Suppression de la chaire d’économie politique au collége de France

Un des premiers actes de M. Carnot, en arrivant au ministère de l’instruction publique, fut de créer une Commission pour étudier un plan d’école administrative destinée, sans doute, à former des sujets capables de gérer avec intelligence les intérêts de la nation. M. Jean Reynaud, ami du ministre, son ancien collègue dans l’état-major du saint-simonisme et rédacteur philosophique d’un recueil encyclopédique estimé[1], a été le président et l’âme de cette Commission, qui était, à nos yeux, composée d’éléments hétérogènes, et dans laquelle manquaient aussi plusieurs éléments importants. Le travail de cette Commission a été mené grand train, et, le 7 avril, M. le ministre portait à la signature du gouvernement provisoire le décret qui transforme le collége de France en école administrative, supprime cinq chaires anciennes et en crée douze nouvelles. Le même décret indique que les élèves, parmi lesquels se fera le recrutement des divers services administratifs, seront assujettis à suivre l’instruction du collége de France, et que le nom d’élèves du collége de France leur sera spécialement affecté.

L’ignorance de notre administration est une plaie que nous n’avons cessé de signaler. Qu’un enseignement supérieur mieux entendu, qu’une école administrative eussent pu être un remède à ce mal, nous voulons bien le croire, si la création d’une pareille institution avait été parallèle avec la réforme radicale de l’enseignement public. Mais nous ne pouvons pas bien augurer de la fondation des cours que l’on vient d’établir, hors lesquels et sans lesquels aucun citoyen français ne sera admis aux hautes fonctions publiques. Loin d’agrandir le cercle de nos libertés, et de consacrer par une nouvelle application le principe de l’admission de tous les Français aux emplois, le premier ministre de la République nous aura forgé de nouveaux liens, de nouvelles entraves, qui n’atteindront pas même le but qu’il se propose. Les familles, alléchées par la garantie de travail offerte aux élèves du collége de France, feront en grand nombre les sacrifices nécessaires pour que leurs enfants obtiennent les diplômes d’élèves du collége de France, et le pouvoir se trouvera bientôt en présence d’une armée de petits administrateurs avides et besoigneux, matière première de la corruption. Qu’on y prenne garde, c’est encore par là que seront ébranlées les nouvelles institutions politiques que la France vient de se donner, et dont beaucoup d’hommes, que la faveur populaire a poussés aux affaires, ne nous font pas l’effet de comprendre l’essence et la portée. Mais, c’est là un sujet que nous ne voulons pas traiter aujourd’hui, nous bornant à appeler l’attention de nos lecteurs sur la manière inintelligente avec laquelle M. Carnot et ses conseillers ont touché au collége de France.

Cette institution avait besoin d’être remaniée en quelques points ; les cours sans auditeurs devaient être supprimés ; les professeurs qui, sous prétexte d’indépendance, ne font pas leurs leçons ou les font porter sur des sujets complétement étrangers au titre de leur chaire, devaient être rappelés au programme, etc., etc. Donc, nous trouvons que M. Carnot a sagement fait en réunissant le cours de poésie latine et celui d’éloquence latine en un seul, en supprimant la chaire de turc, qui fait double emploi avec celle de l’école des langues orientales, établie à la Bibliothèque nationale, et en arrangeant les choses pour que les deux professeurs supprimés ne soient pas complétement privés de leur pain quotidien.

Nous approuverons encore la création de la chaire de mécanique, supprimée par arrêt de 1772, dit le décret, si le professeur comprend la nécessité de ne pas faire double emploi avec le cours de mécanique professé à la Sorbonne, à quelques pas du collége de France. Rien de plus désirable, en outre, que le cours de droit administratif proprement dit, et celui de droit administratif comparé. Sous ce rapport, M. Carnot a donné satisfaction à un véritable besoin.

Le cours de droit de législation comparée est supprimé ; mais on le remplace par un cours de droit politique français et de droit politique comparé. C’est une manière de destituer le professeur titulaire actuel, M. Lherminier, qui était suppléé avec talent par M. Rapetti. Le procédé n’est ni franc ni digne. On comprend la destitution de M. Lherminier, quand on se rend compte des raisons qui l’avaient obligé à suspendre son cours ; mais il est difficile de s’expliquer l’injustice commise à l’égard de M. Rapetti, qui se trouve, par le fait, privé d’une chaire qu’il occupait depuis huit ans. Quant au titre du cours, le premier valait tout autant que celui qu’on a choisi, et ce n’était pas la peine de le changer. L’emploi des synonymes, en pareil cas, rappelle toujours la facétieuse proclamation des Bourbons en 1814 : « La conscription est abolie ; on pourvoira désormais aux besoins de l’armée par le recrutement. » La chaire du droit de la nature et des gens fait place à la chaire de droit international et d’histoire des traités. Au fond, l’objet du cours est le même, et nous pensons qu’il valait encore mieux dire simplement à l’honorable M. de Portets : désormais vous vous contenterez de professer à l’École de droit.

Par le nouveau décret, le collége sera doté d’un cours de droit criminel et d’un cours entièrement nouveau, le cours de droit privé. Une note du Moniteur, du 9 avril, dit pour éclaircir : le droit privé individuel et social. Quid le droit privé individuel ? Quid le droit privé social ?

Mais voici le plus merveilleux de cette prétendue réforme du collége de France, pour l’avantage des études administratives. Le cours d’économie politique est supprimé, et on pourvoit à son objet par les cinq chaires dont les noms suivent :

Économie générale et statistique de la population ;

Économie générale et statistique de l’agriculture ;

Économie générale et statistique des mines, arts et manufactures ;

Économie générale et statistique des travaux publics ;

Économie générale et statistique des finances et du commerce.

M. Carnot et ses conseillers ont-ils bien compris ce qu’ils entendaient par Économie générale ? C’est douteux. S’ils ont voulu dire qu’avant de faire la statistique de la population, le professeur du premier cours, par exemple, ferait un exposé général de l’économie de la société et de la manière dont le corps social travaille, produit et consomme, dont il vit en un mot, pourquoi n’ont-ils pas dit Économie sociale ? ou, pour être moins dans le vague, pourquoi n’ont-ils pas dit tout simplement Économie politique, à la manière de Quesnay et des philosophes du dix-huitième siècle, à la manière de Turgot et d’Adam Smith ? Nous voulons bien que le mot d’économie politique ne soit pas des plus heureux ; mais quelle nécessité y avait-il à le remplacer par un mot plus mal choisi encore ? C’est que, faute de bien savoir, on a voulu proscrire l’économie politique, comme une vieille science, pour y substituer une science plus nouvelle et moins chatouilleuse sur le principe de liberté. Mais alors il fallait avoir la franchise de le dire, et il eût été plus naturel de créer, sous une dénomination unique, un cours spécial que l’on aurait confié à un seul professeur, à M. Cabet, à M. Jean Reynaud, à M. Considérant, à M. Louis Blanc, ou à tout autre. Au lieu de cela, on a écartelé l’économie politique, et l’on s’est figuré qu’on pouvait la remplacer par la statistique de la population, des mines, des manufactures, des travaux publics, des finances et du commerce. Comme si l’objet de la science économique n’avait pas besoin d’être déduit philosophiquement dans son ensemble ; comme si l’exposé des relevés statistiques sur les objets que nous venons de citer constituait autre chose qu’un appendice de son domaine ; comme si des membres épars pouvaient avoir la vie et les propriétés du corps lui-même !

Si l’on voulait agrandir le cercle de l’enseignement du collége de France, n’était-il pas tout naturel de placer à côté de l’économie politique, un cours de statistique, un ou deux cours de technologie ? Comme il n’y a pas, dans la statistique de la population, de quoi alimenter un cours d’une année ; comme cela est vrai de la statistique des mines et des manufactures, des travaux publics, des finances et du commerce, les professeurs feront, pendant les trois quarts de l’année, de l’économie générale ; c’est-à-dire qu’après avoir poussé pendant quelques années des pointes en sens divers, la force des choses les ramènera à l’économie politique. Alors, si le collége de France dure encore, on verra cinq cours de la même institution commencer de la même manière ; on verra cinq professeurs, s’ils font leurs cours et s’ils s’en tiennent à leur programme, parler production, consommation, échange, capital, monnaie, machines, travail, salaires, etc., à peu près de la même façon. Ce sera beaucoup de temps, beaucoup d’efforts et beaucoup d’argent perdus.

En vérité, il est difficile de comprendre, bien que cela soit très-réellement, qu’un ministre de la République française et une Commission de son choix aient créé et mis au monde une pareille organisation scientifique. Il est difficile de comprendre que les onze membres du gouvernement provisoire y aient donné la main.

Ajoutons que le gouvernement avait mille fois mieux à faire qu’à reconstituer à la légère une institution dont les pouvoirs futurs se seraient occupés avec plus de calme et en meilleure connaissance de cause.

Il y a, il faut le dire, dans la suppression inintelligente de la chaire d’économie politique qui nous rappelle les préjugés de l’école impériale, plus qu’une rancune du socialisme assez peu formulé, dont M. Carnot est un des adeptes, contre l’économie politique : il y a le moyen indirect de destituer le titulaire de la chaire d’économie politique. Nous répétons que ce procédé manque de dignité et de justice, et nous sommes sûrs que notre opinion a de l’écho non-seulement en France, mais encore dans le monde entier ; car, partout, les écrits de M. Michel Chevalier sont connus et appréciés.

M. Michel Chevalier a appartenu, il est vrai, à un parti qui n’a pas voulu les événements de février ; M. Michel Chevalier a écrit dans le Journal des Débats, organe de ce parti ; mais M. Michel Chevalier n’a jamais négligé l’occasion de signaler le danger des fausses mesures, et de réclamer les réformes souvent les plus radicales. C’est un de ceux qui ont écrit avec le plus de charme et le plus de fruit sur les matières économiques, qui ont le plus vulgarisé les vérités utiles, qui ont le plus appelé l’attention publique sur l’amélioration du sort des classes pauvres. Eh bien, c’est un pareil homme que les représentants de la République jugent à propos de frapper, pour donner satisfaction à nous ne savons quelles animosités de socialistes ou de publicistes. Nous comprenons à merveille qu’on destitue, pour cause de politique, tous ceux qui occupent des postes politiques ; nous comprendrions moins qu’on destituât ceux qui, n’occupant pas des postes politiques, ont cependant fait de l’exagération à la tête du parti vaincu en février, ce qui n’est nullement le cas pour M. Michel Chevalier ; nous ne pouvons comprendre qu’on puisse se résoudre à sacrifier à un sentiment de réaction vulgaire des savants paisibles qui font la gloire du pays, et qui ont contribué avec éclat aux progrès de la civilisation[2].

Qu’il nous soit permis, pour compléter notre pensée, d’ajouter que nous sommes de ceux qui ne suivaient pas le drapeau politique de M. Michel Chevalier, de ceux qui auraient désiré, en 1841, un autre professeur que lui au collége de France, et que le Journal des Économistes a quelquefois critiqué les idées de l’honorable professeur ; mais nous ne pouvons pas nous défaire d’un vif sentiment de tristesse en voyant qu’on frappe l’honorable M. Michel Chevalier, parce qu’il a voulu apprendre et enseigner l’économie politique ; en feignant d’ignorer qu’il a toujours pris, au sein de son parti, la parole pour jeter de vives lumières sur les questions sociales, et pour demander des solutions profitables aux masses. Pour nous, quoique conservateur, M. Michel Chevalier était plus avancé, plus libéral, plus près de l’idée républicaine, qu’une foule de beaux esprits qui voudraient nous donner, sous l’étiquette de la République, les servitudes économiques de l’ancien régime. Voilà pourquoi nous déplorons l’injustice qu’on a commise à son égard.

Quant à la suppression de la chaire d’économie politique, nous déclarons franchement que M. Carnot a fait signer au gouvernement provisoire une mesure réactionnaire qui fera tache dans sa vie.

Bien qu’on ait immédiatement désigné les titulaires des nouvelles chaires, nous ne pouvons nous résoudre à prendre au sérieux ces nominations, dans lesquelles on trouve le nom du président de la Commission qui a conseillé M. Carnot, et quatre membres du gouvernement provisoire !

« Droit international et histoire des traités, Lamartine, membre de l’Académie française ;

« Droit politique français et droit politique comparé, Jean Reynaud ;

« Droit privé (droit individuel et social), Armand Marrast ;

« Droit criminel, Faustin Hélie ;

« Économie générale et statistique de la population, Serres, membre de l’Académie des sciences ;

« Économie générale et statistique de l’agriculture, Decaisne, membre de l’Académie des sciences ;

« Économie générale et statistique des mines, usines, arts et manufactures, Bineau, ingénieur en chef des mines ;

« Économie générale et statistique des travaux publics, Franqueville, ingénieur en chef des ponts et chaussées ;

« Économie générale et statistique des finances et du commerce, Garnier-Pagès ;

« Droit administratif, Cormenin ;

« Histoire des institutions administratives françaises et étrangères, Ledru-Rollin ;

« Mécanique, Poncelet, membre de l’Académie des sciences. » (Moniteur.)

Il n’y a pas de doute que les quatre membres du gouvernement provisoire attireront un grand concours d’auditeurs ; et il n’y a pas de doute qu’après quelques années de tâtonnements, ils arriveront à faire des cours fort instructifs. Mais, de deux choses l’une : ou ces messieurs ont sérieusement voulu s’emparer chacun d’une chaire, et alors nous ne tarderons pas à les voir remplacer par des suppléants moins occupés des affaires politiques ; ou bien, leurs noms ne sont dans le décret qu’en attendant ceux des titulaires auxquels on destine ces chaires, ce qui est plus probable ; et alors nous avons encore raison de dire qu’il ne faut pas prendre au sérieux les noms de MM. Lamartine, Marrast, Garnier-Pagès et Ledru-Rollin.

M. Jean Reynaud est un écrivain philosophe de renom ; M. Faustin Hélie est un criminaliste éminent. Le nom de M. Cormenin dispense de tout commentaire ; M. Poncelet est un de nos premiers mécaniciens théoriques. Le choix de ces divers savants est parfaitement motivé.

Mais il n’en est pas de même de ceux qui se partagent l’économie politique, la succession de M. Michel Chevalier. M. Serres professera l’économie générale et la statistique de la population, parce qu’il est savant en zoologie et en ovologie, et qu’il comprend à merveille les phénomènes de gestation et d’embryogénie !! — M. Decaisne professera l’économie générale et la statistique de l’agriculture, parce qu’il sait analyser les sucs des plantes !!

Pour professer l’économie générale et la statistique des mines et manufactures, l’économie générale et la statistique des travaux publics, on a choisi MM. Franqueville et Bineau, qui sont des ingénieurs de mérite, mais qui n’ont pas encore donné des gages bien éclatants, soit aux études économiques, soit aux études statistiques. On se demande pourquoi M. Carnot a pris plutôt ces deux ingénieurs que deux autres, et pourquoi il n’a pas conservé ce professorat à M. Michel Chevalier, ingénieur aussi et un peu plus notablement connu par des travaux spéciaux sur ces divers sujets.

Nos lecteurs comprendront comme nous que la réorganisation du collége de France et sa transformation en école administrative a été trop précipitée ; qu’on a fait dans l’enseignement une suppression qui sera sévèrement qualifiée en Europe ; qu’on a mis en avant des noms impossibles et qu’on a créé des cours qui, malgré le zèle et le talent des professeurs, ne seront que des superfétations.

Le Moniteur nous dit que les nouveaux cours seront gratuits. Est-ce gratuits pour commencer, ou gratuits à perpétuité ? Ce dernier système est une chimère. Le premier est un petit artifice qui ne mérite pas qu’on s’y arrête.

II.


M. Michel chevalier nous a adressé la lettre suivante, qui est pleine de dignité et de convenance.

Monsieur,

Rien n’est plus simple qu’une destitution en ce temps-ci. Je suis donc peu surpris de la mesure qui m’a retiré ma chaire d’économie politique, quoique les révolutions en général eussent respecté jusqu’ici le collège de France. Mais le gouvernement provisoire ayant jugé à propos d’expliquer dans le Moniteur pourquoi les titulaires des chaires supprimées n’étaient pas appelés à quelqu’une des chaires nouvelles, je crois devoir, en ce qui ne concerne, relever l’explication.

J’avais supposé que si j’étais révoqué sans qu’une des cinq nouvelles chaires d’économie me fût confiée, c’était en punition de ce que j’avais essayé, et autrefois et récemment, de réfuter certaines doctrines fort en crédit pour le moment sur l’organisation du travail. Ce n’était pas cela. D’après le Moniteur, on s’est borné à me faire l’application d’une mesure nouvelle sur le cumul, qui jusqu’à ce jour était restée sous le boisseau : je dois quitter le collège de France parce que je suis déjà ingénieur en chef des mines. Le Moniteur n’a pas dit dans quelles proportions je cumulais. Je tiens à réparer cette omission. Le cumul que j’exerçais n’était point exorbitant par l’importance des fonctions que je remplis en qualité d’ingénieur, ces fonctions sont fort modestes ; il ne l’était point par le traitement qui y est attaché, c’est un traitement de quinze cents francs.

L’auteur de l’article du Moniteur n’a pas pris garde que précisément dans l’organisation nouvelle du collège de France, deux de ces chaires d’économie sont confiées à deux ingénieurs en chef d’un grand mérite assurément, chargés tous les deux, connue ingénieurs, de fonctions beaucoup plus absorbantes que les miennes et cinq ou six fois mieux rétribuées. Si le motif qui m’a fait écarter est bon, comment est-ce qu’il l’est contre moi seul ?

Mais, monsieur, si je vous écris, ce n’est point pour soulever une misérable question de traitement et une question personnelle non moins misérable. J’ai dû seulement faire connaître le véritable sens qu’il convenait d’attacher aux paroles du Moniteur. Ce qui m’afflige ici, ce que j’ai le droit de signaler comme tout le monde, c’est que la suppression de la chaire d’économie politique au collège de France laisse un vide dans l’enseignement public. Après tout, si on jugeait mauvais qu’elle fût occupée par moi, que ne la donnait-on à un autre ? Ces procédés sommaire sont le pain quotidien des révolutions. On le sait et on en prend son parti. Mais pourquoi la supprimer ? C’était la seule chaire d’économie politique qu’il y eût en France. La France était déjà le pays d’Europe où l’économie politique s’enseignait le moins, et par ce motif c’est aussi l’un de ceux où il est le plus facile d’accréditer les idées chimériques d’un certain genre. Désormais on ne l’y enseignera plus du tout.

Remarquez en effet, monsieur, que les cinq chaires créées au collège de France, sous le nom d’économie générale et de statistique, ne remplacent pas la chaire d’économie politique. L’économie politique est une science théorique, qui est faite sans doute pour diriger la pratique, mais qui reste, en général, à distance de l’application ; les nouveaux cours du collège de France auront pour objet l’application immédiate. L’économie politique est une science de raisonnement, sans préjudice sans doute de l’observation ; d’après les termes mêmes du rapport qui précède et qui motive le décret d’organisation du collège de France, les cours nouveaux, destinés spécialement aux élèves de l’École administrative, ont pour programme « la connaissance des faits et des lois d’expérience dans les diverses branches de l’économie générale de la nation. ». L’économie politique envisage la production et la répartition d’un point de vue général ; les cours nouveaux considèrent de la manière la plus distincte l’agriculture, les manufactures, les mines, le commerce. C’est donc bien différent.

Napoléon ne voulait pas de l’enseignement de l’économie politique : c’était dans son rôle de despote. Il ne pouvait lui convenir que l’esprit humain s’exerçât sur les questions de gouvernement. Il repoussait, en les qualifiant dédaigneusement d’idéologues, tous ceux qui cultivaient les sciences politiques. J’aurais cru que la République française, qui doit aimer la discussion libre et éclairée des actes de l’autorité, n’épouserait pas la querelle de Napoléon contre l’économie politique, et qu’au contraire elle aurait à cœur d’en répandre beaucoup l’enseignement.

Agréez, etc.

MICHEL CHEVALIER.

Il nous a paru piquant de rapprocher de cette destitution d’un savant qui avait traversé, non sans éclat, l’école saint-simonienne, par deux autres publicistes émérites de la même école, après la Révolution populaire de 1848, le passage suivant du premier discours d’ouverture de M. Michel Chevalier en avril 1841[3]. On y trouve l’esprit large et généreux de son enseignement.


III.


Ce qui précède était écrit lorsque nous avons lu dans le Moniteur le rapport du président de la haute Commission des hautes études scientifiques et littéraires à la suite duquel M. le ministre de l’instruction publique a proposé au gouvernement provisoire cette singulière organisation de l’école administrative du collège de France. Cette pièce, que nous publions plus loin (voir au Bulletin) ne provoquera aujourd’hui de notre part que peu de réflexions.

L’école administrative, telle qu’elle a été conçue par M. Jean Reynaud, ne nous fait pas l’effet d’être née viable ; et nous nous tromperions fort si un gouvernement régulier ne bouleversait de fond eu comble ce qui vient d’être fait avec si peu d’intelligence, selon nous, au nom et avec l’assentiment de la haute Commission.

L’auteur du rapport fait des cinq chaires d’économie générale et de statistique, des chaires d’histoire naturelle et de technologie. Ce sont de singulières dénominations pour des études non moins singulières, quand il s’agit de préparer des administrateurs. Mais c’est relativement à l’économie politique que son opinion sera un jour curieuse à constater, comme échantillon de l’ignorance et des préjugés dans lesquels aura pu vivre un philosophe du dix-neuvième siècle (1848).

« Quant à l’économie politique proprement dite, l’avis unanime de la haute Commission a été que cet enseignement, convenable dans les livres, devait être éliminé d’un système d’études officiel. »

L’avis a été unanime[4] ! Nous l’aurions entendu de nos oreilles, que nous ne le croirions pas.

« Elle a estimé que l’économie politique ne se composant, jusqu’à ce jour, que de systèmes disputés, et sans aucun droit à la fixité ; il pouvait y avoir du danger à attacher de jeunes esprits à l’un de ces systèmes plutôt qu’à un autre, et que la véritable économie politique n’étant autre que la science de la politique et de l’administration, les cours proposés pour cette science et son perfectionnement devaient suffire. »

L’économie politique, qu’il définit plus ou moins bien, est une science aux yeux de M. Jean Reynaud ! Donc, il a proposé les cinq cours d’ovologie, de botanique et de technologie que vous savez pour la perfectionner.

Mais ces pauvres jeunes gens du collége de France, âgés de dix-huit à vingt-cinq ans, desquels on exigera cependant la connaissance des principales écoles modernes philosophiques, depuis Bacon et Descartes, plus la connaissance des moralistes grecs (Voy. au programme d’admission de M. Carnot), pourraient avoir l’esprit fatigué ou perverti par un professeur d’économie politique qui leur résumerait les systèmes économiques qui ont influé sur nos lois et la constitution du travail, qui leur analyserait les notions fondamentales d’économie sociale sur lesquelles se sont très-bien entendus (n’en déplaise à M. Jean Reynaud) les philosophes les plus éminents qui ont médité sur l’organisation naturelle des sociétés ; comme, disons-nous, ces pauvres jeunes gens, électeurs et éligibles, pourraient attrapper à un pareil cours une entorse intellectuelle, on a pensé à leur donner des idées générales et synthétiques sur la société, au moyen de cinq professeurs qui leur feront chacun : ou une économie générale particulière de leur crû, soit six économies différentes ; ou chacun six cours parfaitement étrangers à la « véritable économie politique ».

Toutefois la haute Commission des études a estimé que, vu le danger ci-dessus expliqué, duquel découle la nécessité de supprimer l’économie politique, il y avait lieu à la professer quelque peu dans le cinquième cours fragmentaire, intitulé : Cours d’Économie générale et de statistique des finances et du commerce.

« Néanmoins, dit M. Jean Reynaud, comme il peut être avantageux, ne fût-ce que pour les dominer, de connaître d’une manière sommaire la succession de ces divers systèmes, elle (la Commission) a demandé, dans ce but, quinze leçons, qui pourraient, à ce qu’il semble, se rattacher utilement, comme introduction, au cours d’Économie générale des finances et du commerce. »

Remarquez bien cette dernière dénomination de la chaire ; rapprochez-en l’utilité des quinze premières leçons, et dites si M. Jean Reynaud, interprète de la Commission des hautes études, n’a pas beaucoup tourné pour en venir à un cours d’économie politique pur et simple, et à la situation de ce bon M. Jourdain dont parle Molière.

Ici, lecteurs, nous vous ferons une prédiction. Ne perdez pas de vue le professeur qui sera chargé du cours d’économie générale des finances et du commerce, plus de l’introduction sur « l’économie politique proprement dite », comme l’appelle M. Jean Reynaud ; ne le perdez pas de vue, et vous verrez se réaliser l’une des choses qui suivent :

Première possibilité. Ou le professeur connaîtra à fond ce qui a été écrit de plus vrai, de plus sensé, de plus savant sur l’économie générale de la société, sur la grande affaire des échanges et sur les finances, et alors il professera purement et simplement cette économie politique invoquée au collége de France par J.-B. Say, et MM. Rossi et Chevalier.

Deuxième possibilité. Ou le professeur, ne sachant pas ce que nous venons de dire, voudra d’abord inventer une science nouvelle et échouera devant son auditoire, l’opinion et la critique. Alors, pour avoir un thème, il voudra pourfendre les économistes libéraux, mais il apprendra ainsi à les connaître, et peu à peu vous le verrez s’inoculer la vieille économie politique. Six ans après la première leçon, si vous retournez au collége de France, vous trouverez un homme parlant avec respect des génies qui ont fondé l’économie politique, et reconnaissant in petto qu’il n’y a rien de tel que de professer une science pour la savoir.





  1. Publié d’abord sous le nom d’Encyclopédie pittoresque, et plus tard sous le nom d’Encyclopédie nouvelle.
  2. On a eu bien soin de dire que M. Michel Chevalier cumulait les fonctions d’ingénieur en chef et celle de professeur. M. Michel Chevalier est ingénieur en disponibilité, et ses émoluments ont été diminués en conséquence. Si on n’avait pas voulu destituer ce professeur, ne pouvait-on pas lui demander l’option ?
  3. « …Consultons donc la politique, consultons-la comme un oracle devant lequel l’économie politique incline son front, et demandons-lui quelle est la grande affaire de notre temps, quelle cause tient en suspens la France et tous les peuples. C’est que la civilisation est en enfantement de la liberté. Depuis un demi-siècle, ce travail immense a déjà eu trois phases qui ont suffi à user chacune un gouvernement. De ces trois périodes, la première, celle de la République, fut consacrée à l’abolition des privilèges ; celle de l’Empire fut employée à inscrire et à formuler en détail dans les lois le principe de l’égalité civile, et à en promener l’étendard triomphalement dans toute l’Europe ; la dernière, celle de la Restauration, servit à façonner la bourgeoisie à l’exercice des libertés politiques, et l’accoutuma à intervenir dans les affaires du pays. Depuis 1830, un acte nouveau a commencé, qui achèvera l’œuvre, il s’agit de compléter, sous les auspices de la paix, l’émancipation de la seconde moitié du tiers État, des classes ouvrières des campagnes et des villes. « Tel est le problème de l’époque. « Dans cette phase finale et solennelle de la Révolution française, les intérêts matériels, domaine de l’économie politique, deviennent dignes de la plus haute considération. Du moment où il s’agit des classes ouvrières, la liberté est étroitement liée aux intérêts matériels. La définition la plus exacte et la plus large de la liberté est celle-ci : elle consiste à assurer à chacun les moyens de développer ses facultés, et de les exercer ensuite de la manière la plus avantageuse pour soi-même et pour ses semblables, (’ne fois la liberté définie ainsi, il s’ensuit forcément qu’elle ne peut se passer de l’appui des intérêts matériels. En effet, l’homme qui a faim n’est pas libre, il n’a pas la disposition de ses facultés, il ne peut ni les développer, ni les exercer. Moralement, il s’abrutit ; intellectuellement, il tombe dans la torpeur ; la force physique elle-même, la force brute lui fait défaut.

    La force matérielle de la liberté a pu rester voilée jusqu’en 1830, et doit, au contraire, être mise en lumière avec le plus grand soin désormais, parce que, avant 1830, c’est principalement l’une des moitiés du tiers État, celle qui était le plus près du but, la bourgeoisie, qui arrivait à la liberté. Depuis 1830, il s’agit d’en admettre dans la carrière la seconde moitié. Or, pour celle-ci, la liberté réclame l’assistance des intérêts matériels. En 1789, lorsque la bourgeoisie se leva, il ne lui manquait pour être libre, c’est-à-dire, je le répète, pour avoir le plein usage de ses facultés, que de participer au gouvernement du pays. Pour elle l’affranchissement consistait à retirer la direction des affaires publiques, les hautes fonctions civiles, militaires et religieuses, des mains des privilégiés qui en avaient le monopole. Riche et éclairée, en état de se suffire et de se conduire, elle voulait se soustraire au régime du bon plaisir. Pour les classes ouvrières des champs et des villes, la liberté se présente avec un autre caractère, car la plus dure servitude à laquelle ces classes soient soumises est celle de la misère ; c’est elle dont, avant tout, il faut les délivrer, c’est celle qu’elles ressentent le plus, qui les met dans l’impossibilité de jouir de tous les autres droits, qui frappe de paralysie leurs facultés les plus précieuses.

    « Il était parfaitement naturel à la bourgeoisie, en 1789, de faire abstraction de l’aspect matériel de la liberté, parce que, pendant les sept siècles qui s’étaient. écoulés depuis la création des communes, elle avait amassé, honorablement, à la sueur de son front, ce qui donne l’aisance. Passez-moi l’expression, elle avait son pain cuit. La réforme, telle que la bourgeoisie dut alors la concevoir, était celle qui convenait à des gens n’ayant ni faim, ni soif, ni froid. Mais quand il s’agit des classes ouvrières, il faut se dire qu’elles sont en butte à tous ces maux, et il n’est pas superflu d’ajouter qu’il leur tarde de changer de condition, et qu’elles le méritent, puisqu’elles aspirent à l’amélioration par le travail. » (Discours d’ouverture de 1841-42.)

  4. Cette Commission était composée de MM. Jean Reynaud, président ; Beranger ; Bravais, lieutenant de vaisseau, professeur à l’École Polytechnique ; Burnouf, de l’institut, professeur an collége de France ; Cournot, du Conseil de l’Université, inspecteur général de l’ordre des sciences ; Duhamel, de l’Institut, directeur des études à l’École Polytechnique, maître des conférences à l’École normale ; Dutrey, inspecteur général de l’ordre des lettres ; Élie de Beaumont, de l’Institut, professeur au collége de France et à l’École des mines ; Geoffroy Saint-Hilaire, de l’Institut et du Conseil de l’Université, professeur au Muséum d’Histoire naturelle ; Henri Martin ; Poncelet, de l’Institut, professeur à la Faculté des sciences de Paris, colonel du génie ; Leclerc, de l’Institut et du Conseil de l’Université, doyen de la Faculté des lettres de Paris ; Lieuville, de l’Institut et du Bureau des longitudes ; Le Play, professeur à l’École des mines ; Michelet, de l’Institut, Professeur au collége de France ; Quinet, professeur au collége de France ; Reynaud, professeur à l’École Polytechnique et à l’École des ponts et chaussées ; Serres, de l’Institut, professeur au Muséum d’histoire naturelle ; Transon, répétiteur à l’École Polytechnique ; Ch. Renouvier, ancien élève de l’École Polytechnique, secrétaire.

    Il y a dans cette liste quelques beaux noms. Mais, dans tous ces membres, il n’y en a aucun qui ait pu prononcer en parfaite connaissance de cause. On peut donc dire que la décision a été prise par une véritable Commission prévôtale. Mais on ne destitue pas une science.