Sur Casanova

Il est très facile, quoique des tonnes de livres et d’articles semblent avoir épuisé le sujet, d’écrire du nouveau sur Casanova. Il suffit, en vérité, de le juger en fonction de son temps ; tout le monde, en effet, comprend le rire de Seingalt comme un homme d’aujourd’hui. Qu’on le traite de faquin ou de vantard, de chevalier d’industrie ou de bas escroc — ce sont épithètes courantes — c’est toujours à la morale actuelle qu’on se réfère. Or, il n’est pourtant pas douteux que le xxe siècle diffère beaucoup du xviiie dans sa façon de comprendre la vie et le comportement légitime de l’homme social à l’égard de ses semblables. D’où l’étrange malentendu, qui se prolonge ; et que confirment toujours les admirateurs mêmes de Giacomo Casanova. Ceux-ci, à les regarder déborder de respect et ensemble mépriser leur héros favori, font penser à ces grands seigneurs ou millionnaires que seul réjouit l’amour des souillons, et qui déguisent pour l’amour leur femme en cuisinière… Je voudrais définir un peu plus nettement qu’on ne l’a fait jusqu’ici la figure attachante de ce bon Casanova.

Et tout d’abord, après une vue d’ensemble des Mémoires, faut-il tenir leur auteur pour une canaille ?

La question est d’importance. Lorsqu’on aborde n’importe quel auteur, une attitude intellectuelle déterminée précède et explique votre lecture. Selon ses tendances, vous vous réjouirez à admettre l’auteur intéressant, dans un axe sentimental différent. C’est selon ce principe, qu’une fois le règne de Louis XIV considéré comme magnifique, en bloc, on passe sur les trente maîtresses et les quinze enfants adultérins du roi comme sur des fredaines sans gravité. Sous un autre angle, on y verrait une immonde débauche. Je ne décide pas qui se rapprocherait le mieux du vrai.

Donc, il importe de juger si Casanova est une crapule.

Si l’on veut en décider selon nos conceptions morales apparentes, aucun doute ne subsistera, car la vie de notre personnage fut certes semée de ce que nous nommerions, au plus léger, des indélicatesses. Mais qu’en était-il entre 1740 et 1790 ? C’est ici qu’il est nécessaire de bien juger. Or, les données changent brutalement. Il suffit de lire les Mémoires secrets, ceux de Barbier ou de Buvat, ceux de Jean Monnet et tant d’autres ; il suffit de connaître de près, et sur pièces originales, le détail de la vie sociale de ce temps-là pour être contraint d’admettre que, par exemple, la tricherie au jeu était tenue pour une simple habileté et se pratiquait même près du roi sans indigner personne. En sus, l’usage des traites à signature imitée ou à surcharges, qui nous apparaît désormais hautement criminel (et l’est, au vrai) n’était point spécial aux voleurs. Même ceux-ci ignoraient un tel raffinement, réservé aux gens titrés et en place, ou aux fils de famille tenus de trop près. Il n’y eut, d’ailleurs, malgré le pullulement des fausses traites au xviiie siècle, que des condamnations rares et légères en France. Voilà le fait. Les plus grands seigneurs n’hésitèrent jamais à imiter la signature d’un banquier. À vrai dire, ils pensaient rembourser et généralement le firent, ou on le fit pour eux. Mais je ne tiens pas cela pour circonstance très atténuante. Le délit réside ici dans les formes. Au surplus, Casanova ne remboursa-t-il pas, lui aussi, plusieurs fois ? Ainsi la figure de notre héros se précise enfin. Il ne fut ni plus ni moins fripon que la jeunesse assoiffée d’or et de plaisirs qui vivait alors. Il n’avait par malheur pas de famille riche pour solder le coût de ses frasques. Je ne vois pas pourquoi on lui en tiendrait rigueur…

De l’honnêteté avec les femmes, je ne parlerai pas. On sait qu’en amour, la sincérité est toujours provisoire, et le désintéressement conditionnel. Casanova n’agit avec aucune de ses maîtresses autrement qu’en séducteur de notre gracieuse époque. Même avec la vieille marquise d’Urfé (qui n’était pas si vieille que ça) il ne m’apparaît pas, en son escroquerie, plus coupable que tant de nos contemporains qui font payer, par exemple, par la dot d’une nouvelle épouse, la retraite d’une vieille maîtresse. Et ce qu’il imagina est véniel devant l’acte de ce parlementaire lequel se fit verser un demi-million pour épouser une femme qui l’aimait, refusa de la voir et se fit repayer un demi-million pour accepter le divorce. Or, ces choses, ni tant que je ne veux énumérer, ne semblent point déshonorer leurs auteurs. Pourquoi donc veut-on ensuite honnir Giacomo d’avoir enjôlé une occultiste avec des tours de passe-passe ? Et le médecin qui se fait verser cinquante mille francs pour une opération qu’il sait inutile ? Et l’avocat qui réclame autant pour faire obtenir un non-lieu qu’il sait déjà signé ? Pourtant, nous les coudoyons, ces gens-là. Ils portent beau, sont estimés, sont députés et demain ou hier ministres. Alors, Casanova serait un bouc émissaire ? Je dis non !

Qu’on ne s’y trompe pas. Je ne prétends aucunement ranger parmi les actions estimables les petites canailleries dont les Mémoires sont remplis. Je veux les situer à l’échelle convenable. J’ai dit que nombre d’entre elles étaient alors quotidiennes et n’indignaient point, que d’autres sont toujours de pratique admise, avec les modifications que les mœurs comportent, sans déshonorer quiconque. J’ai donc le droit d’en conclure que Casanova a usurpé la réputation crapuleuse qu’on lui fit. Il était de son temps, d’abord, cherchait parfois des gains peu moraux, je l’avoue, mais leur réalisation compte encore aujourd’hui bien plus pour preuve d’habileté que de malhonnêteté. Donc ce n’est pas une fripouille. Je me rends bien compte qu’enlever cette auréole à Giacomo, c’est, aux yeux de beaucoup, risquer de ne rien lui laisser. Car on aime surtout à le lire à la façon des faits divers des journaux, pour y trouver des voleries réjouissantes. Devenu un homme loyal, il s’attesterait beaucoup moins pittoresque.

Eh bien, je dirai tout de suite que si l’on veut estimer Casanova selon son mérite, il faut d’abord, et tout simplement, reconnaître sa haute intelligence. Au fond, c’est elle, en vérité, qui fait des Mémoires un répertoire vivant et charmant, alors que c’eut pu n’être qu’un catalogue de couchages. Casanova est une intelligence exceptionnelle, de haute culture, et assouplie à la fois aux disciplines des humanités, comme à celles de la mathématique. C’est un grand esprit.

Sans doute, à cet énoncé catégorique, va-t-on se récrier ? Notre homme, même si on l’exonère de ses péchés principaux, restera devant tant d’yeux un simple coureur de filles, trousseur de cottes et voyageur hasardeux. Je n’admets pas cette attitude. Les Mémoires sont rendus plaisants par un délicieux cynisme sexuel, c’est entendu ! Quant à moi, je le reconnais comme chacun. Mais cette galanterie, que certains — sans en rien savoir — disent être dans l’original des Mémoires une véritable obscénité, cette galanterie ne doit pas dissimuler l’importance des réflexions, remarques, jugements, opinions qui abondent et témoignent d’un esprit merveilleux d’équilibre et d’acuité.

Il n’est pas indispensable, pour se classer comme penseur, d’écrire de gros ouvrages, massifs et hérissés d’un vocabulaire barbare. Ceci n’est même souvent qu’un trompe-l’œil. Que de traités pompeusement présentés comme de haute valeur métaphysique s’avouent en vieillissant de la caste des cancans pour vieilles filles dévotes. À côté de cela, on a bien découvert une philosophie dans le décousu capricieux des Pensées de Pascal.

Or, dans les Mémoires de Casanova, on pourrait très facilement reconstituer une interprétation, à la fois individuelle et sociale du monde. On y récolterait sans difficulté une morale, une psychologie et une logique, voire une sociologie… Et cela ne se trouverait pas dans de contradictoires boutades, mais rédigé selon une continuité de pensée qui témoigne de l’ordre et de la méthode selon lesquels Casanova pensait.

Qu’est la philosophie de Casanova ? Elle a énormément de rapports avec celle de Balzac. Le Vénitien eût sans doute pu signer sans y rien modifier la longue introduction au livre que Balzac consacra à Catherine de Médicis. Nombre de réflexions aussi qui corsent Le Lys dans la Vallée pourraient lui appartenir. À vrai dire, Balzac en mûrissant s’était fait un esprit vénitien…

La forme spirituelle de la pensée casanovienne porte donc la marque de ses deux origines : les sciences mathématiques et les humanités. Il est fort rare qu’un homme sache mener de front jusqu’au terme de sa vie ces deux ordres de spéculations. En tout cas, je tiens, quant à moi, ceux qui y parviennent pour de hautes intelligences. C’est qu’en effet la mathématique dessèche le raisonnement, tend à algébriser toutes les conceptions et fait de ses fidèles des dogmatiques si étroitement dévoués aux formes logiques qu’ils en deviennent rapidement imbéciles. Un immense esprit comme Henri Poincaré n’y échappe que par l’ampleur d’une sorte de génie poétique, qui ne perd jamais de vue la réalité sous les symboles. Casanova était géomètre, et remarquable. Il avait ce sens des raisons secrètes et dirimantes, cette divination de la loi des lignes, des courbes et de leurs formules, qui font le mathématicien. S’il avait appliqué, toute sa vie, de pareils dons à un seul domaine scientifique, il fut devenu un génie.

Mais pour tempérer cet aride savoir, il gardait le goût des poètes anciens, une connaissance approfondie des classiques du temps d’Auguste et une mémoire farcie de vers applicables à des contingences neuves. Il aimait, cela se voit, à confronter un stiche d’’Horace ou de Virgile à n’importe quelle sensation vive. Cela maintenait en lui une grande fraîcheur de contact avec la vie. Et c’est dans ce double maniement des abstractions et des vers latins que se manifeste chez lui une maîtrise mentale, à laquelle je ne connais point d’équivalents dans la littérature, si l’on excepte le géant des géants : Rabelais. Ainsi donc, les Mémoires de Casanova, à mes yeux, doivent être jugés, en témoignage du siècle xviiie, non point comme scrupuleusement loyaux, mais d’honnêteté courante, sans excès ni abus contre les éthiques d’alors. Leur valeur n’est point dans le pittoresque de canailleries cocasses et originales, propres à faire esclaffer les amateurs, mais dans la dignité spirituelle qui y domine et s’y atteste de bout en bout.

Il reste la question des aventures amoureuses à examiner.

Tout d’abord, je reconnais sans conteste leur agrément romanesque, et que les « erotica » condimentent avec un art infini les allées et venues européennes de notre héros. Évidemment, huit volumes de réflexions philosophiques, même ornées de citations et d’itinéraires, ne nous retiendraient point. L’amour est le sel des Mémoires.

Mais sied-il de croire pourtant que les qualités galantes et la puissance séductrice de Casanova aient été réellement hors pair ? La question est délicate assurément. En tout cas, je la résous par une négation.

À mon sens, Casanova, séduisant, sans nul doute, et aimant les femmes, ne fut qu’un amant courant comme il en est de tous temps et beaucoup. Ce qui le supériorie, c’est qu’il conta, devenu vieux, ses passions de jeunesse.

Jadis, comme aujourd’hui, vécurent des hommes qu’une impulsion amoureuse violente, l’absence d’inhibitions morales et des qualités physiques convenables poussèrent à exercer l’amour comme un apostolat. Ce que nous savons des diverses qualités de don Juan qui florirent sous l’ancien régime en France efface déjà beaucoup Casanova. Restif de la Bretonne lui-même, homme laid, et dont la propreté physique passe pour avoir été douteuse, posséda autant de femmes, et dans des conditions aussi extravagantes que l’élégant Giacomo.

Par conséquent, je ne tiens pas le Vénitien pour un amant de qualité surhumaine. Il eut des maîtresses, en grand nombre, bien choisies, et ses « courtoisies » eurent un heureux pittoresque qu’il contait bien. C’est tout. On trouverait à Paris même, aujourd’hui, des gens que leur activité ou les circonstances favorisent, certes, mais qui pourraient exposer des « tableaux » bien plus étendus, touchant des milieux plus variés, et d’un agrément dramatique ou humoristique aussi savoureux. Qu’est-ce à dire, sinon que la qualité propre des Mémoires dans cette rubrique résulte surtout de la précision, du ton et du réalisme de Casanova, c’est là qu’il est merveilleux et supérieur à tous les mémorialistes galants.

Pour conclure, me voilà obligée de revenir par conséquent sur la vertu essentielle et admirable de cet homme étonnant : sa souplesse d’intelligence. Un fait, absolument net et précis, peut sans se trouver dénaturé être conté de façon plate et grise, ou vivante et colorée. Casanova fut un homme exceptionnellement intelligent, qui sut surtout écrire et assouplir la langue française — puisqu’il la choisit pour écrire — de façon à se traduire parfaitement.

Sa vie fut vécue par dix, par cent, par mille hommes de son temps. Certains sans doute le dépassèrent par l’étrangeté des contingences traversées, l’agrément des idylles vécues, l’originalité du comportement. Je citerai par exemple ce chevalier-chevalière d’Éon dont l’énigme demeure. Je pourrais citer le ténébreux et étrange Choderlos de Laclos, auteur des Liaisons dangereuses, et le comte d’Entraigues, dont la vie mouvementée est un recueil de drames et de débauches. Ces gens ne se sont pas trouvés seuls à soixante-dix ans et en goût d’écrire leurs souvenirs. Si Casanova avait vécu à Venise ou Paris, il eût persisté à jouir fiévreusement jusqu’à sa mort, sans songer à laisser de mémoires. Il fallait l’ennui, la solitude, la vieillesse, et, j’y reviens, une intelligence persistante, vive et fidèle (rare à cet âge). Il fallait aussi qu’il fût écrivain.

En résumé, la valeur de Casanova résulte d’abord de sa haute dignité spirituelle, qui rend nombre de pages, dans les Mémoires, dignes de Rousseau ou de Voltaire (lequel était antipathique d’ailleurs au Vénitien).

En second lieu, il faut aimer et goûter son naturalisme galant, exact, minutieux et ironique. Ici, seul le vrai texte nous satisfera. Un adjectif bien placé est comme un baiser, il fascine et séduit, et Casanova plaçait mieux les adjectifs que son reviseur Laforgue, lequel songe plus à écrire un rapport de garde-champêtre qu’à nous faire revivre les émotions décrites. Si l’on envisage, comme il se doit, que la littérature française, des fabliaux à feu Pierre Louÿs, en passant par tous ses sommets, est galante, et mieux…, on reconnaîtra que Casanova a sa place dans notre tradition.

Il a d’autant mieux sa place qu’il écrivait fort bien, et même mieux que ne le disent même les Casanovistes.

Renée Dunan.