VIII


LA NACELLE


AU PAYS D’OPHIR…






Depuis qu’un matin, pour la première fois, Sulamite avait franchi le seuil du palais, sept jours avaient passé, et pendant ces sept jours, le roi et son amie avaient savouré leur amour, sans jamais pouvoir en être rassasiés.

Parfois, Salomon prenait plaisir à parer sa bien-aimée des joyaux les plus précieux.

— Combien sont beaux et sveltes tes petits pieds dans leurs sandales ! s’écriait-il avec admiration.

À genoux devant elle, l’un après l’autre, il baisait chacun des doigts de ses pieds, les couvrant d’anneaux garnis de pierres si belles et si rares, que le grand-prêtre lui-même n’en possédait pas de pareilles.

Suspendue à ses lèvres, Sulamite l’écoutait parler de l’essence secrète des gemmes, de leurs propriétés magiques et de leur sens occulte.

— Voici, disait le roi, l’anthrax, pierre sacrée du pays d’Ophir. Il est humide et chaud. Le vois-tu, rouge comme du sang, comme un coucher de soleil, comme la fleur épanouie du grenadier, comme le vin capiteux des vignobles d’Enguède, comme tes lèvres, ma Sulamite, comme tes lèvres à l’aube, après une nuit d’amour. C’est la gemme du sang, de la colère et de l’amour. Au doigt d’un homme que la fièvre accable et que grise le désir, elle se réchauffe et brûle d’une flamme intense. Passe-la à ton doigt, ma bien-aimée, et tu la verras s’illuminer. Pulvérisée dans de l’eau, elle donne, quand on la boit, l’incarnat au teint, le repos à l’estomac et la gaieté au cœur. Ceux qui la portent acquièrent l’art de dominer les hommes ; on s’en sert pour guérir les maladies du cœur, du cerveau et de la mémoire. Mais il faut bien se garder de la porter auprès des enfants, car autour d`elle elle éveille les passions amoureuses.

« Vois maintenant cette autre pierre transparente, dont la couleur rappelle le vert-de-gris. En Éthiopie, où on la trouve, elle porte le nom de Mgnadis-Phsa. Elle m’a été offerte par Sussakim, pharaon d’Égypte et père de la reine Astis, mon épouse ; lui-même l’avait reçue d’un roi captif. Regarde-la : elle n’est pas belle, et cependant, elle est sans prix, car dans tout l’univers quatre hommes seule- ment possèdent la pierre Mgnadis-Phsa. Telle une créature avare et cupide, elle possède le don merveilleux d’attirer l’argent. Je te l’offre, ma bien-aimée, à toi qui ne demandes rien.

« Et ces saphirs, Sulamite, regarde-les : leur couleur évoque tantôt celle des bluets au milieu d’un champ do blé, tantôt un ciel d’automne,ou bien encore,la mer par un temps serein. Pure et froide, c’est la pierre de la virginité. Au cours d’une route longue et pénible, on la laisse dans la bouche pour apaiser la soif. Elle possède également le don de guérir la lèpre et les tumeurs malignes,comme aussi celui de mettre de la lumière dans les pensées. À Rome, les prêtres de Jupiter la portent à l’index.

« Et voici Chamir, reine de toutes les pierres. Les Grecs la nomment Adamas, ce qui veut dire : invincible. Elle est faite d’une matière plus dure qu’aucune de celles qui existent dans le monde, et elle se conserve intacte au milieu des flammes les plus dévorantes, Elle est née de la lumière du soleil, condensée dans la terre et refroidie avec le temps. Admire-La, Sulamite ! vois : toutes les couleurs de l’arc-en-ciel s’y jouent, et cependant, elle reste aussi transparente qu’une goutte d’eau. Elle rayonne l’obscurité même de la nuit, et mise au doigt d’un assassin, elle perd son éclat même en plein jour. Lorsqu’une femme enfante dans la douleur,on attache à sa main la pierre Chamir, et c’est elle que les guerriers mettent à la main gauche, quand ils partent au combat. L’homme qui porte la pierre Chamir possède les bonnes grâces des rois et ne craint pas les mauvais esprits. Le Chamir efface les taches du visage, purifie l'haleine et pacifie le sommeil des somnambules ; elle suinte au voisinage du poison. Les pierres Chamir sont mâles et femelles ; enfouies profondément dans la terre, elles ont la faculté de se reproduire.

« Pale et douce comme un clair de lune, la pierre lunaire est la gemme des mages de Babylone et de la Chaldée. Lorsqu’ils l’appliquent sous la langue, elle leur communique le don de voir et de prédire l’avenir. Subissant l`influence de la lune, elle se refroidit et brille avec plus d’éclat à chaque phase nouvelle. Sa présence est favorable à la femme dans l’année même où d’enfant elle devient jeune fille.

« Quant à cette bague ornée d’une émeraude, porte-la toujours, ma bien-aimée, car l'émeraude est la pierre préférée de Salomon, roi d’Israël. Telle les herbes printanières, elle est verte, pure, joyeuse et tendre, et quiconque l’a contemplée longuement se sent un cœur plus léger. Au-dessus de ta couche noc100 SULAMITE turne je [ixerai une émeraude, mon aimée, afin que loin de toi elle chasse les mauvais songes et les idées noires, et qu`elle apaise les battements de ton coeur. Les serpents et les scorpions ifapproclxent pas de quiconque porte Fémeraude. Maintenue devant les yeux d’un reptile, elle en fait couler l’eau _]usqu’à ce qu’il devienne aveugle. Mise en poudre et mélangée avec du lait de ehamelle chaud, l’émeraude s`emploie en guise de eontre—poi- son, et en effet, elle extrait le poison en même temps que la sueur. Mélangée à l’l1uile de rose, Pémeraude guérit les piqûres des repti- les venimeux ; broyée avec du safran et ap- pliquée sur des yeux malades, elle les guérit également. Son action est salutaire dans la dysenterie, et aussi dans la toux noire que jamais remède humain n’a pu soulager. A sa bien—aimée, le roi donnait également des améthystes libanaises, dont la couleur res- semble à celle de violettes précoces, écluses dans les bois qui bordent les montagnes du Liban, les améthystes qui possèdent la mer- veilleuse faculté de maîtriser les vents, d’apaiSULAMITE 101 ser la méchanceté, de préserver contre l’ivresse, et qui est secourable aux bêtes fauves pendant la chasse; la turquoiserle Persépolis donnant le bonheur dans l’amour, mettant lin aux dis- cordes eon_jugales,détournant la colère du roi et seeondant celui qui vend ou dompte les chevaux ;l’œil de chat qui sauvegarde la for- tune, la raison et la santé de celui qui le pos- sède ; le pâle béryl, bleu vert, comme l’eau de mer près du rivage, remède contre la lè- pre et la cataracte, fidèle compagnon du pè- lerin; Fagathe multicolore : quiconque le porte ne craint pas les pièges de ses ennemis, et reste sauf pendant les tremblements de terre; le néphrite ou pierre rénale qui éloigne la foudre; Fonyx vert de pomme, trouble et transparent à la fois, qui défend du feu et de la folie ; le jaspe qui fait trembler les ani- maux ; la noire pierre d‘hir0ndelle, dispensa- trice de l’él0quence; la pierre des aigles, que ceux-ei placent dans leurs nids a l’epoque où leurs petits sortent de l`œul, pierre vénérée par les femmes enceintes ; le zabersat, dont la patrie est au pays cl’Ophyr, et dont les rayons font penser à autant de petits soleils ; la chrysolithe, d’un jaune doré, amie des trafiquants et des voleurs; la sardoine, chère aux rois et aux reines ; et cette pierre cramoisie, née dans l’estomac du lynx dont l’oeil aigu perce les murs, de sorte que quiconque porte cette pierre acquiert une vue perçante ; c’est cette même pierre qui arrête les hémorragies nasales et cicatrise les plaies, sauf toutefois celles qui ont été occasionnées par le fer ou la pierre.

Au cou de Sulamite le roi mettait des colliers d’un prix inestimable. Ils étaient composés de perles fines pêchées par les sujets de Salomon au fond du golfe Persique, et au contact du corps chaud de la jeune fille,l’éclat des perles se faisait plus vivant et leur couleur, plus tendre. De même, sur sa gorge brune, les coraux semblaient plus rouges, et les turquoises s’animaient à son doigt.Et lorsqu’elle tenait entre les mains les menus objets d’ambre jaune que les intrépides navigateurs du roi Hiram de Tyr allaient chercher sur les rivages lointains des mers septentrionales, on sU1.AM1*rr: 103 entendait crépiter l’ambre sous son attouche— ment léger. Pour la nuit, Sulamite semait sa couche de chrysanthèmes et de lys, et le roi, repo- sant sur le sein de son amie, disait, le cœur rempli de joie I —- Tu es semblable à la nacelle royale au pays d’Ophir, ô ma bien—aimée, à cette légère nacelle d’or qui se balance, en descendant le cours du fleuve sacré, au milieu de fleurs odo- rantes. C·’est ainsi que Salomon —- le plus grand des rois, et le plus sage des sages- vécut son premier et son dernier amour. Bien des siè- cles se sont écoulés depuis. De leur passage sur la terre, les grands royaumes et les rois n’ont guère laissé plus de trace que n’en laisse le vent qui parcourt le désert. Pendant des siècles, les noms des grands capitaines, héros de guerres longues et implacables,ont rayonne, comme des étoiles sanglantes, mais le temps en a effacé jusqu’à la mémoire. Seul, l’amour du grand roi et de la pauvre vierge Sulamite ne passera jamais, jamais il ne connaîtra l’oubli, parce que l’Amour est tout-puissant comme la Mort, parce que toute femme qui aime est reine, parce que l’Amour est sublime.