Suprêmes visions d’Orient/02
Jeudi, 21 août 1913.
Je quitte aujourd’hui la tragique Andrinople où mes chers amis Turcs m’avaient donné pendant trois jours des visions de grandes féeries orientales ; oubliant pour un temps leurs misères sans nom et leurs rancœurs si justifiées contre l’Europe dite chrétienne, ils m’avaient fait un accueil de fête dans un merveilleux décor d’Orient, et tout cela resterai pour moi inoubliable. Cette nuit, je serai de retour à Constantinople, au Bosphore, chez mes amis de Candilli que je vais retrouver aussi angoissés que moi du sort que l’Europe, excitée par les mensonges de la grécaille, prépare à notre chère Turquie.
Vendredi, 22 août.
Candilli. — Malgré le temps lourd, sombre comme en hiver, je voulais aller seul à Béïcos, me reposer dans la « Vallée du Grand Seigneur. »
Mais, là-bas, une lourde pluie d’orage m’oblige à me réfugier dans un petit café turc. Et voici qu’on m’y reconnaît, tout le monde s’attroupe : les officiers, les soldats, le peuple, même les plus humbles du village. Je suis pressé, acclamé, on m’embrasse les mains, on ne veut plus me quitter… Quel est donc le peuple au monde où l’on trouverait tant de reconnaissance ?
Je n’arrive qu’à grand’peine à prendre le « Chirket » (le petit bateau à vapeur qui me ramènera à Candilli en longeant de près la côte d’Asie). Des gens, montés avec moi sur ce bateau, me signalent à tous les passagers et lorsque je débarque à Candilli, des centaines de personnes encore m’acclament.
Aux dernières nouvelles de ce soir, il semble que l’Europe aura pitié, que la Russie cédera, qu’Andrinople enfin restera turque.
Dimanche, 24 août.
Mon dernier jour de Candilli. Je dois prendre possession demain d’une maison que mes amis Turcs m’ont préparée, au cœur de Stamboul.
Aujourd’hui, accompagné de la comtesse O… je vais à Thérapia, pour ma visite à l’ambassadrice de France. Le palais, qui servait de résidence d’été à notre ambassade, vient d’être détruit par un incendie ; l’ambassadrice nous promène dans les décombres. Ce vieux palais de bois, desséché par le temps, appartenait à la France depuis plus d’un siècle ; il a brûlé comme de la paille et on n’a rien pu sauver de tous les souvenirs précieux qu’il contenait.
La plupart des choses que j’aime en Turquie auront le même sort, puisque le feu est, avec le « progrès » et la grécaille, un des plus grands destructeurs du passé oriental.
Le soir, après le dîner, nous assistons, la comtesse et moi, à la prière dans la mosquée de Candilli. C’est une toute petite mosquée de village, sans coupole et qu’un simple minaret de bois distingue seul des maisons d’alentour. Il y fait presque sombre, les quelques, lumignons à l’huile, qui pendent du plafond, éclairent à peine la chaux des murs et les décorations naïves du Mirhab. Mais le recueillement des fidèles, dans ce modeste lieu de prière, frappe peut-être plus encore que dans les somptueuses grandes mosquées de Stamboul.
Après la cérémonie, les notables de Candilli et les Imans viennent me faire leurs adieux, puisque demain, hélas ! je quitte leur délicieux village.
Lundi, 25 août.
A deux heures, mes amis Turcs sont venus nous prendre à Candilli et nous ont menés dans une nouvelle demeure, que je ne connaissais pas encore.
Notre maison a été arrangée à la turque, avec de vieilles belles choses que le Sultan m’a envoyées du Palais du Vieux Sérail et notre souper nous est servi dans de la vaisselle d’or.
Mais ce soir, comme exprès pour donner un peu de tragique à mon installation dans ce quartier si perdu, un terrible orage vient ébranler notre toit, tout s’assombrit ici et, malgré le luxe oriental qui m’entoure, tout me parait un peu lugubre.
Jeudi, 28 août.
Me voici donc encore une fois installé dans mon cher Stamboul, au fond d’un quartier introuvable, presque inaccessible, au bout de longues rues du temps passé, dont, jusqu’à ce jour, j’ignorais presque l’existence.
Quand on est sur la sainte place de Sultan Fatih, qui, elle, m’est familière depuis bientôt quarante ans, il faut prendre « Charchembé Djiadessi, » une rue de vieille Turquie, entre des tombes et des maisons aux fenêtres grillagées, la suivre pendant un kilomètre et demi, tourner à droite, devant une petite mosquée très antique, traverser une fondrière et enfin on arrive chez nous, au fond d’une sorte d’impasse, au premier aspect de coupe-gorge, où les cochers hésitent toujours à s’engager. Cette impasse tortueuse, bordée de vieilles maisons de bois croulantes, de vieux murs, de vieux arbres, se perd dans un recoin mystérieux et sombre. De l’herbe partout sur les pavés, un petit minaret en ruine, pas de vue, d’aucun côté ; on se croirait dans un humble village d’Anatolie, bien plutôt que dans cette ville immense.
Le matin, un chant ou une musiquette de flûte annonce l’arrivée de quelque marchand de fruits, ou de quelque porteur d’eau, en costume d’Asie. Le reste du temps, personne ne passe, si ce n’est, de loin en loin, un Turc en caftan et turban, qui va se perdre dans l’une des maisonnettes grillées de la ruelle. Le soir, au clair de lune, deux jeunes filles, toujours les mêmes, font les cent pas, bras dessus, bras dessous, mélancoliques et craintives, sans s’éloigner de leur demeure. Les siècles n’ont pas dû marcher pour ce quartier mort.
Et ma maison est là, très grillagée, elle aussi, et très silencieuse. Au rez-de-chaussée sont les logis des domestiques et de la police qui me garde : huit ou dix hommes. Dans le vestibule de marbre blanc, bas et sombre, il y a, sur des étagères, leurs socques et leurs babouches ; Sabah Eddin l’un des serviteurs que m’a prêtés le Sultan, est derviche, et j’ai aussi repris mes anciens domestiques d’il y a dix ans, le grand Djeniil et Hassan, le naïf.
Au premier étage se trouve la salle à manger. Chez moi, on ne mange que des mets turcs, servis à la turque, dans d’adorables petits plats d’or. La table de ma salle à manger est en argent massif et elle fut celle du Sullan Abd-ul-Aziz.
Nous avons souvent des invités, que ce service oriental amuse ; ce sont surtout des invités de mon fils, des enseignes de vaisseau français, des attachés d’ambassade. Mais il faut aller au-devant de nos convives, les attendre jusque devant la mosquée de Méhémet Fatih, sans quoi ils n’arriveraient jamais à notre introuvable maison, sans se perdre en route.
Au second étage, où la plupart des fenêtres et la véranda donnent du côté opposé à la ruelle d’arrivée, on s’aperçoit, tout à coup, qu’on est très haut perché, en nid d’aigle, dominant à pic les quartiers du Fener et de Balata, puis la Corne d’Or et, sur la rive opposée, le village d’Haskeui…
C’est à Haskeui que j’avais habité d’abord, — il y a trente-six ans ! — et que j’avais reçu la petite amie de ma jeunesse, à son arrivée de Salonique. Là, rien n’est changé. De ma maison actuelle, je peux voir tous les jours, en face et au-dessous de moi, ma maisonnette de jadis devant la petite mosquée d’Haskeui et ce même débarcadère de vieilles planches, sur lequel, tant de fois, s’était posé mon pied anxieux, quand j’arrivais le soir au logis, clandestin. Comme le temps a coulé, depuis cette époque, chavirant des sultans et des empires !… Et aujourd’hui, non plus petit aventurier, comme jadis, mais quelqu’un que la Turquie vénère, j’habite de ce côté-ci de la Corne d’Or, au sommet des quartiers farouches, que j’osais à peine aborder autrefois, et près de cette mosquée de Sultan Sélim, qui m’avait été nommée un soir de ma jeunesse, par mon pauvre Méhémet, quand nous passions en caïque et qu’elle nous apparut pour la première fois, tout en haut, au-dessus de nos têtes…
À ce second étage, il y a mon salon entièrement à la turque, avec des divans, des inscriptions coraniques et des bibelots envoyés toujours du palais du Vieux Sérail par le Sultan. Et puis il y a nos chambres, tout à fait à la turque, elles aussi, tapis épais, matelas de soie par terre, robes de chambre en soie de Damas, linge brodé magnifiquement d’argent et d’or. Chez moi, table de nacre et lavabo en vermeil marqué au chiffre d’une sultane morte il y a cent ans. Les chambres de mon fils et d’Osman donnent sur le panorama de la Corne d’Or ; — la mienne, — plus tristement, mais d’une tristesse voulue, — sur la petite impasse lugubrement close dont l’herbe verdit les pavés.
Le soir après le dîner, en fez naturellement, nous allons sur la grande place de Méhémet Fatih, centre de tous ces quartiers musulmans, et là, devant la mosquée merveilleuse, nous nous asseyons sous les arbres du traditionnel café turc de Mustapha, nous mêlant aux quelques centaines de rêveurs à turban qui fument des narguilhés en parlant à peine. Autour de cette place de Méhémet Fatih, Stamboul, à cette époque, est partout en grande féerie de Ramazan ; les minarets ont tous leurs couronnes de feu et soutiennent en l’air, au moyen de cordes jetées de l’un à l’autre, de saintes inscriptions faites d’innombrables petites veilleuses.
Vers dix heures, long trajet encore pour regagner notre logis par les rues désertes. Dans ces vieilles rues, endormies malgré le Ramazan, on entend de tous côtés, sur les pavés qui résonnent, le heurt des bâtons ferrés des veilleurs de nuit, — le bruit classique du vieux Stamboul. Pendant ces chaudes nuits d’été, lorsque je ne peux dormir, je relève souvent le grillage d’une de mes fenêtres, aux vitres toujours ouvertes, pour regarder la petite ruelle mystérieuse, sous les étoiles. Dans l’ombre se promène d’un pas velouté le chaouch qui me garde contre les incendiaires bulgares.
A la pointe de l’aube, nous arrive le chant d’un muezzin, du haut du minaret en ruine de la petite mosquée qui nous surplombe. On ne chantait plus là depuis des années, mais les Turcs, pour me faire plaisir, envoient maintenant chaque nuit, dans ce minaret abandonné, un muezzin différent, choisi parmi ceux à la voix la plus belle et claire.
Vendredi, 29 août.
Ce soir, pour célébrer la grande nuit sainte du Ramazan, nous avons été invités à souper chez les Derviches Tourneurs, dont le couvent est situé hors des murs de Stamboul, au milieu de l’immense et silencieux désert des morts. A Constantinople, il existe d’autres couvents de Tourneurs plus accessibles que celui-ci, il en existe même en plein Péra, où les étrangers sont admis ; mais ici n’entre pas qui veut, et il faut avoir des intelligences dans la place.
On est saisi, dès l’entrée, par l’aspect, le calme et la blancheur de ce grand réfectoire de couvent aux murs garnis d’inscriptions coraniques. Les Derviches, en très haut bonnet brun, soupent là par petites tables, — une douzaine de petites tables rondes, basses presque au ras du sol, autour desquelles ils sont gravement accroupis sur les nattes du plancher ; des bougies, longues comme des cierges, les éclairent ; pendant le repas, l’un des religieux lit des prières, les autres l’écoutent en pieux silence et, à chaque pose, lorsque le lecteur s’arrête, tous, d’une voix profonde, prononcent en s’inclinant le nom d’Allah.
Notre hôte, le chef des derviches, est un homme encore jeune, instruit, très au courant de toutes les questions modernes, mais qui a su garder, ainsi qu’il sied à ses fonctions, la noblesse et la tranquille courtoisie des Turcs d’autrefois. D’ailleurs il porte le titre de « saint, » et son haut bonnet, qu’entoure un turban noir, sa robe sombre lui donnent très grand air. La table autour de laquelle nous sommes à ses côtés est cependant aussi basse et aussi petite que les autres ; seulement, la vaisselle y est plus précieuse ; c’est de la vieille porcelaine chinoise, venue sans doute de là-bas en des temps reculés. Après le souper, il nous emmène dans son salon particulier. Ici encore, bien entendu, aucun objet d’Occident ne vient rompre l’harmonie purement orientale. Trois ou quatre panneaux noirs, où des phrases du Coran sont écrites en caractères d’or, ornent seuls les murs ; de larges divans, quelques très petites tables pour poser le café et les cigarettes, c’est tout ce qu’il y a dans ce salon d’une austérité étrange.
Ensuite nous nous rendons à la mosquée du couvent pour assister à la cérémonie de la nuit sainte. Là, de la tribune où nous avons pris place, sur des tapis de prière, nous dominons l’espace réservé à la danse des Tourneurs ; c’est un grand cercle vide qui occupe tout le centre de la mosquée et qu’entoure une barrière. Le chef est resté en bas, à l’intérieur de ce cercle sacré ; debout et nous faisant face, il se tient immobile, rigide, comme anesthésié, les yeux en rêve. Un à un, les derviches arrivent, sortis sans bruit des lugubres, solitudes d’alentour ; ils arrivent les yeux baissés, les mains jointes sur la poitrine, dans la pose hiératique des momies égyptiennes. Ils sont revêtus de longues robes sombres, très amples, à mille plis, mais que des ceintures serrent beaucoup à leur taille mince. Ils commencent leurs exercices par une lente promenade rituelle, à la file, autour de la salle ronde. C’est déjà comme en rêve qu’ils se meuvent, et chaque fois qu’ils passent ou repassent devant le chef de la confrérie, ils lui adressent une très profonde révérence, qui leur est rendue avec la même gravité. La danse religieuse sera menée par un petit orchestre de flûtes et d’énormes tambourins caverneux ; elle durera pendant tout l’office, accompagnée de chants discrets à plusieurs voix. D’abord, les derviches déploient les bras par saccades comme des automates dont les ressorts engourdis joueraient difficilement, et quand ils ont fini par les étendre tout à fait, presque en croix, la tête penchée sur l’épaule avec une grâce un peu morbide, c’est alors seulement qu’ils commencent à tourner, d’un mouvement d’abord très doux, mais qui, de minute en minute, s’accélère et arrondit en cloche leurs larges robes sombres ; on dirait bientôt de grandes campanules renversées, devenues maintenant si légères qu’il suffirait d’un souffle imperceptible pour les faire glisser comme cela en rond, tout autour de la salle ronde, comme des feuilles mortes que le vent balaye. Ils ont pris tous un mouvement de toupie lancée sans heurt sur une surface plane. En passant, ils ne font aucun bruit, on ne voit même pas s’agiter leurs pieds rapides et leurs si hauts bonnets ne chancellent même pas sur leurs têtes aux yeux d’extase. Ils tournent, ils tournent ainsi, toujours du même côté ; tant on s’est identifié à leur mouvement, il semble que, s’ils en changeaient le sens, on en ressentirait une commotion douloureuse et qu’une rêverie ultra-terrestre en serait rompue sans recours… Ils tournent interminablement, à donner le vertige…
Le décor en pénombre où tournoient ces personnages si légers est un grand décor funèbre ; ils dansent devant un parterre de morts, de morts qui, toute leur vie, avaient tournoyé comme eux, ici, au milieu de ce même sanctuaire, mais qui aujourd’hui se contentent de surveiller, dans un silence attentif et intimidant, de quelle manière ces derviches actuels continuent la sainte tradition du vertige religieux. En effet, la mosquée est ouverte par de larges arceaux sur des bas-côtés profonds tout peuplés d’immenses et très hauts catafalques que drapent des étoffes vertes, la couleur du Prophète. Tous ces tombeaux vert émir, qui se pressent les uns derrière les autres comme pour mieux voir si les rites du tournoiement séculaire sont bien conservés de nos jours, tous ces tombeaux des différentes époques de l’Islam sont d’autant plus élevés et imposants que le mort endormi en dessous était plus saint et plus vénéré dans le milieu des dervicheries, et chaque catafalque est du reste surmonté d’un haut bonnet pointu de derviche que supporte un « champignon » en bois et qui donne à l’ensemble une sorte de vague aspect humain.
Devant ces spectateurs immobiles et cachés, ils tournent, les derviches, ils tournent de plus en plus vite, au son de leur toujours même petite musique flûtée que l’on dirait étrangement lointaine et entendue du fond des temps passés ; c’est si invraisemblable, la continuation de leur tournoiement sans un à-coup, ni un faux pas, ni une hésitation, qu’on les dirait dématérialisés ou plutôt réduits à l’état de machines tourbillonnantes, dont les robes s’enflent de plus en plus en forme de campanules renversées. Les morts, qui tant s’intéressent sous les catafalques verts, semblent de plus en plus captivés par cette danse facile qui ne fait pas de bruit ; ils ont l’air d’étirer leur cou raide et de se hisser pour mieux voir. Du reste, ce que cherchent les danseurs, c’est la fatigue qui grise, c’est l’ivresse élégante, éthérée, c’est le vertige favorable à l’envol dans les régions où réside le dieu inaccessible sous la forme spéciale de cet Allah, Dieu de l’Islam et des grands déserts. A force de regarder, le vertige vous prend aussi, et les bonnets géants, qui coiffent les morts attentifs, ont tout à fait maintenant l’air de se soulever pour s’approcher des danseurs.
Tout de même on a peur à la fin qu’ils ne tombent, ces vertigineux valseurs, et voici que tout à coup la petite musique si monotone paraît vraiment fatiguée, elle aussi, et hésitante, près de finir, et les tambours caverneux battent quelque chose de déréglé, comme serait une sorte de berloque qui voudrait dire : C’est assez, finissez. Les danseurs commencent à s’affaisser par terre, d’abord un seul, puis deux, puis trois, puis tous… C’est fini. On se sent presque aussi épuisé qu’eux-mêmes, et les grands bonnets des catalfaques font l’effet de s’affaisser aussi, de rentrer leur cou de bois. C’est fini…
Pendant toute la cérémonie, on n’avait pas perdu la notion d’être environné d’une région absolument mortuaire, et maintenant on frissonne un peu à l’idée que, pour s’en aller, il va falloir se replonger là-dedans, cheminer longtemps parmi les stèles, parmi les cyprès au feuillage noir, aux ramures blanches dont les pointes, sous la pâleur du ciel de minuit, simulent, elles aussi, de colossales, d’obsédantes coiffures de derviches…
Samedi, 30 août.
Ce soir, à 9 heures et demie, je traverse Stamboul pour me rendre à la représentation nationale que les Turcs donnent en mon honneur. Dans les rues, la foule orientale est en grande fête de Ramazan, et au-dessus, dans le ciel noir, les minarets aériens ont leurs couronnes de feux. Tout le long du chemin, je suis acclamé. Devant le théâtre, la foule, qui m’attendait, délire en me voyant et les musiques jouent la Marseillaise. Quand j’entre dans ma loge, qui est garnie de tentures et de fleurs, la salle bondée se lève tout entière et les applaudissements ne cessent plus. Le Sultan, son fils et le prince héritier ont chacun envoyé un aide de camp pour me saluer de leur part.
Ail heures, toujours à travers la foule, dans la féerie des nuits du Ramazan, je regagne ma maison solitaire.
Lundi, 1er septembre.
Un grand dîner m’avait été préparé à Thérapia et l’on venait me chercher avec un vapeur tout pavoisé monté par une centaine de personnes. Mais, de son côté, le Sultan m’a envoyé prendre pour un dîner au palais du Vieux Sérail ; un dîner que, pour me faire plaisir, il a commandé à la mode ancienne, avec tout un cérémonial suranné et charmant. Il n’y a pas d’hésitation possible, je me fais excuser auprès de tous ces aimables gens de Thérapia et je me rends au Vieux Sérail.
Le Vieux Sérail !… Le nom de ce lieu unique au monde a pris à lui seul quelque chose d’imposant et de presque terrible. Le Vieux Sérail… c’est le promontoire qui termine l’Europe et qui s’avance magnifique et dominateur vers l’Asie voisine, tout chargé de cyprès centenaires, de kiosques de faïence et de marbre que remplissent des trésors de pierreries, dans un éternel silence de cimetières interdits. C’est là que, pendant un demi-millénaire, fut la résidence de ces sultans devant qui tremblait le monde, au milieu d’une pompe que nous n’imaginons plus, lieu immense qu’enferme une muraille de citadelle flanquée de monstrueux bastions carrés et surmontée, dans toute sa longueur, de hauts créneaux menaçants. Les ogives par lesquelles on pénètre dans l’épaisseur de ces murailles sont fermées par des portes bardées de fer que gardent nuit et jour des sentinelles en armes ; lorsqu’on entend se refermer derrière soi ces portes farouches, on se sent comme séquestré et séparé à jamais du reste du monde. Tout d’abord, on se trouve dans des avenues pavées de grandes dalles de pierre qu’abritent les ramures de cyprès et de platanes sans âge, et l’on arrive aux kiosques épars, dans cette région du silence, que ne visite presque jamais personne aujourd’hui. Là, chaque Sultan de jadis, pour suivre la tradition et ne pas vivre où son prédécesseur était mort, avait fait construire son propre palais. Et il faut des autorisations très spéciales pour s’en faire ouvrir les portes fermées à double tour[3].
Nous sommes six ou huit invités, triés parmi les membres les plus considérables du Comité de la Suprême Défense Nationale. Avant d’aller prendre place autour de la table ronde, en argent ciselé comme toujours, on nous propose de nous promener dans les appartements des harems de ces sultans d’autrefois, dans lesquels on n’avait jamais pénétré jusqu’à ce jour et où n’habitaient que de vieilles sultanes quasi centenaires qui y finissaient leur vie, dans une séquestration et un silence éternels ; à cause de nous, on a momentanément caché ces nobles vieilles dames. Un des appartements qui nous frappe le plus, c’est le Harem du Sultan Abd-ul-Medjid ; après avoir traversé nombre de couloirs étroits et obscurs, avec des sentinelles partout et des portes effroyables, nous pénétrons dans des salons aux plafonds tout ciselés et dorés dont les divans sont recouverts de merveilleux lampas d’un rose cerise lamé d’argent. Je dis alors à mes aimables hôtes : « Ce sont des vrais palais des Mille et une Nuits, mais combien on y est oppressé par le sentiment qu’on ne peut y entrer et en sortir que par d’étroits passages en souricières et que toute évasion serait absolument impossible s’il plaisait au Souverain, Maître de céans, de vous y garder captif ! — Oh ! non, dit mon guide, avec un sourire semi-ironique semi-respectueux, regardez, il y a aussi une sortie pour certains privilégiés. » Il ouvre alors un petit panneau délicieusement ciselé et doré, qui est au pied du divan impérial en lampas rose et argent, par où un homme pourrait sortir, mais à la condition d’y être jeté la tête la première. Il s’en échappe aussitôt une bouffée d’air humide et glacé qui sent la mort. — « Ah ! parfaitement, dis-je, une oubliette ! » Une oubliette en effet, et on y jette, pour me convaincre, une pierre que j’entends rouler peu à peu à d’étonnantes profondeurs et dont la chute se termine dans les eaux du Bosphore, à une centaine de mètres au-dessous de nous.
Nous visitons ensuite d’autres appartements splendides et terribles et de petits jardins nostalgiques, aux plates-bandes bordées de buis, qui sont enfermés dans des murailles dont on peut juger l’épaisseur par les parois des fenêtres. A travers les grilles de ces ogives on aperçoit, mais, il est vrai, de très loin et de très haut, l’azur magnifique de la Marmara.
Pour rendre ce Vieux Sérail plus sinistre, de place en place, dans les couloirs étroits et sombres, qui conduisent d’un palais à un autre, sont suspendues des petites lampes allumées. — « C’est, me disent mes hôtes, pour perpétuer le souvenir de tel Sultan ou de telle Sultane qui furent égorgés ici il y a cent ou deux cents ans. »
Afin de me faire plus d’honneur, on me présente les derniers eunuques blancs, sorte de demi-fantômes qui terminent ici leur vie étrange. (On sait qu’on ne fait plus maintenant que des eunuques noirs.) Ce sont de petits vieillards tout ratatinés, dont le visage à mille plis est d’une pâleur presque grisâtre. On nous montre aussi, à l’entrée de leur quartier, des séries de bâtons de différentes grosseurs, de gourdins noueux, suspendus par des ficelles, qui servaient à les battre quand ils avaient commis quelque manquement grave.
Notre couvert de six ou huit personnes est mis dans un petit salon oppressant et obscur où la table ronde en argent massif est chargée d’une vaisselle sans prix, dont la moindre pièce serait un objet de choix pour un musée. Le diner servi dans une telle magnificence, par des hommes graves en longue robe de soie ancienne et de coupe surannée, est frugal, sans alcool, bien entendu, sans vin, ce qui serait fort injurieux pour les mânes des grands morts qui, avec la nuit, vont sortir des souterrains ou des salons somptueux.
On parle bas et chacun à son tour.
La nuit, qui enveloppe déjà ce lieu plein de mystères, même ses places et ses avenues dallées, ne nous permet plus de rester à table. On nous conduit, pour le café et la fumerie, dans des salons vitrés où il fait grand jour. Nous sommes là dans l’espace et la lumière, assis sur des divans de lampas rose lamé d’argent ; d’énormes pièces d’orfèvrerie, posées çà et là par terre, servent à faire tremper des gerbes de fleurs odorantes. Pour cette fumerie, on apporte à chacun de nous des chibouks au fourneau alourdi de gros diamants historiques, qui représentent chacun une fortune, et dont les tuyaux de jasmin sont si longs que les bras des hommes seraient trop courts pour les allumer ; affaire d’étiquette, car ça oblige un serviteur, agenouillé dans sa grande robe de soie, à se tenir auprès de chacun de nous pour les entretenir. Le café blond, il va sans dire, est d’un parfum exquis… Tout à coup, dans ce vieux palais mort, s’élève le chant délicieux du muezzin ; c’est l’appel pour la prière du soir, dans la mosquée de ces hommes demi-fantômes, que sont les eunuques blancs. Quand nous nous levons pour nous y rendre, Stamboul s’est déjà illuminé ; vu de ce lieu, surtout le soir, il offre aux yeux une féerie incomparable ; la forêt des minarets, qui a poussé sur toute cette pointe du Sérail, est entièrement baguée de couronnes de feux.
A notre sortie, les étranges vieillards insexués sont encore rangés près des portes, pour nous faire honneur.
« Vous savez, me dit un de mes hôtes, que Sa Majesté avait eu l’idée de vous loger ici même, un honneur jamais fait à personne. C’est nous qui l’en avons dissuadé ; c’eût été trop funèbre : il y a trop de revenants qui se promènent ici, la nuit. » Hélas ! c’est donc vrai que j’aurais pu habiter là, y faire transporter ma table d’argent massif et ma lourde vaisselle d’or, y devenir le maitre pendant quelques jours, et maintenant, jamais je ne retrouverai plus une telle occasion…
Mardi, 2 septembre.
La lune nouvelle a été aperçue, c’est donc la fin du Ramazan. Demain aura lieu la fête de Baïram ; et après, Stamboul reprendra sa physionomie habituelle et son tranquille silence.
Mercredi, 3 septembre.
Baïram, Stamboul en fête sous l’ardent soleil, — pour moi, jour de profond désespoir que j’étais loin d’attendre…
Je me trouvais déjà bien en retard, étant en Turquie depuis près d’un mois, pour faire ma première visite au lieu où dort la petite amie de ma jeunesse. Aujourd’hui donc, avec Kenan Bey et Osman, je m’étais mis en route pour les cimetières, à travers toute cette fête de Baïram, à travers tous les beaux costumes éclatant au soleil en couleurs vives sur le fond sombre des vieilles maisons de bois.
Après un long trajet dans le vieux Stamboul, notre voiture passe la « Porte d’Andrinople, » et nous mettons pied à terre, hors de la grande muraille byzantine, à l’entrée des solitudes et des cimetières.
Voici, sous d’immenses cyprès noirs, le cimetière enclos que nous cherchons et nous nous dirigeons, au milieu des stèles droites, penchées ou brisées, vers le groupe de cyprès qui doit abriter la chère petite tombe.
Mais comment se fait-il que je n’aperçoive pas les stèles encore ? Me serais-je trompé de direction ? Ce n’est pas possible… Elles n’y sont pas cependant, et l’inquiétude commence… Je cherche, je cherche… C’était bien là pourtant, à cette distance des murailles… Quelque chose, sans doute, s’est obscurci dans ma mémoire ; j’étais si sûr de moi tout à l’heure ! maintenant je ne me reconnais plus bien… C’était là, il n’y a aucun doute… Osman, qui m’y avait accompagné souvent, affirme, lui aussi, que la tombe était là… Et elle n’y est plus. Nous allons voir plus au fond de l’enclos, parmi les herbes brûlées et les vieilles stèles en déroute… Mais non, ce n’était pas si loin que cela, je le sais bien… L’angoisse m’étreint, j’entends battre mes tempes. C’est fini, la tombe a disparu… Et d’ailleurs c’est comme dans les cauchemars, je ne m’y reconnais plus bien… Il me semble qu’il n’y avait pas cette brèche en face, dans la grande muraille byzantine ; il n’y avait pas, non plus, cette maison solitaire, qui pourtant a l’air bien vieux… Des bergers sont là avec leurs chèvres, je les interroge : « Cette maison, répondent-ils, mais le père de notre père l’avait toujours connue… » Alors, est-ce que je deviens fou ?… La chère petite tombe n’y est plus, c’est le point indiscutable ; peu importe le reste, ma mémoire a pu se tromper, et nous avons maintenant parcouru tout le cimetière !…
Visiblement désemparé, Kenan Bey me conte toutes les horreurs de la guerre qui vient de finir : deux cent mille émigrés, fuyant devant les massacres bulgares, ont campé pendant deux mois dans ces cimetières, avec leurs chariots, leur bétail ; ils ont dû tout chavirer, et ce n’est la faute de personne… Mais non, si c’était cela, je retrouverais par terre les deux stèles et leur grand socle de marbre… C’est donc que tout a été profané exprès par des fanatiques, pour punir peut-être la chère petite morte. « Personne aujourd’hui, me dit Kenan Bey, ne serait assez intolérant pour faire cela… » Alors, ce sont des marbriers, voleurs de tombes, qui, voyant celle-là un peu à l’abandon, auraient enlevé les marbres pour les retailler et les revendre… « Ah ! oui, me dit encore Kenan Bey, cela, hélas ! n’est pas impossible ; il y a des rôdeurs qui la nuit font de tels métiers. Le tombeau d’un de mes oncles, une fois, a disparu ainsi… » Et il cherche à me consoler : « avec les relèvements que vous avez dessinés jadis on retrouvera la place, on réédifiera tout pareil et les Turcs, à l’avenir, seront jaloux de garder cette tombe… » Mais non, la place exacte, à cinq ou dix mètres près, ne sera jamais retrouvée et un jour est proche, s’il n’est pas déjà arrivé, où l’on fouillera cette terre ; où l’on brouillera les chers petits ossements, pour jeter là quelque nouveau cadavre. Cette pensée est pour moi l’horreur dernière. Allons-nous-en, sans retourner la tête. Tout est fini…
Un immense dégoût me prend soudain pour cette Turquie que j’avais tant aimée… Le secret de mon amour pour l’Orient, c’était ces deux stèles et la cendre qui dormait dessous. Maintenant que tout est profané, je maudis ce pays, auquel rien ne m’attache plus, où rien ne m’intéresse plus. Et je vais partir par le prochain paquebot, pour ne revenir jamais.
Mon Dieu, avoir tant tremblé pour ce pauvre petit monument, si humble, tout l’hiver dernier, quand les barbares aux casquettes plates étaient si près des murs de Stamboul ! Avoir tant de fois, dans mes mauvais rêves, imaginé qu’ils étaient là, ces barbares, au pied des murailles, brisant les stèles, souillant les morts et les mortes, suivant leur coutume, -— et maintenant que j’étais débarrassé de cette angoisse, maintenant que la Turquie est encore vivante, — apprendre que ce sont les Turcs, eux-mêmes, qui ont commis le sacrilège !…
La voiture me ramène, morne, au logis. Injustement j’englobe tous les Turcs dans ma rancœur ; même le pauvre Kenan Bey, qui est à côté de moi. Je ne dis plus rien ; tous mes projets de rendez-vous pour ce soir, je les abandonne, sans un mot d’excuse. Stamboul est vide et sans âme pour moi ; mon logis oriental me fait hausser les épaules et me dégoûte. Je m’enferme et ne veux voir personne.
Vendredi, 5 septembre.
Grâce à un vieil imam laveur de morts, la tombe a été enfin retrouvée ; je me réveille d’un cauchemar. Et c’est invraisemblable, cette histoire, c’est comme si de mauvaises fées, de mauvais génies s’en étaient mêlés…
Avant-hier soir, nous ayant entendu parler entre nous des stèles, donner des détails sur leur inscription, leur dessin et leur couleur, l’un de mes domestiques turcs, — celui qui est derviche tourneur, — était allé en causer avec ce vieil imam laveur de morts. Et ce matin, le vieil imam est venu dire : « J’ai retrouvé une tombe qui se rapporte au signalement donné : le nom de la morte est le même, et la date et tout… Seulement cette tombe n’est pas dans le cimetière de la « Porte d’Andrinople, » mais dans celui de la « Porte de Top-Kapou. » En entendant cela, j’ai d’abord haussé les épaules ; est-ce que c’est possible ? Alors, je serais fou ! Je sais bien que, depuis des années, je sortais par la « Porte d’Andrinople, » pour aller au cimetière. — « Il faut tout de même voir, » m’ont dit mon fils et Osman, et je me suis laissé entraîner… Il y avait bien en effet ce point inexplicable : c’est que, mercredi, dans le cimetière, je ne me sentais pas chez moi, les arbres familiers n’étaient pas tout à fait à leur place, le décor, sans doute par un affaiblissement de ma mémoire, me semblait changé, — et puis, cette vieille maison qui n’y était pas jadis et qui avait surgi là, comme par miracle…
Nous montons dans notre voiture, Kenan Bey, Osman et moi. — Je suis sceptique, sans espoir. Nous allons chercher d’abord le vieil imam dans sa maisonnette, car c’est lui qui doit nous guider. Puis nous sortons des remparts encore par la « Porte d’Andrinople ; » mais nous ne nous arrêtons pas aujourd’hui au cimetière en face, puisque la tombe n’y est plus. Nous tournons à droite, longeant la muraille byzantine, par la route désolée, jusqu’à l’autre porte, qui doit avoir elle aussi son cimetière. Que des fées y aient transporté les stèles, cela me semble toujours impossible.
Mais, tout à coup, comme nous approchons, je lève les yeux : la voici, là-bas, l’autre vieille porte toute pareille à la première, avec ses petits cafés turcs sous les arbres, et en face, sur notre droite, son cimetière !… Est-ce que je rêve ? Je reçois comme une grande commotion nerveuse. Cette fois, je reconnais tout, jusqu’à la forme des cyprès, jusqu’au moindre détail du chemin ; je retrouve tout cela, qui s’était gravé dans ma mémoire, comme sur une plaque de photographie. Comment ai-je pu un instant me laisser tromper par l’autre cimetière, malgré la ressemblance extrême ?… Et la brèche de l’enclos, par où j’avais l’habitude de passer, je la reconnais tout à coup avec émotion ! Elle me saute aux yeux comme un document irréfutable, cette brèche un peu blanchie par les pas des bergers, qui amènent leurs chèvres sur les tombes, et même un peu blanchie par mes pieds, à moi, car ils s’y posèrent tant de fois, jadis ! Oh ! cette brèche familière, trace blanche parmi les pierres grises ! Mais je suis chez moi, ici !… Et j’ai hâte de descendre de voiture. J’escalade en courant la brèche, suivi de mes compagnons et du vieil imam, qui n’a plus besoin maintenant de me conduire… « Et la voilà, votre tombe ! » dit derrière moi la voix joyeuse d’Osman ; oui, la voilà retrouvée ! De quel singulier maléfice je suis enfin délivré ! J’arrive, toujours en courant, parmi les herbes desséchées et les chardons bleus, jusqu’aux marbres, que je touche avec tendresse ; ils sont bien réels, il n’y a pas à dire, et bien les miens.
Ceux qui me suivaient, même l’imam à la démarche alourdie par l’âge, m’ont rattrapé. Ils s’asseyent alentour, et moi, je m’écarte un peu pour qu’ils ne me voient pas, car les larmes embrouillent mes yeux.
Comme elle a vieilli encore, la chère petite tombe, depuis trois ans ! Elle a vu, trois fois de plus, les longues neiges d’hiver, et puis elle a vu l’horreur de tous ces campements de fuyards, où les femmes, les vieux, les petits enfants mouraient de faim, de froid et de misère.
Il va falloir la faire repeindre, redorer, pour qu’elle n’ait plus cet air d’abandon ; cet air qui plonge tout ce passé plus loin dans la nuit. Avec le vieil imam, au courant des spécialités de cimetière, nous convenons de la réparation et de la dorure ; une des stèles penche un peu, on la redressera et, dans huit jours au plus tard, tout sera mis à neuf.
Et nous repartons ; j’ai le cœur léger, je me sens rajeuni. Il me semble que tout dans ma vie a repris son équilibre ; la Turquie a retrouvé son âme. Je l’aime encore, ce pays de ma jeunesse, et ce soir, au clair de lune, je m’abandonnerai aux enchantements de Stamboul.
C’est égal, il y a une chose qui restera éternellement inexpliquée : comment ai-je pu me tromper ? Pendant vingt ans de ma vie, c’était à la « Porte d’Andrinople » que je venais chercher ce cimetière, et je suis bien sûr d’avoir dit à tous les cochers qui me conduisaient, cette phrase que ma mémoire répéterait comme un phonographe : « Edirné Kapoussouna gueutur. » (Mène-moi à la porte d’Andrinople.)
Quand j’ai demandé à Osman, à Djemil et à tous ceux qui y étaient venus avec moi par quelle porte nous sortions pour aller là, tous, sans hésiter, m’ont répondu : « Par la Porte d’Andrinople. »
Alors, cela restera un de ces mystères, comme il y en a déjà beaucoup dans ma vie…
Jeudi, 11 septembre.
Stamboul. — Longue agonie et mort de notre petit chat Mahmoud. Il avait passé avec nous les cinq ou six jours heureux de son existence, ce pauvre petit martyr.
C’était sur la place de Mahmoud-Pacha que nous l’avions trouvé, assis sur son derrière dans une pose de résignation suprême, tout contre un mur, dans un coin d’ombre. Il ne disait rien, ne demandait rien, ne bougeait pas. Etonnamment petit, un diminutif de chat, un tout petit corps tout ratatiné par la misère et par la faim, mais un amour de petite figure, la plus jolie, la plus intelligente figure de chaton que j’aie jamais vue.
Il était angora, d’un gris foncé presque noir, avec un peu de gris clair sous le menton ; âgé de trois ou quatre mois peut-être, mais beaucoup trop petit pour son âge, la croissance retardée par la misère. La figure du petit chat était si adorable que nous nous étions rapprochés : alors il nous avait parlé en nous regardant droit dans les yeux : « Oui, je suis bien malheureux, vous voyez, je suis un pauvre petit rien, bien abandonné. »
Après nous être assurés qu’il n’appartenait à personne, nous l’avions emporté dans notre voiture. Chez nous, tout de suite, il comprit la protection, sentit la sécurité, éprouva de l’affection reconnaissante. Nous l’avions baptisé Mahmoud, parce qu’il venait de Mahmoud-Pacha, et ce nom, qui fait penser aux gros mammouths, semblait drôle, donné à une petite bête aussi chétive.
Mahmoud ne voulait plus nous perdre de vue, mon fils ou moi, acceptant tout au plus la compagnie des domestiques. Il nous suivait partout en courant sur ses petites pattes trop maigres, qui le supportaient à peine. Le bon lait, les meilleures pâtées ne lui disaient pas grand chose ; sans doute, il était trop tard, il avait trop souffert, ses intestins étaient atrophiés.
Le lendemain de son arrivée, il ne se trouvait bien que sur l’épaule de l’un de nous. Obstinément, il grimpait le long des pantalons, de la veste et s’installait là-haut, sa tête appuyée contre notre joue ; blotti, comme cela, il était heureux et faisait son ron-ron. Où avait-il pu apprendre l’affection et la tendresse, ce petit abandonné, dont les premières pensées ne dataient que de trois mois à peine ?
Par moments, le petit malade se sentait la force de jouer un peu avec un bouchon au bout d’une ficelle ; cependant il ne se rétablissait pas, ses petits os semblaient près de percer sa peau. Un vétérinaire, appelé, ordonna de petits remèdes, dit qu’il faudrait surtout une chatte nourrice. Mon domestique Djemil découvrit la chatte cherchée dans la maison d’une vieille femme voisine. Cette vieille voisine consentit à sevrer ses petits chats et à nous envoyer leur mère, deux fois par jour, moyennant trois sous par visite, — en tout six sous de lait de chat, à l’abonnement. — Le grand colosse Djemil allait chercher, dans un panier, la mère chatte et pendant tout le temps que le petit tétait, il la tenait par les quatre pattes, car cette opération la mettait toujours dans une colère à peine contenue. Après on servait à la nourrice une pâtée, qu’elle mangeait gloutonnement, puis elle se sauvait comme si le diable l’emportait.
Mais la chatte nourrice avait beau venir matin et soir, le pauvre petit Mahmoud ne grossissait pas. Sa tendresse et son besoin de protection augmentaient de jour en jour. Il pleurait dès qu’on le laissait seul et il ne voulait plus quitter son poste, sur mon épaule, la tête contre ma joue ; là, il oubliait son mal et tout…
Maintenant, son poil était tout dépeigné, tout englué par les drogues que l’on essayait de lui faire prendre ; il en arrivait à être une pauvre petite chose repoussante. Mais sa tête, trop grosse pour son corps de malade, était toujours aussi jolie et il avait toujours ses mêmes yeux qui imploraient et qui remerciaient. Il était perdu et il avait l’air de le savoir ; il nous regardait bien en face, avec une expression intense de tristesse et de prière.
Et ce matin, il n’eut plus la force de se lever ; mais tout de même, quand on s’approchait, il dressait encore la tête, pour remercier du regard, et faisait son petit ron-ron affaibli. Ce soir, il s’allongea dans la pose des chats qui vont mourir. Nous nous sommes relayés, mon fils et moi, pour lui tenir compagnie ; il avait très bien conscience de notre présence, et le petit ron-ron, que l’on n’entendait plus maintenant qu’en s’approchant tout près, nous remerciait encore.
Mon fils l’a gardé sur ses genoux jusqu’à une heure du matin, jusqu’au moment où, après deux ou trois crispations d’agonie, il ne fut plus qu’une petite chose froide et inerte, dégoûtante à toucher, un rien pitoyable. Sa petite pensée, sa petite connaissance, sa petite tendresse, qui dira où tout cela était parti ?…
Vendredi, 12 septembre.
Le matin, au beau soleil, nous avons fait un trou dans le jardin de notre maisonnette, sous une treille, pour enfouir le petit chat Mahmoud. Cinq ou six enfants du voisinage étaient venus pour assister gravement à cette inhumation.
Samedi, 13 septembre.
Le chef des Derviches, notre hôte de l’autre jour, m’a fait annoncer sa visite pour cet après-midi ; c’est aussi le jour où la Supérieure de l’Hôpital français m’a promis de venir me voir, dans ma petite maison de Stamboul. Tant pis, la bonne sœur et le derviche ne peuvent que bien s’entendre, et ce sera comique de les recevoir ensemble.
Il faut que j’envoie prendre la sœur en haut de Péra, sans quoi elle n’oserait jamais se risquer seule au cœur de Stamboul ; et ce sera Djemil qui ira la chercher, car il l’a déjà vue, il y a trois ans, quand j’étais à l’hôpital.
Djemil, d’ordinaire si débrouillard, a été assez long à comprendre la mission que je lui confiais. J’essayais de lui expliquer ce qu’est une bonne sœur, je lui traduisais en turc le mot « Religieuse, » mais il ne voyait pas bien ce que je voulais dire. Tout d’un coup, enfin, il s’est souvenu : « Ah ! oui, c’est cette dame qui avait toujours sur la tête un grand chapeau blanc ! » (sa cornette de sœur de Saint-Vincent de Paul). Et il est parti sûr de lui, dans ma belle voiture de pacha.
Deux heures après, voici en effet la bonne sœur. Elle arrive très troublée ; cette escapade, en compagnie du grand diable de Djemil, vêtu de rouge et d’or, dans ces vieux quartiers musulmans qu’elle ne connaissait pas, depuis vingt ans qu’elle habite Constantinople, lui paraît être la plus folle des aventures. Mon salon oriental l’étonné visiblement beaucoup ; mais son étonnement arrive à son comble lorsqu’elle voit entrer le derviche en haut bonnet et longue robe. Cependant mon invité sait tout le respect que l’on doit à une religieuse, il s’incline profondément devant elle et la salue à la turque, en portant la main à sa bouche, puis à son front. La bonne sœur, pour ne pas être en reste de politesse, incline, elle aussi, sa cornette blanche, et la glace est rompue. Je conduis mes hôtes dans ma salle à manger où un petit lunch frugal les attend, servi dans ma vaisselle d’or massif. Le derviche parle très bien le français et la sœur n’est plus embarrassée du tout. En échangeant de discrètes galanteries, ils s’asseyent tous deux à ma lourde table d’argent ciselé pour manger des gâteaux, des fruits et prendre des sorbets.
Avant de se séparer, la bonne sœur et le derviche se promettent mutuellement de se revoir.
Dimanche, 14 septembre.
Je me rends à Dolma-Bagtché, où le prince héritier m’accorde une audience. — Longue causerie presque intime avec ce prince.
Après l’audience, Kenan Bey et moi, nous voulons avoir le temps de nous rendre aux grands cimetières, avant la tombée de la nuit, car mon séjour en Turquie touche à sa fin. Il est déjà tard, notre cocher presse ses chevaux et nous brûlons les pavés. A Stamboul, nous changeons d’attelage, pour aller plus vite avec des chevaux reposés.
Cette fois-ci, c’est par en dedans que nous longeons la grande muraille byzantine qui encercle la ville et nous passons, au crépuscule, dans des quartiers d’abandon et de misère, que je ne connaissais pas encore, — le quartier des bohémiennes qui nichent dans les ruines des remparts. — Cela n’en finit plus et il semble que nous n’arriverons jamais. Enfin, voici la porte de Top-Kapou et il ne fait pas encore tout à fait nuit ; nous entrons dans le vieux cimetière, parmi les hauts cyprès et les stèles rongées de lichen qui se penchent dans l’herbe.
« Voyez votre tombe, me dit Kenan Bey, elle brille comme un bijou ! » En effet, elle est la seule redorée de frais, au milieu de tout ce délaissement ; les petits couronnements de fleurs, en haut des deux stèles, semblent avoir concentré tout ce qui reste de la lumière du jour, pour briller doucement et délicieusement, tandis que s’assombrissent déjà les choses recueillies d’alentour. La chère petite tombe que j’avais crue perdue, la voici donc encore une fois pieusement restaurée, et encore une fois, je vais lui faire mes adieux, ne sachant, ni si je pourrai la revoir, ni dans quel écroulement et dans quel oubli elle doit finir…
Mais cette vision dernière, au crépuscule, a quelque chose de merveilleux et de dramatique, comme pour se graver à jamais dans ma mémoire. Ils brillent, les ors tout neufs qui couronnent les stèles ; partout alentour, dans les immenses cimetières, où les cyprès appellent la nuit, les milliers de tombes aux couleurs de terre rousse se confondent avec le sol, ressemblent à d’incolores peuplades de fantômes. Du côté de la sèche et déserte campagne, on les dirait infinis, ces champs de morts, on aime mieux être ici, à l’entrée, près de s’évader, que de s’aventurer plus loin, à cette heure où la nuit tombe. Et de l’autre côté, c’est Stamboul, et, par-delà les écroulements de la vieille muraille byzantine, on voit se déployer, dans le vague crépuscule, des myriades de vieilles maisonnettes en bois de sombre couleur, d’où émergent, plus blancs à cette heure que dans le jour, des groupes de minarets aigus et des coupoles de mosquées. Au-dessus de cette ville, aux lointains estompés par le soir, la lune commence de briller ; des bandes de nuages aux contours ; trop accusés, qui ressemblent à des découpures de bronze, — des nuages d’orage, — traversent un profond ciel d’or vert. Et cette lune apparaît entre ces découpures, pas très haut encore sur l’horizon et déjà brillante comme un disque de vermeil. Cette grande lune monte au ciel tragique sur cette ville en ruines sombres où pointent partout des minarets blancs…
Jamais encore je n’avais vu ma chère tombe à une heure aussi tardive, presque nocturne, et c’est le soir où je vais lui dire adieu… Mais les ors qui persistent à briller en haut des stèles, au milieu de ce suprême délaissement des entours, où tombe le silence de la nuit, attestent qu’au moins le souvenir de ma petite amie continue de vivre ; elle n’est pas, elle, comme cette cendre si oubliée qui l’environne.
L’immense Stamboul a allumé ses mille petites lumières, quand nous le traversons pour rentrer au logis, sous la lune de tout à l’heure qui maintenant resplendit en l’air.
Lundi, 15 septembre.
Stamboul. — Préparatifs pour quitter à jamais notre petite maison de Féthié. Beaucoup de visites ce matin, entre autres celles de Mme Zénour et de ses deux sœurs. Très voilées toutes les trois, elles arrivent escortées de leur esclave négresse. Et c’est si drôle de voir ici Zénour, que j’avais connue en France si Parisienne, redevenue maintenant plus Turque encore qu’au temps des « désenchantées ; » mais aujourd’hui, elle me fait sa visite dans mon logis à moi, où nous sommes en sûreté, et non, plus dans ces logis clandestins, où l’on se sentait tout le temps en péril.
Dans mon salon turc, je reçois naturellement mes invitées à la turque, en leur offrant la traditionnelle tasse de café.
Lorsqu’elles doivent repartir, il y a deux voitures en bas, dans cette impasse si déserte avant que je l’habite et où ma présence cause maintenant une animation anormale. Je conduis les trois dames voilées et leur négresse à l’une de ces voitures et je monte dans l’autre ; tout cela, sans me préoccuper de la police qui nous surveille et devant tous les enfants du quartier assemblés pour nous voir… C’est égal, comme les temps sont changés depuis l’époque où Abd-ul-Hamid, du fond de son palais d’Yeldiz, jetait son oppression et sa terreur !
Mardi, 16 septembre.
La veille du grand départ. Journée agitée et pleine de complications qui ne me laisse pas le temps de penser. J’ai à faire mes adieux à tout le Bosphore.
A dix heures du matin, une mouche vient nous prendre, mon fils et moi, à l’échelle du Fener, dans la Corne d’Or, juste au-dessous de la colline où notre maison est perchée. Après le pont de Galata, nous commençons à remonter le Bosphore, pour la dernière fois. Vers le milieu du détroit, comme nous longeons les grandes tours moyenâgeuses de Rouméli-Hissar, une femme en violet pâle, a demi cachée derrière le grillage de l’une des fenêtres d’un vieux palais turc très sombre, fait un appel de la main ; c’est Niguar Hanum : nous voyant passer au large, elle se croyait oubliée. De la main aussi, je lui fais signe : « Oui, je monte jusqu’à Thérapia, mais en redescendant le Bosphore, je m’arrêterai pour vous dire adieu. » Et à demi cachée toujours, elle me répond par un geste qui veut dire : « Ah ! bon, très bien alors, j’attends votre retour. » Cette conversation par signes, faite à la vue de tous, est de la dernière incorrection en Islam, mais c’est justement ce qui la rend amusante ; et cette silhouette en robe lilas est jolie, à la fenêtre du farouche conak grillé, au pied des grandes tours.
Au bout d’une heure de voyage, nous sommes à Thérapia où je fais ma dernière visite à l’ambassadrice. Combien notre ambassade est devenue banale, depuis l’incendie de ce palais de France qui était ici le seul vestige du passé turc, la seule vieille belle chose, perdue au milieu de tout le mauvais goût d’une ville cosmopolite !
Nous nous rembarquons pour descendre, cette fois-ci, le Bosphore. Suivant ma promesse, je fais accoster la mouche à Rouméli-Hissar, au pied de la maison de la dame en robe lilas. Dans sa belle demeure à la mode ancienne, Mme Niguar Hanum nous reçoit avec le café et les cigarettes.
Puis nous passons sur la rive d’Asie ; nous nous arrêtons à Candilli, dire adieu à mes amis O… qui pendant deux étés m’ont donné l’hospitalité charmante, dans leur vieille maison sur pilotis.
Redescendant toujours le Bosphore, nous nous arrêtons encore à Bêler bey. Sur la place du village, où des turbans sont assis à l’ombre des grands arbres, on me reconnaît et on me salue. J’avais commandé une voiture qui devait m’attendre là, sur le quai, pour me monter au palais de Tchamlidja, où je dois prendre congé du prince Abd-ul-Medjid. La voiture ne vient pas ; après une longue attente, il faut se contenter d’une mauvaise voiture de louage traînée par un vieux cheval. Nous partons cahin-caha, longeant les grands murs gardés de sentinelles du palais où le « Sultan Rouge » est captif. Par des sentiers de montagne, dans la poussière, sous une terrible chaleur, nous finissons par arriver au palais de Tchamlidja. Le prince, qui n’a pas reçu ma dépêche, est parti pour l’autre rive du Bosphore (pour Dolma Bagtché, appelé par le Sultan). Repos dans le frais palais oriental, où des eunuques nous servent des sorbets. Pendant ce temps, on a attelé une belle voiture du prince qui nous ramène à l’embarcadère où nous reprenons notre mouche. De là, je me fais conduire à bord du Henri IV, le grand bateau envoyé par la France depuis la guerre balkanique ; je dis adieu au commandant qui fut mon compagnon en Chine, il y a douze ans.
La journée s’avance, je me fais enfin déposer par ma mouche à Stamboul, à l’échelle de Sirkedji. Là, vite une voiture, car j’ai de derniers achats à faire au Bazar. Le jour baisse ; pourvu qu’il ne soit pas trop tard, que je ne trouve pas les boutiques fermées ! Il était juste temps ; il s’en allait, le marchand turc avec lequel j’étais en marché depuis plusieurs jours, comme le font en Orient les habitués des bazars. Cette fois, c’est mon dernier soir, il faut conclure. Je m’attarde pourtant encore à discuter, à choisir. Quand enfin mes tapis et mes coussins sont empaquetés, ficelés et que, le marchand et moi, nous voulons sortir, le Bazar a déjà fermé ses portes de fer ; nous sommes prisonniers, errant dans la pénombre des ruelles voûtées. Nous arrivons au poste d’un veilleur de nuit qui, après beaucoup d’hésitation, finit tout de même par nous délivrer. — Ouf ! — Stamboul a déjà allumé ses mille lanternes. Me voici sans voiture, avec mon lourd paquet de tapis et de coussins sous le bras. Je me dirige vers la place de Mahmoud-Pacha, qui heureusement n’est pas loin. Là, chacun méconnaît et l’on me donne un porteur pour mon colis. Nous allons ensemble, le porte-faix et moi, à Divan Youlou, où stationnent toujours des voitures. Mais aucun cocher ne veut me conduire jusqu’à mon quartier perdu : cinq kilomètres… fondrières… on ne sait pas le chemin… disent-ils. Cependant, en voici un qui consent à me prendre jusqu’à la mosquée Féthié ; mais là, il refuse d’aller plus loin. Force m’est de descendre de voiture et, toujours avec mon lourd paquet sous le bras, de faire à pied la longue route qui me sépare encore de ma maison. Enfin, je suis chez moi I Mes domestiques alignés me reçoivent avec le cérémonial habituel, — honneur qui m’est rendu ce soir pour la dernière fois.
Pour la dernière fois aussi, un peu avant le lever du soleil, quand chante le muezzin, je vais m’accouder à ma fenêtre. Je regarde le jour naître dans la vieille ruelle déserte, que demain je ne reverrai plus.
Mercredi, 17 septembre.
Au beau soleil de neuf heures du matin, nous nous en allons, mon fils et moi, de notre logis de Stamboul, pour ne plus y revenir. Osman, Hamdi et Djemil sont partis devant avec les bagages, et maintenant, c’est pour nous l’heure de partir aussi. En bas, sur les vieux pavés sertis d’herbe verte, on entend piaffer les chevaux de la belle voiture qui, pendant un mois, m’a promené comme un pacha. Et c’est l’éternelle et toujours pareille mélancolie de quitter une demeure où l’on a vécu et vibré et que l’on ne reverra jamais. Hélas ! elle s’émousse, elle s’éteint cette mélancolie qui a été celle de toute ma jeunesse errante ; par la force de l’habitude elle s’est presque trop atténuée, je crois que j’aimerais la sentir davantage. Les ans ont donc commencé de porter atteinte même à ma faculté de regretter et de souffrir ?
Pourtant je veux regarder une dernière fois par les fenêtres haut perchées de mon salon oriental, regarder là-bas, de l’autre côté de la Corne d’Or, sur la rive en face, un peu dans le lointain et comme au fond d’un gouffre, le vieux petit débarcadère d’Haskeui au pied de l’humble mosquée et du si humble logis de ma prime jeunesse. Je leur fais mes adieux. Peut-être, si je reviens en Turquie, me sera-t-il donné de le voir encore, ce cher quartier de mon premier séjour ; mais jamais plus je ne l’apercevrai d’ici, à travers les grillages des hautes fenêtres de la maison que je quitte aujourd’hui. Cette maison où, par la grâce délicate de mes amis Turcs, je vivais au milieu de tout l’appareil du passé oriental : c’était là un petit rêve qui est bien fini et qui, pour moi ni pour personne, ne se réalisera plus…
L’heure file ; en bas les chevaux s’impatientent. Sur la petite impasse sans vue darde le clair soleil du matin. Les gentils enfants du voisinage se sont assemblés là huit ou dix, pour regarder partir l’hôte qui attira dans leur quartier un mouvement insolite. Ils n’auront plus à guider maintenant les visiteurs vers ma maison cachée. J’espérais qu’elles y seraient aussi, les deux jeunes filles qui, chaque soir, sous les étoiles ou la lune, faisaient leur promenade de recluses dans la ruelle morte ; mais non, elles n’y sont pas ; celles-là, je ne les verrai jamais plus, et je m’en vais sans même oser m’informer d’elles.
Départ au grand trot bruyant qui fait résonner les tristes pavés. Il faut une dernière fois traverser tout l’immense Stamboul et cela n’en finit plus, descendre par les rues en pente rapide vers la mer, franchir le pont de la Corne d’Or et arriver enfin au quai cosmopolite de Galata, tout le long duquel des paquebots dressent à la file leurs noires carcasses de fer. C’est ici une Babel, un brouhaha où tous les costumes de l’Orient se croisent et où l’on entend tous les langages. C’est ce quai émouvant des arrivées et des départs, qui change d’année en année, se modernise et s’enlaidit lamentablement ; mais qui reste, pour moi, toujours aussi évocateur des passés de ma vie ; le lieu où, en arrivant, on pose le pied, repris d’un seul coup par tout le charme de Constantinople, impatient et inquiet de ce que l’on va revoir ou ne plus retrouver ; le lieu aussi où, avant de monter sur la grande machine de fer qui vous emportera, on s’assied, pendant quelques dernières minutes, devant le plus proche café turc, pour se griser un moment encore de la senteur des narguilhés et des cigarettes orientales.
Oh ! jadis, quand je n’étais qu’un pauvre petit officier obscur, à la merci des ordres d’un quelconque amiral, avec quels serrements de cœur je lui disais adieu, à ce coin des quais de Constantinople d’où les paquebots partent, incertain que j’étais de pouvoir jamais y revenir ! Maintenant, au soir de ma vie, je suis libre et je reviens ici quand je veux ; aussi a-t-elle un peu pâli, l’émotion de m’en aller, comme ont pâli du reste toutes les choses de ce monde…
Aujourd’hui, je n’ose pas m’asseoir en plein air pour fumer le narguilhé des adieux, je suis trop connu sur la place, et puis trop d’aimables gens, venus pour me reconduire, m’attendent déjà à bord, — vite il me faut monter sur la grande machine de fer.
Ils sont venus trop nombreux, mes amis Turcs, il m’est impossible de les remercier tous autant que je le voudrais. Comme à mon arrivée, il y a des pachas, des officiers, des imams, des derviches, des aides de camp de Sa Majesté et des princes. Tous me portent des souhaits de bon voyage et me demandent de revenir encore ; la reconnaissance turque ne se lasse jamais. Je suis entouré jusqu’au dernier son de cloche du départ.
Quand le paquebot se détache du quai et part comme en glissant sur les eaux tranquilles de la Marmara, j’ai, une fois de plus, cette illusion que c’est Constantinople qui bouge, s’éloigne et va s’évanouir, tandis que le bateau me semble immobile. Maintenant Stamboul n’est plus qu’une silhouette qui s’efface à l’horizon… pour jamais, sans doute…
Rochefort, 24 septembre.
Je pensais que ce serait plus triste, ce retour, après l’enchantement des yeux, là-bas… Mais il fait merveilleusement beau et chaud ici. Ma vieille maison de Rochefort me paraît jolie et mon vieux jardin, avec son air de bocage tropical, est à sa plus belle saison.
Une fois encore se déballent des choses d’Orient, et les chardons bleus rapportés du cimetière de Stamboul….
PIERRE LOTI.