont que des distinctions géographiques ; l’historien des Vaudois, le vénérable pasteur Léger, atteste qu’ils étaient tous de la même communion. Puisque M. Rossetti affirme si audacieusement que les trois fondateurs de la littérature italienne étaient des Patarins, il importe de rectifier les notions qu’il donne sur ceux-ci. Les Albigeois ont été indignement calomniés : c’est l’accompagnement obligé d’une persécution injuste. Leurs ennemis, ayant réussi à les exterminer, ont pu défigurer leur doctrine à volonté ; ils en ont fait des manichéens. Je ne m’étonne point que les écrivains italiens depuis Villani jusqu’à Muratori aient répété le mot d’ordre ; mais je vois à regret un historien protestant[2] reproduire une assertion déjà contredite par Bayle et bien d’autres auteurs graves. Les livres qui servaient à l’instruction religieuse chez les Albigeois ont péri avec eux ; mais ceux des Vaudois existent en partie, et cela revient au même. Léger en avait communiqué quelques pièces ; M. Raynouard a fait imprimer en entier la Noble Leçon (de 1100), comme un des plus anciens monumens de la langue romane. Ce sont les seuls documens sur lesquels leurs doctrines doivent être jugées. Bossuet révoquait en doute leur authenticité ou même leur existence. Son objection est vaine : les documens sont là, tellement authentiques, que les formes du langage attestent leur haute antiquité. Qu’on lise, qu’on examine : je défie le plus habile inquisiteur d’en extorquer la moindre trace de manichéisme. C’est la foi chrétienne dans toute sa simplicité primitive. Cependant j’y vois aussi ce qui a attiré aux Vaudois tant de persécutions, entre autres un passage remarquable sur la confession des agonisans, et les dons faits à l’église pro remedio animæ[3]. En traitant de manichéens les Patarins, M. Rossetti n’a fait que répéter sans examen une vieille erreur ; mais les mystères qu’il leur attribue, et la complicité des poètes avec eux, sont de son invention.

D’autre part, il confond sans cesse les Gibelins avec ces sectaires supposés, et, pour rendre spécieuse cette combinaison, il croit pouvoir tirer un grand parti du traité latin de la Monarchie. Il n’est pas bien sûr que celui qui passe sous le nom de Dante, soit de lui : mais nous l’acceptons comme tel. La doctrine contenue dans ce traité n’appartient pas exclusivement à Dante : elle avait été mise en vogue par les jurisconsultes ; elle était si peu secrète, que les professeurs de Bologne l’enseignaient publiquement en chaire. L’empereur est le pendant du pape : au premier appartient la suprématie sur le temporel, comme au pape sur le spirituel. Tous les états de la chrétienté relèvent de l’empereur ; les rois, au lieu de vider leurs querelles par les armes, doivent les porter à son tribunal, etc. Cette théorie doit paraître absurde aujourd’hui, parce qu’elle attribue au chef électif de la nation germanique, considéré comme le vrai successeur des anciens empereurs romains, des droits qui ne sont pas fondés dans l’histoire, et que, d’ailleurs, il n’avait pas la puissance de faire valoir et accepter. Mais dans un temps où les papes s’arrogeaient le droit de déposer les rois, et de disposer des royaumes, c’était l’unique moyen d’opposition, d’une opposition, notez-le bien, toute politique, et nullement religieuse. Dante dit à la fin du traité : « Je ne soutiens pas que l’empereur soit en tout indépendant du pontife romain ; César doit à saint Pierre la même vénération qu’un fils aîné doit à son père. » M. Rossetti s’est bien gardé de citer ce passage ; il y a de quoi ruiner son système de fond en comble.

Selon lui, Dante a dévoilé son dessein profane dans les deux premiers vers d’une épitaphe latine. Voici le corps du délit :

Jura monarchiæ, superos, Phlegethonta, lacusque
Lustrando cecini, voluerunt fata quousque.

Des lecteurs trop confians n’y verront d’abord qu’une énumération des œuvres de Dante, de l’opuscule en question, et des trois parties de la Divine Comédie. Mais notre subtil interprète démontre que Dante a composé son grand poème uniquement dans le but de faire ressortir les droits de la monarchie ; ensuite, les droits de la monarchie, cela signifie le triomphe de la secte, le renversement du saint-siége, et je ne sais quels autres mystères d’iniquité. Il faudrait, avant tout, s’assurer que ces détestables hexamètres, rimés dans le goût monacal et pleins d’expressions louches, sont de la main de Dante, ce que je nie positivement. Je pourrais appuyer ma négation de preuves très fortes, si je ne craignais pas d’avoir épuisé la patience du lecteur.

À cette occasion, trouvant inconcevable que tout le monde ait entendu la Divine Comédie autrement que lui, M. Rossetti s’écrie : « Quel est donc ce charme, ce talisman ? Et à présent, le charme est-il rompu ? Le talisman est-il brisé ? Il a duré, il dure et il durera toujours ; et celui qui a perdu son temps à écrire ces pages, ou ne sera pas lu, ou sera regardé comme un fanatique, qui voit ce qui n’existe nulle part ailleurs que dans son cerveau démonté, et prend ses fausses idées pour des argumens et des raisons. » C’est un triste pronostic que l’auteur se fait à lui-même : nous n’avons garde de le contredire. Oui, cela est déjà arrivé, cela arrive en ce moment, et cela pourra parfois arriver encore. Bientôt l’oubli lui accordera une trêve indéfinie ; son livre sera relégué dans quelques bibliothèques à côté des Goropius Becanus et des Olaüs Rudbeckius. — M. Rossetti continue : « Peut-être même l’auteur sera détesté comme un impie, ennemi de l’église catholique, qui, non content de l’être, s’efforce de faire paraître tels les plus illustres écrivains. » Cela pourrait arriver aussi, surtout si l’on usait envers lui de représailles, en ne tenant aucun compte de ses déclarations expresses. Mais cela ne nous regarde plus : nous n’avons affaire qu’à l’historien sans discernement, et au littérateur dépourvu du sentiment de la poésie. Une Revue anglaise (Foreign Review), en parlant du commentaire sur la Divine Comédie, a employé des formes plus acerbes ; nous n’avons pas voulu franchir les bornes de la critique littéraire. Après avoir rempli cette tâche pénible, hâtons-nous de rafraîchir notre imagination et de reposer nos yeux de tant d’anagrammes, en contemplant les dessins spirituels et presque aériens de l’aimable Flaxman : ce que nous conseillons aussi au lecteur.


A. W. Schlegel.
  1. Le livre de M. Rossetti a déjà donné lieu dans la Revue (livraison du 15 février 1834) à un article piquant de l’un de nos collaborateurs, M. Delécluze. Il nous a semblé qu’il ne saurait être indifférent aux esprits de plus en plus nombreux qu’intéresse Dante, d’avoir à ce sujet l’opinion du savant critique M. W. Schlegel, plus sévère d’ailleurs envers M. Rossetti que ne l’a été M. Delécluze.

    M. W. Schlegel nous fait espérer qu’il nous adressera bientôt d’autres travaux.

    (N. du D.)

  2. Sismondi, Histoire des répub. ital., tom. ii, pag. 352-354.
  3. Raynouard, Troubadours, tom. ii, pag. 94-96.