Sueur de Sang/Spectres inutiles

Georges Crès (p. 287-295).

XXVII

SPECTRES INUTILES


Il semblait que la mort elle-même eût pris en dégoût ces pauvres diables qui n’espéraient plus la fin de leurs tourments. On a beau être jeune, le métier de spectre, à la longue, est insoutenable, surtout quand on n’y fut préparé par aucun apprentissage de cauchemar, et l’éducation de cette masse d’adolescents extirpés de leurs familles, laissait, à ce point de vue, tout à désirer.

Ils étaient pourtant le meilleur de la société française, en ce temps-là, et ils avaient fait, en somme, généreusement, ce qu’ils pensaient être leur devoir. Quelques-uns y laissèrent leur peau, bien qu’ils l’estimassent fort précieuse. Beaucoup revinrent éclopés, fourbus, délabrés sans rémission, qui ne sortiront jamais de l’état de convalescence. Mais la plupart des survivants rapportèrent une âme infiniment lasse pour engendrer une consécutive génération privée d’enthousiasme.

Je doute fort que les vélocipédistes ou les manilleurs actuels se déterminassent aussi volontiers que leurs pères aux aventures dangereuses, aux fredaines parfois héroïques dont la guerre franco-prussienne offrit l’occasion. C’était alors, j’en ai peur, le geste suprême et dernier d’une France ancienne qui entrait dans son agonie.

Ils étaient venus de loin, les braves garçons que je vis peiner et combattre en cet hiver noir. Je parle d’un corps spécial qui se recruta surtout dans le Midi. Il y avait des Toulousains, des Marseillais, des Périgourdins et des Gascons, enfants de la vieille bourgeoisie provinciale et traditionnelle, assez proprement élevés par conséquent, et qui parurent, en général, beaucoup plus solides que les autres guerriers improvisés dans les départements du Centre ou du Nord.

Le grand Capitaine qui eût pu tirer parti de cette force ne se présenta jamais et les malheureux, saturés, dès leur tendre enfance, de Victoires et de Conquêtes, furent contraints de se résigner à la déroute perpétuelle en pleine patrie. Les moins invincibles trouvèrent cela terriblement dur.

Un dimanche soir, 4 décembre, — cette date ne sera point oubliée, — on était venu leur apprendre que l’armée française dont ils se croyaient soutenus avait repassé la Loire, que les Prussiens marchaient sur Orléans et qu’ils étaient absolument seuls au milieu des bois.

Il avait donc fallu tourner le dos à Paris qui se délivrerait lui-même comme il pourrait, devenir pareils à des fluides pour se glisser entre les lignes ennemies et marcher trente heures dans un froid polaire capable de cristalliser jusqu’à la bave du grand-duc de Mecklembourg. Première étape de vingt-sept lieues.

La chasse avait duré huit jours et autant de nuits, pendant lesquels on avait dû s’habituer à la privation de sommeil et de nourriture. Arrivés enfin comme des épaves à Châteauroux, après maints circuits, détours et contre-détours pouvant équivaloir à une notable partie de la distance qui nous sépare de la lune, il avait paru nécessaire à quelques personnages éminentissimes et superfins d’empiler ce calamiteux bétail dans des trains cataleptiques dont la lenteur eût exaspéré le cocher des morts.

Châteauroux, Saint-Sulpice-Laurière, Poitiers, Niort, Angers et le Mans, tel avait été l’itinéraire d’un voyage de soixante-douze heures dans des fourgons, dans des wagons de guignon dont toutes les vitres étaient brisées, par une température de 18 à 23 degrés au-dessous du gel.

Immédiatement après cet essai de pétrification des défenseurs de la patrie, reprise des promenades militaires, à travers le département de la Sarthe. Escarmouches ridicules, reconnaissances multipliées d’on ne savait quoi, nuits de grand’garde, cieux implacables, famine atroce et certitude acquise désormais que tout cela était parfaitement inutile. Combien de temps encore ? Ô Seigneur !

Il y eut des cas de folie furieuse. À force de donner leur vie par lambeaux dans l’espoir toujours déçu de quelque occasion de mourir honorablement d’un seul coup, quelques-uns en vinrent à se persuader que leurs compagnons d’agonie étaient des Prussiens. Il arriva même que deux ou trois hommes furent assez gravement blessés par ces furieux lamentables qu’on dut enfermer, et cet effroyable délire, un instant, parut contagieux.

Il y eut des tempêtes, des cyclones de désespoir qui renversaient tout. Il y eut enfin des suicides !

On avait été tellement trompé par les hommes et par les choses, on était si fatigué, on souffrait tant d’avoir toujours froid et de ne jamais manger, que la démarcation précise du réel finissait par s’abolir.

On avait, de temps en temps, il est vrai, comme l’impression d’une accalmie pendant le déluge, tout le monde cherchant tout le monde, et des disparus demandant à des isolés de les renseigner sur des introuvables…

Trois mois d’une pareille existence avaient suffi pour faire de cette jeunesse amoureuse du sacrifice, une ribambelle de tardigrades fantômes qu’on faisait semblant d’utiliser comme éclaireurs, et que les campagnards inquiets voyaient apparaître sur tous les chemins.

Charriés par tous les courants de la débâcle, portés çà et là sur le dos des flots qui montaient ou qui descendaient des champs de bataille, sans obtenir une seule fois qu’on les alignât à leur tour, ils ressemblèrent à des trépassés en pèlerinage qui ne sauraient plus retrouver leurs tombes.

Ils ne savaient pas de combien d’affaires ils avaient été, de la sorte, les anxieux témoins, et quand tout espoir de vaincre eut été perdu, ils se résignèrent à ne plus souffrir autrement que comme des bestiaux sans écurie et sans pâturage.

Mais auparavant, ils avaient eu, parfois, à rugir et à sangloter de ce rôle monstrueux de comparses des immolations. Un jour, entre autres, il leur avait fallu assister au complet massacre d’une compagnie d’infanterie de marine abandonnée sur un point stratégique où le général en chef aurait dû concentrer ses meilleures forces. Ils avaient vu soixante hommes tenir tête à soixante canons et à dix mille Bavarois, pendant trois heures et demie, en chantant des refrains de mer.

Les soixante hommes étaient tous tombés devant eux jusqu’au dernier qui se trouva précisément le capitaine, et ces jeunes gens suffoqués d’admiration et d’ignominie faillirent tuer leur commandant qui pleurait lui-même d’être forcé de les retenir.

Ils se souvenaient aussi, — et cela ressemblait à ces choses de feu et de vent divin qu’on lit dans les Écritures, — ils se souvenaient d’avoir vu passer, à Beaune-la-Rolande, un cuirassier qui, ayant été, en chargeant, décapité par le canon, continuait un instant sa charge sur l’invisible, le sabre toujours à la main et le corps emporté dans le galop furieux de son cheval, pendant que la tête casquée roulait à leurs pieds…

Plusieurs avaient gardé de cette vision d’Apocalypse comme une estampille de la démence.

Ah ! ils les avaient vus de près, les Prussiens ! Ils avaient, pour ainsi dire, campé sous l’arbre de mort qui portait ces fruits savoureux, avec l’éternelle défense imbécile d’y toucher.

Il ne leur fut pas même donné de combattre à ce déplorable Tertre Rouge dont la prise décida du sort de la guerre et qui fut confié, par un aveuglement surnaturel, aux asphyxiés du camp de Conlie.

Ils reçurent, selon l’usage, l’ordre de se replier, au moment précis où il y aurait eu quelque chose à faire, après un mortel planton de douze heures dans la neige, le long des haies.

Défense avait été faite d’allumer aucun feu, de griller seulement une cigarette et de tirer un pauvre coup de fusil. Le jour étant venu, le terrible jour du 11 janvier, les Allemands furent aperçus à soixante mètres, immobiles, silencieux et gelés eux-mêmes, ayant aussi la consigne de ne pas attaquer encore.

Les deux grand’gardes, qui n’avaient peut-être plus que quelques instants à vivre, éclatèrent alors d’un rire douloureux autant qu’une crise de sanglots, et se battirent, comme des enfants, à coups de boules de neige…

La France était bien vaincue, mais non pas tout à fait soumise, et les inutiles spectres allaient, sans trêve, dans un songe de folie et de douleur.

Il leur fallut errer encore deux semaines, toujours glacés, toujours affamés, toujours dormant sur leurs pieds et désespérés de si bêtement souffrir.

Il y avait dans cette troupe un infortuné garçon, un séminariste de vingt ans qui s’était engagé volontairement avec trois cents cierges dans le cœur. Celui-là avait rêvé de jouer les Judas Machabées et ses camarades lui certifiaient qu’il serait machabée tout court. Ce qui arriva effectivement.

Sa campagne militaire fut la déception la plus cruelle et je me mépriserais d’oublier sa mort.

Étant très faible, ainsi que la plupart des adolescents travaillés d’héroïsme, les fatigues étonnantes qui lui furent octroyées sans compensation l’accablèrent plus que tous les autres. C’était pitié de le voir marcher comme un somnambule, roulant avec son fusil dans la neige, tous les cent pas, et, réveillé par cette chute, se relevant avec des râles, en éjaculant une invocation.

Bientôt atteint de phtisie, sa toux continuelle devint la fanfare de ce bataillon fantastique. Deux ou trois fois des apitoyés entreprirent de le porter. Mais c’était vraiment trop lugubre, les porteurs eux-mêmes ayant l’air d’avoir besoin qu’on les enterrât. Il fallut y renoncer.

Pas moyen de lui parler d’ambulance ou d’hôpital. Il avait cette idée fixe de mourir les armes à la main.

Un jour, déterminé à finir en soldat, il se précipita, baïonnette au vent, sur un groupe de Prussiens lassés aussi, très certainement, et qui regardaient passer leurs pitoyables vaincus sans démonstrations hostiles, comme ils auraient regardé un convoi funèbre.

Car ces choses se sont vues. On en avait tellement assez, de part et d’autre, qu’on finissait par ne plus se battre quand on se rencontrait en petit nombre.

L’un de ces Prussiens, que je vois toujours, un grand diable rouge au regard mélancolique, écarta tranquillement le fusil dont cet enfant menaçait sa peau et l’enserrant d’un de ses bras, lui mit dans la bouche le goulot d’un bidon plein d’eau-de-vie.

L’agonisant but avec avidité quelques gorgées et l’ennemi, très doucement, le laissa partir. Tel fut le résultat de sa dernière crise de bravoure.

Trois jours plus tard, il râlait. Par bonheur, on arrivait dans un village dont j’ai oublié le nom, village, il est vrai, rempli déjà d’un nombre infini de loqueteux et de claquedents.

On parvint à lui trouver une place pour s’étendre. Et cette place merveilleuse, que lui réservait le plus incroyable destin, fut dans l’église, au pied d’un autel naïf consacré à Notre-Dame des Sept-Douleurs. Puis comme il fallait probablement un contrepoids à l’extraordinaire affliction de ce cœur candide, il se rencontra qu’une petite flamme rose, oubliée, je ne sais comment, continua de briller à côté de lui jusqu’après son dernier soupir, et qu’il put, au milieu de son agonie, se rappeler la douce histoire, — apprise naguère dans son école sacerdotale, — de ce Pape des Catacombes qui, attendant l’heure du martyre, écrivait, d’une main tranquille, les observances relatives à la Lampe du Sanctuaire…

Les plus mécréants de ses camarades avouèrent entre eux, le lendemain, que celui-là, décidément, avait eu la meilleure part.