Suite des Réflexions critiques sur l’usage présent de la langue française/M

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M

Mal parler, parler mal.


Je diray bien d’une personne qui aura offensé quelqu’un par des paroles trop hardies, qu’il a mal parlé ; mais s’il ne s’agissoit que d’une faute de Grammaire, je m’expliquerois tres-mal de me servir de cette expression : il faudroit dire qu’il a parlé mal, parce que c’est parler mal que de se servir d’une expression hors d’usage, & c’est mal parler que de dire des paroles offensantes, sur tout à ceux à qui l’on doit du respect. Ainsi c’est se servir d’une expression propre, que de dire par exemple : Jesus luy répondit, si j’ay mal parlé, faites voir le mal que j’ay dit[1] : & c’est en employer une impropre, que de s’expliquer comme l’Auteur des Remarques nouvelles, qui dit : c’est mal parler que de dire : Toutes les troupes étoient dans l’étonnement.

Ce Critique en reprenant les autres d’avoir mal parlé, a parlé mal.


Membres, parties.

Exemple. Les Gaulois ont des figures d’une grandeur démesurée, dont ils remplissent d’hommes vivans les parties qui les composent, & où aprés ils mettent le feu. Un certain Critique dit que ce n’est pas traduire mot à mot, que de rendre membra par, les parties qui les composent ; car cet Exemple est la Traduction d’un passage de Cesar, il pretend qu’il falloit avoir mis les membres & non les parties qui les composent. Cela me fait souvenir de ce Traducteur, qui ne vouloit pas qu’on rendît le mot de domus que par celuy de maison ou de logis, parce qu’il trouvoit dans ceux de demeure & d’habitation plus de syllabes qu’en domus. C’est aimer le stile court, que cela ; & c’est sans doute pour cette raison que nôtre Critique voulant corriger la Traduction de ce passage, dit : ils ont des figures de grandeur démesurée[2] pour d’une grandeur, &c. ce qui est plus court en effet d’une syllabe, il poursuit : dont ils remplissent d’hommes vivans les membres faits d’ozier. Le Latin porte entre-lassez & non faits ; mais apparemment qu’il n’a osé le dire, parce qu’il a trouvé le mot d’entre-lassé plus long que celuy de contexta que porte le Latin ; voila des mysteres que les d’Ablancours & les Vaugelas ne connoissoient pas.


Mettre au monde, engendrer.

Un Auteur qui se pique de sçavoir parfaitement les bien-seances du langage, a crû qu’il y avoit beaucoup de bien-seance à examiner à fonds, toutes les differentes applications qu’on pouvoit faire du mot engendrer ; & il y a si bien réüssi, que je ne crois pas qu’on puisse rien ajoûter à sa Remarque. On peut dire qu’il l’a épuisée, pour me servir de son terme ; & ceux qui liront à present le Nouveau Testament, auront au moins la consolation d’en mieux entendre la premiere page, pourvû qu’ils y fassent les saintes réflexions que nôtre Auteur y a faites. Il y a une chose neanmoins où je crois qu’il s’est trompé, c’est lors qu’il pretend qu’au lieu d’engendrer, il faut dire : mettre au monde. Je m’étonne qu’il ne sçache pas que c’est une mere qui met au monde, & que ce terme ne se dit proprement que des femmes.

Cela n’empêche pas qu’on ne puisse s’en servir fort bien, en parlant du pere & de la mere confusément : comme par exemple, si l’on disoit que les parens doivent songer que les enfans qu’ils ont mis au monde, seront un jour leurs Accusateurs devant Dieu, s’ils en negligent l’éducation.

Qu’un pere & une mere qui negligent le soin de leurs enfans, peuvent dire qu’ils les ont mis au monde pour les rendre éternellement malheureux.

Le nouveau Traducteur des Satyres de Juvenal, cité par l’Auteur des Remarques nouvelles, pourroit donc bien n’avoir pas parlé assez juste, quand il a dit : Une simple servante prend un tel ascendant sur l’esprit foible de cet homme, que par des artifices assez grossiers, elle lui fait desheriter les enfans qu’il a mis au monde, & qu’il a élevez. Il eût mieux parlé, s’il eût dit : les enfans dont il est le pere, & qu’il a élevez.


Marescageux, de Marescage.

Marescageux ne se doit dire que du lieu, un Païs marescageux, un lieu marescageux ; mais d’une plante qui croistra dans les marescages, ou d’un oyseau qui s’y plaira, on ne doit pas dire que c’est une plante marescageuse, que c’est un oyseau marescageux ; il faut dire : une plante de marescage, un oyseau de marescage. Et l’Auteur des Remarques nouvelles, qui dit que le rozeau est une plante marescageuse[3], auroit parlé plus proprement, s’il eût dit, est une plante de marescage.


Mesaises.

On dit bien les aises de la vie, chercher les aises de la vie ; mais je doute que mesaises se dise, quoy qu’un Auteur nouveau ait écrit : la delicatesse de sa complexion ne peut soûtenir si longtemps de si cruelles fatigues ; Theore mourut enfin de mesaises.


Mener du bruit.

Cette expression n’agrée pas à tout le monde, je crois neanmoins qu’elle est bonne en parlant d’une armée, d’un train, d’un équipage, & de quelque attirail, comme : il n’étoit pas possible autrement de se faire entendre à tant de gens, à cause du grand bruit que menoient les deux Armées. Mais s’il s’agit, par exemple, d’une personne qui fera du bruit, en parlant & sans sortir d’une place, je doute qu’on puisse se servir de cette expression ; j’aimerois mieux dire alors, quel bruit on fait, il fait bien du bruit, que non pas, quel bruit l’on mene, il mene bien du bruit.


Mesquinerie.

Exemple. Ils interpretoient toutes ses actions en mauvaise part, ils appelloient la frugalité de sa Table une mesquinerie honteuse[4]. Un de mes Critiques reprend là ce mot, parce que, selon lui, la mesquinerie consiste à faire des dépences avec chagrin ; mais il ne prend pas garde que mesquinerie signifie proprement une épargne qui paroît. De là vient qu’on a appellé mesquin tout ce qui laisse voir quelque épargne basse, un habit mesquin, des meubles mesquins. Il est si vray, que le propre de ce terme est de marquer particulierement ce qui paroît d’une épargne, que quelques Arts, comme : la Peinture, la Sculpture & l’Architecture l’ont emprunté, pour signifier une chose pauvre, de mauvais goût, sans air, & où il paroît qu’on a voulu plaindre la dépense, ou le travail.


Mon, ma.

Quand un mot se doit prendre dans un sens general, il ne faut point se servir de mon & de ma, mais de le & de la. Par exemple, je ne dois point dire que ma lumiere naturelle m’a fait connoître telle & telle chose, que ma compassion m’a porté à faire cela, que ma bienseance m’a obligé à ne rien dire, &c. il faut dire : la lumiere naturelle, la compassion, la bienseance, &c. L’Auteur des Remarques nouvelles n’a pas pris garde à cela, quand il a dit, en parlant des Sentimens de Clearque : ma sincerité m’oblige de dire, que je n’ay rien trouvé de raisonnable dans ces six Lettres, qui ont pour titre, Sentimens de Clearque, il falloit : la sincerité m’oblige, & non, ma sincerité ; à moins qu’il n’ait voulu dire, que ce n’étoit pas en effet la sincerité, mais sa sincerité seulement qui le faisoit parler de la sorte, c’est ce que je laisse à decider à Clearque & à ceux qui le connoissent.


Mot.

Il n’y a personne qui ne sçache ce que l’on entend par le nom de mot, & je ne comprens pas quelle faute ce peut être[5], de dire que gros-Seigneur est un vieux mot qu’on a fait revivre. Gros-Seigneur sont deux mots, me dit-on, & non pas un seul : la judicieuse Critique ? qui ne sçait qu’on n’appelle pas seulement du nom de mot, les expressions qui consistent en un seul terme, mais encore toutes celles dont les termes qui les composent, sont liez ensemble par l’usage, pour porter tout d’un coup à l’esprit l’idée de ce qu’on veut dire : comme sont, par exemple, grand’pere, grand’mere, grand’Messe ; il en est de même de grand’Seigneur. Ce sont deux mots à la verité, mais deux mots que l’usage à joints pour n’en faire qu’un : autrement il faudra dire, que ciel-de-lit n’est pas un mot ; car à bien compter il y en a trois. Arc-en-Ciel, ne sera pas un mot non plus, ni haute-contre, ni basse-contre, ni hautbois, ni paravent, ni parapluye ; car à le bien prendre, c’en est deux, para-pluye, para-vent : comme qui diroit, qui pare la pluye, qui pare le vent. Il en sera de même de contredire, de contremander, &c. & de tous les verbes qui sont composez de la particule entre, comme s’entr’aider, s’entr’aimer, s’entr’accuser, &c. Je dis le même des noms substantifs précedez de cette particule : comme entremets, entremise, entrepas, entretemps, entreveuë, entr’acte, &c.

On ne pourra pas dire non plus que aujourd’huy soit un mot, car aujourd’huy est pour au jour de huy : alors ne sera pas un mot encore, ni doresnavant, ni desormais ; car alors est pour à la hore, ou à la ores, c’est à dire à l’heure ; car on sçait qu’anciennement pour dire heure on disoit ores, & l’on trouve même dans de vieux Livres alors écrit avec un H à l’hors. Doresnavant, ou dorsenavant est venu de là, car c’est comme qui diroit de ores en avant, c’est à dire de l’heure qu’il est en avant ; desormais en vient encore, & c’est comme qui diroit de ores en mais ; car mais en vieux langage signifie plus du mot Latin magis, on le dit même en quelques Provinces. Il se trouvera encore, que Lieutenant ne sera pas un mot, non plus que demi-Dieu, demi-Lune, demi-vol, demi-ton, demi-lieuë, &c. Plutost ne pourra pas s’appeller un mot non plus, car c’en est deux, plus-tost ; je dis le même de plustard, & d’une infinité d’autres.

Ce qui a trompé nôtre Critique, c’est qu’il n’a pas remarqué qu’il y avoit des mots composez aussi-bien que des mots simples ; car les Grammairiens divisent les mots en primitifs, dérivez, composez, sinonimes, équivoques, &c. or un mot composé est appellé un mot, parce que ceux qui le composent n’en font qu’un avec lui : comme sont, Arc-en-ciel, aujourd’huy, & les autres, que nous avons rapportez.

J’ajoûte à cela, que le nom de mot se donne encore par extension à une sentence, à un apophtegme, à une maxime contenuë en peu de paroles, comme : voila un beau mot de l’Evangile ; il y a sur cela un beau mot de S. Augustin ; S. Ignace disoit qu’il falloit tout faire pour la plus grande gloire de Dieu, c’étoit son mot.


Des differentes sortes de mots composez.

Il ne sera pas inutile, puisque nous sommes sur cette matiere, de remarquer que les mots composez que nous avons, sont faits les uns d’un verbe, & d’un nom, comme : porte-crayon, porte-manteau, porte-enseigne, porte-faix, porte-épée, porte-lettre, &c. ajoûtons-y para-pluye, paravent, passetemps, passeport.

D’autres d’un verbe & d’une préposition jointe à son cas, comme : passepartout.

D’autres d’un verbe & d’une préposition, comme : passe-avant, terme de finance.

D’autres d’une préposition & de son cas, comme : avant-propos, avant-coureur, avant-garde, contr’escarpe, contre-cœur, contre-coup, contre-jour, contre-poids, contre-pied, entre-veuë, entre-mets, entr-acte.

D’autres de deux verbes, comme : peut-être, le sçavoir-faire, le sçavoir-vivre. D’autres d’un adjectif ou d’un substantif, comme : libre-arbitre, grand-pere, grand-mere, grande-Messe, grand-Seigneur, gros-Seigneur, &c. Platte-bande, platte-forme, chauve-souris, chat-huant, sage-femme, sourde-oreille, rouge-bord, main-basse, main-morte, faux-bourg, faux-pas, &c.

D’autres de deux substantifs, comme : gens-d’armes, gens-de bien, porc-épic, corne-muse, &c.

Les noms des jours de la Semaine, comme : Lundy, Mardy, &c. car Lundy est pour dilun, di signifiant jour, & lun signifiant Lune, du Latin dies Lunæ, le jour de la Lune ; Mercredy est pour dimercre, jour de Mercure, & ainsi des autres ; Il y a des Provinces où au lieu de dire Lundi, Mardi, &c. l’on dit même par un langage corrompu : dilun, dimar, dimercre, &c.

D’autres sont composez de deux adjectifs, comme : vray-semblable, faux-semblant, faux-frais, faux-fuyant, faux-bon : D’autres de deux pronoms, comme : quelques-uns, quelqu’un ; D’autres d’un adverbe & d’un adjectif, ou d’un adverbe & d’un participe, comme : bien-faisant, mal-faisant, bien-venu, bien-seant, bien-heureux, mal-heureux, mal-contant, mal-habile, mal-gracieux, mal à droit, un mal entendu, &c.

D’autres d’un adverbe & d’un nom, comme : bien-venuë, bien-seance, bien-veillance, bienfait, bien-faiteur, mal-honnesteté.

D’autres de deux adverbes, comme : mal-aisément, mal-heureusement, plustost, plustard, &c.

D’autres d’une préposition & d’un verbe, comme : contre-faire, contre-dire, entre-mettre, entre-lasser, &c.

D’autres de deux particules, comme : bien que, quoi-que, pourquoy, pour que. J’ajoûte qu’entre les mots composez que nous avons, les uns sont faits d’une préposition Grecque & d’un mot François, comme : anti-chambre, anti-cour, anti-datte, anti-Pape.

D’autres d’une préposition Grecque & d’un nom Grec, comme : Antidote, antipathie, antitheze, Catalogue, catastrophe, periode, periphrase, epigramme, épilogue, Epiphanie, Episcopat, Epitaphe, &c. Parenthese, paralysie, paraphrase, Anachorette, Anagramme, Anatomie, analogie, &c. Amphiteatre, amphibie, apoplexie, apostat, apostolat, apostrophe, &c.

D’autres d’un nom Grec & d’un verbe Grec, comme : antropophage, misantrope.

D’autres d’une préposition toute Latine & d’un mot François, ou Francisé, comme : interdire, intérdiction, interjection, interposer, interregne, intervenir, intromission, circonference, circonlocution, circonvoisin, transcrire, transformer, transformation, transmettre, transmission, transmigration, transporter, transposer, transplanter, transfiguré, transfiguration, subalterne, subdelegué, subdiviser, subdivision, subordonner, subordination, subvenir, préjugé, préliminaire, prémediter, prémunir ; à quoy nous pouvons ajoûter extra-ordinaire.

D’autres d’un adverbe Latin, & d’un mot François, comme : satisfaite.

Je finis cette Remarque, en observant que les noms de nombre sont la plûpart des mots composez, comme : dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt-un, &c. en sorte que dix-neuf, quoy que composé de dix & de neuf, est regardé comme un seul mot, vingt-un tout de même, trente-un & les autres.

Cette Remarque peut servir à decider la question que l’on propose quelquefois, s’il faut dire : vingt-un cheval, ou vingt-un chevaux ; car vingt-un étant regardé comme tout un mot, & ce mot marquant un plurier, il est visible qu’il faut dire vingt-un chevaux, & non pas, vingt-un cheval.


Mots latins.

Le genie de nôtre Langue ne sçauroit s’accommoder de ces mots Latins, dont certaines gens ont coûtume d’entre-lasser leurs discours, pour s’épargner la peine de chercher des mots François qui puissent exprimer ce qu’ils veulent dire.

Je ne veux qu’un ou deux Exemples pour faire voir combien ce défaut est désagreable.

Exemple. Quoique le mot de garde soit regulierement masculin quand il signifie custos, & qu’il ne dût être feminin que lors qu’il signifie custodia, neanmoins lorsque l’on parle d’un corps entier, l’usage l’a fait feminin : les Gardes Françoises[6].

Je suis surpris que l’Auteur de cet Exemple n’ait pas évité ce Latin, quand ce n’auroit été qu’en faveur des Dames.

Mais ce qui rend encore le Latin de plus mauvais goût dans le François, c’est lors qu’il n’y sert de rien ; & qu’au lieu de suppléer à quelque mot, il se trouve inutilement joint avec le mot François qu’il signifie : En voici un Exemple du même Auteur : Fastidieux se dit aujourd’huy d’un homme désagreable, qui dit des choses frivolles & qui s’applaudit de ses sottises, je n’ay jamais veu un homme si fastidieux ; il est pris là dans la signification active, qui parit fastidium, qui donne du dégoût. Il falloit : il est pris dans la signification active qui donne, ou qui cause du dégoût ; & retrancher ce Latin qui ne sert de rien.


Mille pardons.

C’est une maniere de parler assez ordinaire que, je vous demande mille pardons, mais je ne sçay si elle est du bon usage. On ne demande ni deux ni trois pardons, mais on demandera bien deux fois & trois fois pardon. Je crois qu’il en est de même de mille, & qu’on doit dire, demander mille fois pardon, au lieu de demander mille pardons. Je vous demande mille fois pardon, Monsieur, si &c. & non, je vous demande mille pardons, Monsieur, si &c. le premier est asseurement plus correct & plus poli.


Mortellement,
à mort, à la mort.

On dit mortellement blessé, & blessé à mort : mortellement malade, & malade à la mort. Il y a en cecy beaucoup de bisarrerie, car encore qu’on dise blessé à mort, on ne dit pas de même malade à mort, mais à la mort : & quoy qu’on dise malade à la mort, on ne dit pas de même blessé à la mort, mais à mort, pour dire : avoir une blessure mortelle.

Je sçay bien qu’on peut trouver de l’équivoque à dire, malade à la mort, au lieu qu’il n’y en a point à dire, malade à mort. Mais l’usage ne se regle point sur ces rafinemens grossiers ; il les faut laisser à ceux qui trouvent de l’ambiguité dans ces paroles de l’Evangile, mon ame est triste jusqu’à la mort, & qui croient que cela veut dire, jusqu’au tems de ma mort, jusqu’à ce que je meure.


  1. Traduct. du Nou. Testament. S. Jean 18. 23.
  2. P. 144.
  3. Suite des Remarques nouvelles sur la lang. Franç.
  4. Vie de Dom Barthel. des martirs.
  5. P. 108.
  6. Suite des Remarques nouveles sur la Langue Franç.