Sueur de Sang/Humiliation d’un Sublime

Georges Crès (p. 267-275).

XXV

HUMILIATION D’UN SUBLIME


Mais regarde donc ton jeu, bougre d’âne, t’as la Révolution dedans ; quinte mangeuse portant son point, dans l’herbe à la vache ; quinze et cinq, vingt ; trois borgnes, vingt-trois ; trois bœufs, vingt-six ; tierce major dans les vitriers, vingt-neuf ; trois colombes, quatre-vingt-douze ; et joue An un de la République, quatre-vingt-treize. Mon pauvre Auguste, t’es passé au gabarit. C’est-y toi, cette fois, qui paiera la tournée de vitriol ?

— Caporal Tronche ! appela la voix impérieuse de l’adjudant qui apparut au seuil du poste.

L’un des joueurs mit ses cartes sur la table et se leva aussitôt.

— Arrive un peu, dit le survenant qui l’entraîna, j’ai à te parler. Tu vois ce cochon, n’est-ce pas ? — Il lui montrait un gros fantassin de Bavière, immobile au milieu de la route et gardé comme un trésor par deux volontaires armés jusqu’aux dents. — Eh bien, on l’a ramassé, il y a huit jours, dans la forêt, du côté d’Ingrannes, à moitié crevé. Il paraît que c’est un paysan dont il essayait de prendre la femme qui l’a arrangé comme ça, à grands coups de serpe dans la figure. Mais ces animaux ont la vie dure. On l’a recollé à l’ambulance, et maintenant il est aussi solide qu’avant cette petite leçon de politesse. Tu vas prendre un homme avec toi et vous me le conduirez à Loury, où le général en fera ce qu’il voudra. Le bataillon n’a pas besoin de ce subsistant. On t’a désigné pour cette corvée, parce que tu as de la poigne et de la jugeotte quand tu n’es pas soûl. Le bougre a déjà essayé de filer et le commandant croit qu’il a ses raisons pour ça. Ainsi donc, ouvre l’œil et si ton prisonnier fait le malin, tu m’entends…

— Suffit ! mon lieutenant, on livrera le bijou franco et à domicile. Ce n’est pas encore ce gros rapiécé qui se paiera ma fiole, je vous en réponds.

L’aspect du captif justifiait amplement cette sollicitude. C’était une espèce de géant, un de ces colosses de chair comme l’Allemagne en a tant versé sur la France, une brute magnifique dont la charogne, semblait-il, eût fertilisé tout un arpent.

La correction maritale et zélotypique dont avait parlé l’adjudant était écrite en caractères horribles sur sa face tuméfiée, purulente, quadrillée de sparadrap. Le nez avait été emporté, toutes les dents supérieures brisées par un coup superbe du hachoir qui avait élargi la gueule jusqu’aux deux oreilles et l’ensemble faisait penser au billot sanguinolent d’un charcutier.

On était forcé de supposer une intention précise de ne frapper cet homme qu’au visage et on s’étonnait que sur tant de coups d’une arme si redoutable, aucun n’eût été mortel. Il est vrai que le hausse-col bosselé démontrait que le sécateur avait dû s’égarer dangereusement deux ou trois fois, — car le personnage ainsi tailladé n’était rien moins qu’un prestantissime officier du 75e régiment, division de Schimmelmann.

La mission ne déplaisait pas à cette excellente fripouille de caporal Tronche, ajusteur-mécanicien des Amandiers de Ménilmontant, renommé pour la vigueur de ses abatis et généralement connu parmi les Sublimes et les Fils de Dieu sous le sobriquet de Casse-Litron.

Avant la guerre, avant les complications excessives et indébrouillables qui l’avaient déraciné de son Paris pour le jeter aux francs-tireurs du Loiret, il avait connu la gloire.

De la porte Montempoivre à la rue du Pot-au-Lait et du Pont-de-Flandre au Point-du-Jour, il fut célèbre.

Il n’y en avait pas un autre pour faire aussi bien que lui le signe de croix des pochards. Sur la tête il prononçait Montpernasse ; sur l’épaule droite, Ménilmonte ; sur la gauche, la Courtille ; sur le ventre, Bagnolet, et sur le creux de l’estomac, trois fois Lapin sauté. Les quatre premières invocations exprimaient la béatitude, les trois coups du Lapin sauté s’accentuaient vigoureusement. Il fallait que le thorax résonnât avec puissance. Prouesse qui fut consignée dans les fastes épiphaniques de Denis Poulot.

Orateur considérable dans les réunions publiques, il avait certainement décrété plus de vingt mille lois d’urgence manifeste. Chaque soir, il reconstituait la Pologne à la Mine à poivre, assommoir fameux de Ménilmontant, et n’hésitait pas à créer un grand État Scandinave pour museler le despote moscovite à la Machine à soûler ou à la Tête de cochon.

Depuis longtemps, il avait fait de l’Allemagne entière une vaste république et groupé sous un vocable fraternel toutes les provinces danubiennes. Enfin il avait judicieusement expédié les musulmans à la Mecque et le Pape à Jérusalem. Quant à l’Angleterre, on savait très bien qu’elle ne l’épouvantait pas.

Bel homme, d’ailleurs, trop aimé des femmes, disait-on, il travaillait surtout devant le comptoir. Il avait sur son livret toutes les signatures des grandes maisons de Paris, faisant au plus trois journées de travail par semaine et deux ou trois patrons par mois. En un mot, c’était un de ces redoutables crâneurs engendrés pour le désespoir des industriels.

Devenu soldat en province, contre toute prévision et mis en contact avec de vrais hommes élevés dans une ignorance invincible de ses exploits antérieurs, tenu en main par un chef solide qu’il n’y avait pas moyen d’épater, il s’était résigné très vite, mais non sans douleur, à « éteindre son fourneau », comme il le disait lui-même, et passait avec raison pour un excellent troupier.

L’occasion du prisonnier Bavarois fit renaître en lui quelque chose. La perspective d’une longue promenade sous bois pendant laquelle il pourrait expliquer à ce barbare la supériorité de la France l’enflamma et, presque aussitôt, fut entamé le dialogue remarquable dont voici les principaux traits :

— C’est un effet de mirage de voir ta binette, mon gros Prussien ! commença-t-il. Il paraît que ça ne t’a guère profité de faire le galant avec nos dames. Enfin, je ne veux pas t’embêter pour ça. Tu es assez puni et je respecte le courage malheureux comme doit le faire tout bon Français. Seulement, tu es mon prisonnier et je réponds de ta poire. Il ne faut pas me pisser à l’anglaise. Ça, mon petit père, je ne te le conseille pas. C’est moi que je me nomme Isidore Tronche, dit Casse-Litron, mécanicien de mon état et avantageusement connu dans la capitale. Mais on ne parle pas des célébrités dans votre sale Berlingot ?

— Ché né suis bas Brussien, mennessier, répondit le prisonnier, ché suis Paffarois ti Munnchène.

— Bavarois ou Prussien, c’est kif-kif et je m’en bats la paupière avec une petite patte d’anguille. Si tu n’es pas Prussien, alors qu’est-ce que tu viens foutre chez nous ? C’est-y donc que vous êtes des chiens en Allemagne pour qu’on vous fasse marcher à coups de pied dans le derrière ? Ah ! malheur de malheur ! c’est pas du sang que vous avez dans les veines !

— La Bolidigue, c’est pien tivissile ! Fus affez raison. Mauffaise kerre, pien mauffaisse ! Naboléïon et Pissemarck, gou goubé et mis tetans la marmide !

— Ah ! la bonne heure ! tu es un frère, toi. Je l’ai toujours dit, il n’y aurait que de s’entendre contre les rois et les aristos, au lieu de se manger le nez et de se casser la gueule tout le temps comme des propres-à-rien. Si j’étais de vous autres, j’enverrais dinguer toute la sacrée boutique et je dirais à Guillaume et à Bismarck : « Si vous avez besoin d’argent, faites comme moi, feignants, travaillez. » Je ne sais pas où vous en êtes là-bas, dans votre pays de pommes de terre, mais, voyez-vous, tant qu’il y aura des mouches à viande sur le travailleur, tant qu’il n’y aura pas la liberté de la presse, le droit de réunion, le droit au travail, l’égalité des salaires, le partage des bénéfices, la suppression du militarisme, la fraternité des peuples, l’abolition des privilèges, etc., et le divorce par-dessus le marché, nous serons sur un volcan et le peuple crèvera de misère…

Casse-Litron commençait à s’emballer. Il avait même changé son fusil d’épaule, pour gesticuler plus noblement.

Le géant, fort tranquille, paraissait l’écouter avec attention en marchant d’un pas automatique, ses deux poings énormes collés à ses cuisses de Polyphème.

Quant au troisième personnage, l’autre estafier choisi pour l’escorte du Bavarois, c’était un paysan peu accessible sans doute à l’éloquence de la tribune. Les paroles de l’orateur avaient l’air de couler sur lui comme la rosée sur les soies d’un marcassin et il allait en silence, regardant mourir les dernières feuilles.

On s’enfonçait dans une partie du bois très couverte et le grand calme du soir n’était troublé que par la présence de ces voyageurs.

— Ché fus rémercie, gaboral, nus ne safons bas tutes ces pelles chausses, en Paffière, dit encore le prisonnier. Mais ché né gombrends bas tutes fos mottes. Fulez-fus m’exbliguer pien chiste ?

Si l’ancien sublime, devenu, je le répète, un très bon soldat, n’avait pas été, dans la circonstance, totalement obstrué par les vessies d’autrefois, il eût sans doute remarqué, depuis un instant, l’expressive mobilité des yeux du colosse qui paraissait étudier avec un extrême soin les moindres broussailles. Peut-être aussi se fût-il étonné du silence très particulier de ce lieu, silence trop complet pour n’être pas inquiétant.

Ravi tout au contraire de la déférence de son Bavarois et transporté jusqu’au ciel postiche des Fils de Dieu par l’imbécile espoir d’un prosélytisme humanitaire, il continua l’évacuation.

Le pauvre diable ne continua pas longtemps. Un énorme coup de poing capable d’assommer trois veaux et qui dut lui rappeler le marteau-pilon de ses usines, l’envoya rouler par terre en même temps que son camarade, aussi rudement accommodé que lui-même.

Le Bavarois avait pris son temps et, profitant d’une seconde où l’escorte inavisée de son dessein était avec sa propre personne en alignement parfait, il avait lancé soudain ses deux formidables bras. Au même instant, il disparaissait avec une agilité surprenante.

Le malheureux caporal, instantanément dessoûlé de son bavardage, se releva presque aussitôt, écumant de rage et, suivi de son soldat non moins excité, s’élança dans la direction probable. En courant, ils déchargèrent même leurs fusils.

Au bout d’une demi-heure, pourtant, exténués, brisés, n’en pouvant plus de leur course vaine, la nuit noire étant, d’ailleurs, tout à fait venue, ils se virent contraints de s’avouer à eux-mêmes leur impuissance et leur sottise.

Mais la responsabilité pesait tout entière sur le caporal et le pauvre sublime dut rentrer au camp, la crête fort basse, réduit, pour échapper aux rigueurs martiales, à la désolante ressource d’exhiber son mufle contusionné.

Telle fut l’humiliation première et dernière d’un des plus notoires coryphées du Sublimisme.

Isidore Tronche se fit éventrer magnifiquement, aux environs de Beaugency, quinze jours plus tard.