Suite de Joseph Delorme/Ode au soir

Suite de Joseph DelormeMichel Lévy frères. (p. 242-245).

ODE AU SOIR

imité de collins[1].


Si quelque flûte de Sicile,
Quelque note d’un buis docile,
Te peut, ô chaste Soir, espérer arriver,
Parmi les bruits de tes haleines
Si fraiches en mourant, et le chant des fontaines
Qui monte à l’heure du rêver ;


Dans les prés, modeste Génie,
Glissant d’une démarche unie,
Tandis qu’à l’autre bout, sous des cieux encor chauds,
Le soleil empourpré qui nage
Rattire à lui, renflamme en son dais de nuage
Tous ses rideaux et ses réseaux ;

À cette heure où l’air qui s’apaise
N’a rien d’ailé qui ne se taise,
Hors la chauve-souris, hirondelle des nuits,
Qui, près des vieux murs qu’on côtoie,
Repasse et bat et crie, et tempère la joie
Aux sens trop vite épanouis,

Hors le hanneton monotone
Qui, plein du faux ton qu’il bourdonne,
Dans mon sentier étroit se rue innocemment ;
— À cette heure, ô Soir, qu’il t’agrée
D’inspirer à ma voix, à ma lèvre altérée
Quelque chant qui puisse, un moment,

Qui puisse, à l’égal de tes ombres,
Des blancs coteaux aux vallons sombres
Décroître avec lenteur et fuir à l’infini ;
Dont le suave accent exhale
Le charme que réserve à l’âme pastorale
Ton retour chaque fois béni !

Car sitôt qu’au bord de ton voile
Tu fais briller la pâle étoile,
À ce tremblant signal en silence avertis,
Le chœur des Heures plus sacrées,
Les Esprits qui, le jour, aux corolles dorées
Sommeillaient, en foule sortis


S’assemblent, et Nymphes et Fées,
Leurs tempes de joncs rattachées,
Et les Plaisirs pensifs, et les Ennuis rêveurs,
Tous au char ombreux qu’ils attellent,
Un pied dans la rosée, attendent et t’appellent
Comme des amants ou des sœurs.

Oh ! qu’alors la vaste bruyère
De sa scène sauvage et fière
Prolonge à mes regards l’horizon sourcilleux !
Que plus haute sur la vallée,
Plus sombre au front des bois, la tour, mieux dentelée,
Parle des morts et des aïeux !

Ou si l’orage et sa menace,
Si la pluie à torrents qui chasse,
M’arrêtent, malgré moi, loin des sentiers mouvants,
Qu’au moins abrité sous la grange
Qui domine la plaine, à cette horreur étrange,
Aux flots grossis, fouettés des vents,

Au déchirement des nuées,
Au son des cloches remuées,
Des cloches des hameaux au plus lointain du ciel,
À ces beautés je m’esjouisse[2]
Jusqu’à ce que, gagnant par degrés, s’épaississe
Un voile d’ombre universel !

Oui, tant qu’Avril qui recommence,
Doux Soir, épandra sa semence à
Et sa senteur en pluie à tes cheveux épars ;

Tant qu’aux longs jours où tu recules,
L’Été ménagera tes douteux crépuscules
Et s’égaiera sous tes retards ;

Tant qu’après ses grappes vermeilles
Automne emplira tes corbeilles
Lentement, à regret, des couronnes des bois :
Tant que de son tapis blanchâtre
Hiver amortira tes pas, et près de l’âtre
Consolera tous tes effrois :

Aussi longtemps, belle Vesprée,
Invoquant ton heure assurée,
L’Amitié qui sourit, l’Étude au chaste front,
La Sagesse sensible encore,
La Fantaisie errante et qui de jour s’ignore,
Soir, ces doux hôtes t’aimeront !

Aussi longtemps l’Amour qui mêle
Aux courts plaisirs l’âme immortelle,
Ira par tes Édens méditer ses secrets :
Puisse-t-il jamais dans l’absence
Ne languir trop sevré de ta sainte puissance,
Plus sainte à l’ombre des forêts ! sf


  1. Le poëte a cherché dans cette imitation à rendre surtout la couleur et le mouvement rhythmique de l’original. Il aurait à demander pardon pour certaines hardiesses que réclamait la fantaisie de l’inspiration et queles puristes ont reprochées dans le temps au poëte anglais lui-même. C’est pourtant grâce à ces vives nouveautés, soutenues d’un sentiment doux et vrai, que l’Ode de Collins est restée unique et qu’elle mérite à jamais de vivre.
  2. Éjouir ou plutôt esjouir, vieux mot que réjouir ne remplace pas.