Suréna
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 478-491).
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ACTE II


Scène première.

PACORUS, SURÉNA.
PACORUS.

Suréna, votre zèle a trop servi mon père
350Pour m’en laisser attendre un devoir moins sincère ;
Et si près d’un hymen qui doit m’être assez doux,
Je mets ma confiance et mon espoir en vous.
Palmis avec raison de cet hymen murmure ;
Mais je puis réparer ce qu’il lui fait d’injure ;
355Et vous n’ignorez pas qu’à former ces grands nœuds
Mes pareils ne sont point tout à fait maîtres d’eux.
Quand vous voudrez tous deux attacher vos tendresses,
Il est des rois pour elle, et pour vous des princesses,
Et je puis hautement vous engager ma foi
360Que vous ne vous plaindrez du prince ni du Roi.

SURÉNA.

Cessez de me traiter, Seigneur, en mercenaire :
Je n’ai jamais servi par espoir de salaire ;
La gloire m’en suffit, et le prix que reçoit…

PACORUS.

Je sais ce que je dois quand on fait ce qu’on doit,
365Et si de l’accepter ce grand cœur vous dispense,
Le mien se satisfait alors qu’il récompense.
J’épouse une princesse en qui les doux accords
Des grâces de l’esprit avec celles du corps

Forment le plus brillant et plus noble assemblage
370Qui puisse orner une âme et parer un visage.
Je n’en dis que ce mot ; et vous savez assez
Quels en sont les attraits, vous qui la connoissez.
Cette princesse donc, si belle, si parfaite,
Je crains qu’elle n’ait pas ce que plus je souhaite :
375Qu’elle manque d’amour, ou plutôt que ses vœux
N’aillent pas tout à fait du côté que je veux.
Vous qui l’avez tant vue, et qu’un devoir fidèle
A tenu si longtemps près de son père et d’elle,
Ne me déguisez point ce que dans cette cour
380Sur de pareils soupçons vous auriez eu de jour.

SURÉNA.

Je la voyois, Seigneur, mais pour gagner son père :
C’étoit tout mon emploi, c’étoit ma seule affaire ;
Et je croyois par elle être sûr de son choix ;
Mais Rome et son intrigue eurent le plus de voix.
385Du reste, ne prenant intérêt à m’instruire
Que de ce qui pouvoit vous servir ou vous nuire,
Comme je me bornois à remplir ce devoir,
Je puis n’avoir pas vu ce qu’un autre eût pu voir.
Si j’eusse pressenti que la guerre achevée,
390À l’honneur de vos feux elle étoit réservée,
J’aurois pris d’autres soins, et plus examiné ;
Mais j’ai suivi mon ordre, et n’ai point deviné.

PACORUS.

Quoi ? de ce que je crains vous n’auriez nulle idée ?
Par aucune ambassade on ne l’a demandée ?
395Aucun prince auprès d’elle, aucun digne sujet
Par ses attachements n’a marqué de projet ?
Car il vient quelquefois du milieu des provinces
Des sujets en nos cours qui valent bien des princes ;
Et par l’objet présent les sentiments émus
400N’attendent pas toujours des rois qu’on n’a point vus.

SURÉNA.

Durant tout mon séjour rien n’y blessoit ma vue ;
Je n’y rencontrois point de visite assidue,
Point de devoirs suspects, ni d’entretiens si doux
Que si j’avois aimé, j’en dusse être jaloux.
405Mais qui vous peut donner cette importune crainte,
Seigneur ?

PACORUS.

Seigneur ?Plus je la vois, plus j’y vois de contrainte :
Elle semble, aussitôt que j’ose en approcher,
Avoir je ne sais quoi qu’elle me veut cacher ;
Non qu’elle ait jusqu’ici demandé de remise ;
410Mais ce n’est pas m’aimer, ce n’est qu’être soumise ;
Et tout le bon accueil que j’en puis recevoir,
Tout ce que j’en obtiens ne part que du devoir.

SURÉNA.

N’en appréhendez rien. Encor toute étonnée,
Toute tremblante encore au seul nom d’hyménée,
415Pleine de son pays, pleine de ses parents,
Il lui passe en l’esprit cent chagrins différents.

PACORUS.

Mais il semble, à la voir, que son chagrin s’applique
À braver par dépit l’allégresse publique :
Inquiète, rêveuse, insensible aux douceurs
420Que par un plein succès l’amour verse en nos cœurs…

SURÉNA.

Tout cessera, Seigneur, dès que sa foi reçue
Aura mis en vos mains la main qui vous est due :
Vous verrez ces chagrins détruits en moins d’un jour,
Et toute sa vertu devenir toute[1] amour.

PACORUS.

425C’est beaucoup hasarder que de prendre assurance

Sur une si légère et douteuse espérance ;
Et qu’aura cet amour d’heureux, de singulier,
Qu’à son trop de vertu je devrai tout entier ?
Qu’aura-t-il de charmant, cet amour, s’il ne donne
430Que ce qu’un triste hymen ne refuse à personne,
Esclave dédaigneux d’une odieuse loi
Qui n’est pour toute chaîne attaché qu’à sa foi ?
Pour faire aimer ses lois, l’hymen ne doit en faire
Qu’afin d’autoriser la pudeur à se taire.
435Il faut, pour rendre heureux, qu’il donne sans gêner,
Et prête un doux prétexte à qui veut tout donner.
Que sera-ce, grands Dieux ! si toute ma tendresse
Rencontre un souvenir plus cher à ma princesse,
Si le cœur pris ailleurs ne s’en arrache pas,
440Si pour un autre objet il soupire en mes bras ?
Il faut, il faut enfin m’éclaircir avec elle.

SURÉNA.

Seigneur, je l’aperçois ; l’occasion est belle.
Mais si vous en tirez quelque éclaircissement
Qui donne à votre crainte un juste fondement,
Que ferez-vous ?

PACORUS.

445Que ferez-vous ?J’en doute, et pour ne vous rien feindre,
Je crois m’aimer[2] assez pour ne la pas contraindre ;
Mais tel chagrin aussi pourrait me survenir,
Que je l’épouserois afin de la punir.
Un amant dédaigné souvent croit beaucoup faire
450Quand il rompt le bonheur de ce qu’on lui préfère.
Mais elle approche. Allez, laissez-moi seul agir :
J’aurois peur devant vous d’avoir trop à rougir.



Scène II.

PACORUS, EURYDICE.
PACORUS.

Quoi ? Madame, venir vous-même à ma rencontre !
Cet excès de bonté que votre cœur me montre…

EURYDICE.

455J’allois chercher Palmis, que j’aime à consoler
Sur un malheur qui presse et ne peut reculer.

PACORUS.

Laissez-moi vous parler d’affaires plus pressées,
Et songez qu’il est temps de m’ouvrir vos pensées :
Vous vous abuseriez à les plus retenir.
460Je vous aime, et demain l’hymen doit nous unir :
M’aimez-vous ?

EURYDICE.

M’aimez-vous ?Oui, seigneur, et ma main vous est sûre.

PACORUS.

C’est peu que de la main, si le cœur en murmure.

EURYDICE.

Quel mal pourroit causer le murmure du mien,
S’il murmuroit si bas qu’aucun n’en apprît rien ?

PACORUS.

465Ah ! Madame, il me faut un aveu plus sincère.

EURYDICE.

Épousez-moi, Seigneur, et laissez-moi me taire :
Un pareil doute offense, et cette liberté
S’attire quelquefois trop de sincérité.

PACORUS.

C’est ce que je demande, et qu’un mot sans contrainte
470Justifie aujourd’hui mon espoir ou ma crainte.
Ah ! si vous connoissiez ce que pour vous je sens !

EURYDICE.

Je ferois ce que font les cœurs obéissants,
Ce que veut mon devoir, ce qu’attend votre flamme,
Ce que je fais enfin.

PACORUS.

Ce que je fais enfin.Vous feriez plus, Madame :
475Vous me feriez justice, et prendriez plaisir
À montrer que nos cœurs ne forment qu’un desir.
Vous me diriez sans cesse : « Oui, prince, je vous aime,
Mais d’une passion comme la vôtre extrême ;
Je sens le même feu, je fais les mêmes vœux ;
480Ce que vous souhaitez est tout ce que je veux ;
Et cette illustre ardeur ne sera point contente,
Qu’un glorieux hymen n’ait rempli notre attente. »

EURYDICE.

Pour vous tenir, Seigneur, un langage si doux,
Il faudroit qu’en amour j’en susse autant que vous.

PACORUS.

485Le véritable amour, dès que le cœur soupire,
Instruit en un moment de tout ce qu’on doit dire.
Ce langage à ses feux n’est jamais importun,
Et si vous l’ignorez, vous n’en sentez aucun.

EURYDICE.

Suppléez-y, Seigneur, et dites-vous vous-même
490Tout ce que sent un cœur dès le moment qu’il aime ;
Faites-vous-en pour moi le charmant entretien :
J’avouerai tout, pourvu que je n’en dise rien.

PACORUS.

Ce langage est bien clair, et je l’entends sans peine.
Au défaut de l’amour, auriez-vous de la haine ?
495Je ne veux pas le croire, et des yeux si charmants…

EURYDICE.

Seigneur, sachez pour vous quels sont mes sentiments.
Si l’amitié vous plaît, si vous aimez l’estime,

À vous les[3] refuser je croirois faire un crime ;
Pour le cœur, si je puis vous le dire entre nous,
500Je ne m’aperçois point qu’il soit encore à vous.

PACORUS.

Ainsi donc ce traité qu’ont fait les deux couronnes…

EURYDICE.

S’il a pu l’une à l’autre engager nos personnes,
Au seul don de la main son droit est limité,
Et mon cœur avec vous n’a point fait de traité.
505C’est sans vous le devoir que je fais mon possible
À le rendre pour vous plus tendre et plus sensible :
Je ne sais si le temps l’y pourra disposer ;
Mais qu’il le puisse ou non, vous pouvez m’épouser.

PACORUS.

Je le puis, je le dois, je le veux ; mais, Madame,
510Dans ces tristes froideurs dont vous payez ma flamme,
Quelque autre amour plus fort…

EURYDICE.

Quelque autre amour plus fort…Qu’osez-vous demander,
Prince ?

PACORUS.

Prince ?De mon bonheur ce qui doit décider.

EURYDICE.

Est-ce un aveu qui puisse échapper à ma bouche ?

PACORUS.

Il est tout échappé, puisque ce mot vous touche.
515Si vous n’aviez du cœur fait ailleurs l’heureux don,
Vous auriez moins de gêne à me dire que non ;
Et pour me garantir de ce que j’appréhende,
La réponse avec joie eût suivi la demande.
Madame, ce qu’on fait sans honte et sans remords
520Ne coûte rien à dire, il n’y faut point d’efforts ;
Et sans que la rougeur au visage nous monte…

EURYDICE.

Ah ! Ce n’est point pour moi que je rougis de honte.
Si j’ai pu faire un choix, je l’ai fait assez beau
Pour m’en faire un honneur jusque dans le tombeau ;
525Et quand je l’avouerai, vous aurez lieu de croire
Que tout mon avenir en aimera la gloire.
Je rougis, mais pour vous, qui m’osez demander
Ce qu’on doit avoir peine à se persuader ;
Et je ne comprends point avec quelle prudence
530Vous voulez qu’avec vous j’en fasse confidence,
Vous qui près d’un hymen accepté par devoir,
Devriez sur ce point craindre de trop savoir.

PACORUS.

Mais il est fait, ce choix qu’on s’obstine à me taire,
Et qu’on cherche à me dire avec tant de mystère ?

EURYDICE.

535Je ne vous le dis point ; mais si vous m’y forcez,
Il vous en coûtera plus que vous ne pensez.

PACORUS.

Eh bien ! Madame, eh bien ! sachons, quoi qu’il en coûte,
Quel est ce grand rival qu’il faut que je redoute.
Dites, est-ce un héros ? est-ce un prince ? est-ce un roi ?

EURYDICE.

540C’est ce que j’ai connu de plus digne de moi.

PACORUS.

Si le mérite est grand, l’estime est un peu forte.

EURYDICE.

Vous la pardonnerez à l’amour qui s’emporte :
Comme vous le forcez à se trop expliquer,
S’il manque de respect, vous l’en faites manquer.
545Il est si naturel d’estimer ce qu’on aime,
Qu’on voudroit que partout on l’estimât de même ;
Et la pente est si douce à vanter ce qu’il vaut,
Que jamais on ne craint de l’élever trop haut.

PACORUS.

C’est en dire beaucoup.

EURYDICE.

C’est en dire beaucoup.Apprenez davantage,
550Et sachez que l’effort où mon devoir m’engage
Ne peut plus me réduire à vous donner demain
Ce qui vous étoit sûr, je veux dire ma main.
Ne vous la promettez qu’après que dans mon âme
Votre mérite aura dissipé cette flamme,
555Et que mon cœur, charmé par des attraits plus doux,
Se sera répondu de n’aimer rien que vous ;
Et ne me dites point que pour cet hyménée
C’est par mon propre aveu qu’on a pris la journée :
J’en sais la conséquence, et diffère à regret ;
560Mais puisque vous m’avez arraché mon secret,
Il n’est ni roi, ni père, il n’est prière, empire,
Qu’au péril de cent morts mon cœur n’ose en dédire.
C’est ce qu’il n’est plus temps de vous dissimuler,
Seigneur ; et c’est le prix de m’avoir fait parler.

PACORUS.

565À ces bontés, Madame, ajoutez une grâce ;
Et du moins, attendant que cette ardeur se passe,
Apprenez-moi le nom de cet heureux amant
Qui sur tant de vertu règne si puissamment,
Par quelles qualités il a pu la surprendre.

EURYDICE.

570Ne me pressez point tant, Seigneur, de vous l’apprendre.
Si je vous l’avois dit…

PACORUS.

Si je vous l’avois dit…Achevons.

EURYDICE.

Si je vous l’avois dit…Achevons.Dès demain
Rien ne m’empêcheroit de lui donner la main.

PACORUS.

Il est donc en ces lieux, Madame ?

EURYDICE.

Il est donc en ces lieux, Madame ?Il y peut être,
Seigneur, si déguisé qu’on ne le peut connoître.
575Peut-être en domestique est-il auprès de moi ;
Peut-être s’est-il mis de la maison du Roi ;
Peut-être chez vous-même il s’est réduit à feindre.
Craignez-le dans tous ceux que vous ne daignez craindre,
Dans tous les inconnus que vous aurez à voir ;
580Et plus que tout encor, craignez de trop savoir.
J’en dis trop ; il est temps que ce discours finisse.
À Palmis que je vois rendez plus de justice ;
Et puissent de nouveau ses attraits vous charmer,
Jusqu’à ce que le temps m’apprenne à vous aimer !



Scène III.

PACORUS, PALMIS.
PACORUS.

585Madame, au nom des Dieux, ne venez pas vous plaindre :
On me donne sans vous assez de gens à craindre ;
Et je serois bientôt accablé de leurs coups,
N’étoit que pour asile on me renvoie à vous.
J’obéis, j’y reviens, Madame ; et cette joie…

PALMIS.

590Que n’y revenez-vous sans qu’on vous y renvoie !
Votre amour ne fait rien ni pour moi ni pour lui,
Si vous n’y revenez que par l’ordre d’autrui.

PACORUS.

N’est-ce rien que pour vous à cet ordre il défère ?

PALMIS.

Non, ce n’est qu’un dépit qu’il cherche à satisfaire.

PACORUS.

595Depuis quand le retour d’un cœur comme le mien
Fait-il si peu d’honneur qu’on ne le compte à rien ?

PALMIS.

Depuis qu’il est honteux d’aimer un infidèle,
Que ce qu’un mépris chasse un coup d’œil le rappelle,
Et que les inconstants ne donnent point de cœurs
600Sans être encor tous prêts[4] de les porter ailleurs.

PACORUS.

Je le suis, je l’avoue, et mérite la honte
Que d’un retour suspect vous fassiez peu de conte[5].
Montrez-vous généreuse ; et si mon changement
A changé votre amour en vif ressentiment,
605Immolez un courroux si grand, si légitime,
À la juste pitié d’un si malheureux crime.
J’en suis assez puni sans que l’indignité…

PALMIS.

Seigneur, le crime est grand ; mais j’ai de la bonté.
Je sais ce qu’à l’État ceux de votre naissance,
610Tous maîtres qu’ils en sont, doivent d’obéissance :
Son intérêt chez eux l’emporte sur le leur,
Et du moment qu’il parle, il fait taire le cœur.

PACORUS.

Non, Madame, souffrez que je vous désabuse ;
Je ne mérite point l’honneur de cette excuse :
615Ma légèreté seule a fait ce nouveau choix ;
Nulles raisons d’État ne m’en ont fait de lois ;
Et pour traiter la paix avec tant d’avantage,
On ne m’a point forcé de m’en faire le gage :
J’ai pris plaisir à l’être, et plus mon crime est noir,

620Plus l’oubli que j’en veux me fera vous devoir.
Tout mon cœur…

PALMIS.

Tout mon cœur…Entre amants qu’un changement sépare,
Le crime est oublié, sitôt qu’on le répare ;
Et bien qu’il vous ait plu, Seigneur, de me trahir,
Je le dis malgré moi, je ne vous puis haïr.

PACORUS.

625Faites-moi grâce entière, et songez à me rendre
Ce qu’un amour si pur, ce qu’une ardeur si tendre…

PALMIS.

Donnez-moi donc, seigneur, vous-même, quelque jour,
Quelque infaillible voie à fixer votre amour ;
Et s’il est un moyen…

PACORUS.

Et s’il est un moyen…S’il en est ? Oui, Madame,
630Il en est de fixer tous les vœux de mon âme ;
Et ce joug qu’à tous deux l’amour rendit si doux,
Si je ne m’y rattache, il ne tiendra qu’à vous.
Il est, pour m’arrêter sous un si digne empire,
Un office à me rendre, un secret à me dire.
635La princesse aime ailleurs, je n’en puis plus douter,
Et doute quel rival s’en fait mieux écouter.
Vous êtes avec elle en trop d’intelligence
Pour n’en avoir pas eu toute la confidence :
Tirez-moi de ce doute, et recevez ma foi
640Qu’autre que vous jamais ne régnera sur moi.

PALMIS.

Quel gage en est-ce, hélas ! qu’une foi si peu sûre ?
Le ciel la rendra-t-il moins sujette au parjure ?
Et ces liens si doux, que vous avez brisés,
À briser de nouveau seront-ils moins aisés ?
645Si vous voulez, Seigneur, rappeler mes tendresses,
Il me faut des effets, et non pas des promesses ;

Et cette foi n’a rien qui me puisse ébranler,
Quand la main seule a droit de me faire parler.

PACORUS.

La main seule en a droit ! Quand cent troubles m’agitent,
650Que la haine, l’amour, l’honneur me sollicitent,
Qu’à l’ardeur de punir je m’abandonne en vain,
Hélas ! suis-je en état de vous donner la main ?

PALMIS.

Et moi, sans cette main, Seigneur, suis-je maîtresse
De ce que m’a daigné confier la princesse,
655Du secret de son cœur ? Pour le tirer de moi,
Il me faut vous devoir plus que je ne lui dois,
Être une autre vous-même[6] ; et le seul hyménée
Peut rompre le silence où je suis enchaînée.

PACORUS.

Ah ! vous ne m’aimez plus.

PALMIS.

Ah ! vous ne m’aimez plus.Je voudrois le pouvoir ;
660Mais pour ne plus aimer que sert de le vouloir ?
J’ai pour vous trop d’amour, et je le sens renaître
Et plus tendre et plus fort qu’il n’a dû jamais être.
Mais si…

PACORUS.

Mais si…Ne m’aimez plus, ou nommez ce rival.

PALMIS.

Me préserve le ciel de vous aimer si mal !
665Ce seroit vous livrer à des guerres nouvelles,
Allumer entre vous des haines immortelles…

PACORUS.

Que m’importe ? et qu’aurai-je à redouter de lui,
Tant que je me verrai Suréna pour appui ?
Quel qu’il soit, ce rival, il sera seul à plaindre :
670Le vainqueur des Romains n’a point de rois à craindre.

PALMIS.

Je le sais ; mais, Seigneur, qui vous peut engager
Aux soins de le punir et de vous en venger ?
Quand son grand cœur charmé d’une belle princesse
En a su mériter l’estime et la tendresse,
675Quel dieu, quel bon génie a dû lui révéler
Que le vôtre pour elle aimeroit à brûler ?
À quels traits ce rival a-t-il dû le connoître,
Respecter de si loin des feux encore à naître,
Voir pour vous d’autres fers que ceux où vous viviez,
680Et lire en vos destins plus que vous n’en saviez ?
S’il a vu la conquête à ses vœux exposée,
S’il a trouvé du cœur la sympathie aisée,
S’être emparé d’un[7] bien où vous n’aspiriez pas,
Est-ce avoir fait des vols et des assassinats ?

PACORUS.

685Je le vois bien, Madame, et vous et ce cher frère
Abondez en raisons pour cacher le mystère :
Je parle, promets, prie, et je n’avance rien.
Aussi votre intérêt est préférable au mien ;
Rien n’est plus juste ; mais…

PALMIS.

Rien n’est plus juste ; mais…Seigneur…

PACORUS.

Rien n’est plus juste ; mais…Seigneur…Adieu, madame :
690Je vous fais trop jouir des troubles de mon âme.
Le ciel se lassera de m’être rigoureux.

PALMIS.

Seigneur, quand vous voudrez, il fera quatre heureux[8].


FIN DU SECOND ACTE.



  1. Il y a toute, au féminin, dans toutes les éditions anciennes, y compris celles de Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764).
  2. Voltaire (1764) a substitué l’aimer à m’aimer, qui est la leçon de toutes les éditions antérieures. — Dans le second hémistiche, l’édition de 1682, par une erreur évidente, a le, pour la.
  3. L’édition de 1682 porte : « À vous le refuser. »
  4. Thomas Corneille (1692), et Voltaire après lui (1764), ont corrigé tous prêts en tout prêts ; et un peu plus loin, au vers 610, Tous maîtres en Tout maîtres.
  5. Conte, compte. C’est l’orthographe constante de Corneille. Nous la conservons à la rime.
  6. On lit : « un autre vous-même, » dans l’édition de 1692. Voltaire a conservé la leçon des éditions antérieures : « une autre. »
  7. L’édition de 1692 porte : « S’être emparé du bien. »
  8. La même situation et une pensée analogue se trouvaient déjà dans Tite et Bérénice. Domitian y dit à Bérénice (acte III, scène ii, vers 799 et 800) :
    Les scrupules d’État, qu’il falloit mieux combattre,
    Assez et trop longtemps nous ont gênés tous quatre.