Suite des Réflexions critiques sur l’usage présent de la langue française/T

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T

Tant que terre.


Il va tant que terre, c’est une expression tronquée fort usitée dans le discours familier & dans le Burlesque : il court tant que terre, il va tant que terre ; c’est à dire, tant que terre se presente, tant que terre le peut porter ; on a retranché ce reste, & l’on s’est contenté de le donner à entendre, en disant seulement : tant que terre.

Mais Alexandre enfin vîte comme un Tonnerre,
Toûjours à ses côtez te voyoit galoper,
Je le perdois souvent, il alloit tant que terre :
Mais quand il s’ennyvroit, on pouvoit l’attraper[1].

On n’en est pas demeuré là, on a ensuite fait servir cette maniere de parler à presque toutes les exagerations, en sorte qu’il y a des rencontres, où examinée à la rigueur, elle ne paroît pas avoir de sens ; comme : manger tant que terre, faire tant que terre, gronder tant que terre, se fâcher tant que terre : ce que l’usage a neanmoins recû, en sorte que ce ne seroit point une faute de dire, dans le discours familier : ils se mirent à boire tant que terre, ils se sont dit des injures tant que terre, ils se sont querellez tant que terre.

Je crois cependant que lors qu’on dit : manger, ou boire tant que terre, le sens pourroit bien être, manger ou boire autant que la terre sçauroit faire, comme lors qu’on dit : dormir tant que terre, c’est à dire autant que de la terre. Je ne dis rien de ces manieres de parler, battre tant que terre, pâtir tant que terre, souffrir tant que terre ; le sens en est assez clair de soy-même.


Termes superflus.

L’Auteur des Remarques nouvelles, dit que sur ces entrefaites est une expression usitée dans la Langue. Il me semble qu’il est assez inutile d’ajoûter dans la Langue, puisque une expression ne peut être usitée que dans la Langue.

Le même Auteur dit au sujet de pour que, je l’avois condamné avec M. de Vaugelas, qui ne laisse pas de dire en le condamnant, qu’il y a grande apparence que cette façon de parler étant courte & commode, elle s’établira peu à peu ; il falloit retrancher elle, & dire : que cette façon de parler étant courte & commode, s’établira peu à peu, & non pas, elle s’établira.

Un Auteur nouveau voulant loüer le Roy sur sa liberalité, dit qu’il a fait goûter en France au Roy & à la Reine d’Angleterre, les mêmes douceurs qu’ils goûtoient à Londres avant la revolte de leurs Sujets rebelles. Ce mot de rebelles est inutile là ; en Poësie il ne seroit pas à reprendre, mais en Prose tout ce qui ne sert ni au sens, ni à l’ornement est vitieux[2].

Ils estimoient les viandes de leur table, dit l’Auteur du Livre, qui a pour titre, Pensées ingenieuses des Anciens & des Modernes, non par le goût, mais par la dépense, ils ne s’attachoient qu’à celles que fournissoient des Mers fameuses par mille naufrages, & qu’ils arrachoient en quelque façon à la nature malgré elle, en exposant des hommes à perir pour les avoir ; le mot d’arracher suffisoit là sans ajoûter malgré elle. Je ne comprends pas comment cette faute peut être échapée à un Grammairien, qui craint si fort les termes inutiles, qu’il ne veut pas même qu’on dise, que Jesus-christ est ressuscité d’entre les morts, mais seulement, qu’il est ressuscité.


Termes trop forts ou trop foibles.

C’est une Remarque de Quintilien, que rien ne rend l’élocution plus basse & plus platte que de se servir de termes, ou qui disent trop, ou qui disent trop peu, comme seroit (pour me servir de l’exemple qu’il apporte lui-même,) d’appeller mal-honneste homme un parricide, ou de traiter de scelerat un homme qui auroit seulement quelques petites intrigues de galanterie ; le premier ne disant pas assez, & le second disant trop. Quelques grossieres que soient des fautes de cette nature, il est peut-être plus necessaire qu’on ne pense de les remarquer. Le plus grand chagrin des Reprouvez au Jugement de Dieu, disoit un certain Prédicateur, sera de voir la face de leur Juge irrité.

Une bonne conscience, disoit un autre, est toûjours tranquille ; elle ne se trouble ni de la malice des voleurs, ni des revers de la fortune.

Voila des termes qui ne sont assûrement pas outrés, mais en recompense je viens de lire un Auteur, qui ne craint pas tant d’exceder dans les mots qu’il emploïe. Il appelle guet-à-pends[3], critiquer seulement quelques fautes de langage qu’on aura remarquées dans un Livre ; celuy qui le fait, il le traite d’ennemi public[4], & la liberté qu’il prend d’en user de la sorte, n’a pas chez luy d’autre nom que celuy d’une licence scandaleuse. Les termes sont un peu forts, & je doute que Quintilien les approuvât. En effet un mot impropre, un terme ambigu, une expression peu élegante se peuvent reprocher sans scandale.

L’Auteur des Remarques nouvelles sur la Langue, excede quelquefois de la sorte : Un certain Grammairien pretendu, pour avoir dit de luy dans je ne sçay quel Livre, que ce Pere étoit ennemi des mots terminez en ment, voici comme il se justifie : C’est une calomnie toute pure que cette accusation, & de la nature de celles qui tombent d’elles-mêmes, quelques noires & atroces qu’elles soient. Ne diroit-on pas qu’on l’a accusé de quelque grand crime ? Il n’en demeure pas là : mais pour faire voir, dit-il, combien l’accusateur est injuste, je n’aurois qu’à dire : que je me suis declaré en faveur de désabusement, & que j’ay même témoigné de l’inclination pour effacement & pour retracement.

Il me semble que pour traiter un homme d’accusateur, il faut qu’il nous ait reproché des choses plus considerables.

Le Critique, dont j’ay parlé plus haut, se sert du mot affliger dans une occasion où ce terme ne paroît pas moins extraordinaire, que celuy de calomnie & d’accusateur, que nous venons de voir : aprés avoir dit[5], qu’il semble que je ne rende justice au merite que pour chagriner ceux à qui je n’en trouve pas : Il ajoûte : quel horrible détour, si cela étoit, pour affliger des gens qui ne luy ont jamais rien fait ! Qui se defieroit d’un artifice si malicieux & si plausible ? Mais à Dieu ne plaise que je le juge sur les apparences[6], & que je luy attribuë des intentions criminelles, tandis qu’il en peut avoir d’innocentes.

Il faut sçavoir qu’il ne s’agit là que de bagatelles de Grammaire, & que cette justice qu’il dit que je rends au merite, ne regarde du tout que le langage : ainsi on peut voir comme les mots d’horrible détour, d’affliger, d’intentions criminelles, &c. conviennent dans l’occasion où il les employe ; Mais tout cela se suit : & quand on croit qu’il y a du scandale à découvrir les fautes qu’un Auteur a faites contre la Langue, on peut bien croire que celuy qu’on en reprend a lieu de s’en affliger. Pour moy je pensois que les fautes de langage, n’étoient des crimes que chez les Femmes Sçavantes de Moliere.


Termes plats.

Cy-dessus, cy-devant, cy-aprés, sont des termes qui ne doivent point entrer dans un discours un peu poli, non plus que & autres, ce que dessus, & plusieurs de la sorte. On ne verra jamais dans un Livre bien écrit : ce que nous avons dit ci-dessus, ce que nous avons montré ci-devant, dont nous parlerons ci-aprés, pour : ce que nous avons dit plus haut, dont nous parlerons dans la suite, ou dont nous parlerons plus bas. On n’y verra pas non plus, qu’aprés avoir cité, par exemple, Horace & Virgile, on ajoûte : & autres Auteurs ; pour & quelques autres Auteurs. On n’y trouvera pas encore : il s’ensuit de ce que dessus, il faut conclure de ce que dessus, ni quantité d’autres expressions de la sorte qui ne sont bonnes qu’en stile de Palais.

Le Traducteur de l’Imitation, si estimé par l’Auteur des Remarques nouvelles dit : en faisant parler le Chrêtien à Dieu ; un pot de terre s’élevera-t-il contre l’ouvrier qui l’a fait[7] ?

Un autre Traducteur s’exprime bien plus noblement, ce me semble, quand il dit : l’argile osera-t-elle s’élever contre le potier qui la met en œuvre ?

Et un autre ; la terre pourra-t-elle se glorifier en la presence du potier qui la tient ? car le terme de pot de terre a quelque chose de fort plat. Il y a maniere de dire noblement les choses.


Termes retranchez en certaines expressions.

Nous avons plusieurs expressions où l’usage a supprimé des termes qu’il faut necessairement sous-entendre pour le sens, comme sont : retourner d’où l’on vient : donner à qui nous demande : rendre à qui l’on a pris ; obliger qui nous oblige, &c. pour dire : retourner dans l’endroit d’où l’on vient : donner à celuy qui nous demande : rendre à celuy à qui l’on a pris : obliger celuy qui nous oblige. Ajoûtons-y, c’est une chose à dire, c’est une chose à faire, pour : une chose propre à dire, une chose propre à faire. Il y en a encore plusieurs autres, que la memoire ne me fournit pas.


Termes qui se contredisent.

On entend dire quelquefois : ce sont de grandes bagatelles, c’est avoir une grande petitesse d’esprit. Ce mot de grand me paroît bisarrement placé en ces occasions : car enfin grandes bagatelles & grandes petites choses n’est-ce pas le même ? grande petitesse d’esprit paroît-il plus raisonnable ? cependant cela se dit, & l’usage l’autorise.


Tenter, Sonder.

L’Auteur des Remarques nouvelles n’a pas bien rencontré, quand il a pretendu que ces paroles de l’Evangile : Quid me tentatis, hypocritæ, n’étoient pas bien renduës par celles-cy : Pourquoy me tentez vous, hypocrites, & qu’il falloit dire : Pourquoy me sondez vous, car ce n’étoit pas pour sonder les sentimens de Jesus-christ, que les Pharisiens l’interrogeoient, c’étoit comme l’Evangile le remarque, afin de tirer de sa bouche quelque parole qui leur pût servir de pretexte pour l’accuser, en sorte que la demande qu’ils luy faisoient étoit une tentation toute pure de leur part ; & la maniere dont ils s’y prennent le fait assez voir. Nous sçavons, luy disent-ils, que vous êtes sincere & veritable, & que vous n’avez égard à qui que ce soit, car vous ne considerez point la qualité des personnes, mais vous enseignez la voye de Dieu dans la verité. Voila les paroles artificieuses dont ils se servent ; aprés quoy, ils viennent à leur demande. Aussi Jesus-christ qui lisoit dans leur cœur, les appelle hypocrites. Bien loin donc que ce soit une faute d’avoir traduit : Pourquoy me tentez-vous, c’en seroit une grossiere & pour le langage & pour le sens, d’avoir mis : Pourquoy me sondez vous.


Tomber en défaillance.

Le Puriste dont nous venons de parler, n’approuve pas qu’on fasse dire à Nôtre-Seigneur, en parlant de ce peuple qui l’avoit suivi dans le Desert : Je ne veux pas les renvoyer sans avoir mangé, de peur qu’ils ne tombent en défaillance sur les chemins. Et voici la raison solide qu’il en donne : Jesus-christ (dit-il) ne craignoit pas apparemment qu’ils s’évanoüissent tout à coup, il craignoit seulement que les forces ne vinssent à leur manquer ; car l’évanoüissement & la défaillance est un symptome trop subit, pour que sept mille hommes en soient attaquez tous ensemble.

Le Critique a été un peu vîte cette fois, luy qui me reproche d’aller vîte ; car ces paroles de l’Evangile ne vont point à supposer qu’ils tombent tous en défaillance & qu’ils y tombent tous ensemble dans le même tems. Mais le sens naturel est, que N. S. craint qu’ils n’y tombent la plûpart, les uns dans un tems, & les autres dans un autre. La défaillance est un symptome trop subit, dit nôtre Auteur : Mais quand dans une bataille on est tué d’un coup de mousquet, cela est bien subit, c’est un prompt symptome que celui-là ; cependant s’ensuivra-t-il qu’on ne puisse pas dire : il ne voulut pas dépescher ses troupes dans le moment, de peur que ces fideles soldats ne fussent tuez en chemin. Cela signifiera-t-il que celuy qui ne voulut pas les dépescher, craignoit qu’ils ne fussent tuez tous ensemble au même instant. Voila comme l’envie de reprendre a fait égarer nôtre Auteur.


Tortu, Tortueux.

Tortu se dit seulement de ce qui n’est pas droit. Un bâton tortu, un arbre tortu, &c. Tortueux dit plus, il signifie une chose qui va en tournant & qui fait plusieurs plis & replis. Un ruisseau qui serpente dans une pleine est tortueux. Tortu marque du défaut, & Tortueux n’en marque point.


Temps dans les Verbes,
Fautes contre les Temps.

Exemple. Comme ces Messieurs m’ont reproché plusieurs fois, que je lisois ce que je ne devrois point lire, je me suis attaché plus que jamais à la lecture du Nouveau Testament[8]. Je ne devrois est là une faute de temps, il falloit avoir mis : que je lisois ce que je ne devois point lire, autrement il faudra supposer que cet Auteur lit encore les Livres qu’on luy a reprochez de lire.

Autre Exemple.

J’ay consulté sur cette question de fort habiles gens[9], & j’ay été surpris de voir que leurs sentimens ne s’accordent point, il faut : ne s’accordoient point.

Autre Exemple.

L’Auteur des Réflexions sur l’usage present de la Langue, a bien remarqué que desireux n’est pas du bel usage, mais il devoit ajoûter : que M. de Vaugelas l’a employé en plus d’un endroit[10].

Il y a deux fautes de temps dans cet Exemple, n’est pas pour n’étoit pas, & l’a employé pour l’avoit employé. Car il falloit dire : l’Auteur des Réflexions a bien remarqué que desireux n’étoit pas du bel usage, mais il devoit ajoûter : que M. de Vaugelas l’avoit employé en plus d’un endroit. La faute est aussi grande que si je disois, je vous ay dit qu’il est Feste aujourd’huy, pour : qu’il étoit ; Je lui ay demandé ce qu’il pense de vôtre affaire, pour : ce qu’il pensoit. J’ay déja touché cette Remarque dans mes premieres Réflexions, mais je vois bien qu’il est bon de la rebattre. Voici donc à quoy il s’en faut tenir.

Quand dans ces sortes de Phrases le premier verbe marque un tems passé, il faut mettre le second à l’imparfait, & non au present, comme : Je vous ay dit qu’il étoit Feste aujourd’huy, je lui ay dit que vous m’aviez payé, & non, que vous m’avez.

On peut juger par là des ces autres Exemples : Je devois dire du moins, que la matiere détermine ici le sens, dit l’Auteur des Remarques nouvelles sur la Langue. Il falloit mettre : déterminoit, & non pas détermine.

Il étoit necessaire, dit un Censeur[11], que le Pere Bouhours regarde comme un modele de politesse, de remarquer, comme a fait nôtre Critique, que meurtrir ne se dit plus pour tuer, parce que, &c. Il falloit dire : il étoit necessaire de remarquer, que meurtrir ne se disoit plus pour tuer, & non pas, ne se dit plus.

Il n’a pas daigné dire sur quoy cette necessité est fondée[12], il falloit : étoit au lieu de est.

J’ay été long-tems à chercher la raison de ce qui me choque dans cette Phrase[13] ; il falloit : de ce qui me choquoit.

J’ay dit en passant, que la critique étant un exercice odieux de sa nature, elle ne merite aucune indulgence[14]. Le Puriste devoit dire : ne meritoit, & non pas ne merite ; car seroit-ce bien parler, par exemple, si je disois : j’ay dit que vous êtes venu aujourd’huy, pour : que vous êtiez venu. J’ay connu que vous êtes arrivé ; pour : que vous estiez arrivé. On m’a dit qu’il se porte mieux, pour : qu’il se portoit mieux.

L’Auteur des Pensées ingenieuses des Anciens & des Modernes, dit en traduisant un passage de Pacat : nôtre monde est trop petit pour contenter l’ardeur insatiable que ces Princes avoient pour la bonne chere[15]. Il falloit mettre : nôtre monde étoit trop petit pour contenter, &c. & non est trop petit.

Ces fautes contre les temps sont aisées à faire, & le Pere Bouhours dans cette Traduction de l’Imitation, qu’il propose à ses Lecteurs comme un chef-d’œuvre de politesse, en a passé plusieurs à quoy il n’a pas pris garde. Il est certain qu’au jour du Jugement on ne nous demandera pas ce que nous avons lû, mais ce que nous avons fait[16] ; ni si nous avons été éloquens dans nos discours, mais si nous avons été reguliers dans nos mœurs.

Il falloit : aurons au lieu de avons, & dire : on ne nous demandera pas ce que nous aurons lû, mais ce que nous aurons fait ; ni si nous aurons été éloquens dans nos discours, mais si nous aurons été reguliers dans nos mœurs.


Tronquer.

Tronquer ne se dit pas seulement dans le figuré, comme le croient quelques personnes, il se dit aussi dans le propre, comme : on voioit ces genereux soldats, quoi-que privez d’une partie de leurs membres, & presque tous tronquez, venir encore au combat. On ne dira pas pour cela un homme tronqué, pour dire un homme à qui il manque un bras ; tout dépend du lieu où on place les termes.

Tronquer est fort ordinaire dans le figuré : on dira d’un passage auquel un Auteur aura retranché quelque chose d’essentiel, que c’est un passage tronqué, & de celuy qui a fait ce retranchement, qu’il tronque le passage : comme par exemple, qu’un de mes Critiques pour exercer sa censure plus aisément, tronque quelquefois les passages qu’il rapporte ; que pour reprendre la Traduction d’un certain passage d’Horace, il a tronqué le passage ; que pour faire voir que M. Le Maître en traduisant un endroit de Ciceron, y a mis plus d’allusions qu’il n’y en a dans le texte, il a tronqué le passage Latin & en a retranché la moitié.


Tours embroüillez.

L’Auteur des Pensées ingenieuses des Anciens & des Modernes, rend en ces termes un passage du Panegyrique de Pacat[17]. Il ne vous est pas plus permis de ne vouloir point de l’Empire, qu’il ne vous a pas été permis de le vouloir auparavant. Pour dire : il ne vous est non plus permis à present de refuser l’Empire, qu’il vous l’auroit été auparavant de le rechercher.

Mais laissant à part le tour embarrassé de cette expression, ne diroit-on pas à ces mots, qu’il ne vous a pas été permis de le vouloir auparavant, qu’on suppose que Theodose à qui ils s’adressent, a souhaité l’Empire avant que l’Empereur le lui presentât ; ce qui n’est assûrement pas la pensée de l’Auteur.

Le même Traducteur dit dans un autre endroit[18] : L’Autorité souveraine vous donne le pouvoir, non pas de faire du mal impunément, mais de faire du bien avec profusion ; Et par là il pretend faire entendre que Theodose, dont il s’agit dans cet Exemple, loin d’abuser du pouvoir souverain pour faire du mal avec impunité, s’en sert pour faire du bien avec profusion. Le tour de nôtre Ecrivain n’a-t-il pas plus l’air d’une leçon qu’on fait à l’Empereur, que d’une loüange qu’on lui donne ?


Tour naturel.

Exemple. Serieusement qui voudroit me renvoyer au monde, à condition que je serois une personne accomplie, je ne crois pas que j’acceptasse le parti[19].

Rien n’est si naturel que le tour de cette Phrase : Un pur Grammairien dira qu’il n’y trouve aucune construction : Que ces mots, qui voudroit, paroissent hors d’œuvre, n’étant suivis d’aucun verbe qui y ait rapport, & que pour parler selon les regles, il faudroit dire : qui voudroit me renvoyer au monde, à condition que je serois une personne accomplie, me proposeroit en cela un parti, que je ne crois pas que j’acceptasse. A la verité il n’y auroit rien à dire à cette Phrase pour la regularité de la Grammaire, mais pour la politesse, il y auroit tout à dire. Le tour de l’autre est noble, aisé & naturel, & le tour de celle-ci est rampant, gesné & pedantesque ; ce n’est pas dans les expressions les plus naturelles, que la construction doit être la plus reguliere.

On pourroit encore tourner autrement cette Phrase, en disant. Si l’on vouloit me r’envoyer… je ne crois pas, &c. mais toute la regularité de ce tour, ne vaudroit pas l’irregularité de l’autre. Autre chose est de parler naturellement & poliment, & autre chose de parler selon les loix de la Grammaire.

Autre Exemple.

L’ordre que la nature a voulu établir dans l’Univers va toûjours son train, tout ce qu’il y a à dire, c’est que ce que la nature n’auroit pas obtenu de nôtre raison, elle l’obtient de nôtre folie[20].

Ce tour quelque irregulier qu’il soit, est plus naturel que ne seroit celuy-ci : la nature obtient de nôtre folie ce qu’elle n’auroit pas obtenu de nôtre raison ; car il y a beaucoup de difference entre un tour naturel & un tour regulier. Je me contente de ces deux Exemples, ils suffisent pour donner une idée de ce que c’est que parler naturellement : mais il faut prendre garde d’affecter ces sortes de tours, car quelques naturels qu’ils soient, ils ne le sont plus quand ils paroissent recherchez.


Toûjours.

Ce terme se prend en bien des sens, car outre la signification ordinaire qu’il a, il y a des occasions où il signifie neanmoins, nonobstant ; d’autres où il signifie en attendant, cependant ; d’autres où il signifie en recompense ; d’autres où il signifie au moins. Une personne, par exemple, qui craindra de se faire attendre trop long-temps pour quelque affaire qu’on ne veut point commencer sans elle, pourra dire à ceux qui veulent l’attendre : en cas que je ne sois pas de retour à une telle heure, commencez toûjours. Et en cette occasion toûjours signifie en attendant, cependant. Je dirois à un homme qui seroit pressé de partir, & qui craindroit le mauvais tems ; croiez-moy, partez toûjours, cette pluye ne sera rien. Et en ce cas toûjours signifie nonobstant.

Une Plaideuse de mauvaise foy, qui ne cherchera qu’à chagriner sa partie, dira : je sçay bien que je perdray, mais toûjours j’auray le plaisir de luy faire des frais. Et alors toûjours signifie au moins. Il m’a volé cent écus au jeu, mais toûjours j’ay vingt pistolles à luy. Quelque plaisir qu’on prenne à la lecture des Romans, toûjours faut-il avoüer que ce plaisir est peu de chose. Et en cette rencontre toûjours veut dire neanmoins.

Monsieur Fléchier semble l’avoir pris en ce sens, quand il a dit[21] : Ministre du Seigneur, achevez le saint Sacrifice ; Chrêtiens, redoublez vos vœux & vos prieres, afin que Dieu pour recompense de ses travaux, l’admette dans le séjour du repos éternel, & donne dans le Ciel une paix sans fin à celuy qui nous en a trois fois procuré une sur la Terre, passagere à la verité, mais toûjours douce & toûjours desirable.

Si je n’ay pas la consolation de vous voir, toûjours j’auray celle de vous écrire : Et en cette occasion toûjours signifie au moins.

Quelquefois il signifie à compte, comme : de vingt loüis qu’il me devoit, il m’en a rendu six, je les ay toûjours pris ; c’est à dire je les ay pris à bon compte.

Le mot de toûjours se prend en plusieurs autres sens, il lui a donné dix pistolles, c’est toûjours cela (dit-on) quelquefois, c’est toûjours autant.

Ce n’est pas un homme des plus sçavans, mais il est honnête homme, c’est toûjours quelque chose.


Tout.

Ce mot ne se prend generalement, que quand la proposition où il se trouve est affirmative, comme : tous les hommes sont sujets à se tromper. Tous ceux qui se vantent meritent le mépris.

Mais dés que la proposition est negative, il cesse d’être general, comme : Tous ceux qui se disent Chrêtiens, ne le sont pas. Tous ceux qu’on accuse ne sont pas coupables. Car le sens n’est pas qu’aucun de ceux qui se disent Chrêtiens ne soit Chrêtien, ni qu’aucun de ceux qu’on accuse ne soit coupable, mais seulement qu’il y en a quelques-uns qui ne le sont pas. Je parlerois donc mal, par exemple, si pour faire entendre que tous ceux d’une telle nation ont du cœur, ou sont sinceres ; je disois, tous ceux de cette nation ne manquent pas de cœur ; tous ceux de ce païs ne sont pas trompeurs. Je parlerois mal encore, si voulant marquer que tout ce qui plaît paroît facile, je disois : tout ce qui plaît ne paroît pas difficile. Je ne parlerois pas mieux, si pour faire entendre que quand une chose est necessaire, on n’en est point choqué : Je disois avec un certain Grammairien, que tout ce qui est necessaire ne choque pas[22]. Ces repetitions, dit-il, sont absolument necessaires & n’ont rien qui blesse l’oreille ; car à parler en general, tout ce qui est necessaire ne choque pas. L’Auteur a voulu dire : ce qui est necessaire & non tout ce qui est, &c. car le mot de tout, bien loin de rendre la proposition generale, la rend particuliere.

Avant que de finir cette Remarque, il est bon de faire ici une réflexion, qui est que les Phrases que nous venons de reprendre, n’auroient point de contre-sens, si au lieu de pas il y avoit point, parce que la particule point emporte un sens exclusif. Si vous disiez, par exemple : toutes ces terres ne sont pas à moy, ce qu’on entendroit d’abord, seroit qu’il y a seulement quelques-unes de ces terres qui ne sont pas à vous ; mais si vous disiez, toutes ces terres ne sont point à moy, alors on entendroit que aucune de ces terres ne vous appartiendroit. Ainsi l’Auteur des Remarques nouvelles auroit parlé d’une maniere plus supportable, si au lieu de dire : tout ce qui est necessaire ne choque pas, il eust dit : tout ce qui est necessaire ne choque point.


Travers,
Voir au travers.

Voir au travers ne se dit que d’une chose au travers de laquelle passe la lumiere, comme : voir au travers d’un voile, voir au travers des glaces d’un carrosse.

La Remarque semblera peut-être inutile, mais cependant on ne laisse pas de lire dans une Traduction Françoise, qu’un de nos Grammairiens admire pour le langage : paroître au travers d’un miroir.

Les Saints joüissent de la brillante clarté de ce jour, mais il n’en paroît qu’une petite lueur dans un grand éloignement, & comme au travers d’un miroir, à ceux qui sont voyageurs sur la terre[23]. Le Traducteur a voulu dire, comme dans un miroir ; car enfin on ne void point au travers d’un miroir, à moins qu’il ne soit fendu ou mal êtamé.

Un autre Traducteur, s’exprime bien mieux, quand il dit : Ce jour luit déja aux Saints & aux Bien-heureux par son éternelle clarté, mais il ne luit que de bien loin & au travers de plusieurs ombres à ceux qui sont encore bannis & étrangers sur la terre.

Cet Exemple neanmoins quelque bon & quelque correct qu’il soit d’ailleurs, n’exprime qu’imparfaitement ce que porte le texte original de l’Imitation, qu’on a découvert depuis peu. C’est ce qu’on ne sera peut-être pas fâché de remarquer ici par occasion, laissant à part l’expression que nous venons de reprendre. Ce défaut de conformité cependant qui ne se trouve pas seulement dans cet Exemple, mais qui est répandu dans tout le Livre, ne vient point du Traducteur, lequel non plus que ceux qui l’ont précedé, ou qui sont venus peu aprés, n’a pû travailler sur un texte qui n’étoit pas encore connu, & dont on doit la découverte au hazard, si l’on peut parler ainsi.

Voici donc ce que porte cet original[24] : Ce jour brille pour les Saints qui sont à present dans une clarté éternelle, mais il ne brille pour nous qu’en figure & dans les creatures, comme dans un miroir qui nous represente sans cesse le Createur.

Le tour est sans comparaison plus juste, moins embarrassé & plus plein d’onction. Il seroit à souhaiter que la découverte de cet original eût été faite plûtôt, & que tous ceux qui se sont appliquez à traduire l’Imitation, eussent eu l’avantage de pouvoir travailler sur un texte aussi juste & aussi entier, au lieu de celuy sur lequel on s’est reglé jusques ici ; lequel est alteré & tronqué en mille endroits, comme on l’a remarqué dans la Preface de la Traduction qui a été faite depuis peu de cet original[25], & comme on le peut reconnoître soi-même par la lecture de l’ouvrage.


  1. Dialog. d’Acanthe & de Pegase.
  2. Verbum quod neque intellectum adjuvat neque ornatum vitiosum dici potest. Quint. Lib. 8. inst. orat cap. 3.
  3. P. 7.
  4. P. 11.
  5. P. 156.
  6. P. 156.
  7. Ch. 14. art. 4.
  8. Suite des Remarques nouvelles sur la Lang. Franç.
  9. Suite des Remarques nouvelles sur la Lang.
  10. Suite des Remarques nouvelles sur la Langue Franç.
  11. P. 258.
  12. P. 253.
  13. P. 243.
  14. P. 63.
  15. P. 333.
  16. Liv 2. chap. 3 art. 5.
  17. P. 471.
  18. P. 426.
  19. Dialogue des Morts, Tom. 2.
  20. Dialogue des Morts, Tom. 2.
  21. Oraison Funebre de M. de Turenne.
  22. Suite des Remarques nouvelles sur la Langue Franç.
  23. Imitat. Liv. 3. ch. 48. art. 1.
  24. Consolation interieure, seconde Partie, ch. 48.
  25. Consolation interieure, premiere Edition.