Suite de Joseph Delorme/Jugements divers et témoignages sur Joseph Delorme


JUGEMENTS DIVERS ET TÉMOIGNAGES


Me rappelant, en ma qualité de critique, qu’on aime souvent à rechercher plus tard comment les ouvrages ont été appréciés au moment de leur apparition, je ne ferai pas de fausse modestie, et je donnerai ici quelques-uns des articles qui ont accueilli Joseph Delorme à sa naissance. Je donnerai même une lettre particulière de M. Jouffroy, à titre de témoignage ; j’en pourrais produire plusieurs d’autres personnes également qualifiées, mais ce serait s’accorder beaucoup trop de licence de poëte et passer les bornes. Que l’on veuille seulement, pour m’excuser, considérer ceci, qu’il y a eu de nos jours peu de critiques experts en poésie : je l’ai été, à un certain degré, pour mes confrères et maîtres, mais je n’ai pu l’être pour moi-même ; et le poëte en moi, l’avouerai-je ? a quelquefois souffert de toutes les indulgences mèmes qu’on avait pour le prosateur.

Ce qui m’importe et m’intéresse le plus, c’est de rappeler que Joseph Delorme fut, à son heure, quelque chose de neuf en poésie et d’original, même dans la nouvelle école. Je n’en veux pour preuve que les articles du Globe à son sujet. Il y en eut deux ; le premier est du 26 mars 1829, et parut même avant le livre, pour le signaler au public : il est de M. Charles Magnin, ainsi que le second.



Vie, Poésies et Pensées pe Joseph Delorme.


« Voilà, sous un titre bien modeste, un livre qui fera bruit dans peu de jours parmi le petit nombre de personnes qui prennent, comme nous, un sérieux intérêt à la publication d’un nouveau recueil de vers, et se passionnent pour ou contre les hardies tentatives de la nouvelle école. Ces Poésies paraîtront vers la fin de la semaine chez le libraire Delangle. Elles sont précédées, comme fe titre l’annonce, d’une Notice destinée à nous apprendre quelque chose de ce bon Joseph Delorme, que peu de gens ont connu, et qui, au rapport de son biographe, est mort tout jeune l’automne dernier. Nous devons à l’amitié qui nous lie à l’éditeur de ses œuvres d’en pouvoir donner dès aujourd’hui un échantillon. Elles nous paraissent devoir prendre place près des productions les plus vraies, les plus profondément senties, les plus franches d’expression, et en même temps les plus sévères de forme, qui aient paru depuis longtemps. À la perfection de la facture et, il faut le dire, à quelques singularités extérieures, sorte de cocarde arborée, on ne sait pourquoi, par le chef de la jeune école, il est aisé de voir que Joseph Delorme a subi, comme M. Émile Deschamps, d’ailleurs si spirituel et si original, l’influence de M. Hugo dans ce qu’elle a d’excellent et d’inspirateur comme dans ce qu’elle a de puéril. D’ailleurs nulle imitation de sentiment, de pensées, d’images. Il ne se peut rien voir de plus vrai, de plus intime, de plus individuel que le fond de ces Poésies. Joseph Delorme est un esprit rêveur, de la famille de René, de Werther, d’Oberman ; une de ces âmes dépareillées qui ne peuvent s’ébattre ni se reposer nulle part en ce monde ; un de ces êtres que la voix de l’Infini, trop passionnément et trop solitairement écoutée, plonge dans une extase maladive, qui leur rend toute jouissance amère et toute occupation à charge. Jamais, je crois, dans notre langue ce sentiment qui a dicté de si belles et de si douloureuses pages aux auteurs de René, de Delphine, d’Adolphe et d’Édouard, n’avaient encore inspiré un poëte. Ces défaillances de la raison, ces vertiges de l’âme, ces cris d’effroi de l’homme perdu dans le vide du monde, cette poignante ironie qui a l’air de se reprendre à la terre, et, près de l’abîme, cette effrayante volupté du désespoir, n’étaient pas encore entrés dans l’élégie. Voilà donc une nouvelle source où n’avaient guère encore puisé que quelques poëtes anglais, qui s’ouvre à notre poésie. En un mot, si la séduction d’une première lecture ne nous a point abusé, nous allons posséder, non pas un imitateur, mais un émule de Kirke White ; jamais non plus, ce nous semble, nous n’avions vu se montrer dans des vers tant de mots bas ou tombés en roture, redevenus poétiques et nobles, comme on dit, par la seule magie du rhythme. En attendant qu’un examen plus attentif nous permette de motiver nos éloges et nous rende la triste clairvoyance de la critique, nous citerons quelques pièces où, à des taches que l’on pourrait croire volontaires, se joignent des beautés originales. La troisième pièce surtout, le Creux de la Vallée, dans laquelle le poëte caresse si passionnément et, pour ainsi dire, si amoureusement l’idée de la mort, nous parait résumer tout le Recueil ; c’est le mot que le poëte est toujours près de dire, dont il lui échappe partout quelque chose, et qu’il ne dit tout entier que là. »


Après avoir cité les pièces qui ont pour titre Causerie au bal, la Veillée, le Creux de la Vallée, le critique ajoutait en post-scriptum :


« Les éloges que nous avons donnés aux vers de Joseph Delorme paraîtront assurément bien désintéressés, car en jetant les yeux sur les Pensées qui les suivent, nous en voyons plusieurs où l’école critique, comme il l’appelle, est traitée avec un grand dédain. Il perce même dans quelques-uns de ces fragments un peu d’irritation et d’aigreur ; mais qu’importe ? Joseph Delorme n’était pas tenu d’être parfait, Peut-être le jeune éditeur eût-il dû, dans quelques endroits, se montrer plus sévère pour le défunt. Il y a une au moins de ces Pensées dont nous lui aurions conseillé le sacrifice[1]. »


Quinze jours après cet article d’annonce, M. Magnin publiait dans le Globe du 11 avril son article de fond et d’examen :


Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme.


« Comme nous l’avions prédit, cet opuscule a fait éclat, nous avons presque dit scandale. À peine publié, l’éloge et le blâme ont été extrêmes, surtout le blâme. En effet, un pareil ouvrage, à part ses défauts, ne devait pas exciter une sympathie fort étendue. Ce legs d’un disciple exalté d’André Chénier ne pouvait paraître fort agréable aux vieux classiques, partisans fidèles de l’alexandrin de Boileau, à césure invariable. Il devait choquer encore plus vivement peut-être la plupart des lecteurs de nos salons, qui n’imaginent guère l’élégie possible sans le coloris brillant et la grâce coquette de Parny. Ce n’est pas tout : ce malencontreux Recueil a encouru la défaveur inattendue d’une partie de ceux mêmes qui paraissaient le mieux préparés pour le bien recevoir, et qui ne sont pas d’ordinaire les derniers à applaudir aux innovations. Quant à nous, qui avons peu de goût pour l’alexandrin à césure fixe, qui avons loué si souvent et si cordialement toutes les originalités étrangères, Faust, Werther, les poésies de Gæthe, de Schiller, de Wordsworth et de Kirke White, nous avons vu avec plaisir l’apparition de cet ouvrage, où, malgré quelques taches que nous ne déguiserons pas, nous avons cru reconnaître un talent poétique un peu âpre peut-être, mais plein de franchise, de vigueur et de vérité. Aujourd’hui nous ne reprendrons rien de nos éloges ; nous les expliquerons en les accompagnant de quelques critiques. Si, d’ailleurs, il y a entre nous l’école qui se porte pour héritière d’André Chénier quelques dissidences de principes, comme le fait entendre un peu aigrement M. Delorme, c’est une raison de plus pour nous de rendre pleinement justice à ce livre ; car, si l’on a bonne grâce à se montrer sévère avec les siens, c’est une étroite obligation d’être plus que juste à l’égard de ses adversaires.

« Joseph Delorme, dont nous allons examiner l’histoire et les Poésies posthumes, est, comme on l’a déjà dit, de la famille de Werther et de René. Mais combien il est loin de posséder, comme ses deux aînés, ce qu’il faut pour être applaudi de notre siècle, qui est bien plus classique qu’il ne le croit ! D’abord Joseph n’est pas en proie, comme Werther, à une passion ardente, romanesque, unique : donc il ne saurait prétendre à l’intérêt. Il n’a pas non plus, comme René, les manières distinguées d’un grand seigneur déchu, ni cet élégant désordre de parure qui ne messied pas au désespoir. Ce n’était qu’un pauvre étudiant en médecine, logé dans une mansarde, ne connaissait le monde que par ouï-dire, et s’il s’avise de le peindre d’après ses livres, comme Gilbert et Malfilâtre, il trahit aussitôt sa gaucherie et ses mœurs vulgaires. Mais sous cet habit délabré il y a un cœur d’homme et une âme d’artiste. Il était né bon, aimant, religieux, dévoué, plein de cet enthousiasme qui mène aux grandes choses, pour peu que le vent nous pousse ; mais pas le moindre souffle ne l’a aidé. Loin de là ; triste plante, née sur les rochers et loin du soleil, il n’a pu grandir. Ses premières espérances se sont dissipées comme un rêve ; ses premières affections ont été trahies. Il ne demandait pourtant qu’une compagne, un peu d’aisance, et une noble gloire, fruit du travail. Mais celle qu’il aimait a trouvé un parti plus riche. Rendu défiant par le malheur, ne croyant plus même à sa vocation poétique, il se tourne vers une carrière plus sûre et étudie la médecine. Il a travaillé et a réussi, mais ses maîtres lui préfèrent des concurrents plus obséquieux. Trop fier et trop timide pour tenter de nouvelles épreuves, il accepte son sort ; il se voue à la pauvreté et à la retraite, sans se douter que la solitude ne lui sera pas moins funeste que le monde. Là viennent le tourmenter toutes ces bonnes, toutes ces généreuses facultés refoulées en lui-même, et qui n’ont pu trouver d’emploi ni d’essor. Ses vertus, comme des parfums aigris, se changent en poisons. Son génie de poëte se réveille pour l’entourer d’illusions qui augmentent ses maux : son âme aimante se prend à des chimères. La poésie, à laquelle il se livre, l’enlève à ses peines par intervalle, pour le laisser retomber ensuite plus épuisé et plus vulnérable. Ses meilleurs instincts le trompent et ne lui conseillent que de dangereux remèdes. S’il veut rafraîchir son cœur, c’est dans la lecture brûlante de Thérèse Aubert et de Valérie ; s’il veut calmer les doutes de son esprit, il n’a sous la main que Cabanis et Bichat. Victime du sort, de l’égoïsme d’autrui et de sa propre faiblesse, il tombe dans le marasme, et meurt, blâmé, selon l’usage, plutôt que plaint de ceux qui l’ont connu.

« Ses Poésies, où se reflètent, sans beaucoup d’ordre, mais avec une extrême vérité, presque toutes les émotions intimes de cette triste vie, nous ont causé cette sorte de plaisir rêveur qui ne résulte d’ordinaire que de la lecture des romans. Nous avons été surpris d’entendre traiter d’immorale l’impression que produit ce livre. Sans doute ce n’est pas un caractère stoïque que celui de Joseph Delorme ; si l’on écrivait d’imagination, on pourrait aisément en tracer un plus fort. Mais la moralité d’un livre, s’il faut absolument qu’il y en ait une, ne résulte pas toujours de la perfection idéale du héros. Ici, par exemple, elle est, selon nous, dans la vue même de la lutte inégale où succombe cet infortuné, qui n’avait que de bons penchants, et dont une invincible fatalité sociale a flétri la vie et presque dépravé les mœurs. Encore ici rien n’est-il systématique : la société n’a pas tous les torts ; Joseph n’a pas en tout raison ; on peut douter que tout le mal soit venu du dehors, et les personnes qui aiment à penser qu’elles vivent dans le meilleur des mondes pourront sans trop d’invraisemblance se persuader que Delorme n’était peut-être après tout qu’un de ces génies noués, destinés à mourir dans la croissance.

« Rien n’est à la fois plus un et plus varié que ce Recueil. Il se compose de pièces toutes écrites sons l’impression du moment, et empreintes, pour ainsi dire, de la couleur du ciel, tantôt sombres, tantôt claires, tantôt orageuses. Ce n’est point cette tristesse d’Young, étudiée, lourde, monotone. Le poète n’écarte pas plus les fraîches réminiscences que les images douloureuses ou les fantaisies criminelles. Son âme a beau se troubler, dès qu’elle se calme, un fond de bonté naturelle reparaît à sa surface. De là vient sans doute l’indulgence et la sympathie qu’il nous inspire. D’ailleurs nous le connaissons si bien ! nous sommes au fait de ses études, de ses promenades, de ses lectures. La petite pièce intitulée Mes Livres est pleine d’une piquante ironie ; elle peut faire juger de ce qu’il aurait eu d’esprit s’il eût été heureux. D’autres fois, il s’élance hors de lui, comme avec colère et dégoût, et semble vouloir puiser du calme soit dans l’aspect de la nature, soit dans la vue de cœurs plus reposés que le sien. Voici une pièce de ce genre, où la turbulence de ses passions se trahit par le plus heureux contraste :

Toujours je la connus pensive et sérieuse…

(Suit la citation de la pièce tout entière, puis le critique continue :) « Cette sorte d’élégie d’analyse où la nature et les sentiments privés sont peints avec amour et bonne foi, et où l’âme du poëte se révèle à tous moments dans ses nuances les plus délicates, était à peu près inconnue dans notre langue. Pour trouver quelque chose d’analogue, il faut recourir aux Lakistes. Encore Joseph Delorme n’est-il nullement leur imitateur ; seulement il est, comme eux, dans le système de la poésie individuelle. Ce jeune auteur vient donc d’enrichir notre littérature d’une nouvelle branche de poésie, et sous ce rapport nous ne pouvons trop le louer. Nous regrettons d’avoir à mêler un reproche à cet éloge ; mais Joseph pousse trop souvent ses qualités à ce point extrême où elles deviennent des défauts, Certainement le premier, le plus grand mérite de ces Poésies, est la profonde individualité qui les anime : eh bien, il arrive quelquefois que l’auteur, par un singulier raffinement d’égoïsme poétique, s’attache à décrire certaines situations morales tellement particulières, tellement éloignées de l’état commun, que nous sommes presque obligés de le plaindre sur parole, et n’avons pas suffisamment conscience de ce qu’il décrit. C’est bien pis quand, mêlant souffrances morales et physiques, il écrit sous cette double et funeste inspiration. Il y a surtout une pièce qui nous paraît tout à fait en dehors de l’art, et dont la bizarrerie presque effrayante a quelque chose de délirant et, pour ainsi dire, de fiévreux. Elle est intitulée les Rayons jaunes. C’est la vision d’une tête malade qui voyage et se balance entre un atome et l’infini ; c’est un courant rapide d’idées qui se croisent et se rapprochent par de petits points imperceptibles ; images confuses et vacillantes qui dansent devant un œil éveillé, comme sous la baguette de la reine Mab.

« Nous ne connaissons guère de livre où l’idée et le style soient plus intimement unis. La diction de Joseph Delorme fait corps avec sa pensée, et sa pensée avec sa personne : c’est de l’individualisme à la plus haute puissance. Cependant, il y a, dans la forme la plus générale que revêtent ordinairement ses idées, une ressemblance notable entre lui et M. Victor Hugo : tous deux procèdent presque continuellement par figures, allégories, symboles. Mais c’est là tout, et dans le détail les ressemblances s’effacent. Chacun d’eux parle sa langue ; car, à titre de poëtes, chacun d’eux a la sienne. Cette sorte de souveraineté sur le langage, ce droit de le refrapper à sa marque, n’a jamais été formellement reconnu par la critique, et a toujours été pris d’autorité par la poésie. Quant à nous, sans contester le droit nous ne réprouvons que l’abus. En effet, nous concevons que l’historien, le légiste, l’écrivain politique, l’orateur même, tous ceux enfin qui n’ont à exprimer que des idées finies, positives, pratiques, puissent à la rigueur s’arranger de la langue commune. Mais en est-il ainsi du poëte ? Ce qu’il s’efforce d’exprimer, sont-ce des choses finies, positives, usuelles ? Non : c’est ce qu’il y a de plus ineffable, de plus indéfinissable dans l’âme humaine ; il doit nous ouvrir à tous moments la perspective de l’infini ; et vous voulez qu’il se contente pour cette œuvre de cette langue morte que ses devanciers ont faite et qu’ils ont usée ! Il faut une langue nouvelle à qui veut faire entendre des accents que nulle oreille humaine n’a entendus. Aussi les poëtes, dans l’acception la plus large de ce mot, sont-ils, selon nous, les vrais artisans des langues ; ce sont eux qui les font et défont incessamment. Cela est si vrai, que jamais grand poëte n’apparut, sans que la critique, gardienne du langage, ne se soit émue, et à bon droit. À peine Byron eut-il prononcé quelques mots, que les judicieux écrivains de l’Edinburgh Rewiew donnèrent l’alarme ; et, il faut le dire, ils eurent raison contre le jeune barde (raison, vous m’entendez, le temps que la critique peut avoir raison contre le génie, c’est-à-dire ce qu’il en faut pour que la voix publique l’absolve). L’abbé Morellet eut aussi très-souvent raison contre Atala, alors que M. de Chateaubriand, dans la première effervescence de son talent, prenait des licences de poëte avec la langue, que plus tard, orateur et publiciste, il a si religieusement respectée. Nous pourrions continuer et montrer M. de Lamartine, d’abord si rudement critiqué, et déjà amnistié plus qu’à demi. Que conclure de là ? Que tout attentat contre la langue est légitime ? Non, sans doute ; mais qu’étendre, assouplir, rajeunir le langage, est office de poëte ; que depuis un siècle ce travail s’est arrêté ; qu’il n’y a pas une de nos métaphores les plus triviales qui, à sa naissance, n’ait encouru l’indignation du purisme ; enfin, que le comble de l’habileté pour un critique n’est pas de signaler dans un livre nouveau ce qui est incorrect aujourd’hui, mais de discerner ce qui sera toujours incorrect de ce qui demain doit cesser de l’être.

« Ces réflexions, si elles ne sont pas tout à fait fausses, doivent nous rendre fort réservés dans l’appréciation des œuvres sorties bien évidemment, comme celle-ci, de main de poëte ; mais, en même temps, elles nous rappellent les devoirs de la critique. En effet, c’est à elle d’instruire le procès, au public de le juger. Nous pourrions, dans celui qui nous occupe, signaler quelques peccadilles sur lesquelles nous aurions facilement gain de cause. Mais à quoi bon ? Ce qu’il est utile de déférer au public, ce sont les torts volontaires, et qui paraissent découler d’un système. Notre jeune auteur, par exemple, en a un bien singulier : il se complait dans une certaine crudité d’expression, et s’abandonne (peut-être par suite de son amour pour nos vieux poëtes) à une sorte d’impudeur de langage qui, depuis Régnier, avait disparu de notre poésie. Le mot le plus âpre, dût-il choquer, est presque toujours le mot qu’il préfère. Cependant, il faut avouer que ces expressions fâcheuses blessent bien moins vues à leur place que détachées ; elles concourent jusqu’à un certain point à l’effet total. Il ne faut pas oublier que la muse de Joseph Delorme est la muse du désappointement, la muse de cette amère tristesse qui accompagne une vocation qui avorte, une existence manquée ; son langage est sans parure comme sa pensée sans illusion. Elle voit les choses dans leur nudité rebutante, et n’évite jamais le mot le plus poignant. On pourrait souhaiter qu’elle fût autre, et Joseph Delorme ne se l’est pas associée par choix, mais, telle qu’elle est, il l’affectionne, et il s’est attaché à elle comme le naufragé à la planche qui le soutient. Nous allons citer les vers qu’il lui adresse et où il la dépeint sans flatterie. On trouvera d’ailleurs dans ce morceau la plupart des qualités et des défauts qui sont habituels à sa manière.


Ma Muse.
Non, ma Muse n’est pas l’odalisque brillante…

(Suit une citation se terminant par ces vers :)

Elle chante parfois ; une toux déchirante
La prend dans sa chanson, pousse en sifflant un cri,
Et lance les graviers de son poumon meurtri,
Une pensée encor la soutient ; elle espère
Qu’avant elle bientôt s’en ira son vieux père.
C’est là ma Muse, à moi, etc.

« Quel lecteur ne regrettera pas avec nous que ce morceau, d’ailleurs si original, soit déparé par ces derniers vers ? Nous aurions pu passer au poëte de nous montrer sa Muse pauvre, triste, mal vêtue ; mais pulmonique !… Ah ! grâce ! les sens sont un juge bien moins indulgent que la raison.

« Quant à la facture proprement dite, les vers de Joseph Delorme n’offrent rien de particulier. Ils portent dans toute la partie technique le cachet de la nouvelle école, qui est au moins autant l’école de M. Victor Hugo que d’André Chénier ; césure mobile, richesse de rimes, épithètes chromatiques et numériques, mètres savants et variés, rien ne leur manque ; ils sont d’ailleurs, le genre admis, d’une sévérité de forme religieuse, Seulement ici, comme en tout, l’auteur pèche quelquefois par excès. On pourrait citer tel passage où l’abus de la césure mobile ramène presque la monotonie qu’elle était destinée à prévenir. Au nombre des innovations ou plutôt des rénovations de pure forme, il faut compter le Sonnet, que Joseph Delorme affectionne particulièrement. Il s’en trouve parmi les siens quelques-uns de très-agréables ; mais d’autres, qu’il a eu la fantaisie un peu puérile de calquer sur ceux du seizième siècle, reproduisent avec une fidélité bien malheureuse l’affectation de cette époque. Nous renvoyons le lecteur à celui qui commence ainsi :

Sur un front de quinze ans, les cheveux blonds d’Aline…

« En vérité, un jeu d’esprit si prolongé ne pouvait guère avoir, même au jugement de l’auteur, d’autre mérite que celui d’un pastiche, Cela nous mènera à une dernière observation.

« Malgré tout ce que ce Recueil contient de poésie vraie et profondément sentie, il n’est pourtant pas tout à fait exempt du péché originel de l’école actuelle, nous voulons parler de l’amour futile qu’elle a pour la difficulté vaincue. Sans doute il est méritoire de soigner la forme ; sans doute l’alexandrin à césure mobile appelle une rime plus sévère ; et, comme le dit quelque part M. Delorme, tout en abordant le vrai sans scrupule et sans fausse honte, il est bon de poser aux limites de l’art une sauvegarde incorruptible contre le prosaïsme et le trivial. Mais est-il également nécessaire de faire ainsi laborieusement des copies des vieux maîtres ? de s’imposer de vaines difficultés de mots, de sons, de mesures ? de ressusciter d’anciens mètres dont la difficulté n’ajoute presque rien à l’agrément ? Vous vous moquez amèrement de l’abbé Delille ; mais êtes-vous bien sûr que, dans quelques-unes de ces babioles et de ces tours de force où vous vous complaisez, il y ait un sentiment beaucoup plus juste de l’art que dans la description du fric-trac, des dés et du cornet ? Ce sont pures difficultés vaincues des deux parts, pure marqueterie sans idée, Ce n’est pas assez pour qui peut mieux faire. De tels jeux, croyez-moi, risquent de gâter la main au lieu de l’exercer : il ne faut jamais badiner avec le faux.

« C. M. »


On fait plus qu’entrevoir par ces articles de M. Magnin que le Recueil de Joseph Delorme avait eu l’honneur de diviser, jusqu’à un certain point, les rédacteurs du Globe ; il y avait eu une sorte de petite scission : d’une part, MM. Pierre Leroux, Jouffroy, Lerminier, Magnin, plus favorables, et de l’autre, un peu moins favorables (mais bien indulgents encore), MM. Dubois, Vitet, Duchâtel, Desclozeaux, de Rémusat, Duvergier de Hauranne. C’est l’un de ces derniers qui fit insérer, dans Le Globe du 15 avril, une lettre adressée au Rédacteur, et signée un de vos Abonnés, dans laquelle était discuté et en partie réfuté le système pittoresque, un peu trop réaliste, de Delorme. J’ai moi-même donné gain de cause au bienveillant contradicteur par une note qu’on a pu lire, ajoutée à la XVe Pensée. Ce contradicteur était, je le crois bien, M. Duvergier de Hauranne, de tout temps très-preste à relever le gant, et qui portait alors dans les sujets littéraires le même esprit de surveillance piquante qu’il a depuis appliqué aux matières politiques. Il y avait eu, d’ailleurs, des mots assez vifs qui avaient couru dans les salons, au sujet de Joseph Delorme. La duchesse de Broglie avait daigné trouver (et rien de plus naturel à son point de vue) que c’était immoral ; M. Guizot, que je n’avais pas encore l’honneur de connaître, avait dit, par un de ces mots qui résument d’un trait et circulent aisément, que c’était un Werther jacobin et carabin. Le mot n’était juste qu’à demi ; Joseph Delorme n’aurait jamais été qu’un girondin. Je mettrai fin moi-même à ces souvenirs de jeunesse dans lesquels je m’aperçois que j’abonde un peu trop, par une lettre tout amicale que je reçus alors de M. Jouffroy, et qui m’est douce autant qu’honorable ; on y trouve un cachet de bonté qui se joignait à la supériorité chez cet homme excellent :


« 2 avril 1829.

« Je vous remercie de tout mon cœur, mon cher ami, et de votre charmant volume et du plaisir qu’il m’a donné. Je sympathise profondément avec tous les sentiments que vous avez chantés, et j’en ai été si fortement saisi, que j’ai lu tout d’un trait la Préface, les Vers et les Pensées. Ne doutez pas de vous-même, je vous en conjure ; vous êtes poëte par le cœur, vraiment poëte ; et vous ne l’êtes pas moins par l’imagination. Votre style étincelle de beautés vives et naturelles qui relèvent les choses les plus communes et rajeunissent les plus fanées. Vous donnez du corps à toutes choses et mettez bien sous les yeux ce que vous voulez peindre. Il y a surtout dans votre poésie une émotion vraie et profonde qui va au cœur et fait qu’on s’intéresse aux sentiments que vous décrivez, comme aux joies et aux douleurs d’un ami, Les vers ne sont pas pour vous un métier, mais une manière plus expansive de sentir. Voilà ce qui donne à votre Recueil un charme qui lui est propre et qui me forcera bien souvent d’y revenir et de le relire. Quant à la forme, nous ne différons que par quelques caprices de goût et d’oreille qui ne touchent qu’à un petit nombre d’images et de coupes. J’admets de bon cœur et la complexité de votre phrase poëtique et toute votre théorie des enjambements. Non-seulement je l’admets, mais j’y trouve beaucoup de charme. Seulement dans l’application, il y a tel de vos enjambements qui me choque, et telle de vos phrases dont la complexité embrouille le sens et ne le laisse pas arriver du premier coup à mon esprit. Dans ces cas particuliers, mon oreille ne sent pas comme la vôtre : il en est de même des images. Je n’ai point d’objection générale contre votre manière de peindre ; au contraire elle me paraît vraie, neuve et poétique ; mais j’en ai dans le détail contre quelques traits de votre peinture : un œil noir dans un lit, des bras nus qui sont froissés et dévorés à plaisir, des cheveux dans lesquels on se baigne, une épaule nacrée, etc., sont des images qui me blessent et me blesseront tant que je vivrai. Ici encore, mon goût ne sent pas comme le vôtre. Le mien serait en général plus sobre et moins prodigue d’images ; il craindrait de fatiguer et d’éblouir l’imagination et voudrait laisser l’âme sentir davantage. J’adore la simplicité et la réserve, et c’est pourquoi la plus sobrement écrite de toutes les pièces de votre Recueil : Toujours je la connus pensive et sérieuse. est celle que j’aime le mieux. Plus que vous aussi, je craindrais les longues allégories, comme le Suicide et l’Enfant rêveur, dont le fil finit par échapper, tant le labyrinthe du symbole est compliqué ! Enfin j’ajouterai, pour vider mon sac, qu’il est des locutions que je ne puis admettre, comme par exemple : tout marchant, il faisait soir, et quelques autres ; mais elles sont en petit nombre et généralement votre style est très-pur. Voilà toutes mes critiques, sans aucune réticence, pauvres critiques qui ne tombent que sur le détail et qui ne touchent pas au fond qui, je vous le répète, est profondément vrai et poétique. On m’a aidé à me reconnaître dans une des pièces du volume. S’il n’y a pas erreur, je suis fier et honteux de ce que vous dites ; mais je ne puis en vouloir aux illusions de votre amitié, parce qu’elles la prouvent et qu’elle m’est chère.

« Adieu, tout à vous,
« Th. Jouffroy. »


Il ne me reste plus, pour clore cette série de jugements critiques, qu’à ajouter deux ou trois mots qui me semblent assez vrais, quoique dits par moi sur moi-même :

« Ce que j’ai voulu dans Joseph Delorme, ç’a été d’introduire dans la poésie française un exemple d’une certaine naïveté souffrante et douloureuse. » —

« Je ne m’exagère pas la valeur de Joseph Delorme : ç’a été au moins le Potterley de la poésie (Potterley était un jeune peintre coloriste, mort de bonne heure, un peu anglais de goût et d’origine.) » —

« Je reviens du Salon de 1857 ; je viens d’y voir des paysages charmants et naturels. Il y a trente ans tout à l’heure que j’essayais dans la poésie de Joseph Delorme d’introduire quelques-uns de ces traits de nature et d’observation, dont je vois aujourd’hui le triomphe et l’accomplissement facile dans les tableaux des Rousseau, des Corot, des Cabat, des Flers, D’Aubigny, Français, Edmond Hédouin, Lambinet, etc. — De courtes et vives élégies dans des coins de nature. »


Enfin, à propos de Joseph Delorme et de la pièce capitale des Rayons jaunes qui est à prendre ou à laisser, mais qui exprime et résume le genre même, il a été dit encore (et ceci n’est plus de moi) :


« Il y a poésie là-dedans plus que dans toute autre publication rimée de ce temps. J’ai connu une femme qui était belle, mais dont l’haleine sentait toujours la fièvre d’une nuit agitée : voilà la poésie de ce M. Delorme. Ce n’est pas sain, mais c’est pénétrant. »


— Il est bien entendu que tous ces jugements et témoignages des anciens amis ne s’appliquent qu’au Joseph Delorme primitif, qui se termine à la page 172 de ce volume.



  1. Probablement la XIVe Pensée, qui était à l’adresse directe du Globe.