E. Sansot & Cie (p. 5-37).


SULLY PRUDHOMME


À la chère mémoire d’Olivier de La Fayette.

igny, dans la souveraine préface de son admirable Chatterton, dit du Poète : « … Il est une autre sorte de nature, nature plus passionnée, plus pure et plus rare. Celui qui vient d’elle est inhabile à tout ce qui n’est pas l’œuvre divine ;… l’émotion est née avec lui si profonde et si intense qu’elle l’a plongé dès l’enfance dans des extases involontaires, dans des rêveries interminables, dans des inventions infinies. Puissamment construite, son âme retient et juge toute chose avec une large mémoire et un sens droit et pénétrant ; mais l’imagination emporte ses facultés vers le ciel aussi irrésistiblement que le ballon enlève la nacelle. Au
moindre choc, elle part ; au plus petit souffle, elle vole et ne cesse d’errer dans l’espace qui n’a pas de routes humaines. Fuite sublime vers des mondes inconnus, vous devenez l’habitude invincible de son âme ! Ce qui ne fait qu’effleurer les autres le blesse jusqu’au sang ; ceux qu’il plaint souffrent moins que lui et il se meurt des peines des autres. Dans l’intérieur de sa tête brûlée, se forme et s’accroît quelque chose de pareil à un volcan. Le feu couve source dément et lentement dans ce cratère et laisse échapper ses laves harmonieuses qui, d’elles-mêmes, sont jetées dans la divine forme des vers. »

En cette Image l’auteur des Destinées reflétait sa grandeur : qu’après lui, nul ne nous en fasse souvenir[1] à l’égal de M. Sully Prudhomme, n’est-ce point assez pour la gloire du vieux Poète immobilisé par la maladie dans sa tour d’ivoire de Chatenay, comme un géant de Michel-Ange passionné par le marbre ! Tel qu’Alfred de Vigny, M. Sully Prudhomme écrivit des strophes pénibles et des strophes radieuses ; sauf d’Alfred de Vigny, il diffère des confrères illustres de son siècle : nul écho des verbiages romantiques n’assourdit dans son lyrisme et l’un reprocha suffisamment à ses pâles émaux de mal refléter l’éclat des joailleries parnassiennes. Peut-être est-il moins distant des Symbolistes : le curieux René Gihl dans ses essais d’épopées scientifiques est son héritier ; — et parfois par leur goût vers la scrutation des choses si complexes, par leurs discrétions de sentiment, sensibilité scrupuleusement mesurée à la vie quotidienne, un Henri de Régnier, un Jean Moréas, un Maurice Mœterlinck voisinent avec lui ; si ces purs Poètes sont plus directement les maîtres des jeunes hommes d’aujourd’hui, il ne convient pas que notre génération fiasse devant la vie et L’œuvre de M. Sully Prudhomme, sans témoigner quelle qualité d’admiration et de respect elle lui rend.

*

Les parents de René-François-Armand Prudhomme, né à Paris le 16 mars 1839, furent fiancés dix ans avant qu’une médiocre fortune leur permit de s’unir ; grande et mince, de physionomie très douce aux yeux profonds et non inquiétude, au fugitif et bon sourire, Melle  Clotilde Caillât, la mère du Poète, était originaire de la mystique et laborieuse Lyon[2] ; son mari qui s’employait dans une maison de commission, mourut d’une fièvre cérébrale la cinquième année du mariage dont grandissaient une fille et un fils à ce moment âgé de deux ans. À la disparition de M. Prudhomme, deux aînés, célibataires, de la triste et jeune veuve, un frère et une sœur vinrent habiter avec elle et désormais dirigèrent presque la vie de famille ; malgré toute l’affectueuse intimité de ce foyer, ces collatéraux bourgeois ne comprirent guère l’éveil moral si délicat de l’enfant qui commençait alors par une mode touchante à porter le gracieux prénom de Sully : « Mon père, a-t-il raconté un jour, reçut ce nom de son entourage, étant enfant, je ne sais pourquoi : le hasard l’aura amené sur les lèvres de quelqu’un de ses proches qui l’aura trouvé joli : quoi qu’il en soit, ma mère comme toute la famille et les amis, le donnait à mon père, et quand il fut mort, elle me l’a donné pour avoir toujours à le prononcer. »

Le pauvre Sully fut interné à huit ans dans un pensionnat à Bourg-la-Reine ; à neuf ans, il entra à l’institution Massin, puis à Chaillot à la pension Bocquet dont une voiture menait les élèves au lycée Bonaparte ; malgré une grande amitié rencontrée là, malgré une passion studieuse récompensée par de très nombreux succès, sa vie d’écolier fut si douloureuse qu’il en a toujours retenu une forte rancœur. Les jours de congé, il apprenait chez lui d’autres émois et d’autres tortures : des apparitions de grandes jeunes filles le troublaient et surtout il connut pour une petite parente cadette de deux ans, un amour aussi intense qu’innocent. En troisième, au moment de la « bifurcation » il choisit l’enseignement scientifique qui spécialement l’attirait ; bachelier ès-sciences, il se destinait à l’école Polytechnique, lorsqu’une grave ophtalmie l’arrêta ; retiré chez des cousines à Lyon pour préparer son baccalauréat ès-lettres, il subit, — malgré qu’il eut dès quinze ans étudié bien des philosophes, — une profonde crise de religiosité, jusqu’à vivre de longues heures de contemplation et projeter même une vocation monastique : rappelé à Paris, il fut repris à jamais par le Doute. Sa famille l’exhortant vivement à quelque situation pratique, il entra aux usines du Creusot contre son souhait d’une vie exclusive de pensée et de poésie, car au collège il s’était éveillé Poète ; vite sa nouvelle position qui, très modeste, pouvait devenir fort lucrative, le témoigna un pitoyable employé, tant réellement en lui rien n’était adapté aux affaires.

Alors il revint près de ses parents faire son droit et fut en même temps chez un notaire un clerc amateur très régulier ; mais les nuits, il ne cessait des travaux délicieux pour son esprit, excessifs pour sa santé : sans une chambre personnelle dans l’étroit appartement familial de la rue de Hauteville, il couchait sur le canapé du salon et, loin qu’il y dormit, il lisait pêle-mêle savants, philosophes, poètes, et surtout il écrivait des vers. Bientôt lié à quelques jeunes lettrés, présenté à Lecomte de Lisle, il s’efforçait à délaisser pour une forme plus vraiment poétique, la forme oratoire manifestée dans ses Poèmes alors inédits et ainsi s’imposa-t-il de composer de courtes pièces à cet instant où meurtrissant son cher rêve, sa camarade d’enfance épousait un riche commerçant ; à la conférence la Bruyère, émule moins juridique de la conférence Molé-Tocqueville, on applaudit la plupart de ces prochaines Stances : on leur préféra pourtant peut-être les autres vers philosophiques ou humanitaire dont Guillaume Guizot s’éprit au point de presser impérieusement leur publication ; un libraire avise, Achille lauré, plus tard mal récompensé, par la faillite, de cette bonne initiative facilita l’édition des Stances et Poèmes à l’étudiant arrêté par les frais (1865) ; son ami et admirateur, ton Paris, déjà connu malgré sa jeunesse recommanda le livre à Sainte-Beuve qui dans un Lundi commenta le débutant avec intelligence. Une telle œuvre en effet était déjà grosse de toutes les caractéristiques futures de M. Sully Prudhomme : sensibilité intellectuelle qui constate le mal, mais proclame sa foi dans l’action, sensibilité esthétique inégale, tantôt très belle, tantôt très défectueuse, — sensibilité amoureuse parfois trop mièvre (oserai-je dire un peu couventine ?), mais toujours très subtile et souvent très puissante ; certes

Si les cytises de Virgile
Ont embaumé tout l’univers,


les parfums tendres et ardents de ces pages auront ennobli bien des songes humains : Les Chaînes, Rosées, Renaissance, Comme alors, La mémoire, Ici-bas, Les yeux, L’idéal, La Forme et cet Abîme à citer entre bien d’autres :

L’Heure où tu possèdes le mieux
Mon être tout entier, c’est l’heure
Où, faible et ravi, je demeure
Sous la puissance de tes yeux.

Je me mets à genoux, j’appuie
Sur ton cœur mon front agité,
Et ton regard comme une pluie
Me verse la sérénité.

Te dirai-je quel est mon rêve ?
Je ne sais, l’univers a fui…
Quand tu m’appelles, je me lève,
Égaré, muet, ébloui…

Et bien longtemps l’âme chagrine,
Je regrette, ennemi du jour,
La douce nuit de ta poitrine,
Où je m’abîmais dans l’amour.

Les appréciations de Sainte-Beuve et quelques autres articles chaleureux révélèrent à la famille du Poète qu’il convenait peu de le laisser dans l’étude notariale et on dispensa même le licencié en droit d’achever son doctorat. C’était l’heure où pour leur célébrité future, François Coppée, Emmanuel des Essarts, José-Maria de Heredia, Stéphane Mallarmé, Catulle Mendès, Louis-Xavier de Ricard, Armand Silvestre, Paul Verlaine préparaient autour de Leconte de Lisle le recueil du Parnasse contemporain : plusieurs pièce du néophyte déjà fêté y furent insérées ; peu après (1866) Lemerre donna une nouvelle édition de ses Stances et Poèmes et publia les Épreuves ; les sonnets qui composent exclusivement ce second recueil sont peut-être les plus parfaits de toute son œuvre ; l’harmonie des compositions en égale que l’harmonie des idées qu’éclairent de nobles et neuves images (Envoi, les Danaïdes, Inquiétude, Au prodigue, Où vont-ils, La Grande Ourse, Sieste, Ether, Sur l’Eau, Hora Prima, Un Songe, les Ailes, L’épée, Chagrin d’Automne, Le Rendez-vous, etc.). L’inquiétude du mystère y fortifie la tendresse de la vie, le pessimisme philosophique incline devant l’Art, la Science et l’Amour. Connaitra-t-on jamais assez aux heures sombres son admirable Joie ?

Pour une heure de joie unique et sans retour.
De larmes précédée et de larmes suivie,
Pour une heure, tu peux, tu dois aimer la vie :
Quel homme une heure au moins, n’est heureux à son tour ?

Une heure de soleil tait bénir tout le jour,
Et, quand ta ma : | tout le jour asservie,
Une heure de tes nuits ferait encore envie
Aux morts qui n’ont plus même une nuit pour l’amour.

Ne te plains pas, tu vis ! Plus grand que misérable !
Et l’univers jaloux de ton cœur vulnérable
Achèterait la joie au même prix que lui ;

Pour la goûter, si peu que cette ivresse dure,
Les monts accepteraient l’éternelle froidure,
L’océan l’insomnie, et les déserts l’ennui !

Toutefois malgré son jeune renom, sa liberté reconquise, un charmeur voyage en Italie, ses douces amitiés et de nouveaux beaux songes d’amour, le Poète se sentait mal heureux : après, en 1866-67, les Écuries d’Augias qui semblent une consciencieuse traduction de poème antique, et quelques ténus Croquis Italiens non sans intérêt, il écrivit les Solitudes éditées en 1869. Quoique ce recueil désespère davantage que les Épreuves, d’émouvantes plaintes d’amour murmurent là, plus mâles que les plaintes de Musset, moins flottantes que les plaintes de Lamartine : des visions insaisissables, mais non irréelles animent ces retraites où notamment glisse un Cygne digne de flotter nostalgique sur les magiques lacs du roi de Bavière pour obombrer le cygne de Rodenbach, car si l’oiseau de Bruges

Barque de clair de lune et gondole de soie
Sommeille l’aile close en couvant des étoiles,


l’oiseau qui, précurseur du Symbolisme, blasonne splendidement les Solitudes,

Comme un vase d’argent parmi des diamants,
Dort la tête sous l’aile entre deux firmaments !


M. Sully Prudhomme aurait-il en outre écrit uniquement Déclin d’amour, Joies sans causes, Ne nous plaignons pas, Scrupule, Un exil, Soupir, L’Agonie, De loin, Corps et âmes, Le Signe, Le Réveil, qu’on le tiendrait valablement pour un grand Poète, tant à travers ces pièces insondablement transparent nous sollicite l’immense et immortel désir humain d’espérer et d’aimer.

L’année 1870 tut de toutes parts néfaste pour un cœur si riche : au mois de janvier, — sa sœur étant mariée, — l’oncle, la tante et la mère du Poète moururent à quelques jours de distance. Puis la guerre surgit ; il s’enrôla dans la mobile avec son ami le plus cher et le plus lointain Léon Bernard Derosne ; les pénibles fatigues du siège compromirent très gravement sa santé déjà fort ébranlée par les surmenages intellectuels ; quand il put quitter Paris, en lui germait une maladie, d’une intensité bientôt redoutable ; toute la partie inférieure du corps quasi paralysé, ce soldat stoïcien faillit mourir à Vichy ; tandis que lentement il guérissait un peu, il renferma ses tristesses patriotiques dans les Impressions de la guerre qu’il compléta en 1874 par les nobles sonnets de la France. Depuis cette époque, son activité physique ne s’est jamais reconstituée, mais s’il a souffert de crises nerveuses qui alarmèrent ses intimes, il reconquit bientôt toutes ses forces de pensée.

En 1872 parurent la Révolte des Fleurs et les Destins conçus et en grande partie composés avant la défaite ; sorte de dissertation allégorique où l’inspiration aurait de l’analogie avec certaines poésies anglaises sauf leur palpitante fluidité, la Révolte des Fleurs n’est point parmi les meilleures productions de l’auteur. Au contraire, on distingue d’admirables morceaux dans les Destins où le Mal et le Bien, jaloux de créer deux mondes, les dotent identiquement de l’amour et de la souffrance, de l’Injustice et de l’Idéal : ainsi nos révoltes contre la condition terrestre doivent-elles s’apaiser en une acceptation sereine des mystérieuses énergies extra-humaines :

Oui, Nature, ici-bas mon appui, mon asile,
C’est ta fixe raison qui met tout en son lieu ;
J’y crois et nul croyant plus ferme et plus docile
Ne s’étendit jamais sous le char de son dieu.

Fais-moi crier longtemps, fais-moi crier encore,
S’il te faut ces cris-là pour ébranler aux cieux
Quelque rayon vibrant d’une étoile sonore
Dans un chœur sidéral invisible à mes yeux.

Pour nourrir une fleur, de tout mon sang dispose,
Si quelque fleur au monde aspire un suc pareil ;
Tu peux tuer un homme au profit d’une rose,
Toi qui, pour créer l’homme, éteignis un soleil…

Ne mesurant jamais sur ma fortune infime
Ni le bien, ni le mal, dans mon étroit sentier
J’irai calme, et je voue, atome dans l’abîme,
Mon humble part de force à ton chef-d’œuvre entier.

En 1875, pour la suprême fois, l’ineffable sensibilité sentimentale des Solitude s’épancha dans Les Vaines Tendresses : en une expression renouvelée, c’est la même angoisse et la même douceur d’aimer, un semblable élan jamais satisfait : et les pièces y sont très rares qui affectent quelque rhétorique. Oublions qu’on a trop déclamé Prière, Conseil, Au bord de l’eau, et laissons-les chuchoter en nous avec les strophes moins banalisées de Sur la Mort, Un Rendez-vous, L’Étoile au cœur, Évolution, L’Étranger, L’Alphabet, Sursum Corda, — Ce qui dure :

Le présent se t’ait vide et triste.
Ô mon amie, autour de nous ;
Combien peu du passé subsiste
Et ceux qui restent changent tous !

Nous ne voyons plus sans envie
Les yeux de vingt ans resplendir
Et combien sont déjà sans vie
Des yeux qui nous ont vu grandir.

Que de jeunesse emporte l’heure
Qui n’en rapporte jamais rien :
Pourtant quelque chose demeure,
Je t’aime avec mon cœur ancien,

Ce cœur où plus rien ne pénètre
D’où plus rien désormais ne sort.
Je t’aime avec ce que mon être
À de plus fort contre la mort ;

Et s’il peut braver la mort même,
Si le meilleur de l’homme est tel
Que rien n’en périsse, je t’aime
Avec ce que j’ai d’immortel.


Si ces petits poèmes intérieurs sont parfois les mieux significatifs en poésie philosophique, il faut néanmoins saluer Le Zénith comme un chef d’œuvre intellectuel :

Saturne, Jupiter, Vénus n’ont plus de prêtres ;
L’homme a donné les noms de tous ses anciens maîtres,
À des astres qu’il pèse et qu’il a découverts…
Les paradis s’en vont ; dans l’immuable espace,
Le vrai monde élargi les pousse ou les dépasse,
Nous avons arraché sa barre à l’horizon.

Le magnifique symbole suggéré par le récent cruel naufrage du ballon Le Zénith réalisa l’alliance la plus neuve et la plus émouvante de la science et de la poésie ; l’adaptation des images à l’envol hautain de la pensée accroit réciproquement le pouvoir de cette union : ce drame à la fois si angoissant et si rassérénant des « sublimes Argonautes » devant les Portes éternelles des Hespérides de l’idéal scande la montée éperdue et inlassablement tentée des hommes vers l’éblouissement des Étoiles et l’Ombre plus secrètement encore radieuse :

Ah ! quelle mort ! La chair, misérable martyre,
Retourne par son poids où la cendre l’attire,

Vos corps sont revenus demander des linceuls :
Vous les avez jetés, dernier lest, à la telle,
Et laissant retomber le voile du mystère.
Vous avez achevé l’ascension tout seuls !…


Moins définitif comme exécution plastique, quelque beaux sonnets et les fortes strophes de la IXe veille, le long poème de La justice depuis longtemps commencé lut achevé en 1878. lui même temps, M. Sully Prudhomme republia une traduction en vers du 1er  chant de Lucrèce, faite à 19 ans et parue en 1869 une préface assez remarquable pour que Renouvier la louangeât dans l’Année philosophique. Ce poème, par une inquiétude et un scrupule souverainement nobles, cherche en vain les justices partout, dans l’ensemble de notre univers comme en ses moindre, manifestations individuelles ou sociales ; mais il n’en peut enfin nier la preuve dans la tension me de la conscience dont la loi s’accorde avec la loi d’une évolution progressivement complexe d’êtres animés d’une vie progressivement riche et réfléchie :

Tout être élu dernier de tant d’élus antiques.
De tant d’astres vainqueurs aux luttes chaotiques
Et de races dont il descend,
D’une palme croissante est né dépositaire :
Tout homme répondra de l’honneur de la terre
Dont il vêt la gloire en naissant…

Le respect de tout homme est la Justice même :
Le juste sent qu’il porte un commun diadème
Qui lui rend tous les fronts sacrés ;
Nuire à l’humanité, c’est rompre la spirale
Où se fait pas à pas l’ascension morale
Dont les mondes sont les degrés.


Lauréat en 1877 du grand prix Vitet, l’auteur de La Justice fut élu à l’Académie française le 8 décembre 1881 en remplacement de Duvergier de Hauranne et y fut reçu le 23 mars 1882 par Maxime Du Camp. En 1883, son ample étude sur l’Expression dans les Beaux-Arts préluda à cette série d’analyses esthétiques et philosophiques appréciées des spécialistes et interrompues seulement à deux reprises pour les vers du Prisme et du Bonheur. Cet essai tend à croire que « l’expression du beau par certaines formes comme par certains actes est révélatrice d’un certain ordre de choses qu’on doit juger réelles bien qu’elles échappent à toutes définitions précises et à toutes démonstrations rationnelles. »

En 1886, Le Prisme, outre quelques jolies pièces sœurs des Solitudes et des Vaines Tendresses, recèle une surcharge de pièces de circonstance qui expliquent, sans les justifier tout à fait, tels anathèmes impitoyables de MM. Rémy de Gourmont et Charles Morice. L’abus de l’abstraction dans le style, la pauvreté des images chez le plus vrai poète de cette époque légitiment le revendications du symbolisme.

Par Le Bonheur (1888), l’Académicien alors célèbre sembla vouloir couronner son œuvre poétique : dire que ce poème dépasse quatre mille vers fait prévoir, en les excusant, bien des faiblesses ; dans cet ouvrage de superbe pensée ne nous refusons point à rencontrer des strophes puissantes, de suggestifs raccourcis décoratifs, des inflexions suaves de musique et de nuances ; les rythmes en sont variés et souvent nombreux, et les cortèges des religions et des philosophies s’ornent là d’attitudes autrement exactes et vastes que dans l’Espoir en Dieu de Musset. Quant à l’Idée, c’est quasi l’essence de Sully Prudhomme : Faustus après sa mort se réveille dans une planète inconnue où il retrouve Stella autrefois chérie sur la terre ; à travers cette nouvelle vie, les deux amants réunis savourent en perfection et en plénitude toutes les jouissances jadis rêvées par leurs sens spiritualisés ; mais leur bonheur entier ne peut accomplir que par la science et le sacrifice, conditions même de leur complet Amour[3] ; les deux héros immolent leur joie présente pour revenir sur notre globe régénérer les hommes et des lors ils sont dignes d’une extase sans nom humain ; ainsi le Mieux se démontre encore un postulat même du Réel :

… Une aspiration qui jamais ne se lasse,
            Quel idéal peut l’excéder ?…
… Le monde a tout entier pour floraison la vie ;
Vivre, c’est échanger sans cesse avec autrui.
L’Amour est le suprême échange ; c’est donc lui
Qui donne un sens au monde et qui le justifie.

Désormais le Poète s’est tu, mais pour préparer — reprises d’ébauches anciennes ou fragments nouveaux — un livre qui sera posthume.

En 1896 Que sais-je ? examen philosophique terminé par un mémoire sur Les Origines de la Vie terrestre, interroge le problème de la connaissance humaine : après avoir marqué le mieux possible les relations intellectuelles d’un être quelconque avec le monde extérieur, le critique fait sa part à la métaphysique absolue de l’univers dont il constate le mystère, et il conclut à un développement, constant créateur de vie par le bonheur resurgi dans la fécondité de l’altruisme.

Le Testament poétique (1900) rassembla divers articles sur la Poésie, entre lesquels le plus important avait auparavant formé un petit volume, Réflexions sur l’Art des Vers (1892). Pour M. Sully Prudhomme notre poésie telle que la transmirent les plus grands poètes du XIXe siècle sort d’une élaboration séculaire où la volonté réfléchie eut moins de domaine que la spontanéité des puissances organiques de l’ouïe. Mais une singulière contradiction scientifique croit démontrer à l’éminent théoricien-poète cet instinct, immuable, cette évolution, close, et le vers français, à jamais fixé ; d’autre part, l’ancien candidat à l’École Polytechnique algébrise trop les formules phonétiques, sans se préoccuper assez de l’intuition souveraine aux secrets du rythme. Le livre est d’ailleurs émouvant de nobles ambitions pour la Poésie à laquelle il attribue comme devoir supérieur de susciter l’aspiration.

En 1901, la maison Alcan réunit une série de lettres où M. Sully Prudhomme discute avec le professeur Charles Richet des arguments personnels et synthétiques sur le Problème des Causes finales. À la même librairie parut, en 1905, un fort volume, La vrai Religion selon Pascal, où celui qui avait crié

Pascal, pour mon salut, à quel Dieu dois-je croire ?

rapproche toutes ses longues méditations sur l’auteur des Pensées ; il essaie de retrouver le plan qui concourait à cette apologie du christianisme ; sa scrupuleuse analyse lui permet de tracer en quelques énergiques conclusions une curieuse et passionnante psychologie de Pascal, nullement martyr du doute, mais génie ensemble mystique et savant qui, si notre contemporaine critique exégétique eut détruit sa certitude chrétienne, aurait sans doute persisté à ne pas contredire la valeur de l’acte de foi moral par la valeur de l’acte de foi scientifique.

Enfin, en décembre 1906, La Psychologie du libre arbitre se détournant de toute enquête sur le caractère métaphysique de l’activité libre, en pèse exclusivement les données ; l’expérience y estime son droit d’affirmer que le concept du libre arbitre, par le pouvoir de son existence même, est objectif dans la Nature et ne peut pas ne pas être vrai. Ce travail s’adjoint un utile vocabulaire logiquement ordonné des idées les plus générales et des idées les plus abstraites.

Ainsi se prolonge la maturité de cette pensée glorieuse dans un petit ermitage près de la Vallée-aux-Loups : depuis quelques années, en effet, M. Sully Prudhomme, fuyant les tumultes parisiens, a délaissé cet appartement du Faubourg Saint-Honoré d’où l’on dominait la cour d’honneur de l’Élysée et où, les lundis, il recevait de jeunes poètes ; c’est donc en sa retraite presque monacale que, grand officier et membre du Conseil de l’Ordre de la Légion d’honneur, il se vit consacré en décembre 1901 par une admiration universel avec ce prix Nobel dont il a généreusement fondé le prix Sully Prudhomme pour aider certaines vocations poétiques ; semblablement c’est là que l’an dernier il écoutait l’écho d’un hommage non moins définitif quand, pendant quatre mois, dans la chaire de littérature de la Faculté de Toulouse, lui fut réservé le cours officiel d’un des plus éminents professeurs de l’Université française, M. Ernest Zyromski, auteur déjà d’un livre réputé « étrange et magnifique », l’Orgueil Humain.

À ceux très rares qui peuvent l’approcher, le vieillard illustre apparaît à peu près tel que l’ont décrit jadis MM. Catulle Mendes et Jules Lemaître, à peine plus fort dans sa haute taille qu’entrave la maladie, — une main oscillant parfois et l’autre tourmentant souvent une courte pipe, — la tête aux traits délicatement réguliers, — le front ample, — des yeux presque aussi purs que des yeux de jeune femme avec une sorte d’immense désir de silence, — la barbe souple, échancrée, autrefois châtaine, maintenant striée de blancheur ainsi que les bruns cheveux soyeux et un peu longs, — la voix douce et modeste dans des intonations très lointainement chantantes. Quand la torture physique ne le crucifie point trop, il médite et travaille ; l’été, il cherche le soleil sur un banc du jardinet ; à quelques rares jours, il sort dans sa petite voiture traînée par son anesse Charlotte. Une indéfinissable inquiétude et une large sérénité enveloppent ce Poète ; ce n’est point en vain qu’une longue existence si purifiée par tant d’amour scrute les secrets de l’Infini.


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Devant cette vie et cette tâche, on peut juger que leurs tendances s’accordent, — l’ayant peut-être devancée, — avec la meilleure aspiration d’aujourd’hui.

Une œuvre est insuffisante en n’offrant à l’attention du lecteur qu’agréables tableaux ou chansons légères ; et de tels coupables abus sont presque responsables des préventions de futilité et de passe-temps qui blasphèment la Poésie, lorsque pourtant elle est essentielle comme la moins inadéquate mesure humaine du mystère. Osons apprécier en la poésie de M. Sully Prudhomme le relief des théorèmes philosophiques : et surtout en face d’une rhétorique aussi inadaptée à l’univers que la grandiloquence du verbe et de l’action romantiques, louons-le d’avoir rehaussé le culte de la pensée et par la sensibilité sentimentale et par la sensibilité intellectuelle. Ses vers obéissent à cet appel qui exclusivement ennoblit l’homme : la préoccupation du mystère, et, devant ce mystère, l’invincible devoir, pour comprendre, d’aimer. Amant du mystérieux, voilà sans doute le plus synthétique aspect de M. Sully-Prudhomme, et cette formule de Pasteur lui ressemble : « Les âmes qui n’ont que des idées claires ne peuvent être que des âmes médiocres ».

Car si l’auteur de La Justice se veut souvent positiviste, il faut d’abord se souvenir que la vraie doctrine d’Auguste Comte ne nia jamais l’Inconnu ; il était d’ailleurs démontré que l’auteur de La Philosophie positive, continuateur des Sommes du Moyen-Age, est l’architecte prodigieux d’une gothique cathédrale non moins massive qu’anthropomorphique, on regretterait qu’il n’ait su bâtir un temple grec dont le pronaos s’ouvre translucide au ciel immense en laissant apercevoir mieux que le rythme géométrique des étoiles. Mais on pourrait aussi opposer et faire sentir qu’une science positive est un contre-sens scientifique, car dans son départ toute science vivante s’élance d’invérifiables axiomes, et, dans sa marche, abandonnant tout ce qu’elle conquiert à la technique artisane, elle voit son but dans tout ce qu’elle n’a point saisi ; Auguste Comte n’avoue-t-il pas dans les considérations de son Cours sur la science mathématique que « les phénomènes de tous les ordres doivent être conçus comme nécessairement soumis par eux-mêmes à des lois mathématiques que nous sommes condamnés à ignorer toujours dans la plupart des cas, à cause de la trop grande complexité des phénomènes ». Sur ces routes où la précision des savants se reconnaît déconcertée, d’autres méthodes apparaîtront de moins en moins invalables pour noter la rythmique universelle : les sensibililités de l’art. Des vers, des formes vivent aussi éternels que des notations numériques ; pourquoi attribuer plus de vérité à des théorèmes qu’à la Musique, à la Couleur ou au Verbe ? Le calcul des nombres, en ses impérieux raisonnements essence de toute autre science, n’a jamais manié et ne maniera jamais que des choses irréelles : « Quand, dit Taine dans L’Intelligence, nous fabriquons tel nombre, tel polygone ou tel cylindre, nous n’avons pas à expliquer son origine ; il n’existe pas en fait dans la Nature, il n’est que possible et non réel. Peut-être même avec une Nature arrangée comme celle que nous observons n’est-il pas possible, mais cela est indifférent ». Si un Poète légitimait ainsi la Poésie, quel Pécuchet ne le dédaignerait ! Et quel Bouvard ne se scandaliserait si tout autre que Claude Bernard avait énoncé : « Le Poète et le Romancier qui pour nous émouvoir, s’adressent à notre cœur, font des métaphores qui correspondent à des réalités physiologiques… Le savant puisera dans l’art une intuition plus assurée… J’ai la conviction que, quand la physiologie sera assez avancée, le poète, le philosophe et le physiologiste s’entendront tous. (La Science expérimentale). »

Euclide malgré lui fait des actes de foi,


écrivait dans Le Bonheur M. Sully Prudhomme, qui répond à son passionné Que Sais-je ? : Je sais que j’existe et qu’il existe un mystère d’Être, — en estimant expressément dans le même volume que « la loi unique par laquelle l’homme synthétiserait toute sa connaissance possible expliquerait tout, excepté elle-même ». À travers la brume que nous sommes et qui nous circonvient git évidemment un potentiel de sublime plus beau, plus pur, plus grand que le dieu jadis inventé dans les imaginations humaines et condamné irréfutablement par la douleur inhérente à l’Être ; une seconde de souffrance n’est point divinement explicable, même par la vertu du sacrifice ; mais si le dieu providentiel qui ne crée pas la perfection se manifeste un impuissant, le sentiment et le culte du Mystère nous assurent que tout vit dans une fonction inconcevablement admirable (but est un terme trop anthropomorphique ) ; le néant seul argumenterait contre le sublime ; or, malgré toute subtilité scholastique, le néant n’existe pas.

L’on aperçoit la superbe attitude philosophique qu’impose ce mystère à palper par la sensibilité à la fois esthétique, affective et logique.

Sans doute n’équivoquons point : on moissonne trop l’ivraie de vers qui sont mal des vers dans « le sourire paisible et rassurant des blés » de La Justice et du Bonheur. Que tout vers de Hugo soit sans bavure, c’est là excellence d’ouvrier : forcément au contraire un Vigny qui innove, qui pressent, qui découvre, ébauche. D’autre part, si le sens des vers de M. Sully Prudhomme est souvent difficile, — et le théoricien des Réflexions sur l’art des vers eut tort de reprocher un soin analogue aux grands symbolistes, — ces initiations nous semblent une nécessité et presqu’un délice ; nous voulons une prose perceptible de tous, mais la formule poétique est à l’idée ce que la formule algébrique est à la science : une condensation d’absolu ; pourquoi s’étonner que l’une autant que l’autre impose une spéciale éducation ? De cette règle admise à l’égard des sonnets splendides de Mallarmé bénéficie son ancien confrère du Parnasse contemporain, malgré qu’on comprenne peu l’obstination du Testament poétique à l’encontre du vers libre, lorsque Banville lui-même avoua un jour : « J’aurais voulu que le Poète délivré de toutes les conventions empiriques n’eut d’autre maître que son oreille délicate, subtilisée par les plus douces caresses de la musique ; en un mot, j’aurais voulu substituer la vie toujours renouvelée et variée à une loi mécanique et immobile ». Puis si, auprès des incomparables coloristes Leconte de Liste et Hérédia, M. Sully Prudhomme manie de médiocres palettes, souvenons-nous que beaucoup de ses pièces, chœur de blanches draperies, prolongent les méditations du Bois sacre de Puvis de Chavannes, et que parfois leur clair obscur s’illumine presque des insondables lumières Léonardesques ; car c’est ceci, — et probablement autre chose, — que me signifiait, après la lecture du Zénith, une très délicate artiste : « On dirait des vers de Vinci… » Intelligibilité sensibilisée, identité du sentiment et de la raison qui, dans La Cène à Milan, attirez d’abord par nul éclair et puis si magiquement éblouissez, combien faut-il vous méditer pour savoir écrire :

L’Aube est d’Angelico la sieur chaste et divine :
Raphaël est baisé par la Grâce à genoux :
Léonard la contemple et pensif la devine.

(Le Bonheur.)

Le Poète capable de telles sensations divinatrices n’est point sans affinités avec le Goethe qui, seul dans le romantisme, comprit, consacra et sauva les rythmes immortels. « Connais ta tâche et fais-la, cette significative parole du grand Wilhem Meister épigraphierait bien Que sais-je. Mais surtout M. Sully Prudhomme évoque fraternellement Vauvenargues, cet artiste-penseur dont on pourrait dire qu’avec Rousseau et Diderot, il honore le meilleur du xviiie siècle, et qu’il est sûrement le plus noble de cette trilogie prophétique ; comment ne pas commenter beaucoup des Maximes du jeune officier Marc-Aurélien par l’apostrophe aux « Voluptés » dans l’élite des Stances et Poèmes ?

Ô voluptés, salut ! Une longue injustice
Vous accuse d’emplir les Enfers de damnés,
Fait sonner votre nom comme le nom du vice,
Et ne l’inscrit jamais que sur des fronts fanés.
Et nous vous bénissons, reines des jeunes hommes !
Si nous rêvons un ciel, c’est en vous embrassant,
Car vous nous laissez purs, ennoblis que nous sommes
Par la complicité du cœur avec le sang !

Qu’on y prenne garde, cette formule morale et sa conception de l’amour, douloureuse, vraie, libre sans désordre, ne rejoignent pas le romantisme : l’admirable poésie lyrique des xiie-xiiie siècles, suscitée par la civilisation méridionale, exalta déjà la suprématie de la passion pour l’intensité et la richesse de vie qu’elle provoque. Quand, à l’opposé, les héros romantiques exigent surtout de l’amour l’inattingible et brève fusion de deux êtres, on doit dénoncer cet inassouvissement comme un masque de l’orgueil : c’est là chute d’une personnalité dans une autre, c’est là hypertrophie d’un moi qui s’estimant unique veut assimiler le monde indéfini à son égoïsme ! Cette incompréhension de la réalité, loin de deviner la poésie intense et médiate des choses, leur compose une poésie factice dont la fantaisie prétend renouveler et reconstruire l’univers. Chez les classiques, comme parmi les âmes qui ne dépravèrent point leurs forces de tendresse, l’amour s’analyse plus exactement : on y accepte que le moi, pauvre figure bornée et impressionnable, selon souvent le reflet des heures devienne la proie de rétractions autant que d’attirances, de sourires autant que de blâmes, d’inquiétudes autant que de baisers ; et malgré tout cela ou plutôt à cause de tout cela, elles savent échanger une vraie parcelle de leur être, les Dames des Lais de Marie de France, les Amoureuses de Racine, l’Eva de Vigny, et Celles qui, s’arrêtant voilées sur le seuil de M. Sully Prudhomme, y sont après sa Prière entrées « peut-être même tout simplement ». De pareilles unions n’excédant plus la relativité des êtres dans l’Immense attachent et solidarisent au-delà des prosopopées d’une stérile rhétorique : ce n’est pas la mort qui peut ainsi lier, mais la vie.

Comme elle régit les couples, la suprême loi, la loi d’amour régit obscurément les sociétés ; surtout elle sera la conscience des cités futures ; avec le Savoir, son autre face secrète, elle nous interdit de blasphémer le destin des êtres. Lorsqu’en tant de beaux vers M. Sully Prudhomme plaint les âmes si incomplètement pénétrables les unes aux autres, mais consolées pourtant par leurs lèvres de chair, il considère aussi « que la science est une excellente génératrice d’unanimité et par suite éminemment propre à réunir les hommes dans un sentiment de confraternité universelle ». À son jugement, « le sens esthétique, c’est-à-dire l’aptitude à goûter l’expression morale des formes, inspire l’amour », et l’éthique constitue « l’emploi de l’activité à produire le plus possible et sans relâche ce qui peut améliorer et embellir la condition terrestre, comme à scruter la Nature aussi profondément qu’il est permis à notre intelligence ». Devant l’ironie et le scepticisme, nous semble-t-il en effet, ce besoin moral n’exige pas de justification plus formelle que le besoin physique. Qu’impérieusement on le sente, suffisamment le révèle ! Ceux qui en réclament une démonstration évidente ou lui objectent l’existence des criminels comme des amoraux ne devraient-ils pas, selon leur logique, imiter les chercheurs de nourritures immondes ou contester l’implacable finalité de la faim ? Simplement dépouillons l’éthique de tout dogmatisme, et n’interprétons point les formules de plus en plus souveraines du naturalisme selon ces paradoxes où notre cher Rousseau accuse la civilisation : affirmons que la Nature ou la Vie, ces termes identifiables définissant le Tout obscur par delà même notre connaissance, ne sont pas le mal, le péché, mais qu’en accroissant au contraire l’instinct de l’humanité vers l’Idéal, on seconde l’« Être » dont la loi primordiale est une loi d’aspiration.


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Créer du moins imparfait par le concert de la Forme et de sa compréhension scellées dans l’Amour, essentialiser les apparences, déterminent, en même temps que l’œuvre de M. Sully Prudhomme, les doctrines classiques. Constater le complexe, émonder l’inutile, représenter le substantiel constitue une poétique dominatrice, car le mystère ne signifie pas néant et chaos, s’il vêt la multiplicité de formules virales dont le rythme n’est pas analogue ou est supérieur à nos rythmes. Cela que pressentirent Ronsard et Racine, — Hugo et Musset, malgré leur quasi-génie, l’ont ignoré : le goût classique, ravalé par sa décadence à la médiocrité d’une convention mondaine, enseigna dans sa méditerranéenne origine une synthèse magnifique ; science du définitif, aliment de l’éternel, il était la transformation condensée et cadencée des choses, non point leur castration selon le faux grief dont le bafouèrent sottement les romantismes. À ce classicisme s’allie l’indestructible symbolisme ; M. Sully Prudhomme tenta dans son heure à nouer ces deux chaînons : entre La Maison du Berger de Vigny et l’Hérodiade de Mallarmé, le Zénith magnifie un des plus hauts symboles de notre siècle : le premier de ces poèmes, drame de l’amour, le second, drame de l’esthétique, le troisième, drame du savoir. Si d’autres Poètes, — et j’évoque notamment le souverain artiste des Médailles d’Argile, de La Cité des Eaux et de La Sandale ailée, — ont rénové toute la plasticité admirable des images quotidiennes et de leur émotion divine, un présent radieux n’obscurcit jamais un très noble passé. Naguère même en reprochant à M. Sully Prudhomme trop de prétentions didactiques, nous songions pour l’absoudre que Ronsard, ce demi-dieu de la Renaissance, écrivit l’étonnant Discours sur les misères de ce temps.


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Dans l’histoire française, face à l’étroit et primitif réalisme par quoi nos modernes romans naturalistes s’assimilèrent les fabliaux, il existe une grande Tradition passionnée et symbolique qui unit les troubadours romans et leurs cousins de la Table-Ronde à Racine et à Vigny. Notre époque voulut consacrer un temple à ce lyrisme suprême : avant que des critiques assez lointains dénombrant un tel Panthéon sans conteste puissent y honorer quelques noms d’aujourd’hui assurés déjà de la gloire, nous devons hardiment graver le nom M. Sully Prudhomme sur les architraves d’hier.

Pierre Fons.

  1. La Renommée néglige trop deux autres filles austères et belles des Destinées, les Parques de M. Ernest Dupuy et l’Illusion de M. Jean Lahor.
  2. N’oublions pas que dans le Lyon de la Renaissance, Louise Labbé a chanté passionnément de « vaines tendresses » — pour Olivier de Magny, dit la légende :

    Si on savait la fatale puissance,
    Que vite aurais échappé sa présence !
    Sans tenter plus, que vite j’aurais fuy !

    Las ! Las ! que dis-je ? Ô si pouvait renaître
    Le jour tant doux où je le vis paraître,
    Oiseau léger comme j’irais à lui !

    Lyonnais fut aussi vers le même temps ce si remarquable Maurice Scève, tout épris de science et d’art en ses vers qui, subtilement intellectuels ou sentimentaux semblent parfois ébaucher son compatriote du xixe siècle :

    Rien ou bien peu faudrait pour me dissoudre
    D’avec son vif ce caduque mortel.
    À quoi l’esprit se veut très bien résoudre,
    Jà prévoyant son corps par la mort tel
    Qu’avecques luy se fera immortel,
    Et qu’il ne peut que pour un temps périr.
    Donc pour la paix à ma guerre acquérir
    Craindrai renaître à vie plus commode ?
    Quand sur la nuit, le jour vient à mourir,
    Le soir d’ici est aube à l’antipode.

  3. Signalons combien le si curieux sigisbée Madame Récamier, Ballanche, ce compatriote, par une commune origine Lyonnaise, de M. Sully Prudhomme était proche de semblables conceptions dans ses grandes épopées symboliques d’Orphée et de la Ville des Expiations, beaucoup trop oubliés aujourd’hui.