Sueur de Sang/Bismarck chez Louis XIV

Georges Crès (p. 183-193).

XVIII

BISMARCK CHEZ LOUIS XIV


Durant la bataille, on sentit une forte odeur d’oignons rôtis. Je m’aperçus que cette odeur venait de Bazeilles. C’étaient probablement les paysans français que nos Bavarois brûlaient dans leurs maisons.

Le comte de Bismarck à Sedan. — Témoignages de Moritz Busch.

Cérès a bien mérité du genre humain en lui enseignant à conduire la charrue. J’ai bien mérité des Allemands, en leur enseignant l’art de griller les huîtres.

Idem.

Bismarck aimait qu’on lui jouât au piano des fantaisies douces.

Ibidem.


L’hôtel de Mme la comtesse de Jessé occupé, du 6 octobre au 5 mars, par le Chancelier d’Allemagne, était situé dans la rue de Provence, l’une des plus silencieuses du calme Versailles.

Cet hôtel qui portait le numéro Quatorze, ainsi qu’il convenait à une maison de la ville du grand Roi où devait s’accomplir l’un des événements les plus considérables du siècle, se trouvait à droite, en arrivant de l’avenue de Saint-Cloud, séparé des maisons voisines par un assez grand intervalle. En retrait de quelques pas sur l’alignement, il avait une terrasse avec balcon et grille. Entrée principale, une vaste porte cochère. À côté une plus petite, au-dessus de laquelle on vit flotter, pendant les derniers mois, un drapeau rouge et blanc. Enfin, à droite, un superbe sapin ombrageait le bâtiment.

C’était, en somme, une de ces villas quelconques à jalousies blanches et toiturées en ardoise, avec perron, salle de billard, piano et jardin d’hiver muni d’un jet d’eau, comme il en fallait aux fiers conquérants pour se persuader qu’ils avaient atteint la magnificence des plus hauts satrapes.

Les produits les moins tolérables de la galvanoplastie, du stucage, de la vitrerie et du sous-pastiche industriel leur paraissaient autant de merveilles de cette Babylone assiégée dont le faste inique appelait le feu des cieux. On en a vu qui se liquéfiaient d’admiration devant une boule d’escalier ou un miroir sphérique de jardin bourgeois.

Cette maison entretenue avec soin, pendant cinq mois, dans une saleté toute germanique, était donc habitée par Son Excellence et par les cigares de Son Excellence dont les innombrables caisses, envoyées de Brême, s’empilèrent ; par l’affable comte de Bismarck-Bohlen qui trouvait son oncle trop doux pour la France ; par le conseiller intime de légation Abeken, chantre des muses, helléniste gâteux et inoffensif, utilisable surtout en qualité de bouffon ; enfin par le sinistre docteur Moritz Busch, secrétaire particulier du « Créateur de l’Empire Allemand » et minuscule pédant saxon dévolu aux plus sales confidences.

Le Ministère des Affaires Étrangères Mobilisé ne pouvant être logé tout entier dans la même étable, le reste du troupeau avait été réparti çà et là dans le voisinage. Mais la crotte extérieure n’en était pas moins apportée tous les jours par lui, sans parler du notable supplément d’ordures déterminé par des visiteurs sans nombre et quelquefois par les plus illustres princes.

Lorsqu’enfin le grand homme qui venait de saigner la France de cinq milliards s’en alla, il offrit au jardinier quarante francs pour les réparations et le nettoyage…

À la vue de cette demeure d’apparence lacédémonienne, il était difficile de ne pas songer aux pillages, aux réquisitions forcées, aux wagons entiers remplis de meubles précieux expédiés en Allemagne, et de ne pas admirer en même temps le méticuleux comédien qui se cachait obstinément sous le masque de rude franchise militaire du Chancelier.

Il fut souvent parlé de le faire déménager et de mettre à sa disposition une maison plus élégante et plus vaste. Versailles était plein de colonels ou de majors installés en de somptueux hôtels qu’il fallut, il est vrai, décrotter après leur départ et désinfecter avec des acides puissants.

Mais il refusa constamment d’imiter ces subalternes et voulut être, au moins en France, le prince Aristide.

C’est dans ce taudion, historique désormais, que furent signés les traités avec les États du Sud et la promotion du roi de Prusse à l’empire d’Allemagne ; plus tard, la capitulation de Paris et la fixation des préliminaires de paix.

On pourrait croire, dès lors, que des paroles d’une sagesse inouïe furent prononcées en ce lieu, que d’inégalables oracles s’y débitèrent. La vérité sainte attestée par le confident non suspect, Moritz Busch, très particulier secrétaire du Chancelier qui consignait, heure par heure, les moindres mots de son chef, la vérité pure et trop certaine, c’est que les murs de Mme de Jessé ne répercutèrent que des cochonneries ou d’épouvantables sottises.

Bonald, je crois, disait avec une simplicité renversante que le secret de gouverner les hommes consiste à vouloir toujours la même chose. Les Médiocres, par conséquent, y sont aptes aussi bien que les Supérieurs et le Chancelier prétendu de fer qui voulut toujours une Allemagne prussienne sous sa botte, sans jamais laisser entrevoir une idée quelconque au delà de cette conception de barbare, appartient sensiblement à la première de ces deux catégories.

L’orgueil national ne pouvant admettre que la France ait été vaincue par de simples brutes, on s’est trop facilement habitué chez nous à considérer en Bismarck un individu colossal, d’une ampleur de génie quasi surhumaine.

Le famulus de ce Polyphème a fort heureusement travaillé à détruire cette vaste blague. Oh ! bien innocemment, le pauvre homme ! Il est tout extase et bave d’amour. Il lui suffit que Bismarck soit Bismarck et qu’il humilie le « Gaulois ». Il a cru, de bonne foi, le glorifier dans ces Tisch Reden du « Luther politique », — ainsi qu’il le nomme, en son enthousiasme de jocrisse, — où sont transcrits servilement les lieux communs les plus ressassés de vieux potache universitaire et les calembredaines féroces que rotait, après dîner, le glorieux soudard.

Je ne sais si ce domestique funeste vit encore pour admirer le Faussaire et l’Assassin de plusieurs centaines de milliers d’hommes, qui s’est voué lui-même dernièrement à l’exécration de tous les peuples, mais son livre est assurément l’ex-voto le plus implacable que pourront un jour déposer les hoirs de sa défroque de bas serviteur sur la tombe ignoble du Chancelier.

Impossible de dénicher un semblant d’idée en vingt mille lignes. La seule chose vraiment originale qu’on y puisse découvrir, c’est la surprenante laideur d’âme du grand homme.

Il est incontestable que ce genre de laideur ne fut jamais rare, mais dans le cas de Bismarck, la mesure ordinaire est fort dépassée. Il y a en lui une combinaison de goinfre, de goujat et de sanguinaire cafard qui déconcerte.

— Si on me donne beaucoup de besogne, disait-il, il faut qu’on me nourrisse bien. Je ne puis conclure une paix convenable si l’on ne me donne à manger et à boire convenablement. Cela fait partie de mon métier.

Aveu tellement sincère que la mangeaille, en effet, revient à tout propos dans cette histoire. On n’entend parler chez cet homme que d’oies grasses, de pâtés, « de nobles saucisses », de gibier, de vins capiteux et de liqueurs fines. Toutes ces bonnes choses, naturellement, aussi peu payées que possible. « Souvent, dit l’auteur, avec désespoir, on ne sait plus où mettre ces paniers, ces bouteilles, ces tonneaux, etc. »

Le mastic est à ce point la constante préoccupation que les mots d’ordre eux-mêmes sont évocateurs de ripaille allemande. Exemple, 13 novembre : Fressbeutel (goinfre) — Berlin. La veille : Erbswurst (saucisse aux petits pois) — Paris.

Le Chef aimait les œufs durs, parce que ça fait boire, « mais il ne pouvait plus en manger que trois de suite. Autrefois, il pouvait en avaler onze ».

Néanmoins, grâce à Dieu, les gueuletons ne chôment pas. On en jouit d’autant mieux que les Parisiens sont en train de crever de faim.

L’essuyeur de plumes nous a fort heureusement conservé le menu du 23 décembre « afin, dit-il, de donner une idée de la manière dont la table de son patron était servie à Versailles » : Soupe à l’oignon — vin de Porto. Filet de sanglier, — bière de la compagnie de Tivoli. Ragoût braisé à l’irlandaise, dinde rôtie aux marrons — champagne et vins rouges à volonté. Enfin, dessert magnifique.

Le même jour, le général de Voigts-Rhetz ayant trouvé quelque résistance devant Tours, avait fait jeter des obus sur la ville, et ce fut en triturant la dinde que Bismarck exprima cette opinion magnanime :

— On a eu tort de cesser de tirer aussitôt que le drapeau blanc a été arboré, moi j’aurais continué à faire pleuvoir les obus sur ces gens-là, jusqu’à ce qu’ils m’eussent envoyé quatre cents otages.

Cet homme doux passait sa vie à déplorer qu’on ne fusillât pas tous les prisonniers au lieu de les nourrir, et n’arrivait pas à prendre son parti qu’après la bataille de Sedan on eût été assez bêtement généreux pour ne pas mettre l’armée française hors d’état de nuire, en l’anéantissant. Un massacre de Quatre-vingt-dix mille Fransquillons, en fumant d’excellents cigares, eût comblé ses vœux !

— Nous en viendrons, disait-il, avec une charmante bonhomie, à fusiller tous les habitants mâles.

À Trochu qui lui demandait un armistice pour enterrer ses morts, il fit répondre ceci :

— Les morts sont aussi bien hors de terre que dedans.

Jules Favre, à son tour, s’étant plaint qu’on tirait sur les malades et les aveugles… l’Institution des Aveugles, s’attira cette répartie d’une délicatesse vraiment prussienne :

— Je ne sais pas pourquoi les Parisiens se plaignent de cela. Ils font bien pis : ils tirent sur nos gens, des gens valides et bien portants.

Enfin, le même Jules Favre lui disant qu’on voyait encore sur les boulevards une foule de beaux enfants :

— Cela m’étonne, répondit-il. Vous ne les avez donc pas encore mangés ?

Ce trait d’esprit, d’un goût délicieux, n’eût pas déplu à sa vieille femelle, aujourd’hui pourrie, qui demandait qu’on brûlât les petits enfants.

Je vous dis qu’il y en a comme ça vingt mille lignes. Mais d’une idée sur quoi que ce soit, jamais l’ombre.

Vers les premiers jours de décembre, une grande femme vêtue de noir et strictement voilée se présenta chez le tout-puissant Ministre.

Elle avait sans doute obtenu la très rare faveur d’une audience, car elle fut introduite presque aussitôt, sans avoir eu à subir les outrageantes questions des huissiers ou du chef de poste.

Dès le seuil, elle faillit être suffoquée par l’odeur amalgamée du suint germanique, des cigares et de la cuisine. Se raidissant néanmoins avec énergie et relevant le bas de sa robe pour franchir les divers amas de fumier saxon ou poméranien, elle se laissa conduire.

La pièce où l’introduisit raidement le chef du cabinet, M. de Hatzfeld en personne, qui était venu la recevoir dans l’antichambre, était pleine de fumée et d’une température de magnanerie.

Deux bougies brûlaient sur la cheminée, fichées dans des bouteilles vides, chacune d’elles environnée d’un halo. Au milieu, sur un méchant guéridon, un broc contenant de la bière et quatre gobelets d’argent. Le reste du mobilier, triste et sale.

La visiteuse vit alors entrer un grand sauvage assez mal affublé d’une interminable capote verte à collet et à doublure jaunes, déboutonnée et laissant voir la chemise et les bretelles. C’était Bismarck.

Il s’approcha, l’invita à s’asseoir, en essayant un sourire aimable, et lui dit en français, irréprochable d’ailleurs :

— Madame, je vous prie d’abord d’excuser le peu d’élégance de cette maison. Nous sommes des soldats, vous le savez, et nous manquons de tout à Versailles.

L’étrangère, sans prononcer une parole, exprima d’un geste son indifférence profonde.

— Veuillez donc m’exposer l’objet de votre visite, continua le Prussien. J’ai le devoir et la volonté d’écouter avec attention une dame à qui Son Altesse le Prince Royal a daigné accorder un sauf-conduit. Nous sommes rudes, sans doute, mais « la politesse du cœur est une chose allemande que les Français ne connaissent pas ».

La dame, alors, se dressant, releva son voile…

Cinq minutes plus tard, le très redoutable Chancelier de la Confédération de l’Allemagne du Nord, sanglé maintenant, comme un cuirassier sous sa cuirasse, reconduisait, jusque dans la rue, en lui parlant, peut-être encore, de la politesse du cœur, sa Visiteuse inconnue plus soigneusement voilée qu’auparavant.

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Les quatre-vingts canons et les douze mortiers formidables destinés au bombardement dormaient toujours à Villacoublay, malgré l’impatience exprimée de cinq cent mille hommes, malgré la rage inexprimable de Bismarck lui-même, et il se disait ouvertement dans les deux armées, que certaines influences féminines très mystérieuses ajournaient, au delà de la Nativité de Jésus, l’accomplissement de ce terrible dessein.