Stendhal - Rome, Naples et Florence, I, 1927, éd. Martineau

STENDHAL

ROME
NAPLESETFLORENCE
Ah ! Monsieur, comment peut-on être Persan ?
Lettres Persanes.
I




PARIS
LE DIVAN
37, Rue Bonaparte, 37

MCMXXVII

PRÉFACE[1]


Un libraire de Londres m’a fait l’honneur de donner une seconde édition de cette brochure. Car en vérité ce n’est pas un livre. L’auteur n’a pas même relu la plupart des notes sur lesquelles fut imprimée la première édition. En ce temps-là j’avais en horreur l’affectation et j’étais bien résolu de ne pas mendier un succès littéraire à Paris auprès des journalistes. Je comptais ne jamais habiter cette capitale du monde qu’un mois tous les deux ans, pour voir les nouveautés dans les mœurs et au théâtre. Je pensais qu’on ne court la chance d’avoir quelque mérite qu’en étant soi-même, et que, pour réussir à Paris, il faut avant tout être comme les autres. J’avais en un mot toute la fierté d’un homme qui vient d’être heureux pendant six mois.

Dans cette troisième édition, je présente au public mon livre de notes à peu près complet ; en 1817, la prudence m’avait obligé à ne pas imprimer beaucoup de choses fort innocentes, et fort peu remarquables assurément, mais qui pouvaient nuire en Italie à des personnes qui m’étaient chères. Ces motifs n’existent plus. La société où l’on s’amuse, la société à la mode, change si fort en sept ans !

Quel intérêt peut présenter aujourd’hui un portrait de l’Italie telle qu’elle était en 1817 ? — C’est la réponse que j’ai faite aux personnes qui avaient la bonté de m’engager à donner une nouvelle édition. « Tous les voyageurs ne peignent que les choses de l’Italie, les monuments, les sites, les aspects sublimes qu’y présente la nature. Vous, m’a-t-on dit, vous esquissez tant bien que mal les mœurs des habitants, la société italienne, cet ensemble d’habitudes singulières d’amour, de volupté, de solitude, de franchise, etc., qui laisse encore quelquefois échapper des grands hommes, un Canova, un Rossini. Tandis qu’en Angleterre et en France, l’affectation indispensable pour le succès et la considération change tous les artistes en poupées. La plupart des voyageurs français qui vont à Rome pour jouir de la belle Italie et se donner une année de délices, en reviennent mourant d’ennui, sans avoir adressé la parole à trois femmes de la société, et le plus beau moment de leur voyage est celui de leur rentrée au café Tortoni. »

Je n’ai pas changé vingt lignes à ces notes telles qu’elles furent écrites en 1817. J’étais heureux alors, et je ne respecte rien au monde comme le bonheur. Je ne ferai point d’excuses au public de lui présenter un mauvais livre. Après les deux pages que je viens d’écrire, le lecteur le plus étranger à ma manière de sentir doit savoir à quoi s’en tenir. Si ce livre ennuie, on ne le lira pas ; on voit bien que c’est comme s’il n’existait pas. Il y aurait tromperie, si j’avais des amis parmi les gens de lettres qui disposent des journaux. Mais jamais l’on ne m’a fait le plus petit article. Le libraire qui vend un volume intitulé l’Amour m’écrit la lettre suivante, que je reçois comme je corrige l’épreuve de cette page :

Paris, 3 avril 1824.

Monsieur,

Je désirerais bien être arrivé au moment où je devrais vous faire compte des bénéfices que j’espérais avoir sur votre ouvrage de l’Amour, mais je commence à croire que cette époque n’arrivera pas, je n’ai pas vendu quarante exemplaires de ce livre, et je puis dire comme des Poésies sacrées de Pompignan : Sacrées elles sont, car personne n’y touche…

J’ai l’honneur d’être, etc.

F. Mongie, l’aîné,
libraire.

Mes ouvrages dussent-ils rester sacrés, comme le dit élégamment M. Mongie, cette circonstance funeste me semble moins humiliante que la nécessité d’aller dans le bureau du Constitutionnel solliciter un article. Je sais bien qu’en suivant ma méthode, l’on n’arrive guère à ce qu’on appelle ici de la gloire. Mais, si je voulais solliciter, j’irais à Rome demander une place de monsignore : c’est en vérité la seule que je désire. Malgré tout ce que le vulgaire dit et imprime sur l’Italie, un homme qui joue la comédie est aussi rare dans la société à Rome ou à Milan qu’un homme naturel et simple à Paris. Mais, dit-on, à Rome, on ne dit pas de mal de la religion : c’est comme ici un homme bien né ne prononce pas des mots grossiers dans un salon.

Vous croyez que l’Italien est un hypocrite consommé, toujours dissimulant, et c’est l’être le plus naturel de l’Europe et qui songe le moins à son voisin. Vous le croyez un conspirateur profond, l’être prudent par excellence, un Machiavel incarné : vous voyez la niaiserie enfantine des conspirateurs du Piémont et de Naples.

Montmorency, le 30 juillet 1824.

ROME
NAPLES ET FLORENCE


Berlin, 2 septembre 1816. — J’ouvre la lettre qui m’accorde un congé de quatre mois. — Transports de joie, battements de cœur. Que je suis encore fou à vingt-six ans ! Je verrai donc cette belle Italie ! Mais je me cache soigneusement du ministre : les eunuques sont en colère permanente contre les libertins. Je m’attends même à deux mois de froid à mon retour. Mais ce voyage me fait trop de plaisir ; et qui sait si le monde durera trois semaines ?


Ulm, 12 septembre. — Rien pour le cœur. Le vent du nord m’empêche d’avoir du plaisir. La forêt Noire, fort bien nommée, est triste et imposante. La sombre verdure de ses sapins fait un beau contraste avec la blancheur éblouissante de la neige. Mais la campagne de Moscou m’a blasé sur les plaisirs de la neige.


Munich, 15 septembre. — M. le comte de *** m’a présenté ce soir à madame Catalani. J’ai trouvé le salon de cette célèbre cantatrice rempli d’ambassadeurs et de cordons de toutes les couleurs : la tête tournerait à moins. Le roi est vraiment un galant homme. Hier, dimanche, madame Catalani, qui est fort dévote, s’est rendue à la chapelle de la cour, où elle s’est emparée sans façon de la fort petite tribune destinée aux filles de Sa Majesté. Un chambellan, terrifié de sa hardiesse, et qui est venu l’avertir de sa méprise, a été repoussé avec perte. Honorée de l’amitié de plusieurs souverains, elle croyait, disait-elle, avoir droit à cette place, etc. Le roi Maximilien a pris la chose en homme qui a été vingt ans colonel au service de France. Dans beaucoup d’autres cours de ce pays, terrible pour l’étiquette, cette folie pouvait fort bien conduire madame Catalani au violon.


Milan, 24 septembre. — J’arrive, à sept heures du soir, harassé de fatigue ; je cours à la Scala. — Mon voyage est payé. Mes organes épuisés n’étaient plus susceptibles de plaisir. Tout ce que l’imagination la plus orientale peut rêver de plus singulier, de plus frappant, de plus riche en beautés d’architecture, tout ce que l’on peut se représenter en draperies brillantes, en personnages qui non-seulement ont les habits, mais la physionomie, mais les gestes des pays où se passe l’action, je l’ai vu ce soir.

25 septembre. — Je cours à ce premier théâtre du monde : l’on donnait encore la Testa di bronzo. J’ai eu tout le temps d’admirer. La scène se passe en Hongrie ; jamais prince hongrois ne fut plus fier, plus brusque, plus généreux, plus militaire que Galli. C’est un des meilleurs acteurs que j’aie rencontrés ; c’est la plus belle voix de basse que j’aie jamais entendue ; elle fait retentir jusqu’aux corridors de cet immense théâtre[2].

Quelle science du coloris dans la manière dont les habillements sont distribués ! J’ai vu les plus beaux tableaux de Paul Véronèse. À côté de Galli, prince hongrois, en costume national, l’habit de houzard le plus brillant, blanc, rouge et or, son premier ministre est couvert de velours noir, n’ayant d’autre ornement brillant que la plaque de son ordre ; la pupille au prince, la charmante Fabre, est en pelisse bleu-de-ciel et argent, son shako garni d’une plume blanche. La grandeur et la richesse respirent sur ce théâtre : on y voit à tous moments au moins cent chanteurs ou figurants, tous vêtus comme le sont en France les premiers rôles. Pour l’un des derniers ballets, l’on a fait cent quatre-vingt-cinq habits de velours ou de satin. Les dépenses sont énormes. Le théâtre de la Scala est le salon de la ville. Il n’y a de société que là ; pas une maison ouverte. Nous nous verrons à la Scala, se dit-on pour tous les genres d’affaires. Le premier aspect est enivrant. Je suis tout transporté en écrivant ceci.

26 septembre. — J’ai retrouvé l’été, c’est le moment le plus touchant de cette belle Italie. J’éprouve comme une sorte d’ivresse. Je suis allé à Dèsio, jardin anglais délicieux, à dix milles au nord de Milan, au pied des Alpes.

Je sors de la Scala. Ma foi, mon admiration ne tombe point. J’appelle la Scala le premier théâtre du monde, parce que c’est celui qui fait avoir le plus de plaisir par la musique. Il n’y a pas une lampe dans la salle ; elle n’est éclairée que par la lumière réfléchie par les décorations. Impossible même d’imaginer rien de plus grand, de plus magnifique, de plus imposant, de plus neuf, que tout ce qui est architecture. Il y a eu ce soir onze changements de décorations. Me voilà condamné à un dégoût éternel pour nos théâtres : c’est le véritable inconvénient d’un voyage en Italie.

Je paye un sequin par soirée pour une loge aux troisièmes, que j’ai promis de garder tout le temps de mon séjour. Malgré le manque absolu de lumière, je distingue fort bien les gens qui entrent au parterre. On se salue à travers le théâtre, d’une loge à l’autre. Je suis présenté dans sept ou huit. Je trouve cinq ou six personnes dans chacune de ces loges, et la conversation établie comme dans un salon. Il y a des manières pleines de naturel et une gaieté douce, surtout pas de gravité.

Le degré de ravissement où notre âme est portée est l’unique thermomètre de la beauté, en musique : tandis que, du plus grand sang-froid du monde, je dis d’un tableau de Guide : Cela est de la première beauté !

27 septembre. — Un duc de Hongrie, (on a mis un duc, car la police ne souffre pas ici, sans de grandes difficultés, que l’on mette un roi sur la scène : je citerai de drôles d’exemples) ; un duc de Presbourg donc aime sa pupille ; mais elle est mariée en secret à un jeune officier (Bonoldi) protégé par le premier ministre. Ce jeune officier ne connaît pas ses parents : il est fils naturel du duc ; le ministre veut le faire reconnaître. À la première nouvelle que le souverain veut épouser sa femme, il a quitté sa garnison et se présente au ministre alarmé, qui le cache dans un souterrain du château ; ce souterrain n’a d’issue que par le piédestal d’une tête de bronze qui orne la grande salle. Cette tête et le signal qu’il faut faire pour l’ouvrir donnent les accidents les plus pittoresques et les moins prévus ; par exemple, le finale du premier acte, qui, au moment où le duc conduit sa pupille à l’autel, commence par les grands coups qu’un valet poltron, jeté par hasard dans le souterrain, donne contre le piédestal de la tête pour se faire exhumer.

Le déserteur, poursuivi dans les montagnes, est pris, condamné à mort ; le ministre découvre sa naissance au duc. Au moment où cet heureux père est au comble de la joie, on entend les coups de fusil qui exécutent le jugement. Le quatuor qui commence par ce bruit sinistre, et le changement de ton du comique au tragique, seraient frappants, même dans une partition de Mozart ; qu’on juge dans le premier ouvrage d’un jeune homme ! M. Solliva, élève du Conservatoire fondé ici par le prince Eugène, a vingt-cinq ans. Sa musique est la plus ferme, la plus enflammée, la plus dramatique que j’aie entendue depuis longtemps. Il n’y a pas un moment de langueur. Est-ce un homme de génie ou un simple plagiaire ? On vient de donner à Milan, coup sur coup, deux ou trois opéras de Mozart, qui commence à percer en ce pays ; et la musique de Solliva rappelle à tout moment Mozart. Est-ce un centon bien fait ? est-ce une œuvre de génie ?

28 septembre. — C’est une œuvre de génie : il y a là une chaleur, une vie dramatique, une fermeté dans tous les effets, qui décidément ne sont pas du style de Mozart. Mais Solliva est un jeune homme transporté d’admiration pour Mozart, il a pris sa couleur. Si l’auteur à la mode eût été Cimarosa, il eût semblé un nouveau Cimarosa.

Dugazon me disait, à Paris, que tous les jeunes gens qui se présentaient chez lui pour apprendre à déclamer étaient de petits Talma. Il fallait six mois pour leur faire dépouiller le grand acteur, et voir s’ils avaient quelque chose en propre.

Le Tintoret est le premier des peintres pour la vivacité d’action de ses personnages. Solliva est excellent pour la vie dramatique. Il y a peu de chant dans son ouvrage ; l’air de Bonoldi, au premier acte, ne vaut rien ; Solliva triomphe dans les morceaux d’ensemble et dans les récitatifs obligés, peignant le caractère. Aucune parole ne peut rendre l’entrée de Galli, disputant avec son ministre, au premier acte. Les yeux, éblouis de tant de luxe, les oreilles, frappées de ces sons si mâles et si bien dans la nature, attachent tout de suite l’âme au spectacle : c’est, là le sublime. Les meilleures tragédies sont bien froides auprès de cela. Solliva, comme le Corrége, connaît le prix de l’espace ; sa musique ne languit pas deux secondes, il syncope tout ce que l’oreille prévoit ; il serre, il entasse les idées. Cela est beau comme les plus vives symphonies de Haydn.

1er octobre. — J’apprends que la Testa di bronzo est un de nos mélodrames. Méprisé à Paris, la musique en a fait un chef-d’œuvre à Milan. Elle a donné de la délicatesse et de la profondeur aux sentiments. « Mais pourquoi, disais-je à M. Porta, aucun poëte italien n’invente-t-il les canevas chargés de situations frappantes qu’il faut pour la musique ? — Penser, ici, est un péril ; écrire, le comble de l’inconséquence. Voyez la brise charmante et voluptueuse qui règne dans l’atmosphère, aujourd’hui 1er octobre : voulez-vous qu’on s’expose à se faire exiler dans les neiges de Munich ou de Berlin, parmi des gens tristes, qui ne songent qu’à leurs cordons et à leurs seize quartiers ? Notre climat est notre trésor. »

L’Italie n’aura de littérature qu’après les deux chambres ; jusque-là, tout ce qu’on y fait n’est que de la fausse culture, de la littérature d’académie. Un homme de génie peut percer au milieu de la platitude générale ; mais Alfieri travaille à l’aveugle, il n’a point de véritable public à espérer. Tout ce qui hait la tyrannie le porte aux nues ; tout ce qui vit de la tyrannie l’exècre et le calomnie. L’ignorance, la paresse et la volupté sont telles, parmi les jeunes Italiens, qu’il faut un long siècle avant que l’Italie soit à la hauteur des deux chambres. Napoléon l’y menait, peut-être sans le savoir. Il avait déjà rendu la bravoure personnelle à la Lombardie et à la Romagne. La bataille de Raab, en 1809, fut gagnée par des Italiens.

Laissons les sujets tristes ; parlons musique : c’est le seul art qui vive encore en Italie. Excepté un homme unique, vous trouverez ici des peintres et, des sculpteurs comme il y en a à Paris et à Londres ; des gens qui pensent à l’argent. La musique, au contraire, a encore un peu de ce feu créateur qui anima successivement, en ce pays, le Dante, Raphaël, la poésie, la peinture, et enfin les Pergolèse et les Cimarosa. Ce feu divin fut allumé jadis par la liberté et par les mœurs grandioses des républiques du moyen âge. En musique, il y a deux routes pour arriver au plaisir, le style de Haydn et le style de Cimarosa : la sublime harmonie ou la mélodie délicieuse. Le style de Cimarosa convient aux peuples du Midi et ne peut être imité par les sots. La mélodie fut au plus haut point de sa gloire vers 1780 ; depuis, la musique change de nature, l’harmonie empiète et le chant diminue. La peinture est morte et enterrée. Canova a percé, par hasard, par la force de végétation que l’âme de l’homme a sous ce beau climat ; mais, comme Alfieri, c’est un monstre ; rien ne lui ressemble, rien n’en approche, et la sculpture est aussi morte en Italie que l’art des Corrège : la gravure se soutient assez bien, mais ce n’est guère qu’un métier.

La musique seule vit en Italie, et il ne faut faire, en ce beau pays, que l’amour ; les autres jouissances de l’âme y sont gênées ; on y meurt empoisonné de mélancolie, si l’on est citoyen. La défiance y éteint l’amitié ; en revanche, l’amour y est délicieux ; ailleurs, on n’en a que la copie.

Je sors d’une loge où l’on m’a présenté à une femme grande et bien faite, qui m’a semblé avoir trente-deux ans. Elle est encore belle, et de ce genre de beauté que l’on ne trouve jamais au nord des Alpes. Ce qui l’entoure annonce l’opulence, et je trouve dans ses manières une mélancolie marquée. Au sortir de la loge, l’ami qui m’a présenté me dit : « Il faut que je vous conte une histoire. »

Rien de plus rare que de trouver ici, dans le tête-à-tête, un Italien d’humeur à conter. Ils ne se donnent cette peine qu’en présence de quelque femme de leurs amies, ou du moins quand ils sont bien établis dans une excellente poltrona (bergère) J’abrège le récit de mon nouvel ami, rempli de circonstances pittoresques, souvent exprimées par gestes.

« Il y a seize ans qu’un homme fort riche, Zilietti, banquier de Milan, arriva un soir à Brescia. Il va au théâtre ; il voit dans une loge une très-jeune femme, d’une figure frappante. Zilietti avait quarante ans ; il venait de gagner des millions ; vous l’auriez cru tout adonné à l’argent. Il était à Brescia pour une affaire importante qui exigeait un prompt retour à Milan. Il oublie son affaire. Il parvient à parler à cette jeune femme. Elle s’appelle Gina, comme vous savez ; elle était la femme d’un noble fort riche. Zilietti parvint à l’enlever. Depuis seize ans il l’adore, mais ne peut l’épouser, car le mari vit toujours.

« Il y a six mois, l’amant de Gina était malade, car depuis deux ans elle a un amant, Malaspina, ce poëte si joli homme que vous avez vu chez la Bibin Catena. Zilietti, toujours amoureux comme le premier jour, est fort jaloux. Il passe exactement tout son temps dans ses bureaux ou avec Gina. Celle-ci, désespérée de savoir son amant en danger, et sachant bien que tous ses domestiques sont payés au poids de l’or pour rendre compte de ses démarches, fait arrêter sa voiture à la porte du Dôme, et, par le passage souterrain de cette église, du côté de l’archevêché, elle va acheter des cordes et des habits d’homme tout faits, chez un fripier. Ne sachant comment les emporter, elle passe ces habits d’homme sous ses vêtements, et regagne sa voiture sans accident. En arrivant chez elle, elle est indisposée et s’enferme dans sa chambre. À une heure après minuit, elle descend de son balcon dans la rue avec ses cordes qu’elle a arrangées grossièrement en échelle. Son appartement est un piano nobile (premier étage) fort élevé. À une heure et demie, elle arrive chez son amant, déguisée en homme. Transports de Malaspina ; il n’était triste de mourir que parce qu’il ne pouvait espérer de la voir encore une fois. « Mais ne reviens plus, ma chère Gina, lui dit-il quand elle s’est résolue à partir, vers les trois heures du matin ; mon portier est payé par Zilietti ; je suis pauvre, tu n’as rien non plus ; tu as l’habitude de la grande opulence, je mourrais désespéré si je te faisais rompre avec Zilietti. »

« Gina s’arrache de ses bras ; le lendemain, à deux heures du matin, elle frappe à la fenêtre de son amant qui est aussi au premier étage et donne sur un de ces grands balcons en pierre si communs en ce pays ; mais elle le trouve dans le délire et ne parlant que de Gina et de sa passion pour elle. Gina, sortie de chez elle par la fenêtre, et avec le secours d’une échelle de corde, était montée chez son amant, aussi par une échelle de corde. Cette expédition a eu lieu treize nuits de suite, tant qu’a duré le danger de Malaspina. »

Rien au monde ne semblerait plus ridicule aux femmes de Paris ; et moi, qui ai l’audace de raconter une telle équipée, je m’expose à partager le ridicule. Je ne prétends pas approuver de telles mœurs ; mais je suis attendri, exalté ; demain, il me sera impossible de ne pas approcher Gina avec respect ; mon cœur battra comme si je n’avais que vingt ans. Or, voilà ce qui ne m’arrive plus à Paris.

Si je l’avais osé, j’aurais sauté au cou de l’ami qui venait de me conter cette anecdote. J’ai fait durer le récit plus d’une heure. Il m’est impossible de n’être pas tendrement attaché à cet ami.

2 octobre. — Ce petit Solliva a la figure chétive d’un homme de génie. Je m’expose beaucoup ; il faut voir son second ouvrage. Si l’imitation de Mozart augmente, si la vie dramatique diminue, c’est un homme qui n’avait dans le cœur qu’un opéra, accident fort commun dans le talent musical. Un jeune compositeur donne deux ou trois opéras, après quoi il se répète et n’est plus que médiocre : voyez Berton en France.

Galli, beau jeune homme de trente ans, est sans doute le meilleur soutien de la Testa di bronzo ; on lui préfère presque Remorini (le ministre), belle basse aussi, et qui a une voix très-flexible, très travaillée, chose rare dans les basses ; mais ce n’est qu’un bel instrument, toujours le même et presque sans âme. Un cri partant du cœur, o fortunato istante ! dont la musique n’a pas vingt mesures, a fait sa réputation dans cet opéra. L’accent, de la nature a été saisi par le maestro et reconnu avec transport par le public.

La Fabre, jeune Française, née ici, dans le palais du prince, et protégée par la vice-reine, a une belle voix, surtout depuis qu’elle a vécu avec le célèbre soprano Velluti. Elle est à ravir dans certains morceaux passionnés. Il lui faudrait une salle moins vaste. Du reste, on la dit amoureuse de l’Amour. Je n’en doute plus, depuis que je lui ai vu chanter Stringerlo al pello, au second acte, au moment où elle apprend que son époux qu’on avait entendu fusiller est sauvé. Un des confidents du ministre avait fait distribuer aux soldats des cartouches sans balles. Circonstance singulière et touchante, à la représentation de ce soir, tout le théâtre est intéressé[3]. Quand la Fabre est distraite ou fatiguée, rien de plus commun ; dans un sérail, ce serait un grand talent. Elle a vingt ans ; même mauvaise, je la préfère infiniment à ces chanteuses sans âme, à mademoiselle Cinti, par exemple.

Bassi est excellent : ce n’est pas l’âme qui lui manque, à celui-là ! Quel bouffe divin s’il avait un peu de voix ! Quel feu ! quelle énergie ! quelle âme toute à la scène ! Il joue tous les soirs, depuis quarante jours, cette Tête de bronze ; n’ayez pas peur qu’il jette un regard dans la salle ; il est toujours le valet de chambre poltron et sensible du duc de Hongrie. En France, un homme d’autant d’esprit (Bassi fait de jolies comédies) aurait peur d’être ridicule, par l’importance qu’il met à son rôle, même quand personne ne l’écoute. Je lui ai fait ce soir cette objection, il m’a répondu : « Je joue bien pour me faire plaisir à moi-même. Je copie un certain valet poltron, dont mon imagination m’a procuré la vue les premières fois que j’ai joué mon rôle. Quand je parais en scène maintenant, j’ai du plaisir à être en valet poltron. Si je regardais dans la salle, je m’ennuierais à périr ; je crois même que je manquerais de mémoire. D’ailleurs, j’ai si peu de voix, si je n’étais pas bon acteur que serais-je ? » — Pour une belle voix, comme pour la fraîcheur des attraits chez les femmes, il faut un cœur froid.

Par une disposition instinctive, que j’ai bien observée ce soir sur le baron allemand Kœnisfeld, ces êtres, tout âme, choquent les personnes de la très-haute société qui manquent un peu d’esprit, il leur faut des talents appris ; ils trouvent de l’excès dans tout ce qui est inspiré. Hier, ce baron pointilleux grondait le garçon du restaurateur, parce qu’il n’avait pas écrit correctement son noble nom sur sa carte.

3 octobre. — L’orchestre de Milan, admirable dans les choses douces, manque de brio dans les morceaux de force. Les instruments attaquent timidement la note.

L’orchestre de Favart a le défaut contraire. Il cherche toujours à embarrasser le chanteur, et à faire le plus de bruit possible. Dans un orchestre parfait, les violons seraient français, les instruments à vent allemands, et le reste italien, y compris le chef d’orchestre.

Cette place, si essentielle au chant, est occupée à Milan par le célèbre Alessandro Rolla, que la police a fait prier de ne plus jouer de l’alto ; il donnait des attaques de nerfs aux femmes.

On pourrait dire à un Français arrivant dans ce pays : Cimarosa est le Molière des compositeurs et Mozart le Corneille ; Mayer, Vinter, etc., sont des Marmontel ; la grâce innocente de la prose de la Fontaine, dans les Amours de Psyché, est reproduite par Paisiello.

4 octobre. — J’ai visité aujourd’hui les fresques si touchantes de Luini à Saronno, la chartreuse de Carignano, avec les peintures à fresques de Daniel Crespi, fort bon peintre qui avait vu les Carrache et senti le Corrège. J’ai vu Castelazzo. J’ai été fort mécontent d’un château de Montebello, célèbre par le séjour que Bonaparte y fit en 1797. D’après le principe major e longinquo reverentia, dès ce temps-là Bonaparte ne voulait pas habiter les villes et se prodiguer. Leinate, jardin rempli d’architecture, appartenant à M. le duc Litta, m’a plu. Ce courtisan de Napoléon n’a point fait la girouette depuis 1814, il a bravé courageusement les Tedeschi. Notez que Napoléon l’avait fait grand chambellan sans qu’il le demandât. M. le duc Litta a fait un livre, tiré à un exemplaire, qu’il a le projet de brûler avant sa mort. Il a, dit-on, sept à huit cent mille livres de rente. J’ai vu de loin, dans une allée de Leinate, la femme de son neveu le duchino ; c’est une des douze plus jolies femmes de Milan. Je lui trouve l’air dédaigneux des anciens portraits espagnols. Il faut bien se garder de se promener seul à Leinate ; ce jardin est plein de jets d’eau destinés à mouiller les spectateurs. En posant le pied sur la première marche d’un certain escalier, six jets d’eau me sont partis entre les jambes.

C’est en Italie que les architectes de Louis XIV prirent le goût des jardins comme Versailles et les Tuileries, où l’architecture est mêlée aux arbres.

Au Gernietto, villa du fameux dévot Mellerio, il y a des statues de Canova. J’ai revu Dèsio, simple jardin anglais, au nord de Milan, et qui me semble l’emporter sur tous les autres. On voit de près les montagnes et le Rezegon di Lek (la Scie de Lecco). L’air y est plus sain et plus vif qu’à Milan. Napoléon avait ordonné que les rizières et les prés marciti (arrosés constamment, on les fauche huit fois par an) seraient éloignés à cinq milles de Milan. Mais il avait accordé un délai aux propriétaires pour le changement de culture. Comme on trouve un avantage immense à cultiver le riz, les propriétaires ont graissé la patte à la police, et au couchant de Milan, vers la porte Vercellina, j’ai vu des rizières à une portée de canon de la ville. Quant aux voleurs, on les rencontre à une portée de fusil presque chaque soir. La police est comme celle de Paris, elle ne songe qu’à la politique, et du reste fait tondre barbarement les arbres plantés par Napoléon, pour avoir le bénéfice des fagots.

Mais enfin, comme les espions eux-mêmes ont le goût italien, cette police a forcé les citoyens à faire des choses prodigieuses pour l’embellissement de la ville. Par exemple, l’on peut passer près des maisons quand il pleut ; des conduits de fer-blanc amènent les eaux des toits dans le canal qui passe sous chaque rue. Comme les corniches sont fort saillantes, ainsi que les balcons, on est presque à l’abri de la pluie, en marchant le long des maisons.

Le lecteur se moquerait de mon enthousiasme, si j’avais la bonhomie de lui communiquer tout ce que j’écrivis, le 4 octobre 1816, en revenant de Dèsio. Cette charmante villa appartient au marquis Cusani qui, sous Napoléon, voulut rivaliser de luxe avec le duc Litta.

Galli est enrhumé. On nous redonne un opéra de Mayer, Elena, qu’on jouait avant la Testa di bronzo. Comme il paraît languissant !

Quels transports au sestetto du second acte ! Voilà cette musique de nocturne, douce, attendrissante, vraie musique de la mélancolie, que j’ai souvent entendue en Bohême. Ceci est un morceau de génie que le vieux Mayer a gardé depuis sa jeunesse, ou qu’il a pillé quelque part ; il a soutenu tout l’opéra. Voilà un peuple né pour le beau : un opéra de deux heures est soutenu par un moment délicieux qui dure à peine six minutes ; on vient de cinquante milles de distance pour entendre ce sestetto chanté par mademoiselle Fabre, Remorini, Bassi, Bonoldi, etc., et pendant quarante représentations, six minutes font passer sur une heure d’ennui. Il n’y a rien de choquant dans le reste de l’opéra, mais il n’y a rien. Alors, on fait la conversation dans les deux cents petits salons, avec une fenêtre garnie de rideaux donnant sur la salle, qu’on appelle loges. Une loge coûte quatre-vingts sequins ; elle en coûtait deux cents ou deux cent cinquante, il y a six ans, dans les temps heureux de l’Italie (règne de Napoléon, de 1805 à 1814). Napoléon a volé à la France la liberté dont elle jouissait en 1800 et ramené les jésuites. En Italie, il détruisait les abus et protégeait le mérite. Après vingt années du despotisme raisonné de ce grand homme, ces gens-ci eussent peut-être été dignes des deux chambres.

Je vais dans huit ou dix loges ; rien de plus doux, de plus aimable, de plus digne d’être aimé que les mœurs milanaises. C’est l’opposé de l’Angleterre ; jamais de figure sèche et désespérée. Chaque femme est en général avec son amant ; plaisanteries douces, disputes vives, rires fous, mais jamais d’airs importants. Pour les mœurs, Milan est une république vexée par la présence de trois régiments allemands et obligée de payer trois millions à l’empereur d’Autriche. Notre air de dignité, que les Italiens appellent sostenuto, notre grand art de représenter, sans lequel il n’y a pas de considération, serait pour eux le comble de l’ennui. Quand on a pu comprendre le charme de cette douce société de Milan, on ne peut plus s’en défaire. Plusieurs Français de la grande époque sont venus ici prendre des fers qu’ils ont portés jusqu’au tombeau.

Milan est la ville d’Europe qui a les rues les plus commodes[4] et les plus belles cours dans l’intérieur des maisons. Ces cours carrées sont, comme chez les Grecs anciens, environnées d’un portique, formé par des colonnes de granit fort belles. Il y a peut-être à Milan vingt mille colonnes de granit ; on les tire de Baveno, sur le lac Majeur. Elles arrivent ici par le fameux canal qui joint l’Adda au Tessin. Léonard de Vinci travailla à ce canal en 1496 ; nous n’étions encore que des barbares, comme tout le Nord.

Il y a deux jours que le maître d’une de ces belles maisons, ne pouvant dormir, se promenait sous le portique, à cinq heures du matin ; il tombait une pluie chaude. Tout à coup, il voit sortir d’une petite porte, au rez-de-chaussée, un fort joli jeune homme de sa connaissance. Il comprend qu’il a passé la nuit dans la maison. Comme ce jeune homme aime beaucoup l’agriculture, le mari lui fait pendant deux heures, tout en se promenant sous le portique, et sous prétexte d’attendre la fin de la pluie, des questions infinies sur l’agriculture. Vers les huit heures, la pluie ne cessant pas, le mari a pris fort poliment congé de son ami, et est remonté. Le peuple milanais offre la réunion de deux choses que je n’ai jamais vues ensemble, au même degré, la sagacité et la bonté. Quand il discute, il est le contraire des Anglais, il est serré comme Tacite ; la moitié du sens est dans le geste et dans l’œil ; dès qu’il écrit il veut faire de belles phrases toscanes, et il est plus bavard que Cicéron.

Madame Catalani est arrivée et nous annonce quatre concerts : le croiriez-vous ? une chose choque tout le monde : le billet coûte dix francs. J’ai vu une loge pleine de gens qui jouissent de quatre-vingt ou cent mille livres de rentes, et qui, dans l’occasion, en dépensent le triple en bâtiments, se récrier sur ce prix de dix francs. Ici, le spectacle est pour rien ; il coûte trente-six centimes aux abonnés. Pour cela, on a le premier acte de l’opéra, qui dure une heure ; on commence à sept heures et demie en hiver, et à huit heures et demie en été ; ensuite grand ballet sérieux, une heure et demie ; après le ballet vient le second acte de l’opéra, trois quarts d’heure ; enfin, un petit ballet comique, ordinairement délicieux, et qui vous renvoie chez vous, mourant de rire, vers les minuit et demi, une heure. Quand on a payé son billet quarante sous, ou que l’on est entré pour trente-six centimes, on va se placer dans un parterre assis, sur de bonnes banquettes à dossier, très-bien rembourrées : il y a huit à neuf cents places. Les gens qui ont une loge vont y recevoir leurs amis. Ici, une loge est comme une maison, et se vend vingt à vingt-cinq mille francs ; le gouvernement donne deux cent mille francs à l’impresario (l’entrepreneur) ; l’impresario loue à son profit le cinquième et le sixième rang de loges, qui lui valent cent mille francs : les billets font le reste. Sous les Français, l’entreprise avait les jeux, qui donnaient six cent mille francs à mettre en ballets et en voix. La Scala peut contenir trois mille cinq cents spectateurs. Le parterre de ce théâtre est ordinairement à moitié vide, c’est ce qui le rend si commode.

Dans les loges, vers le milieu de la soirée, le cavalier servant de la dame fait ordinairement apporter des glaces ; il y a toujours quelque pari en train, et l’on parie toujours des sorbets, qui sont divins ; il y en a de trois sortes, gelati, crepè, et pezziduri ; c’est une excellente connaissance à faire. Je n’ai point encore décidé la meilleure espèce, et tous les soirs je me mets en expérience.

6 octobre. — Enfin, ce concert de madame Catalani, si attendu, a eu lieu dans la salle du Conservatoire, qui n’a pas pu se remplir. Il y avait quatre cents spectateurs tout au plus. Quel tact dans ce peuple ! Le jugement est unanime ; c’est la plus belle voix dont on se souvienne, supérieure de bien loin à la Banti, à la Billington, à la Correa, à Marchesi, à Crivelli. Même dans les morceaux les plus vifs, madame Catalani semble toujours chanter sous un rocher elle a ce retentissement argentin.

Quel effet ne produirait-elle pas si la nature lui eût donné une âme ! Elle a chanté tous ses airs de la même manière. Je l’attendais à l’air si touchant

Frenar vorrei le lacrime.

Elle l’a chanté avec le même luxe de petits ornements gais et rapides que les variations sur l’air

Nel cor più non mi sento.

madame Catalani ne chante jamais qu’une douzaine d’airs ; c’est avec cela qu’elle se promène en Europe[5]. — Il faut l’entendre

une fois, pour avoir un regret éternel que la nature n’ait pas joint un peu d’âme à un instrument si étonnant. — Madame Catalani n’a fait aucun progrès depuis dix-huit ans qu’elle chantait à Milan Ho perduto il figlio amato. — Peu importe le nom du compositeur, l’air que chante madame

Catalani est toujours le même : c’est une suite de broderies, et la plupart de mauvais goût. Elle n’a trouvé que de mauvais maîtres hors de l’Italie.

Voilà ce qu’on disait autour de moi. Tout cela est vrai, mais de notre vie peut-être nous n’entendrons rien d’approchant. Elle fait la gamme ascendante et descendante par semi-tons, mieux que Marchesi, que l’on me fait voir au concert. Il n’est point trop vieux ; il est fort riche, et chante encore quelquefois devant ses amis intimes ; c’est comme son rival Pacchiarotti à Padoue. Marchesi a eu des aventures fort agréables dans sa jeunesse.

On m’a conté ce soir l’anecdote singulière d’un homme fort respectable de ce pays-ci, qui a le malheur d’avoir la voix très-claire. Un soir qu’il entrait chez une femme aussi célèbre par sa petite vanité que par ses immenses richesses, l’homme à la voix claire est accueilli par une volée de coups de bâton ; plus il crie du haut de sa tête et appelle au secours, plus les coups de canne redoublent d’énergie. « Ah ! scélérat de soprano, lui crie-t-on, je t’apprendrai à faire le galant ! » Notez que c’était un prêtre qui parlait ainsi, et qui vengeait les injures fraternelles sur les épaules de notre citoyen qu’il prenait pour Marchesi. Le soprano, profitant de l’anecdote, qui fit rire pendant six mois, ne remit plus les pieds chez la riche bourgeoise.

Aux lumières, madame Catalani, qui peut avoir trente-quatre à trente-cinq ans, est encore fort belle ; le contraste de ses traits nobles et de sa voix sublime avec la gaieté du rôle doit faire un effet étonnant dans l’opera buffa. Pour l’opera seria, elle n’y comprendra jamais rien. C’est une âme sèche.

Au total, j’ai été désappointé. J’aurais fait trente lieues avec plaisir pour ce concert, je suis heureux de m’être trouvé à Milan. En sortant, je suis venu au grand trot de mes chevaux chez madame Bina R*** ; il y avait déjà trois ou quatre amis de la maison, qui étaient venus là du Conservatoire, toujours en courant, pour donner des nouvelles du concert à leurs amis, qui avaient voulu épargner dix francs. Or, il y a là près d’une demi-lieue. La conversation ne se faisait que par exclamations. Pendant trois quarts d’heure, comptés à ma montre, il n’y a pas eu une seule phrase de finie.

Naples n’est plus la capitale de la musique, c’est Milan, du moins pour tout ce qui a rapport à l’expression des passions. À Naples, on ne demande qu’une belle voix ; on y est trop Africain pour goûter l’expression fine des nuances de sentiment. Au moins, c’est ce que vient de me dire M. de Brême.

7 octobre. — J’oubliais ce qui m’a le plus frappé hier au concert de madame Catalani ; j’ai été pendant quelques minutes immobile d’admiration ; c’est la plus belle tête que j’aie vue de ma vie, lady Fanny Harley. Raphaël, ubi es ? Aucun de nos pauvres peintres modernes, tout chargés de titres et de cordons, ne serait capable de peindre cette tête ; ils y voudraient placer l’imitation de l’antique ou le style, comme on dit à Paris, c’est-à-dire donner l’expression de la force et du calme à une figure qui est touchante précisément à cause de l’absence de la force. C’est par l’effet de l’air facile à émouvoir, et par l’expression naïve de la grâce la plus douce, que quelques figures modernes sont tellement supérieures à l’antique. Mais nos peintres ne pourraient pas même comprendre ce raisonnement. Que nous serions heureux de pouvoir en revenir au siècle des Ghirlandajo et des Giorgion (1490) ! Nos artistes alors seraient au moins en état de copier la nature comme au miroir ; et que ne donnerait-on pas d’un miroir où l’on verrait constamment les traits de lady Fanny Harley telle qu’elle était ce soir !

8 octobre. — Je ne sais pourquoi l’extrême beauté m’avait jeté hier soir dans les idées métaphysiques. Quel dommage que le beau idéal, dans la forme des têtes, ne soit venu à la mode que depuis Raphaël ! La sensibilité brûlante de ce grand homme aurait su le marier à la nature. L’esprit à pointes de nos artistes gens du monde est à mille lieues de cette tâche. Du moins, s’ils daignaient s’abaisser quelquefois à copier strictement la nature, sans y rien ajouter de roide, fût-il emprunté du grec, ils seraient sublimes sans le savoir. Filippo Lippi, ou le frère Ange de Fiesole, quand le hasard leur faisait rencontrer une tête angélique comme celle de lady Fanny Harley, la copiaient exactement. C’est ce qui rend si attachante l’étude des peintres de la seconde moitié du quinzième siècle. Je conçois que M. Cornelius et les autres peintres allemands de Rome les aient pris pour modèles. Oui ne préférerait Ghirlandajo à Girodet ?

20 octobre. — Si je ne pars pas d’ici dans trois jours, je ne ferai pas mon voyage d’Italie, non que je sois retenu par aucune aventure galante, mais je commence à avoir quatre ou cinq loges où je suis reçu comme si l’on m’y voyait depuis dix ans. L’on ne se dérange plus pour moi, et la conversation continue comme si c’était un valet qui fût entré. — Plaisante manière de se féliciter, s’écrierait un de mes amis de Paris, je ne vois là que de la grossièreté. — À la bonne heure, mais c’est pour moi la plus douce récompense des deux ans que j’ai passés autrefois à apprendre, non-seulement l’italien de Toscane, mais encore le milanais, le piémontais, le napolitain, le vénitien, etc. On ignore, hors de l’Italie, jusqu’au nom de ces dialectes, que l’on parle uniquement dans les pays dont ils portent le nom. Si l’on n’entend pas les finesses du milanais, les sentiments comme les idées des hommes au milieu desquels on voyage restent parfaitement invisibles. La fureur de parler et de se mettre en avant, qu’ont les jeunes gens d’une certaine nation, les fait prendre en horreur à Milan. Par hasard, j’aime mieux écouter que parler ; c’est un avantage, et qui compense quelquefois mon mépris peu caché pour les sots. Je dois avouer, de plus, qu’une femme d’esprit m’écrivait à Paris que j’avais l’air rustique. C’est peut-être à cause de ce défaut, que la bonhomie italienne a si vite fait ma conquête. Quel naturel ! quelle simplicité ! comme chacun dit bien ce qu’il sent ou ce qu’il pense au moment même ! Comme on voit bien que personne ne songe à imiter un modèle ! Un Anglais me disait à Londres, en me parlant de sa maîtresse avec ravissement : « Il n’y a chez elle rien de vulgaire ! » Il me faudrait huit jours pour faire comprendre cette exclamation à un Milanais ; mais, une fois comprise, il en rirait de bien bon cœur. Je serais obligé de commencer par expliquer au Milanais comme quoi l’Angleterre est un pays où les hommes sont parqués et divisés en castes, comme aux Indes, etc., etc.

La bonhomie italienne ! Mais c’est à pouffer de rire, diront mes amis du faubourg Poissonnière. Le naturel, la simplicité, la candeur passionnée, si je puis m’exprimer ainsi, étant une nuance qui se mêle à toutes les actions d’un homme, je devrais placer ici une description en vingt pages de diverses actions que j’ai vues ces jours-ci. Cette description, faite avec le soin convenable et l’exactitude scrupuleuse dont je me pique, me prendrait beaucoup de temps, et trois heures viennent de sonner à l’horloge de San Fedele. Une telle description semblerait incroyable aux trois quarts des lecteurs. J’avertis donc seulement qu’il y a ici une chose singulière à voir ; la verra qui pourra ; mais il faut savoir le milanais. Si jamais le grand poëte Béranger passe en ce pays, il me comprendra. Mais Saint-Lambert, l’auteur des Saisons, le courtisan de Stanislas, l’amant trop heureux de madame du Châtelet, eût trouvé ce pays-ci affreux.

25 octobre. — Ce soir, une femme brillante de beauté, de finesse, d’enjouement, madame Bibin Catena, a bien voulu essayer de m’apprendre le taroc. C’est une des grandes occupations des Milanais. C’est un jeu qui n’a pas moins de cinquante-deux cartes grandes chacune comme trois des nôtres. Il y en a une vingtaine qui jouent le rôle de nos as, et qui l’emportent sur toutes les autres ; elles sont fort bien peintes, et représentent le pape, la papesse Jeanne, le fou, le pendu, les amoureux, la fortune, la mort, etc. Il y a d’ailleurs, comme à l’ordinaire, quatre couleurs (bastone, danari, spade, coppe), les cartes portent l’image de bâtons, de deniers, d’épées et de coupes. M. Reina, l’un des amis auxquels m’a présenté madame G***, me dit que ce jeu a été inventé par Michel-Ange. Ce M. Reina a formé l’une des belles bibliothèques de l’Europe ; il a, de plus, des sentiments généreux, chose singulière et que je ne me souviens pas d’avoir jamais vue réunie à la bibliomanie. Il fut déporté aux bouches du Cattaro en 1799.

Si Michel-Ange a inventé le tarocco, il a trouvé là un beau sujet de disputes pour les Milanais, et de scandale pour les petits-maîtres français. J’en ai rencontré un ce soir qui trouvait les Italiens bien lâches de ne pas mettre l’épée à la main vingt fois pour une partie de tarocco. En effet, les Milanais, ayant le malheur de manquer tout à fait de vanité, ils poussent à l’excès le feu et la franchise de leurs disputes au jeu. En d’autres termes, ils trouvent au jeu de tarocco les émotions les plus vives. Ce soir, il y a eu un moment où j’ai cru que les quatre joueurs allaient se prendre aux cheveux ; la partie a été interrompue au moins dix minutes. Le parterre impatienté criait zitti ! zitti ! et la loge n’étant qu’au second rang, le spectacle était en quelque sorte interrompu. Va a farti buzzarare ! criait l’un des joueurs. — Ti le sei un gran cojononon ! répondait l’autre en faisant des yeux furibonds et criant à tue-tête. L’accent donné à ce mot cojononon m’a semblé incroyable de bouffonnerie et de vérité. L’accès de colère paraît excessif et laisse toutefois si peu de traces, que j’ai remarqué qu’en quittant la loge il n’est venu à l’idée d’aucun des disputeurs d’adresser à l’autre un mot d’amitié. À vrai dire, la colère italienne est, je crois, silencieuse et retenue, et ceci n’est rien moins que de la colère. C’est l’impatience vive et bouffonne de deux hommes graves qui se disputent un joujou, et sont ravis de faire les enfants pendant un moment.

Dans ce siècle menteur et comédien (this age of cant, dit lord Byron), cet excès de franchise et de bonhomie entre gens des plus riches et des plus nobles de Milan me frappe si fort, qu’il me donne l’idée de me fixer en ce pays. Le bonheur est contagieux.

Le maudit Français, que j’aurais voulu à cent lieues de moi, m’a retrouvé au café de l’Académie en face de la Scala : « Quelle grossièreté, me dit-il, cojononon ! quels cris ! Et vous dites que ces gens-là ont des sentiments délicats ! qu’en musique leur oreille est blessée du moindre son criard ! » Je méritais de voir ainsi toutes mes idées polluées par un sot ; j’avais eu la bêtise de lui parler avec candeur.

Avec quelle amertume je me suis repenti d’avoir adressé la parole à M. Mal… J’avouerai, dût l’honneur national me répudier, qu’un Français, en Italie, trouve le secret d’anéantir mon bonheur en un instant. Je suis dans le ciel, savourant avec délices les illusions les plus douces et les plus folles ; il me tire par la manche pour me faire apercevoir qu’il tombe une pluie froide, qu’il est minuit passé, que nous marchons dans une rue privée de réverbères, et que nous courons le risque de nous égarer, de ne plus retrouver notre auberge, et peut-être d’être volés. Voilà ce qui m’est arrivé ce soir, l’abord du compatriote est mortel pour moi.

Comment expliquer cet effet nerveux et cet agréable pouvoir de tuer le plaisir des beaux-arts que possède l’amabilité française ? Est-elle jalouse d’un plaisir qu’elle est impuissante à partager ? Je crois plutôt qu’elle le trouve une affectation ridicule.

27 octobre. — Madame Marini m’a procuré un billet pour le bal que les négociants donnent ce soir à leur casin de San Paolo. Rien n’a été plus difficile. Avec mon billet, et en parlant milanais serré, je viens d’engager le portier à me laisser voir le local. L’air de bonhomie qu’il faut prendre ici et ma qualité de Français ont plus fait que la mancia (l’étrenne).

Les riches négociants de Milan, dont le bon sens tranquille et le luxe tout en agréments réels et sans aucun faste me rappellent le caractère hollandais, se sont réunis au nombre de quatre cents pour acheter à fort bon compte, dans la rue San Paolo, ce qu’on appelle ici un palazzo. C’est un grand hôtel, bâti en pierres que le temps a noircies. La façade n’est point un mur plat, comme celle des maisons de Paris. Il y a un ordre étrusque au rez-de-chaussée, et au premier étage des pilastres. C’est un peu comme ce qu’on appelle à Paris le palais de la Chambre des pairs. En faisant gratter le palais de cette Chambre, on a ôté à l’architecture tout le charme des souvenirs, ce qui est adroit pour une Chambre aristocratique. S’il avait pu passer par la tête des négociants de Milan de faire un tel outrage à leur casin de San Paolo, les bottiers et les menuisiers qui ont leurs boutiques dans cette rue, l’une des plus passagères de la ville, en eussent fait des gorges chaudes.

Il y a ici une commission di ornato (de l’ornement) ; quatre ou cinq citoyens connus par leur amour pour les beaux-arts, et deux architectes, composent cette commission, qui exerce ses fonctions gratuitement. Toutes les fois qu’un propriétaire touche au mur de face de sa maison, il est tenu de communiquer son plan à la municipalité qui le transmet à la commission di ornato. Elle donne son avis. Si le propriétaire veut faire exécuter quelque chose de par trop laid[6], les membres de la commission di ornato, gens considérables, se moquent de lui dans les conversations. Chez ce peuple né pour le beau, et où d’ailleurs parler politique est dangereux ou désespérant, on s’occupe un mois de suite du degré de beauté de la façade d’une maison nouvelle. Les habitudes morales de Milan sont tout à fait républicaines, et l’Italie d’aujourd’hui n’est qu’une continuation du moyen âge. Avoir une belle maison dans la ville donne plus de considération que des millions en portefeuille. Si la maison est remarquable par sa beauté, elle prend tout de suite le nom du propriétaire. Ainsi, l’on vous dit : Les tribunaux sont telle rue, dans la casa Clerici.

Faire bâtir une belle maison confère à Milan la véritable noblesse. Depuis Philippe II, le gouvernement a toujours été regardé ici comme un être malfaisant qui vole quinze ou vingt millions par an ; on se moquerait fort des gens qui prétendraient défendre ses mesures ; ce ridicule excessif ne serait même pas compris. Le gouvernement n’a absolument aucune prise sur l’opinion. Il va sans dire qu’il y a eu exception pour Napoléon de 1796 à 1806, époque où il renvoya le corps législatif, pour lui avoir refusé l’impôt de l’enregistrement des actes. De 1806 à 1814, il n’eut pour lui que les riches et les nobles. La femme d’un riche banquier, madame Bignami, refusa, dit-on, d’être dame du palais, parce qu’on voyait que le prince Eugène, véritable marquis français, beau, brave et fat, ne prisait que la noblesse, et aristocratisait constamment les mesures de son beau-père. L’honnête maréchal Davoust eût convenu à ce pays pour vice-roi. Il avait la prudence italienne.

L’architecture me semble plus vivante en Italie que la peinture ou la sculpture. Un banquier milanais sera avare cinquante années de sa vie, pour finir par bâtir une maison dont la façade lui coûtera cent mille francs de plus que si elle était un simple mur. La secrète ambition de tous les citoyens de Milan, c’est de bâtir une maison, ou du moins de renouveler la façade de celle qu’ils tiennent de leur père.

Il faut savoir que l’architecture fut pitoyable vers 1778, quand Pier Marini construisait le théâtre de la Scala, qui est un modèle pour les agréments de l’intérieur, mais non certes pour ses deux façades. On se rapproche maintenant de la simplicité antique. Les Milanais ont trouvé une certaine proportion, remplie de grâce, entre les pleins et les vides de la façade d’une maison. L’on cite deux architectes, M. le marquis Cagnola, qui a fait la porte de Marengo, et M. Canonica, à qui l’on doit plusieurs théâtres : Carcano, le plus armonico (sonore) de tous, le théâtre Re, etc. J’ai été présenté à quelques riches Milanais qui ont le bonheur de bâtir. Je les ai trouvés sur leurs échelles, passionnés comme un général qui livre bataille. J’ai monté moi-même aux échelles.

J’ai trouvé des maçons remplis d’intelligence. Chacun d’eux juge la façade adoptée par l’architecte. Pour la distribution intérieure, ces maisons m’ont paru inférieures à celles de Paris. En Italie, on imite encore les distributions des palais du moyen âge, bâtis à Florence vers 1350 et ornés depuis par Palladio et ses élèves (vers 1560). L’architecture avait alors pour but de satisfaire à des besoins sociaux qui n’existent plus. Les chambres à coucher des Italiens me sembleraient la seule chose à conserver ; elles sont élevées, fort saines et le contraire des nôtres.

Les quatre cents propriétaires du casin de San Paolo viennent de dépenser un argent fou pour orner leur palazzo. La salle de bal, qui est toute neuve et magnifique, m’a semblé plus vaste que la première salle du Musée du Louvre. Ils ont employé les meilleurs peintres, ce qui n’est pas beaucoup dire, pour peindre le plafond. En revanche, il y a des ornements en bois et en papier mâché imitant le marbre, qui sont du goût le plus noble et d’une beauté frappante. Napoléon avait établi ici une école dell ornato et une école de gravure, qui ont rempli le but de ce grand roi.

Le caractère de la beauté en Italie, c’est le petit nombre des détails et, par conséquent, la grandeur des contours (je supprime ici quatre pages de philosophie, peu intelligibles pour qui n’aime pas la peinture avec passion).

Je trouve que le casin de San Paolo inspire le respect. Les palais de nos ministres ont l’air d’un boudoir surdoré ou d’une boutique fort élégante. Rien de plus convenable, quand le ministre est un Robert Walpole, achetant des votes et vendant des places. Cette physionomie de l’architecture d’un bâtiment, qui inspire un sentiment d’accord avec sa destination, s’appelle le style. Comme la plupart des bâtiments doivent faire naître le respect et même la terreur, par exemple une église catholique, le palais d’un roi despote, etc., souvent quand on dit en Italie : « Ce bâtiment est plein de style », entendez : « Il inspire le respect. » Les pédants, quand ils parlent de style, veulent dire : « Cette architecture est classique, elle imite le grec, ou du moins une certaine nuance de grec francisé, comme l’Iphigénie de Racine imite celle d’Euripide. »

La rue Dei Nobili, à Milan, a une fort belle architecture, vous dit-on ; entendez qu’elle est horriblement triste et sombre. Je ne rirais pas de huit jours si j’habitais le palais Arconati.

Ces palais me rappellent toujours le moyen âge, les conspirations sanglantes des Visconti (1301) et les passions gigantesques du quatorzième siècle. Mais je suis le seul à avoir de ces idées. Les possesseurs de ces palais si grandioses soupirent pour un petit appartement sur le boulevard de Gand, à Paris. Ce qu’il y a de plus semblable aux Français ici, ce sont les gens fort riches. Ils ont de plus que nous l’avarice, qui est une passion très-commune parmi eux, et qui lutte plaisamment avec une forte dose de petite vanité. Leur seule dépense, ce sont les chevaux, j’en ai vu plusieurs de trois, quatre, cinq mille francs. Un fat milanais penché sur son cheval forme un ensemble bien plaisant. J’oubliais de dire que tous les jours, à deux heures, il y a Corso, où tout le monde paraît à cheval ou en voiture. Le Corso a lieu à Milan, sur le bastion, entre la Porta Rense et la Porta Nova. Dans la plupart des villes d’Italie, c’est la rue principale qui sert de Corso. Jamais l’on ne manque ni le Corso ni le théâtre.

Les nobles Lombards ne mangent guère que le tiers de leur revenu ; ils en dépensaient le double avant la révolution de 1796. Deux ou trois ont vu le feu sous Napoléon. Leurs mœurs sont décrites avec vérité dans les petites pièces de vers de Carline Porta, en milanais.

Le 28 octobre 1816, à 5 heures du matin, en sortant du bal.

Je pars dans quatre heures pour Dèsio, que je veux revoir à loisir. Si je n’écris en ce moment, je n’écrirai pas. Je cherche à me calmer et à ne pas écrire une ode qui me semblerait ridicule dans trois jours. Mes papiers peuvent être saisis par la police autrichienne, je n’écrirai donc rien sur les intrigues secrètes qui sont de notoriété publique, et que mes amis m’ont fait remarquer. Je serais au désespoir de manquer à cette charmante société italienne, qui daigne parler devant moi comme devant un ami. La police autrichienne ignore tout ce qu’elle ne trouve pas écrit. Il y a de la modération dans cette idée.

Je sors du casin de San Paolo. De ma vie je n’ai vu la réunion d’aussi belles femmes ; leur beauté fait baisser les yeux. Pour un Français, elle a un caractère noble et sombre qui fait songer au bonheur des passions bien plus qu’aux plaisirs. passagers d’une galanterie vive et gaie. La beauté n’est jamais, ce me semble, qu’une promesse de bonheur.

Malgré la tristesse sévère, nécessitée par l’orgueil tracassier et grognon des maris anglais, et la sévérité de la terrible loi nommée Improper, le genre de beauté des Anglaises est beaucoup plus d’accord avec le bal[7]. Une fraîcheur sans égale et le sourire de l’enfance animent leurs beaux traits qui ne font jamais peur, et semblent promettre d’avance de reconnaître un maître absolu dans l’homme qu’elles aimeront. Mais tant de soumission laisse concevoir la possibilité de l’ennui, tandis que le feu des yeux italiens détruit à jamais jusqu’à la moindre idée de ce grand ennemi de l’amour heureux. Il me semble qu’en Italie, même auprès d’une demoiselle payée, l’on ne doit pas craindre l’ennui. Le caprice veille pour écarter le monstre.

Les figures d’hommes du bal de cette nuit auraient offert des modèles magnifiques à un sculpteur comme Daneker ou Chantrey, qui fait des bustes. Mais un peintre en eût été moins content. Ces yeux si beaux et si bien dessinés m’ont semblé manquer quelquefois d’esprit ; le fier, l’ingénieux, le piquant, s’y lisent rarement.

Les têtes de femmes, au contraire, présentent souvent la finesse la plus passionnée réunie à la plus rare beauté. La couleur des cheveux et des sourcils est d’un magnifique châtain foncé. Elles ont l’air froid et sombre jusqu’à ce que quelque mouvement de l’âme vienne les animer. Mais il ne faut point chercher la couleur de rose des têtes de jeunes filles et d’enfants anglais. Au reste, j’étais peut-être le seul, ce soir, à m’apercevoir de l’air sombre. J’ai vu, par les réponses de Madame G***, l’une des femmes les plus spirituelles de ce pays, que l’air riant et conquérant que l’on trouve souvent au bal, en France, passerait ici pour une grimace. On se moquait fort de quelques femmes de marchands du second ordre qui se donnaient des yeux brillants pour avoir l’air de s’amuser. Je soupçonne pourtant que les belles Milanaises ne dédaigneraient pas cet air-là, si elles ne devaient passer qu’un quart d’heure au bal. Après quelques minutes, l’air qu’une femme donne à sa figure devient grimace, et dans un pays méfiant, la grimace doit être le comble du mauvais goût. N’êtes-vous agité par aucune nuance de passion ? laissez vos traits au repos, si l’on me permet cette expression. C’est alors que les beaux traits des femmes italiennes prenaient pour moi, étranger, l’air sombre et presque terrible. Le général Bubna, qui a été en France, et qui joue ici le rôle d’esprit léger et à bons mots, disait ce soir : « Les femmes françaises se regardent entre elles, les Italiennes regardent les hommes. » C’est un homme très-fin, qui a le secret de se faire bien venir, tout en étant le chef de la tyrannie étrangère.

Avant ce bal, je n’avais jamais vu la vanité en Italie. On danse successivement une valse, une monférine et une contre-danse française. On a commencé à arriver à dix heures. Jusqu’à minuit, la vanité a régné seule, excepté dans les beaux traits de madame ***. On dit que son mari lui a déclaré que si Frascani qu’il a la bonté de redouter encore (Frascani et madame *** sont d’accord depuis deux ans), était au bal, il l’emmènerait, pour tout le carnaval, à sa campagne si sauvage de Trezzo. Madame *** a averti Frascani, qui n’a pas paru de toute la soirée. Depuis onze heures que l’on m’a donné cet avis, jusqu’à deux qu’elle a osé quitter le bal, l’expression de la gaieté, du contentement, ou même de la simple attention, n’a pas paru, je puis le jurer, sur cette belle figure.

« Mais vos maris sont donc jaloux ? » disais-je à M. Cavaletti, ancien écuyer de Napoléon. « Tout au plus pendant les deux premières années du mariage, me répond-il ; mais cela est fort rare. C’est un beau métier que d’être jaloux quand on n’est pas amoureux ! Être jaloux de sa maîtresse, passe. »

Grâce à cet ancien ami et à deux ou trois personnes auxquelles il a présenté un Français qui n’est ici que pour trois semaines, et devant lequel on peut tout dire, c’étaient ses termes, bientôt ce bal n’a plus été pour moi insignifiant comme un bal masqué. J’ai connu les noms et les intérêts.

Vers minuit, la revue de toutes les toilettes étant finie, (elles étaient plus magnifiques qu’élégantes), la froide et dédaigneuse vanité a été remplacée peu à peu sur les physionomies par un intérêt plus agréable à voir. Le ridicule, pour une jolie femme, en ce pays-ci, c’est de ne pas avoir de tendre engagement. Ces liaisons durent huit ou dix ans, souvent toute la vie. Tout cela m’a été conté presque aussi clairement que je l’écris, par madame M***. Quand une jeune femme passe, au bout d’un an de mariage, pour n’être pas amoureuse de son mari, et ne prend intérêt à personne, on dit, en haussant les épaules : É una sciocca (c’est une oie), et les jeunes gens la laissent se morfondre sur sa banquette. J’ai vu ce soir, ou j’ai cru voir toutes les nuances des différents degrés d’intérêt. La belle figure du jeune comte Botta, en regardant madame R*** exprimait fort bien l’amour avant la déclaration. On dit en France qu’un amant heureux joue un pauvre rôle au bal ; pour peu qu’il soit passionné, il se voit le public pour rival. À Milan, on ne l’oublie qu’une heure, pour la revue des toilettes.

Il faut au moins dix lignes en français pour louer une femme avec délicatesse. Je ne dirai donc rien des grâces et de l’esprit à la Narbonne de madame Bibin Catena. Madame C*** m’a fait voir bien des physionomies jalouses vers les deux heures. Le comte N***, désespéré, a quitté le bal. La femme qu’il sert (che serve) l’a cherché avec anxiété dans les huit ou dix salles où l’on jouait, dans les salles à demi éclairées par des lampes d’albâtre, où l’on se reposait ; ensuite, une tristesse frappante s’est emparée de cette belle figure ; elle ne s’est plus intéressée à rien, et, pour pouvoir rendre compte de sa soirée, elle est allée se placer à une table de jeu à côté de gens connus per avere altre amicizie (pour être engagés ailleurs). Le mot amore se prononce fort rarement ici. J’ai toutes les peines du monde à écrire en français les remarques que l’on m’a fait faire cette nuit. Nous n’avons réellement point d’équivalents pour toutes ces choses-là, dont on ne parle jamais en France, et qui, d’ailleurs, y sont probablement fort rares. Ici on ne parle d’autre chose ; aussi, quand la conversation périt en Italie, ce n’est pas par ennui, mais par prudence.

Les Italiens aiment fort peu la danse. Dès une heure du matin, on ne voyait plus danser que les étrangers ou les gens sans affaires. Trois ou quatre beaux officiers allemands, bien blonds, valsent toujours, on a d’abord admiré leur bonne grâce, et l’on finit par se moquer de leurs figures rouges et de la peine di fachino (de portefaix) qu’ils se donnent. Ces pauvres jeunes gens, qui ne sont reçus que dans quelques maisons fort ultra et ennuyeuses, affichent ainsi leur bonne mine pour tâcher de faire fortune. Le lendemain, on les voit, fixes comme des termes, au parterre de la Scala ; ils regarderont quatre heures de suite une jolie femme avec laquelle ils ont dansé ; ils se présentent à elle le dimanche à l’église ; chaque soir, au Corso, ils caracolent à cheval auprès de sa portière.

Une Française bien jolie, madame la comtesse Agosti, a été comptée parmi les douze plus jolies femmes du bal. On citait mesdames Litta, Rughetta, Ruga, Maïnoni, Ghirlanda de Varese, la comtesse C*** de Mantoue, et une belle Espagnole, madame Carmelita Lechi.

Les jeunes gens portent ici beaucoup de cheveux et des nœuds de cravate énormes. On reconnaît des gens accoutumés à voir de la peinture à fresque ordinairement colossale. M. Izimbardi m’a fait remarquer que les femmes de la haute noblesse affectent de parler du nez. J’ai entendu l’une d’elles dire d’une autre femme : A-t-elle du sang bleu ? ce qui veut dire : Est-elle vraiment noble ? et j’ai eu la sottise de rire aux éclats (sang bleu se prononce de même en milanais et en français).

On m’a présenté à M. Peregò, homme de génie ; c’est à lui que l’on doit les décorations du théâtre de la Scala que j’ai tant admirées. Il a dirigé certaines parties de l’ornement du magnifique Casin où j’ai passé sept heures avec tant de plaisir. C’est à ce bal aussi que j’ai été présenté à MM. Romagnosi et Tommaso Grossi. J’y ai vu Vincenzo Monti. La dévotion de M. Manzoni l’a, dit-on, empêché d’y paraître. Il traduit l’Indifférence de M. de Lamennais. À cela près, homme comparable à lord Byron pour le lyrique.

30 octobre. — Tout ce que je puis dire des habitudes morales ou de la manière d’aller à la chasse du bonheur en Italie, je ne le sais que par des récits qui ont pu être trompeurs. Ces choses-là ne se voient pas avec les yeux de la tête, comme disait Napoléon. Supposez que le mur mitoyen qui sépare votre cabinet de la maison voisine devienne tout à coup transparent, vous verrez une scène entre une femme et deux hommes qui ne vous intéressera point. Vous ignorez ce que ces gens-là sont les uns pour les autres. Que l’on vous conte leur histoire, l’avant-scène de la conversation visible à cause du mur transparent, et peut-être serez-vous vivement touché.

J’ai entrevu quelques scènes ; mais j’avoue que je ne sais que par des récits tout ce qui les rend intéressantes pour moi. Les nigauds qui, en voyageant, ne parlent qu’aux garçons d’auberge, aux ciceroni, à la blanchisseuse et à leur banquier, pendant l’unique dîner qu’ils en reçoivent, me taxeront d’exagération, de mensonge, etc., etc. Je les engage à fermer le livre.

Combien l’on est plus inattaquable en se bornant, comme tous les voyageurs, à compter les tableaux d’une galerie ou les colonnes d’un monument ! Mais, si l’on a le talent de couper ces sortes de procès-verbaux par des systèmes puérils en style emphatique sur l’origine des monuments, sur le passage de la civilisation des Égyptiens aux Étrusques, et des Étrusques aux Romains, à l’instant ces mêmes nigauds vous trouvent admirable.

Que de périls à parler de mœurs ! Les nigauds qui ont voyagé diront : Cela n’est pas vrai, car j’ai passé cinquante-deux jours à Venise, et je ne l’ai pas vu. Les nigauds casaniers diront : Cela est indécent, car l’on n’en agit pas ainsi rue Mouffetard.

Un voyageur anglais, homme d’esprit, nommé John Scott, vient d’être tué en duel pour avoir imprimé un certain paragraphe. C’est dommage ; il était en passe de parvenir aux premiers honneurs littéraires de son pays ; il venait de faire la conquête de tous ses compatriotes qui ont mal au foie, en publiant un voyage en France où il nous accable d’injures. Les héritiers de John Scott lui ont joué le mauvais tour d’imprimer le journal d’un voyage à Milan, auquel il travaillait. Ce journal n’est encore orné d’aucun mensonge. C’est la base tout nue du voyage futur. On y voit que John Scott n’a parlé absolument, à Milan, qu’à des garçons de café, à son maître d’italien, et à quelque malheureux custode de monuments publics.

Pour ne citer aussi que les morts parmi les voyageurs compteurs de colonnes, cherchez les voyages de M. Millin en Italie. M. Millin étant à Rome, en 1806, je crois, rentre chez lui désespéré. « Qu’avez-vous ? lui dit un savant qui se trouvait là. — Ce que j’ai ! ce que j’ai ! Denon est ici ; savez-vous ce qu’il dépense par jour ? cinq cents francs. Je suis un homme perdu. Que va dire Rome de moi ? »

2 novembre. — Madame M. V***, qui ressemble en beau à la charmante Hérodiade de Léonard de Vinci, et chez qui j’ai découvert un tact parfait pour les beaux-arts, m’a dit hier à une heure du matin : « Il fait un beau clair de lune, je vous conseille d’aller voir le Dôme (la cathédrale), mais il faut vous placer du côté du Palazzo Regio. »

J’y ai trouvé le plus beau silence. Ces pyramides de marbre blanc, si gothiques et si minces, s’élançant dans les airs et se détachant sur le bleu sombre d’un ciel du Midi garni de ses étoiles scintillantes, forment un spectacle unique au monde. Bien plus, le ciel était comme velouté, et d’accord avec les rayons tranquilles d’une belle lune. Une brise chaude se jouait dans les passages étroits qui, de quelques côtés, environnent la masse énorme du dôme. Moment ravissant.

C’est à Napoléon que l’on doit la façade demi-gothique et toutes les aiguilles (guglie) du côté du midi, vers le Palazzo Regio (1805-1810). La colonne, découpée à jour et formée d’un filigrane de marbre blanc, que l’on aperçoit de plusieurs lieues et qui porte la statue colossale de la Madone, fut élevée sous Marie-Thérèse.

Jean Galeas Visconti, celui qui, après avoir vaincu et pris son oncle Barnabò, le fit empoisonner dans le château si pittoresque de Trezzo, fonda la cathédrale de Milan (il Duomo), en 1386, peut-être pour apaiser la Vierge. Il commença aussi cette bonbonnière de marbre sans dignité, appelée la Chartreuse de Pavie.

On doit à M. Franchetti, ancien auditeur au conseil d’État, un bel ouvrage sur le Dôme de Milan. M. Litta, qui, sous le titre suranné d’Histoire des Familles illustres d’Italie, publie des gravures fort soignées, et un texte explicatif exempt de mensonges, a donné un beau trait du tombeau de Jean-Jacques de Médicis, dessiné par Michel-Ange, et placé dans le Dôme. Les artistes du quatorzième siècle pratiquèrent sur les piliers extérieurs de cette énorme masse gothique plus de deux mille niches de toute grandeur, dans lesquelles on a mis tout autant de statues. Telle statue, placée à cent pieds de terre, n’a pas trente pouces de proportion. Il y a, derrière le grand autel, des fenêtres de soixante pieds de haut sur trente de large. Mais les vitraux colorés conservent aux cinq navate de l’intérieur le beau sombre qui convient à la religion qui prêche un enfer éternel.

On trouve, près du grand autel, au midi, un passage souterrain et ouvert au public, qui, de l’intérieur de l’église, conduit sous le portique de la cour de l’archevêché. Les personnes qui aiment à se voir s’y rencontrent par hasard. Le cocher et le laquais, qui, peut-être, sont des espions, attendent à la porte de l’église. À côté de ce passage, le cicerone vous fait remarquer une statue de saint Barthelémy, écorché et portant gaillardement sa peau en bandouillère, fort estimée du vulgaire, et qui pourrait figurer avantageusement dans un amphithéâtre d’hôpital, si elle n’était remplie de fautes d’anatomie. J’ai dit cela ce soir dans la loge de madame F*** ; on s’est tu. J’ai vu que je venais d’offenser le patrioltisme d’antichambre, et je me suis hâté de sortir. En général, dans la société italienne, même la plus spirituelle, il faut se comporter comme à la cour, et ne jamais rien blâmer de ce qui est italien.

3 novembre. — On fait d’immenses préparatifs pour la fête de demain, san Carlo, qui est, après ou avant la Madone, le véritable dieu des Milanais. On revêt de damas rouge la base des énormes piliers gothiques du Dôme. On accroche à trente pieds de haut une quantité de grands tableaux représentant les traits principaux de la vie de saint Charles. J’ai passé deux heures au milieu des ouvriers à écouter leurs propos. À chaque instant Napoléon est mêlé à saint Charles. Tous deux sont adorés.

Me trouvant disposé à voir des églises, je suis allé visiter la fameuse église de la Madone, près de la porte de San Celso. Cet édifice curieux rappelle la forme primitive des églises chrétiennes, fort oubliée maintenant. Il s’y trouvait, comme dans les théâtres actuels, cinq ou six sortes de places différentes, affectées aux diverses situations de l’âme des fidèles. J’ai admiré l’église, son petit portique intérieur et les quatre pendentifs peints à fresque par Appiani.

Au retour, j’ai vu les magnifiques colonnes antiques de San Lorenzo. Il y en a seize. Elles sont rangées sur une ligne droite, cannelées, d’ordre corinthien, et hautes de vingt-cinq à trente pieds. Il faut, pour les admirer, un œil accoutumé déjà à séparer les ruines de la vénérable antiquité de toutes les petitesses dont les a surchargées la puérilité moderne. Une ruine devrait être entourée d’une grille de fer comme un carré de fleurs au jardin des Tuileries, et, si elle tombe, raffermie avec des crampons de fer ou par un éperon de briques peint en vert foncé, comme on m’a dit qu’on l’a pratiqué au Colysée, à Rome. L’église de San Lorenzo, bâtie derrière les seize colonnes antiques, m’a amusé par sa forme originale.

Un petit bossu qu’on m’a fait voir a, ce me semble, un vrai talent pour l’architecture. La porte de Marengo (débaptisée par les ultrà du pays) est belle, sans être copiée de l’antique, tandis que la Bourse de Paris, ne sera qu’une copie d’un temple grec. Or il ne pleut en Grèce que pendant un mois, et à Paris il pleut deux cent fois par an. Cette aveugle imitation de l’an-Lique, qu’on appelle classicisme dans les lettres, l’architecture pourra-t-elle jamais s’en débarrasser ? Une Bourse, calculée d’après les convenances de notre climat pluvieux, serait laide à voir ; ne vaut-il pas mieux produire du beau à tort ou à raison ?

Pour que les portiques de la Bourse de Paris pussent garantir de la pluie, il faudrait des colonnes de quinze pieds de haut, tout au plus. Il faudrait une halle immense et couverte pour les voitures qui attendent.

J’ai fini mes courses par la Cène de Léonard de Vinci au couvent delle Grazie, où j’ai passé deux heures. Ce soir, au café de l’Académie, M. Izimbardi m’a dit : « Quel prêtre homme de génie établit jadis l’usage de manger des pois chiches le 4 novembre, jour de la Saint-Charles ? L’enfant de quatre ans est frappé de cette singularité, et adore saint Charles. » M. Melchior Gioja pense que ces pois chiches sont un vestige de paganisme. Mon ignorance m’empêche d’avoir un avis. Demain, je mangerai des pois chiches chez madame C***. Je suis surpris de cette invitation, les Milanais ne prient jamais à dîner : ils ont encore des idées espagnoles sur le luxe qu’il faut déployer en ces occasions.

5 novembre. — Je suis allé tous ces soirs, vers les une heure du matin, revoir le Dôme de Milan. Éclairée par une belle lune, cette église offre un aspect d’une beauté ravissante et unique au monde.

Jamais l’architecture ne m’a donné de telles sensations. Ce marbre blanc découpé en filigranes n’a certainement ni la magnificence, ni la solidité de Saint-Paul de Londres. Je dirai aux personnes nées avec un certain tact pour les beaux-arts : « Cette architecture brillante est du gothique sans l’idée de mort ; c’est la gaieté d’un cœur mélancolique ; et, comme cette architecture dépouillée de raison semble bâtie par le caprice, elle est d’accord avec les folles illusions de l’amour. Changez en pierre grise le marbre éclatant de blancheur, et toutes les idées de mort reparaissent. » Mais ces choses sont invisibles au vulgaire et l’irritent. En Italie, ce vulgaire est le petit nombre : il est l’immense majorité en France.

La façade demi-gothique du Dôme n’est pas belle, mais elle est bien jolie. Il faut la voir éclairée par la lumière rougeâtre du soleil couchant. On m’assure que le Dôme est, après Saint-Pierre, la plus vaste église du monde, sans excepter Sainte-Sophie.

Je suis allé me promener en sédiole à Marignan, le champ de gloire de François Ier, sur la route de Lodi. La sédiole est une chaise posée sur l’essieu qui réunit deux roues très-hautes. On fait trois lieues à l’heure. Au retour, vue admirable du Dôme de Milan, dont le marbre blanc, s’élevant au-dessus de toutes les maisons de la ville, se détache sur les Alpes de Bergame, qu’il semble toucher, quoiqu’il en soit encore séparé par une plaine de trente milles. Le Dôme, vu à cette distance, est d’une blancheur parfaite. Ce travail des hommes si compliqué, cette forêt d’aiguilles de marbre, double l’effet pittoresque de l’admirable contour des Alpes se détachant sur le ciel.

Je n’ai rien vu au monde de plus beau que l’aspect de ces sommets couverts de neige, aperçus à vingt lieues de distance, toutes les montagnes inférieures restant du plus beau sombre.

6 novembre. — Le côté de l’église de San Fedele (architecture de Pellegrini), qu’on aperçoit en venant du théâtre de la Scala par la rue San Giovanni alle Case Rotte, est superbe, mais dans le genre de la beauté grecque : cela est gai et noble, il n’y a pas de terreur.

Ce petit endroit de Milan est intéressant pour qui sait voir la physionomie des pierres rangées avec ordre. La rue San Giuseppe, la Scala, San Fedele, le palais Belgiojoso, la maison degli Omenoni, tout cela se touche. La grande salle de la Douane, remplie de ballots aujourd’hui, rend témoignage de la solidité des ornements placés dans les salons du seizième siècle. La galerie de Diane, aux Tuileries, est pauvre en comparaison.

La place San Fedele a été augmentée par la démolition de la maison du comte Prina, ministre des finances sous Napoléon, assassiné, le 20 avril 1814, par les soins des partisans de l’Autriche et de quelques libéraux aujourd’hui bien repentants (du moins telle est la version commune). Le prêtre de San Giovanni, devant lequel nous venons de passer, refusa de faire ouvrir, pour le comte Prina, la grille de son église : on y aurait transporté le malheureux ministre, que le peuple avait déjà commencé à traîner par les pieds, mais qui n’était pas blessé mortellement. La lente agonie de ce malheureux dura trois heures. On raconte que les assassins gagés, voulant compromettre le peuple, firent tuer le comte Prina à coups de parapluie. La France n’a rien produit d’égal à ce Piémontais dans l’art d’extorquer et de dépenser de l’argent au profit d’un despote. Cet homme a laissé de grands établissements ; il avait du grandiose dans la tête. Un des côtés de la place déblayée après sa mort est formé par la façade du palais Marini, plus remarquable par sa masse que par sa beauté (1555). Prina travaillait nuit et jour et volait peu ou point, afin de devenir duc. En mars 1815, on destitua un préfet de police honnête homme, nommé Villa, je crois, qui informait sérieusement contre les assassins. M. Villa avait déjà rempli trois chambres des restitutions faites par les gens qui avaient pillé la maison du malheureux ministre. Ils nommaient qui les avait payés.

7 novembre. — On a voulu me faire admirer bien des choses à Milan ; mais mon parti est pris, je verrai toujours absolument seul les monuments célèbres. Il faut réserver pour le goût endormi des voyageurs allemands ces bavardages de cicerone de toutes les classes. Rien ne révolte davantage les personnes susceptibles d’aimer les arts un jour ; cela rend injuste pour tout ce qui n’est pas parfait. Ici, le plus honnête homme du monde vantera, par honneur national, un palais ridicule et qui n’a de bon que sa masse. C’est ce que je viens d’observer tous ces jours-ci chez M. Reina, patriote de 1799, honoré par la persécution. À propos, M. Reina m’a prêté un opuscule bien curieux : c’est l’histoire de la déportation des patriotes lombards aux bouches du Cattaro, par M. Apostoli, bossu, qui avait peut-être autant d’esprit que Chamfort. Rien n’est plus rare en Italie. La prolixité y étouffe l’esprit français.

Le plus extrême dénûment a forcé, dans ces derniers temps, le pauvre Apostoli à se faire espion des Autrichiens. Il le disait à tous ses amis réunis au café de Padoue, et l’infamie ne l’avait point atteint. Ce bossu si brillant est, dit-on, mort de faim. Son livre est intitulé Lettere sirmiensi. Il dit la vérité, même contre ses collègues de déportation. Il ne tombe jamais dans l’importance et dans le vague qu’un déporté français n’eût pas manqué de mettre dans une relation de ce genre.

J’ai admiré réellement, à Milan, la vue de la coupole du Dôme s’élevant au-dessus des arbres du jardin de la villa Belgiojoso, les fresques d’Appiani à cette même villa Belgiojoso, et son Apothéose de Napoléon au Palazzo Regio. La France n’a rien produit de comparable. Il ne faut pas des raisonnements pour trouver cela beau. Cela fait plaisir à l’œil. Sans ce plaisir en quelque sorte instinctif ou du moins non raisonné du premier moment, il n’y a ni peinture, ni musique. — Cependant j’ai vu les gens de Kœnigsberg arriver au plaisir, dans les arts, à force de raisonnements. Le Nord juge d’après ses sentiments antérieurs, le Midi d’après ce qui fait actuellement plaisir à ses sens.

8 novembre. — Le Cirque, qui s’élève au milieu des bastions de la forteresse, changés en promenades et garnis de platanes qui, dans ce terrain fertile, en dix ans ont atteint cinquante pieds de hauteur, est un autre bel ouvrage de Napoléon. Le fond de ce cirque se remplit d’eau, et j’y ai vu, il y a trois jours, trente mille spectateurs assister à une joute nautique où figuraient les bateliers du lac de Como. La veille, en l’honneur de l’arrivée d’un archiduc autrichien, j’avais vu des amateurs de chevaux, montés sur des chars antiques (bighe), se disputer le prix de la rapidité, en faisant quatre fois le tour de la spina du Cirque[8]. Le peuple de Milan est fou de ce spectacle, assez insignifiant pour moi. Je m’ennuyais, lorsque la course des bighe fut remplacée par le spectacle baroque et hideux de trente-six nains hauts de trois pieds et demi, que l’on renferme dans des sacs serrés sous le cou, et qui se disputent le prix de la course en sautant à pieds joints comme des grenouilles. Les culbutes de ces pauvres diables font rire le peuple ; et tout le monde est peuple dans ce pays à sensations, même la jolie signora Formigini.

Ce soir, je me suis plaint de cette inhumanité, dans la loge d’une femme célèbre par son amabilité, sa disinvoltura et sa science. Elle m’a dit : « Les nains, dans ce pays-ci, sont fort gais. Voyez celui qui offre des fleurs aux dames à la porte de la Scala, il a l’humeur caustique. » Il y a peut-être mille citoyens de Milan qui n’ont pas trois pieds de haut : c’est l’effet de l’humidité et de la panera (crème excellente de ce pays-ci, et que l’on ne trouve nulle part, pas même en Suisse.) — L’archiduc pour qui les ultrà placés à la municipalité de Milan donnent ces fêtes est un homme raisonnable, froid, mal mis, fort savant en statistique, en botanique et en géologie. Mais il ne sait pas parler aux femmes. Je l’ai vu se promenant à pied,. au Corso, avec des bottes que mon valet de place ne porterait pas. — Un prince n’est qu’une cérémonie, comme je ne sais qui répondit à Louis XVI. On regrette l’amabilité et la vanité du prince Eugène, qui lui inspiraient un mot pour chaque femme. Assez terne à Paris, le vice-roi était brillant à Milan, et passait pour fort aimable. Dans ce genre de mérite personne ne peut le disputer aux Français. On annonce pour le 31 décembre l’entrée solennelle de l’empereur François. Il n’aura aucun succès. Les Milanais ont fort peu d’entrain. À Paris, on agite des mouchoirs pour tout le monde, et l’on est presque de bonne foi dans le moment. — Les jeunes gens de dix-sept ans, ici, sont silencieux et sombres ; nulle étourderie, nulle gaieté. — Rien de plus rare que la gaieté, en Italie, car je n’appelle pas gaieté la joie d’une passion satisfaite.

10 novembre. — J’ai fait neuf milles en sédiole sur les remparts de Milan élevés au-dessus du sol d’une trentaine de pieds, ce qui est considérable dans ce pays de plaine parfaite. Par l’étonnante fertilité de la terre, cette plaine offre partout l’aspect d’une forêt, et l’on ne voit pas à cent pas de soi. Les arbres ont encore toutes leurs feuilles aujourd’hui 10 novembre. Il y a des teintes de rouge et de bistre magnifiques. La vue des Alpes, dans le lointain, à partir du bastion di porta Nova jusqu’à la porte de Marengo, est sublime. C’est un des beaux spectacles dont j’ai joui à Milan. On m’a fait distinguer le Resegon di Lec et le mont Rosa. Ces montagnes, vues ainsi par-dessus une plaine fertile, sont d’une beauté frappante, mais rassurante comme l’architecture grecque. Les montagnes de la Suisse, au contraire, me rappellent toujours la faiblesse de l’homme et le pauvre diable de voyageur emporté par une avalanche. Ces sentiments sont probablement personnels. La campagne de Russie m’a brouillé avec la neige, non à cause de mes périls, mais par le spectacle hideux de l’horrible souffrance et du manque de pitié. À Wilna, on bouchait les trous dans le mur de l’hôpital avec des morceaux de cadavres gelés. Comment, avec ce souvenir, trouver du plaisir à voir la neige ?

En descendant de sédiole, je suis allé au foyer de la Scala entendre la répétition de Maometto, musique M. Winter ; c’est un Allemand célèbre. Il y a une prière sublime chantée par Galli, la Festa et la Bassi. On attend Rossini, qui va travailler sur le sujet de la Pie voleuse, que M. Gherardini arrange en italien. On dit que cet opéra s’appellera la Gazza ladra. C’est, ce me semble, un triste sujet et bien peu fait pour la musique. On dit beaucoup de mal de Rossini. C’est un paresseux, il vole les entrepreneurs, il se vole lui-même, etc., etc. Oui, mais il y a tant de musiciens vertueux qui me font bâiller ! — Hier, à la messe aux Servi, l’orgue a exécuté divinement les cantilènes les plus passionnées de Mozart et de Rossini : Cantare pares.

Que de gens intéressés à dire des horreurs d’un homme de génie qui se moque de toutes les supériorités sociales ! — On peut dire que, dans ce siècle de louanges mendiées, de compérage et de journalisme, l’envie est la seule marque certaine d’un grand mérite.

11 novembre. — Ce soir, chez l’aimable Bianca Milesi, un sot, qui se mêle de musique, voulait nous persuader que Rossini est un espèce d’assassin. Cette rage de l’envie me donne un vif plaisir. — Il paraît prouvé qu’à son dernier voyage Rossini a eu la hardiesse de venir raconter au café de l’Académie, pavé d’espions, sa rapide bonne fortune avec madame la comtesse B***. J’y crois assez ; Rossini est fort bel homme, et le sentiment ne le rend pas timide. C’est peut-être la seule chose qui manque à son génie, mais c’est un grand moyen de succès.

Je suis remonté ce matin sur le guglia del Duomo. On distingue Bergame, ville pittoresque située sur la première colline des Alpes, à trente milles d’ici (dix lieues). On voit les petites chapelles de la fameuse Madona del Monte, près Varèse, également à dix lieues d’ici. Ainsi isolé dans les airs au sommet de cette aiguille en filigrane, la vue des Alpes paraît gaie.

L’architecture de la porta Nova, autre ouvrage de Napoléon, ressemble à une miniature exécutée avec sécheresse ; cela est d’aussi mauvais goût que les décorations des théâtres de Paris. (On arrive à la petitesse, dans les arts, par l’abondance des détails et le soin qu’on leur donne.)

Le palais de Brera a un escalier et une cour qui produisent beaucoup d’effet, du moins quand on arrive du nord. Peut-être à mon retour de Rome penserai-je différemment. Cela est fort petit, mais plus beau que la cour du Louvre, en exceptant la façade du couchant, qui, encore, n’est belle que par la sculpture.

Saint Charles Borromée créa le collège de Brera, en 1572. Cet homme avait une parcelle du génie de Napoléon[9], c’est-à-dire nulle petitesse dans l’esprit, et la force qui va directement au but. Pour servir le despotisme et la religion, il détruisit la force dans le caractère milanais. On fréquentait les salles d’armes vers 1533 ; Castiglione insultait Maraviglia, espion diplomatique de François Ier ; saint Charles fit quitter l’épée à ce peuple, et l’envoya à l’office du chapelet. Je vois un buste sur une porte, à Brera, et une inscription qui m’apprend qu’un frère de l’ordre des Umiliati, excédé des sévérités de saint Charles, qui voulait des mœurs pures dans le clergé, et en cela était de bonne foi, lui tira un coup d’arquebuse et le manqua. Donato Farina essaya ce crime en 1569. Avant et depuis saint Charles, les curés du Milanais ont eu des maîtresses. Rien ne semble plus naturel, personne ne les blâme ; on vous dit avec simplicité : « Ils ne sont pas mariés. » J’ai vu une dame tenir beaucoup, un dimanche matin, à ne pas manquer la messe qui fut célébrée par un prêtre son amant. Cela est conforme au concile de Trente, qui a déclaré que si le diable lui-même se déguisait en prêtre pour administrer un sacrement, le sacrement serait valable.

Vers cinquante ans, les prêtres du Milanais deviennent ivrognes, ou bien ils se convertissent souvent après la mort d’une maîtresse ; alors ils se livrent à des pénitences extraordinaires, et cherchent à persécuter leurs jeunes collègues. Dans ce cas, on se moque d’eux et on les hait. En 1792, les prêtres de toute l’Italie furent très scandalisés de la tenue décente des prêtres français émigrés.

Je vais souvent au musée de Brera. Le Mariage de la Vierge, tableau de la première manière de Raphaël, intéresse les savants. Ce tableau me fait la sensation de l’opéra de Tancrède de Rossini. La passion y est exprimée faiblement, mais juste. Aucun personnage n’est vulgaire, tous sont dignes d’être aimés ; c’est le contraire du Titien.

Il y a une Agar du Guerchin, faite pour attendrir les cœurs les plus durs et les plus dévoués à l’argent ou aux cordons.

On remarque des fresques de Luini, celui que j’ai tant admiré à Sarronne. On les a transportées ici avec le morceau de mur sur lequel elles furent faites. Ce peintre est relevé à nos yeux par la chaleur factice et l’affectation des artistes modernes. Il est froid, sans doute, mais il a des figures célestes ; c’est de la grâce tempérée par le calme du caractère, comme Léonard. Napoléon fit transporter à Brera les plus beaux tableaux de la galerie Zampieri, de Bologne, et entre autres plusieurs chefs-d’œuvre des Carrache. Ils ressuscitèrent la peinture (1590). Avant eux on peignait comme écrivaient Dorat, Voiture ou Marchangy. De nos jours, en France, David a fait une révolution semblable. Contemporain du Guide et des derniers grands hommes de cette école (1641), Malvasia, dans sa Felsina Pittrice, écrit leur biographie sans reculer devant des détails peu nobles peut-être alors, aujourd’hui fort curieux.

12 novembre. — Il y a un mois que mon ami Guasco entra chez moi le matin, avec un grand jeune homme vêtu de noir et fort maigre, mais d’un air très-distingué. C’était monsignore Ludovico di Brême, ancien aumônier du roi d’Italie Napoléon, et fils de son ministre de l’intérieur.

Je vais tous les jours dans la loge de M. de Brême à la Scala. C’est une société toute littéraire. On n’y voit jamais de femmes. M. de Brême a beaucoup d’instruction, d’esprit, et les manières du grand monde. Il est admirateur passionné de madame de Staël, et fort ami des lettres. Il me marque moins d’empressement parce que j’ai osé dire que madame de Staël n’avait jamais fait qu’un ouvrage : l’Esprit des lois de la société. Du reste, elle rédigeait en beau style à effet les idées qu’elle avait entendu énoncer dans son salon. Quand cette femme d’esprit, la première improvisatrice de France, arriva en exil à Auxerre, elle débuta dans l’aimable salon de madame de la Bergerie par se vanter huit jours de suite. Le cinquième jour, par exemple, elle parla uniquement de la beauté de son bras, mais elle n’ennuyait pas.

Comme M. de Brême est fort poli, je continue à me présenter presque tous les soirs dans sa loge. Je porte à ces messieurs des nouvelles de France, des anecdotes sur la retraite de Moscou, Napoléon, les Bourbons ; ils me payent en nouvelles d’Italie. Je rencontre dans cette loge Monti, le plus grand poëte vivant, mais qui n’a nulle logique. Quand on l’a mis en colère contre quelque chose, il est d’une éloquence sublime. Monti est encore un fort bel homme de cinquante-cinq ans. Il a la bonté de me faire voir son portrait, chef-d’œuvre d’André Appiani. Monti est le Dante ressuscité au dix-huitième siècle. Comme le Dante, il s’est formé en étudiant Virgile, et méprise les délicatesses monarchiques de Racine, etc. Il y aurait trop à dire.

Les paroles extrêmement énergiques, quoique offensant un peu la délicatesse[10], ne sont pas repoussées par l’éloquence italienne. On sent à chaque pas que ce pays n’a pas eu, pendant cent cinquante ans, la cour dédaigneuse de Louis XIV et Louis XV. La passion ici ne songe jamais à être élégante. Or, qu’est-ce qu’une passion qui a le loisir de songer à quelque chose d’étranger ?

Silvio Pellico, plein de raison et de bonne éducation, n’a peut-être pas dans l’expression toute la magnificence et toute la force de Monti. Or, en littérature, la force est synonyme d’influence, d’effet sur le public, de mérite. M. Pellico est bien jeune, et il a le malheur d’avoir juste la position d’un homme sans nulle fortune, à qui un hasard barbare, au lieu du front d’airain d’un intrigant, a donné une âme généreuse et tendre. Les calomnies l’affligent. Comment voulez-vous que se venge un sot ? lui dis-je ; il me répond : « Le plus beau jour de ma vie sera celui de ma mort[11]. » L’amour est divinement peint dans sa Francesca da Rimini.

Je trouve souvent, dans la loge de M. de Brême. M. Borsieri, c’est un esprit français plein de vivacité et d’audace. M. le marquis Ermès Visconti a des idées fort justes et assez claires, quoique grand admirateur de Kant.

Si l’on voulait connaître le premier philosophe d’Italie, je crois qu’il faudrait choisir entre M. Visconti et M. Gioja, auteur de dix volumes in-4°, et qui, chaque jour, est menacé de la prison. Au reste, on trouve à Naples, à ce que m’a dit madame Belmonte, une école particulière de philosophie. Mais j’aurais une pauvre idée d’un homme d’esprit habitant Naples et qui ferait imprimer une explication métaphysique de l’homme et de la nature. Il y a des gens qui ont pris les devants ; ils ont fait déclarer officielle leur explication et pourraient bien envoyer à la potence le philosophe napolitain. Il n’y a pas encore dix-sept ans qu’appuyés par Nelson, ils se sont donné le plaisir de faire pendre tout ce qui avait de l’esprit à Naples. Quel amiral français a jamais joué le rôle de ce Nelson, qui a une colonne à Édimbourg, le pays de la pensée et de l’humanité ? Les peuples du Nord admirent, outre mesure, la vertu d’exposer sa vie, la seule qui ne soit pas susceptible d’hypocrisie, et la seule que tous comprennent.

Ces sortes de vérités me nuisent beaucoup dans les sociétés prétendues philosophiques et où, cependant, il y a des mensonges à respecter. Je suis mieux venu dans les sociétés de femmes, on y est ennuyeux ou amusant, mais jamais odieux.

M. Confalonieri, homme de courage et qui aime sa patrie, vient souvent dans la loge de M. de Brême. M. Crisostomo Berchetti a fort bien traduit en italien quelques poésies de Bürger. Il est impiegato (il a une place), et le bon sens qu’il porte dans ses vers italiens, tout étonnés de renfermer une idée, pourrait bien le faire destituer. M. Trechi, homme aimable et le plus français que j’aie rencontré en Italie, vient quelquefois égayer nos discussions littéraires.

À Paris, je ne connais rien de comparable à cette loge où, chaque soir, l’on voit aborder successivement quinze ou vingt hommes distingués ; et l’on écoute la musique quand la conversation cesse d’intéresser.

Avant et après M. de Brême, je vais dans cinq ou six loges où la conversation est bien éloignée de prendre jamais la tournure philosophique. À Paris, on aurait des millions que l’on ne pourrait pas se faire de telles soirées. Il pleut, il neige, au dehors de la Scala, qu’importe ? Toute la bonne compagnie est réunie dans cent quatre-vingts loges de ce théâtre, qui en a deux cent quatre. La plus aimable de toutes ces loges (je prends le mot aimable dans le sens français : vif, gai, brillant, le contraire de l’ennui), c’est peut-être celle de madame Nina Viganô, fille de l’homme de génie qui a fait Mirra. Madame Nina, ou, comme l’on dit en italien de toutes les femmes, même des duchesses, et en parlant d’elles, et devant elles, la Nina chante avec un charme unique les airs vénitiens de M. Perruchini et certains airs remplis de passion, composés autrefois pour elle par M. Caraffa. La Nina est un peintre en miniature qui, dans son genre borné, a cent fois plus de talent que de fameux peintres à l’huile.

Je n’ai garde de manquer aux soirées que cette personne aimable donne les vendredis, le seul jour de la semaine où il n’y ait pas spectacle à la Scala. Vers les une heure, quand nous ne sommes plus que huit ou dix, il se trouve toujours quelqu’un qui raconte des anecdotes fort gaies sur les mœurs de Venise vers 1790. Venise fut probablement, de 1740 à 1796, la ville la plus heureuse du monde et la plus exempte des bêtises féodales ou superstitieuses qui attristent encore aujourd’hui le reste de l’Europe et l’Amérique du Nord. Venise était le contraire de Londres ; surtout la sottise, nommée importance, y était aussi inconnue hors des cérémonies politiques que la gaieté à la Trappe. Les anecdotes vénitiennes que la Nina nous a contées hier feraient un volume. Visite de madame Bensoni au patriarche, pour sauver un malheureux qu’on devait mener au supplice le lendemain, et qui y alla en effet, mais sur le passage duquel le patriarche ne manqua pas de se trouver. Un étranger un peu fat dit devant M. R*** : « Ma foi, je pars content, j’ai eu la plus jolie femme de Venise. » Le lendemain, M. R***, suivi d’un laquais portant une énorme caisse de pistolets, va demander raison à l’étranger. La maîtresse de R*** est peu jolie et a cinquante ans. Venise était heureuse, et cependant la justice, sur procès entre particuliers, y était pitoyable, et la justice criminelle nulle.

Dès qu’un ridicule se montrait à Venise, le lendemain il y avait vingt sonnets. L’aimable Nina les sait par cœur, mais ne les récite que lorsqu’on l’en prie bien sérieusement.

Je crois à tout ce qu’elle nous dit de l’amabilité des Vénitiens, depuis que madame C*** m’a présenté à M. le colonel Corner. Simplicité de cet aimable jeune homme qui a gagné au feu toutes ses croix, dont les aïeux étaient doges avant que les **** fussent nobles, et qui a déjà mangé deux millions. Partout ailleurs quelle fatuité n’aurait pas un tel personnage !

Il a fort bien improvisé à un piquenique que nous avons fait hier à la cassine des Pommes ; nous avons eu de très jolis vers, des idées agréables et nulle affectation. M. Ancillo, apothicaire de Venise, homme charmant, nous a dit un ancien sonnet aristocratique sur la naissance du Christ. La satire chez Voltaire exerce trop l’esprit ; la satire vénitienne est plus voluptueuse ; elle joue avec une grâce infinie sur des idées fort connues. M. Ancillo nous récite quelques poésies de M. Buratti. Si ce n’est pas la perfection, c’en est bien près.

J’ai entrevu ce soir, chez la Nina, M. le comte Saurau, gouverneur de Milan. C’est un homme de beaucoup d’instruction, et, je soupçonne, d’esprit ; je pense qu’il n’est pas né noble, ce qui l’oblige à ne pas prendre le pouvoir en plaisanterie. J’ai vu, à quelque chose qu’il a dit sur Coriolan (ballet de Viganô), qu’il a ce tact fin pour les beaux-arts que l’on ne trouve jamais chez l’homme de lettres français, à commencer par Voltaire.

13 novembre. — Je n’ose raconter les anecdotes d’amour. — Il y avait à Brescia, vers 1786, un comte Vitelleschi, homme singulier, dont l’énergie rappelle le moyen âge. Tout ce qu’on m’en a conté annonce un caractère dans le genre de Castruccio Castracani. Comme il était simple particulier, ce caractère se bornait à dissiper sa fortune en dépenses singulières, à faire des folies pour une femme qu’il aima, et enfin à tuer ses rivaux. Un homme regardant sa maîtresse, comme il lui donnait le bras : « Baisse les yeux ! » lui crie-t-il. L’autre continuant à la regarder fixement, il lui brûle la cervelle. De petits écarts de ce genre n’étaient que des peccadilles pour un patricien riche ; mais Vitelleschi ayant tué l’arrière cousin d’un Bragadin (noble vénitien des grandes familles), il fut arrêté et jeté, à Venise, dans la fameuse prison à côté du ponte dei Sospiri. Vitelleschi était fort bel homme et très éloquent. Il essaya de séduire la femme du geôlier, qui s’en aperçut. Le geôlier lui fit je ne sais quel tour de son métier, il le chargea de fer, par exemple. Vitelleschi prit de là occasion de lui parler, et enfin dans les fers, au secret, sans argent, il séduisit le geôlier, qui chaque jour trouvait du plaisir à venir passer deux heures avec son prisonnier. « Ce qui me tourmente, disait Vitelleschi au geôlier, c’est que je suis comme vous, j’ai de l’honneur. Pendant que je suis ici à pourrir dans les fers, mon ennemi se pavane à Brescia. Ah ! si je pouvais seulement le tuer et puis mourir ! » Ces beaux sentiments touchent le geôlier, qui lui dit : « Je vous donne votre liberté pendant cent heures. » Le comte lui saute au cou ; il sort de la prison un vendredi soir ; une gondole le passe à Mestre ; une sédiole l’attendait avec des relais. Il arrive à Brescia le dimanche à trois heures après midi, et prend poste à la porte de l’église. Son ennemi sort après vêpres, il le tue, au milieu de la foule, d’un coup de carabine. Personne n’a l’idée d’arrêter le comte Vitelleschi ; il remonte en sédiole, et rentre en prison le mardi soir. La seigneurie de Venise reçoit bientôt le rapport de ce nouvel assassinat : on fait venir le comte Vitelleschi, qui paraît devant, ses juges, pouvant à peine se traîner, tant il est affaibli. On lui lit le rapport. — « Combien de témoins ont signé cette nouvelle calomnie ? dit Vitelleschi d’une voix sépulcrale. — Plus de deux cents, lui répond-on. — Vos Excellences savent cependant que, le jour de l’assassinat, dimanche dernier, j’étais dans cette maudite prison. Vous voyez le nombre de mes ennemis. » Cette raison ébranla quelques vieux juges ; les jeunes favorisaient Vitelleschi comme un homme singulier, et bientôt, à cause de ce nouvel assassinat, il fut mis en liberté. Un an après, le geôlier reçut, par la main d’un prêtre, cent quatre-vingt mille lire venete (90,000 fr.) : c’était le prix d’une petite terre, la seule non hypothéquée qui restât au comte Vitelleschi. Cet homme brave, passionné, bizarre, dont la vie ferait un volume, est mort dans un âge fort avancé, faisant toujours trembler ses voisins. Il a laissé deux filles et quatre fils, tous remarquables par la plus rare beauté. Il y a un conte plaisant d’une cheminée où il avait élu domicile, et où il vécut quinze jours pour épier sa maîtresse, qu’il eut la joie inexprimable de trouver fidèle. Elle accordait des rendez-vous à un jeune homme fort riche et qui l’aimait, afin d’en faire un mari pour sa fille. Vitelleschi, bien sûr de l’innocence de sa belle, tombe tout à coup, du haut de la cheminée où il se tenait, dans le foyer, et dit en riant au jeune homme stupéfait : « Tu l’as échappé belle ! Ce que c’est cependant que d’avoir affaire à un honnête homme ! Tout autre à ma place t’aurait tué sans vérifier la chose. » Le comte Vitelleschi était toujours gai, point farouche, et sa plaisanterie avait de la grâce. C’est lui qui se déguisa un jour, à l’approche de Pâques, en confesseur de cette même maîtresse qu’il aima pendant quinze ans. Il avait donné de l’opium au véritable confesseur, appelé le matin chez un de ses buli jouant le malade à l’agonie. Le confesseur endormi, Vitelleschi lui vole ses habits et marche gravement au confessionnal.

Si je transcrivais d’autres anecdotes plus détaillées, je serais comme l’Anglais parlant de glace au roi de la côte de Guinée. Ces anecdotes montrent qu’il ne vient jamais à l’idée d’un Italien, homme d’esprit, qu’il y ait un modèle à imiter. Un jeune Italien, riche, à vingt-cinq ans, quand il a perdu toute timidité, est l’esclave de la sensation actuelle ; il en est entièrement rempli. Tout ce qui n’est pas l’ennemi qu’il abhorre, ou la maîtresse qu’il adore, disparaît à ses yeux. On trouve quelques fats à la française parmi la noblesse. Ainsi que les jeunes Russes, ils sont de cinquante ans en arrière ; ils copient le siècle de Louis XV. Ils sont comiques, surtout à cheval, se montrant dans les promenades publiques. — Hier, aux Giardini, vers une heure, nous avons eu une musique instrumentale délicieuse. Tel régiment allemand a quatre-vingts musiciens. Cent jolies femmes écoutaient cette musique sublime. Ces Allemands nous ont joué les plus jolis morceaux de Mozart et d’un jeune homme nommé Rossini. Cent cinquante instruments à vent parfaits donnaient à ces cantilènes une teinte de mélancolie particulière. Les musiques de nos régiments sont à celle-ci ce que la grosse chaussure d’une marchande de marée est au joli petit soulier de satin blanc que vous verrez ce soir.

14 novembre. — Della Bianca, le plus jeune de mes nouveaux amis qui, ordinairement placé au premier rang du parterre, enveloppé dans son manteau, ne dit rien, comme je l’interrogeais ce soir sur la marchesina D***, qui regardait au parterre son amant exilé de sa loge par la jalousie du mari, au lieu de répondre, me dit :

« La musique plaît quand elle place le soir votre âme dans une position où l’amour l’avait déjà placée dans la journée. »

Telle est la simplicité du langage et des actions. Je ne lui ai pas répondu et l’ai quitté. Quand on sent ainsi la musique, quel ami n’est pas importun ?

15 novembre. — Il pleut à verse depuis trois jours, il n’y a pas eu dix minutes de relâche. À Paris, cette eau-là mettrait deux mois à tomber. C’est pour cela que nous avons un climat humide. Il fait chaud. J’ai passé la journée au musée de Brera, à considérer des plâtres des statues de Michel-Ange et de Canòva. Michel-Ange voyait toujours l’enfer et Canòva la douce volupté. La tête colossale du pape Rezzonico demandant pardon à Dieu de ce que son père, riche banquier de Venise, avait acheté pour lui le cardinalat à beaux deniers comptants, est un chef-d’œuvre de naturel. Cela n’est point ignoble comme tel buste colossal du musée de Paris. Canòva a eu le courage de ne pas copier les Grecs, et d’inventer une beauté comme avaient fait les Grecs. Quel chagrin pour les pédants ! Aussi l’insulteront-ils encore cinquante ans après sa mort, et sa gloire n’en croîtra que plus vite. Ce grand homme qui, à vingt ans, ne savait pas l’orthographe, a fait cent statues, dont trente sont des chefs-d’œuvre. Michel-Ange n’a qu’une seule statue égale à son génie, le Moïse à Rome.

Michel-Ange connut les Grecs comme le Dante Virgile. Ils admirèrent comme ils le devaient, mais ne copièrent point ; aussi l’on parle d’eux après des siècles. Ils resteront le poëte et le sculpteur de la religion catholique, apostolique et romaine. Il faut savoir qu’en 1300, lorsque cette religion était brillante de force et de jeunesse, ce n’était pas tout à fait la chose gracieuse que peint le Génie du Christianisme. Voyez le massacre de Césenne[12].

Les artistes français, élèves de David et dignes compatriotes de la Harpe, jugent Michel-Ange d’après les règles de la sculpture grecque, ou, pour dire vrai, d’après ce qu’ils s’imaginent qu’étaient ces règles. Ils se fâchent encore plus contre Canòva, qui d’abord n’a pas l’honneur d’être mort depuis trois cents ans, et qui, ayant eu le bonheur insigne d’être contemporain de M. David, a négligé un si grand avantage et ne s’est pas fait de son école. J’ai entendu vingt fois M. Denon, cet aimable Français, dire que Canòva ne savait pas dessiner. Michel-Ange et Canòva seraient les plus grands criminels s’il n’y avait pas un malheureux, nommé le Corrége, dont les tableaux, grands comme une feuille de papier, ont l’insolence de se faire payer cent mille francs, et cela sous nos yeux, tandis que les chefs-d’œuvre du grand homme, grands comme une chambre, languissent au Luxembourg[13]. À propos de Corrége, M. Reina m’a mené voir le pauvre Appiani, qui, depuis sa dernière apoplexie, a perdu la mémoire et pleure souvent. Au retour, chose incroyable chez un bibliophile, M. Reina m’a prêté un livre : ce sont les curieux, quoique bien minutieux, mémoires du père Affô sur le Corrége. Le père Affô s’occupera du même travail pour Raphaël ; il ira passer quatre ans à Urbino.

M. Cattaneo, chef de la bibliothèque numismatique à Brera, m’a reçu avec une politesse toute française. Il est vrai que j’étais le seul lecteur dans sa bibliothèque. J’y ai étudié les monuments cyclopéens que je dois voir à Volterre. C’est le comte Prina qui a fondé cette bibliothèque, ainsi que les établissements pour les sels et tabacs et pour la poudre ; il a créé le corps des douaniers, qui sont une bien moins vile canaille qu’avant 1796.

18 novembre. — Sous Napoléon, il me semble que l’on a inventé, à Milan, pour les maisons particulières, une certaine architecture pleine de grâce. La façade du palais de la police Contrada Santa Margarita, que tout voyageur n’a que trop l’occasion de visiter, peut servir d’exemple. La distribution des croisées est gaie et gracieuse ; le rapport des pleins et des vides est parfait ; les corniches osent être saillantes.

La rue degli Orefici (des Orfèvres) présente un vestige des républiques du moyen âge. Ce sont cent boutiques d’orfèvrerie à côté les unes des autres. Au quatorzième siècle, quand on voulait piller leur rue, tous les orfèvres prenaient les armes et se défendaient. Probablement cette rue avait des chaînes aux deux extrémités.

Je lis avec plaisir l’histoire de Milan, écrite avec toute la bonhomie du pays, mais avec toute la méfiance d’un Italien, par Verri, l’ami de Beccaria. Je n’y trouve jamais ce vague et cette affectation qui me font si souvent quitter les livres français du dix-neuvième siècle. Le comte Verri a le grand sens de nos historiens de 1550 ; sa manière est pleine d’audace et de naturel. On voit que la crainte de la police l’a guéri de la crainte des critiques.

L’histoire de Milan est intéressante comme Walter Scott, depuis l’an 1063, où les prêtres firent la guerre civile pour ne pas se soumettre à la loi du célibat que Rome prétendait leur imposer, jusqu’à la bataille de Marignan, gagnée par François Ier, en 1515. J’indique cet intervalle de quatre cent cinquante-deux ans aux compilateurs. Il y a là deux volumes in-8° palpitants d’intérêt, comme ils disent. Les conspirations, les assassinats par ambition, amour ou vengeance, les grands établissements d’utilité publique, dix soulèvements populaires dans le genre de la prise de la Bastille en 1789, ne demandent que quelque simplicité dans le récit pour intéresser vivement. L’on a bien su rendre curieuses à lire nos plates annales de la même époque, où n’apparaissent que les passions grossières de misérables ne songeant jamais qu’à manger et à piller.

L’assassinat du grand prince Luchin Visconti par sa femme Isabelle de Fiesque (1349) vaut mieux que l’orme de Vaurus. Les narrations que j’indique après le titre de rigueur, Beautés de l’histoire de Milan, pourraient porter celui-ci : Introduction à la connaissance du cœur humain. Les passions gigantesques du moyen âge y éclatent dans toute leur féroce énergie ; nulle affectation ne vient les masquer. Il n’y avait pas de place pour l’affectation dans ces âmes brûlantes. Elles ont rencontré des historiens dignes d’elles, et qui n’ont point, pour le mot propre, la haine académique de M. de Fontanes.

Quoi de plus pittoresque que les annales des Visconti ?

Matteo Visconti, qui cherche à détruire la république et à se faire roi, découvre et punit une conspiration. Antiochia Visconti Crivelli, femme d’un des conjurés, réunit dix mille hommes et attaque l’usurpateur (1301).

Matteo II Visconti est empoisonné par ses frères (1355).

Jean Galéas empoisonne son oncle (1385) ; mais il bâtit le Dôme de Milan. Jean-Marie est assassiné par des conjurés (1412) ; Milan se déclare république (1447) ; François Sforza (1450) traite cette république comme Bonaparte a traité la nôtre ; mais son fils Galéas est assassiné dans l’église Saint-Étienne (1476).

Louis le Moro donne son nom aux mûriers (moroni), dont il introduit la culture dans le Milanais ; il appelle Charles VIII en Italie (1494), et empoisonne son neveu pour lui succéder. J’ai vu ce matin un tableau fort intéressant et très-bien fait, commandé à M. Palagi par M. le comte Alari. On voit le malheureux Galéas Marie, affaibli déjà par les effets d’un poison lent et se soulevant sur son lit de douleur pour recevoir la visite du roi Charles VIII. La jeune femme de Galéas cherche à lire dans les yeux du roi de France, s’il les secourra contre leur assassin. Peut-être un tel sujet est-il plus intéressant pour des Milanais que la colère d’Achille. M. le comte Alari, ancien écuyer de Napoléon, était digne de contribuer à la renaissance morale de son pays. Toute la ville s’est portée, ces jours-ci, à la casa Alari, pour voir un tableau de Francesca da Rimini, par un jeune peintre de Florence. Comme j’ai trouvé ce tableau un peu plat, sans force, sine ictu, l’on m’a dit que j’avais de la haine contre les peintres d’Italie. Pour se tirer d’affaire avec l’honneur national, il faudrait toujours mentir, et, quand je mens, je suis comme M. de Goury, je m’ennuie. Cela est à cent lieues de la Didon de M. Guérin.

Madame P*** me conseille d’aller à Monza voir la couronne de fer ; elle ajoute que je trouverai à Monza une belle faisanderie avec beaucoup de faisans, c’est encore pis ; et enfin, dit-elle, vous verrez le superbe clocher de la cathédrale, avec ses huit cloches parfaitement intuonate (qui sonnent juste). Ce mot, vraiment italien, m’intéresse. Le son des cloches est en effet une partie de la musique. Ce mot me révèle qu’après en avoir été étonné d’abord, j’aime à la folie la manière singulière de sonner les cloches à Milan. On la doit, je crois, à saint Ambroise, qui a aussi le mérite d’avoir allongé le carnaval de quatre jours. Le carême ne commence à Milan que le dimanche après ce qu’on appelle ailleurs le mercredi des cendres. Les gens riches, de trente lieues à la ronde, arrivent en foule à Milan le soir de ce mercredi-là. Ils viennent pour le carnavalon.

19 novembre. — Voici une anecdote du carnaval de 1814, qui vient de m’être contée dans la loge de madame Foscarini.

Une jeune femme était fort attachée à un officier français, qui était son ami depuis 1806. Les grandes révolutions nelle amacizie (dans les amitiés) ont lieu ici pendant le carnaval. C’est la malheureuse liberté des bals masqués qui les favorise. La bonne compagnie (tout ce qui est riche et tout ce qui est noble) n’en manque pas un, et ils sont charmants. Telle mascarade en costume, composée de dix personnages, a coûté quatre-vingts sequins à chaque masque, en 1810, bien entendu. Depuis les Tedesk (les Autrichiens), les plaisirs se sont envolés. Lorsqu’il y a bal masqué, vers les deux heures on soupe dans les loges, qui sont illuminées ; ce sont des nuits de folie. On arrive à sept heures pour le spectacle. À minuit, des hommes montés sur des échelles de soixante-dix pieds de haut et portées par un autre homme qui est au parterre, allument six bougies qui sont placées devant chaque loge ; à minuit et demi le bal commence.

Teodolinda R*** s’aperçoit, à l’avant-dernier bal masqué du carnaval de 1814, que le colonel Malclerc lui est infidèle. À peine rentré chez lui, vers les cinq heures du matin, cet officier reçoit une lettre en mauvais français, qui lui demande raison d’une insulte non spécifiée. On l’invite, au nom de l’honneur, à se rendre sur-le-champ, avec un ami et des pistolets, à la cassine des Pommes, qui est le bois de Boulogne du pays. Il va réveiller un ami, et, malgré la neige et le froid, à la petite pointe du jour, ces messieurs sont au lieu du rendez-vous. Ils y trouvent, pour acteur principal, un très-petit homme enveloppé de fourrures ; le témoin de l’inconnu manifeste le désir de ne pas parler. À la bonne heure , on charge les pistolets ; on mesure douze pas. Au moment de tirer, le petit homme est obligé de se rapprocher. Malclerc, très-curieux, le regarde, et reconnaît Teodolinda R***, sa maîtresse. Il veut plaisanter ; elle l’accable des marques de mépris les mieux raisonnées. Comme il essaye de diminuer l’intervalle qui les sépare : « N’approchez pas, dit-elle, ou je fais feu sur vous ; » et son témoin a beaucoup de peine à la convaincre qu’elle n’en a pas le droit. « Est-ce ma faute, s’il ne veut pas faire feu ? dit-elle à ce témoin. Vous, monstre, vous m’avez fait le plus grand mal possible, dit-elle à Malclerc.......... Le combat n’est point inégal, comme vous le prétendez. Si vous l’exigez, nous prendrons un pistolet chargé et l’autre non, et nous tirerons à trois pas..... Je ne veux pas rentrer vivante dans Milan, ou il faut que vous soyez mort, et j’irai annoncer votre mort à la princesse N***. Vous diriez encore : Ces Italiens sont des assassins, si je vous faisais poignarder, comme il m’est facile, par mes buli. Battez-vous donc, homme lâche, et qui ne savez qu’offenser[14] ! » Tout cela m’était conté en présence de l’homme qui servit de témoin à madame R***. J’ai toujours cru, ajoute-t-il, que la Teodolinda était résolue à mourir. Le fait est que, malgré sa jeunesse et la finesse charmante de ses traits, elle est restée trois ans inconsolable, chose étonnante dans un pays où la vanité n’entre pour rien dans la constance des résolutions. Elle s’occupait uniquement à apprendre le latin et l’anglais qu’elle montrait à ses filles. Quand ce témoin n’a plus été dans la loge, on a dit qu’il passait, à l’époque du combat, pour un amant dédaigné par Teodolinda, et qu’il lui proposa d’ôter à Malclerc le prétexte de la différence des sexes, si elle voulait le prendre pour son chevalier, ce qu’elle refusa.

J’avouerai que je ne suis pas très-sûr de tous ces détails ; je ne les saurai parfaitement que si je me trouve ici dans trois mois au retour de M. P***, qui est allé en Suisse conduire ses enfants à la pension Fellenberg. Mais le fond est vrai. — J’aime la force, et de la force que j’aime, une fourmi peut en montrer autant qu’un éléphant.

Un voyageur, de ceux qui suivent les itinéraires et marquent avec une épingle (en faisant un trou dans le papier du livre) les choses qu’ils ont vues, disait devant moi à un vieillard aimable qui a imprimé un voyage à Zurich[15] : « Mais, monsieur, j’arrive de Zurich, où je n’ai rien vu de ce que vous notez. — Monsieur, je n’ai noté que les choses singulières. Ce qui se fait à Zurich, comme à Francfort, ne m’a pas semblé digne d’être écrit ; mais le neuf est rare, et il faut de certains yeux pour l’apercevoir. »

Madame R*** ne fut nullement déshonorée par cette aventure, qui eut une publicité affreuse. É una matta, dit-on (c’est une folle). À Milan, l’opinion publique traite les femmes, à l’égard de l’amour, comme l’opinion traite à Paris les hommes à l’égard de la probité politique. Chacun se vend au ministère, chacun fait son petit marché comme il l’entend, et, s’il réussit, l’on va dîner chez lui, et les convives disent en sortant : « Monsieur un tel sait bien tirer son épingle du jeu ! » Lequel est le plus immoral pour une femme d’avoir un amant, ou pour un homme de vendre son vote afin de faire passer une mauvaise loi ou tomber une tête ? Tous les jours nous honorons dans la société des hommes coupables de ces peccadilles.

L’opinion ici respecte une jolie femme dévote comme ayant une grande passion : la peur de l’enfer. Madame Annoni, l’une des plus belles femmes de Milan, est dans ce cas. On méprise une sotte qui n’a point d’amant, ou qui n’a que des espèces (spiantati). Du reste chaque femme est bien la maîtresse de prendre qui elle veut ; quand on l’invite quelque part, on invite l’ami. Quelquefois j’ai vu arriver des femmes aux sociétés du vendredi avec un ami dont la maîtresse de la maison ne savait pas le nom ; l’usage est cependant de dire par un billet le nom du cavalier servant, qui laisse sa carte à la porte, et on l’invite nominativement.

Dès que l’on peut croire que la raison d’argent est entrée pour quelque chose dans les déterminations d’une femme, elle est parfaitement méprisée. Si on la soupçonne d’avoir plusieurs amis à la fois, on cesse de l’inviter. Mais ces sévérités ne sont guère connues que depuis Napoléon, qui, par esprit d’ordre et pour les intérêts de son despotisme, rendit des mœurs à l’Italie. Les collèges de jeunes demoiselles qu’il institua à Vérone et à Milan, sous la direction de madame Delort, élève ou imitatrice de madame Campan, ont eu l’influence la plus salutaire. On remarque que les scandales sont donnés par des femmes d’un certain âge ou élevées dans les couvents. L’opinion publique est née ici en 1796 ; il est tout simple que les caractères formés avant cette époque, ou nés au sein de familles en retard, n’aient pas l’idée de chercher son suffrage.

20 novembre. — Une femme apporte cinq cent mille francs de dot à son mari, ce qui fait ici au moins comme huit cent mille à Paris. Il lui fait une pension de deux mille francs pour sa toilette. Le mari règle les comptes du majordome ou du cuisinier, la femme ne se mêle absolument que de l’administration de sa pension de cent soixante-sept francs par mois. Elle a voiture, loge au spectacle, des diamants, dix domestiques et souvent pas cinq francs dans sa poche. Les femmes les plus riches achètent six robes de petites étoffes anglaises à vingt francs pièce, au commencement de l’été ; elles changent de robe comme nous de cravate. Au commencement de l’hiver, une femme fait quatre ou cinq robes de trente francs. Les robes de soie de son trousseau qui datent de l’époque de son mariage sont précieusement conservées pendant huit ou dix ans ; elles servent les jours de première représentation à la Scala et pour les feste di ballo. L’on est connu personnellement ; à quoi bon la toilette ?

L’extrême pauvreté des femmes riches fait qu’elles acceptent avec plaisir et sans conséquence un cadeau de six paires de souliers de Paris. L’opinion tolère qu’une femme se serve de la loge et même de la voiture de son ami ; il n’y a là d’autre honte que celle d’avouer le manque de fortune. Une femme reçoit une seule personne à midi ; ses amis intimes de deux à quatre. Le soir elle reçoit ses connaissances dans sa loge, de huit heures et demie à minuit. Lorsque la loge qui a dix ou douze places est remplie et qu’il survient quelqu’un, le plus ancien arrivé s’en va. Ce plus ancien visiteur se trouvait à côté de la maîtresse de la maison, contre le parapet de la loge. À son départ, tout le monde fait un petit mouvement vers le parapet de la loge, et le nouvel arrivé trouve sa place près de la porte. C’est ainsi que chacun se trouve à son tour à côté de la maîtresse de la loge. J’ai vu un amant timide s’en aller dès que son rang d’ancienneté l’avait amené près de la femme qu’il aimait. Elle partageait cet amour, c’était un spectacle curieux.

Le vestibule de la Scala (l’atrio) est le quartier général des fats ; c’est là que se fabrique l’opinion publique sur les femmes. On attribue pour ami à chacune d’elles l’homme qui lui donne le bras pour monter dans sa loge. C’est surtout les jours de première représentation que cette démarche est décisive. Une femme est déshonorée quand on la soupçonne d’avoir un ami qu’elle ne peut pas engager à lui donner le bras à huit heures et demie, lorsqu’elle monte dans sa loge. J’ai vu hier un homme se défendre vigoureusement de rendre ce petit service à une de ses amies : « Mia cara, a-t-il fini par lui dire, je ne suis pas assez heureux pour avoir le droit de vous donner le bras, et je ne veux pas avoir l’air de doubler M. F***. » La femme s’est fort défendue d’avoir F*** pour ami ; mais le premier a persisté. Quand une femme se trouve décidément sans ami, c’est son mari qui lui rend le service de l’accompagner. J’ai vu un mari fort jeune et fort bel homme se plaindre hautement de cet embarras. Le mari est déshonoré s’il est soupçonné d’accompagner sa femme parce qu’elle ne peut pas décider son ami à lui donner le bras pour traverser l’atrio. Tout ce que je viens de raconter était encore plus vrai avant 1796. Plusieurs jeunes femmes osent aujourd’hui monter dans leur loge suivies par un domestique, ce qui paraît le comble de la bassesse aux vieilles femmes nobles.

Hier, comme j’étais arrêté dans l’atrio avec quelques fats de mes amis, ils m’ont fait remarquer un beau jeune homme au teint basané et parfaitement morose, qui se tenait collé contre la muraille du vestibule ; on eût dit qu’il accomplissait un devoir, aussi est-ce un Anglais qui a vingt-deux mille louis de rente. Être triste avec une telle fortune paraît monstrueux à mes nouveaux amis. Ce pauvre Anglais, leur disais-je, est une victime de la pensée. (Ici, jusqu’à trente ans, l’homme n’est que sensations.) Quelle différence avec le jeune Allemand de même âge qui est kantiste jusqu’aux genoux de sa maîtresse !

J’aime beaucoup la société des hommes qui ont plus de quarante ans. Ils sont remplis de préjugés, moins instruits et beaucoup plus naturels que tout ce qui a appris à lire depuis 1796. Je m’aperçois tous les jours que les jeunes gens cherchent à me dérober plusieurs détails de mœurs ; les autres ne conçoivent pas qu’il y ait à rougir et me disent tout. La plupart des gens de quarante ans croient à la sainte Vierge et respectent Dieu par prudence, car Dieu aussi peut avoir du crédit. Ici, comme partout, les croyances des enfants viennent de leurs bonnes, qui sont des paysannes. Les nobles sont infiniment moins bien élevés (ce qu’on appelle scial ici), parce que dans leur première enfance leurs parents les voient moins. Un charmant poëme milanais de Carline Porta donne la liste des qualités qui sont nécessaires dans une maison noble, pour être le précepteur de l’héritier présomptif[16]. Quant au véritable père italien de cinquante ans, vous le trouverez peint avec génie dans la comédie de l’Ajo nel imbarazzo, du fameux comte Giraud.

Je suis allé voir, à un quart de lieue de Milan, l’écho de la Simonetta. J’ai tiré le coup de pistolet répété cinquante fois. L’architecture de cette maison de campagne, avec son belvédère au second étage soutenu par des colonnes, m’a plu infiniment.

22 novembre. — Un capitaine de vaisseau anglais, jeté par les courants sur la côte de Guinée, eut un jour la sottise de prononcer devant un roitelet du pays les mots de neige et de glace. En entendant dire qu’il y avait un pays où l’eau était dure, le roitelet fut pris d’un rire inextinguible.

C’est une jouissance que je suis peu curieux de donner au lecteur, et je n’imprime point les articles de mon journal où j’ai cherché à noter les sensations singulières que je dois à Mirra, ballet de Salvator Viganò. Je l’ai revu ce soir pour la huit ou dixième fois et j’en suis encore tout ému.

Le plus grand plaisir tragique que j’eusse goûté au théâtre, avant d’arriver à Milan, je le devais d’abord à Monvel, que j’ai encore vu dans le rôle d’Auguste de Cinna. Le poignet disloqué de Talma et sa voix factice m’ont toujours donné envie de rire et m’empêchent de sentir ce grand acteur. Longtemps après Monvel, j’ai vu Kean à Londres dans Othello et Richard III, je crus alors ne pouvoir rien éprouver de plus vif au théâtre ; mais la plus belle tragédie de Shakespeare ne produit pas sur moi la moitié de l’effet d’un ballet de Viganò. C’est un homme de génie qui emportera son art avec lui, et auquel rien ne ressemble en France. Il y aurait donc de la témérité à vouloir en donner une idée ; on se figurerait toujours quelque chose dans le genre de Gardel[17].

Écrire un voyage en peignant les objets par la sensation qu’ils ont fait naître dans un cœur, est fort dangereux. Si on loue souvent, on est sûr de la haine de tous les cœurs différents du vôtre. Que de bonnes plaisanteries ne feront pas contre ce journal les gens à argent et à cordons ! Mais aussi ce n’est pas pour eux que j’écris. Je ne me soumettrais pas à cent soirées ennuyeuses, pour obtenir un de ces cordons qui leur en coûtent mille.

Il faudrait, pour qu’il fût digne de plaire généralement, qu’un voyage en Italie fût écrit à frais communs par madame Radcliffe pour la partie des descriptions de la nature et des monuments, et par le président de Brosses pour la peinture des mœurs. Je sens vivement qu’un tel voyage serait supérieur à tout ; mais il faudrait au moins huit volumes. Quant à la description sèche et philosophique, nous possédons un chef-d’œuvre en ce genre, c’est la statistique du département de Montenotte par M. de Chabrol, préfet de la Seine[18].

23 novembre. — J’ai obtenu la faveur d’être présenté à l’un des plus respectables citoyens de Milan, M. Rocco Marliani. Cet homme vertueux est l’un des pères conscrits de cette ville dans le fait si républicaine. C’est une habitude contractée depuis des siècles de regarder le souverain, espagnol ou autrichien, comme l’ennemi de la ville. Le servir est pardonnable, car il paye ; le servir avec zèle est infâme, car c’est un ennemi. M. Marliani ne m’a rien dit de tout cela, mais m’a beaucoup parlé de Carlo Verri et de Beccaria[19]. Ces hommes précieux, en publiant leur célèbre journal intitulé le Café (1764-1765), formèrent ici une nouvelle école de philosophie. Bien différente de la philosophie de France à la même époque, cette école de réformation ne faisait aucune attention aux enjolivements du style ni aux succès dans les salons. Placés à la tête de la société par leur fortune, leur existence municipale et leur naissance, et à la tête d’une société qui s’occupait de passions et non de petites victoires de vanité, Verri et Beccaria n’eurent pas besoin de ce genre de succès. Beccaria, auteur du Traité des délits et des peines, reçu à bras ouverts par la société de Paris et à la veille d’y être à la mode comme Hume, se dérobe à tant de bonheur et revient au galop à Milan : il craignait d’être oublié par sa maîtresse.

Verri et Beccaria ne furent point obligés, comme d’Alembert, d’Holbach et Voltaire, à démolir par le sarcasme toutes les sottises qui pesaient sur leur patrie. Dans le pays des passions, la plaisanterie n’est qu’un délassement. Tout homme passionné :

1o  Est occupé et n’a pas besoin qu’on l’amuse ; faute d’amusements, il ne risque pas de tomber dans l’abîme de l’ennui, comme madame du Deffand (Lettres à Walpole, passim).

2o  Quelque peu d’esprit que vous veuillez lui accorder, il s’est vu plaisanter sur les objets de ses passions. La première des vérités d’expérience pour lui, c’est qu’une plaisanterie ne change rien au fond des choses.

3o  L’Italien, à l’exception des gens très-riches ou très-nobles, se moque fort de l’approbation du voisin. Il ne songe à ce voisin que pour s’en méfier ou le haïr. Depuis le moyen âge, chaque ville exècre la ville voisine ; l’habitude de ce sentiment fortifie la défiance d’individu à individu. L’Italie doit tout à son moyen âge ; mais, en formant son caractère, le moyen âge l’a empoisonné par la haine, et ce beau pays est autant la patrie de la haine que celle de l’amour.

M. Marliani me raconte une foule d’anecdotes sur Verri et Beccaria. Ces philosophes n’eurent jamais à s’occuper d’être piquants, mais seulement de convaincre leurs concitoyens par de bons raisonnements exposés bien clairement et bien au long. L’impératrice Marie-Thérèse, qui ne comprenait pas trop de quoi il s’agissait, apprenant qu’un d’eux, Beccaria, je crois, était appelé à une cour étrangère comme le fameux Lagrange de Turin, par pique de vanité le retint à Milan. M. Marliani a été l’ami intime du vertueux Parini, le célèbre auteur du Giorno (satire qui a une couleur particulière et ne rappelle ni Horace ni Juvénal). Parini, grand poëte qui vécut extrêmement pauvre, nommé professeur de littérature par le gouvernement autrichien, sous le nom de littérature, donna des leçons de vertu et de bon sens à tous les Milanais des hautes classes. Parini, dont M. Marliani m’a montré le portrait, eut une des plus belles têtes d’homme que j’aie jamais vues.

Ainsi, quand Napoléon vint réveiller l’Italie par le canon du pont de Lodi, et ensuite déraciner les habitudes anti-sociales par son gouvernement de 1800 à 1814, il trouva une forte dose de bon sens chez un peuple préparé par les lumières de Beccaria, de Verri et de Parini. Ces hommes supérieurs avaient été plutôt protégés que persécutés par Marie-Thérèse, l’empereur Joseph II et le comte de Firmian, gouverneur du Milanais.

Quand Bonaparte occupa Milan, en 1796, l’archiduc gouverneur s’amusait à y faire le monopole du blé ; personne ne s’en étonnait. « Il a une belle position et il vole ; quoi de plus simple ! Sarebbe ben matto di far altrimenti. » J’ai entendu ce propos à la vérité dans la bouche d’un homme de plus de quarante ans.

25 novembre. — J’aime beaucoup à voyager en sédiole ; on est mouillé quelquefois, comme il m’est arrivé aujourd’hui, mais on voit le pays forcément, et j’éprouve que c’est le moyen d’en garder le souvenir. Je suis allé au Pian d’Erba, sur les bords du lac Pusiano, voir la villa Amalia, appartenant à M. Marliani. J’ai parcouru les allées de ce jardin anglais par une pluie battante, et avec un parapluie. C’est gâter le plaisir, mais le voyageur y est souvent obligé. Les philosophes dignes d’être élèves de Socrate (ce n’est pas qu’ils fussent rhéteurs comme Platon), Verri, Beccaria et Parini, durent la tolérance du pouvoir à la jalousie contre les prêtres. Avant d’attaquer Beccaria, les prêtres avaient cherché à faire destituer le fameux comte Firmian, gouverneur ou plutôt roi du Milanais (de 1759 à 1782). Chose incroyable, malgré la Sainte-Alliance, même aujourd’hui, 1816, la maison d’Autriche n’a pas encore compris qu’on ne peut revenir au despotisme que par les jésuites ; elle pourchasse ces bons pères. Les menées de Rome sont sévèrement surveillées en Lombardie. Le gouvernement ne fait évêques que les ecclésiastiques qui sont brouillés avec Rome (comme M. Farina, nommé ces jours-ci à l’évêché de Padoue). Le gouvernement protège hautement le professeur Tamburini de Pavie, vieillard vigoureux, plein de feu et d’esprit, un peu comme l’abbé de Pradt ; il a publié trente volumes in-8° contre le pape. Voir son ouvrage intitulé Véritable idée du Saint-Siège, deux volumes. J’en suis fort content, on vient d’en faire une seconde édition à Milan.

Cette seule circonstance, le clergé, forcé à être moral et non pas intrigant et espion, fera que par la suite le gouvernement Metternich à Milan ne sera pas aussi exécré que les Milanais le pensent généralement.

M. de Metternich a pris le statu quo de Milan en 1760 (époque, dit Beccaria, où sur cent vingt mille habitants, il n’y en avait pas quarante qui eussent du plaisir à penser ; la table et la volupté étaient leurs dieux). Le grand ministre autrichien eût dû prendre son statu quo en 1795, à la veille de la conquête par Bonaparte et maintenir la Lombardie dans l’état où elle se trouvait alors. Il avait sous la main des hommes excellents pour ce projet raisonnable : M. le maréchal de Bellegarde, le général Klenau, M. le gouverneur Saurau.

Au lieu de ce projet modéré, qu’on aurait facilité en donnant des places de chambellan à tous les libéraux[20], le gouvernement devient persécuteur, et bientôt la haine sera irréconciliable entre les Autrichiens et Milan. Par la suite, les Milanais réunis aux Hongrois forceront un empereur, dans quelque moment de détresse, à donner les deux chambres. Aujourd’hui tout ce qui est généreux va vivre seul à la campagne et cultiver son domaine pour ne pas voir l’uniforme autrichien. La croix de la Couronne de fer accordée par Napoléon est la vraie noblesse. Dans l’ordre civil, sur dix personnes qui obtenaient cette croix, neuf la méritaient. Si Napoléon en eût fait la seule noblesse, il eût donné aux Lombards à peu près tout le degré de liberté qu’ils peuvent porter. On m’a cité un maire qui avait été compris dans une promotion de la Couronne de fer. Des lettres anonymes apprirent au vice-roi une bassesse autrefois commise mais qui ne put être prouvée ; sur le simple soupçon, l’on donna en secret vingt mille francs au maire et on lui retira la croix. Cet exemple répandit la moralité dans les villages.

Par l’intermédiaire d’une amie commune M. le général Klenau m’a fait demander les Rapports du physique et du moral de Cabanis ; je lui ai gardé le secret tant qu’il a vécu.

Ce soir l’on disait chez madame N*** : « Nous ne pouvons pas nous plaindre de l’insolence des Autrichiens qui campent au milieu de nous. On dirait une armée de capucins ; d’ailleurs le maréchal de Bellegarde est un homme fort raisonnable. » — « Et les Français, ai-je dit, vous savez que vous pouvez me répondre librement vengo adesso di Cosmopoli. » — « Un officier français commandant de place, répond un de mes amis, se faisait donner trois cents francs par mois, mais il en mangeait quatre cents à l’Osteria, gaiement avec les amis qu’il s’était faits dans sa place. L’officier allemand serre dans trois bourses de cuir, placées l’une dans l’autre, les quarante-deux francs destinés à sa chétive dépense pendant le mois ; rien que de le rencontrer dans la rue me fait bâiller. Quant à l’insolence du soldat français, elle était superlative. Faites-vous réciter un des chefs-d’œuvre de notre poésie nationale : Giovanin Bongee[21]. »

27 novembre. — On ne meurt pas de rire, ou je serais mort ce soir en entendant le ténor Ronconi chanter des airs bouffes. C’était à la soirée de madame Foscarini, où m’a mené le conseiller Pin, l’homme le plus original et le plus spirituel. Ronconi nous a chanté ce fameux air du roi Théodore de Paisiello :

Con gran pompa e maestà.

Dieu ! quelle musique ! que de génie dans le genre simple !

Le jeune compositeur Paccini tenait le piano. Ainsi que Ronconi, il brille par la finesse et par la vivacité plus que par l’énergie.

Les plus beaux yeux que j’aie rencontrés de ma vie je les ai vus à cette soirée. Madame Z*** est de Brescia. Ces yeux-là sont aussi beaux et ont une expression plus céleste que ceux de madame Tealdi, l’amie du général Masséna.

M. Locatelli a cédé à nos instances et a joué la scène délicieuse du sénateur vénitien malade. Ensuite, quoique mort de fatigue, comme le public le suppliait les larmes aux yeux, à force de rire, il a joué, toujours derrière un paravent, la fille de San Raphael.

Grâce aux airs bouffes de Ronconi et à la complaisance de M. Locatelli, le bal n’a commencé qu’à minuit, et avant une heure l’on a quitté le salon ; les Milanais n’aiment pas la danse. Nous sommes allés huit ou dix prendre des tasses de café con panera au café des Servi, où M. Locatelli, le héros de la soirée, nous a dit encore deux petites scènes. On a récité huit ou dix sonnets, a la vérité un peu libres. Les garçons de café riaient autant que nous, et placés à trois pas de nous. En Angleterre, dans le pays de la dignité de l’homme, cette familiarité nous eût remplis d’indignation. J’ai ri de neuf heures à deux ; pendant ces cinq heures, j’ai eu dix fois peut-être les larmes aux yeux. Souvent nous avons été obligés de supplier M. Locatelli de s’interrompre ; le rire nous faisait mal. Une telle soirée, de toute impossibilité en Angleterre, est déjà bien difficile en France. La gaieté italienne est une fureur. Ici l’on rit peu par complaisance ; deux ou trois personnes qui se sentaient tristes ont quitté la brigata.

28 novembre. — Je suis retourné ce matin à Saint Ambreuze (Sant Ambrogio) à cause de la mosaïque de la voûte du chœur. J’ai revu la jolie façade de la Madone de San Celse, par l’architecte Alessi. Le portique, qui respire je ne sais quoi de la simplicité antique unie à la mélancolie du moyen âge, est de Bramante, l’oncle de Raphaël. Ce qui me plaît le plus à Milan, ce sont les cours dans l’intérieur des bâtiments. J’y trouve une foule de colonnes, et pour moi les colonnes sont en architecture ce que le chant est à la musique.

À cause de je ne sais quelle fête, je trouve exposés, sous le magnifique portique de l’Ospedal grande, les portraits en pied de tous les bienfaiteurs qui ont donné cent mille lire aux pauvres (soixante-seize mille francs), et les portraits en buste seulement de ceux qui ont donné moins. Anciennement, tous les assassins grands seigneurs qui parvenaient à la vieillesse, et maintenant toutes les femmes trop galantes qui vieillissent, donnent énormément aux pauvres. Ces portraits, faits pendant les dix-septième et dix-huitième siècles, sont d’un degré de mauvais dont l’on ne peut se faire l’idée en France ; peu sont passables, un seul est bon ; il a été fait dernièrement par M. Hayez, jeune Vénitien qui a du clair-obscur, un peu de coloris, et au total de la force. J’ai été content de son tableau de Carmagnola. (La femme et la fille de ce général le supplient de ne pas aller à Venise où le sénat l’appelle, et où il eut la tête tranchée en 1432.)

La fille, qui est prosternée aux genoux de son père, et qu’on n’aperçoit que par le dos, est une figure fort touchante, car le mouvement est vrai.

Après la cour de l’hôpital, je suis allé revoir celle de la casa Diotti (le palais du gouvernement) et l’église della Passione, qui en est tout près. Il faut partir, ce dont bien me fâche ; je fais mes dernières visites aux monuments. (J’épargne au lecteur des descriptions de tableaux si insignifiantes pour qui ne les a pas vus, mais que j’avais du plaisir à écrire dans le temps.)

J’aurais dû arriver à Milan le 1er septembre, j’aurais évité les pluies du tropique. Je n’aurais pas dû surtout m’y arrêter plus de six semaines. J’ai vénéré de nouveau, comme on dit ici, le Saint Pierre du Guide et l’Agar du Guerchin à Brera, le Corrège du palais Litta et celui de M. Frigerio, chirurgien, près le Cours de la porte Romaine.

J’ai revu un joli petit cimetière octogone sur le bastion. J’ai fini la matinée par une séance de l’Institut. Le gouvernement autrichien paye exactement leurs petites pensions aux membres qui restent, mais lorsque l’un d’eux vient à mourir il n’est point remplacé. Il faut endormir ce peuple trop vif.

L’on m’a présenté à M. le comte Moscati, médecin célèbre, et grand-cordon de la Légion d’honneur. Je l’ai revu le soir ; M. Moscati a peut-être quatre-vingt-dix ans ; il était dans le salon où j’ai eu l’honneur de lui parler, avec son grand cordon rouge et un petit bonnet de velours vert sur le sommet de la tête. C’est un vieillard vif et allègre, point gémissant. On le plaisante sur sa singulière manière de passer la nuit ; il prétend que rien n’est plus sain pour un vieillard. « Les idées tristes sont le poison de la vieillesse. Montesquieu n’a-t-il pas dit qu’il faut corriger le climat par la loi ? Je vous assure que rien n’est moins triste et colérique que mon petit ménage. »

L’art salutaire, comme on dit ici, ne peut peut-être présenter nulle part une réunion d’hommes aussi distingués que MM. Scarpa, Razori, Borda, Paletta.

J’ai parlé peinture avec M. Scarpa. Les gens forts de ce pays dédaignent les lieux communs, ils ont le courage de hasarder les idées qui leur sont personnelles ; ils s’ennuieraient à répéter les autres. M. Scarpa prétend que les biographies emphatiques publiées par des sots sur Raphaël, le Titien, etc., empêchent les jeunes artistes de se distinguer. Ils rêvent aux honneurs, au lieu de ne demander le bonheur qu’à leur palette ou à leur ciseau. Raphaël refusa d’être cardinal, ce qui était le premier honneur de la terre, en 1512. Il rêvait quelquefois à ce que nous disons de lui en 1816. Que je voudrais que l’âme fût immortelle et qu’il pût nous entendre !

29 novembre. — J’ai assisté aujourd’hui à un pique-nique délicieux par la naïveté et la bonhomie, et toutefois on ne peut pas plus gai. Il n’y avait que juste le degré d’affectation qui porte à parler et à chercher à plaire, et, dès le second service, excepté un être ridicule, nous nous croyions tous intimes amis. Nous étions sept femmes et dix hommes, entre autres l’aimable et courageux docteur Razori. On avait choisi Vieillard, traiteur français, et sans comparaison le meilleur du pays. Sa femme, madame Vieillard, femme de chambre de madame de Bonténard, jetée ici par l’émigration, a commencé par nourrir ses maîtres ; ce dévouement l’a mise à la mode. Elle est remplie d’esprit, de vivacité, d’à-propos, et fait des épigrammes aux gens qui dînent chez elle. Elle a donné des sobriquets à trois ou quatre fats de la ville, qui la redoutent fort. À la fin du repas elle est venue nous voir, et l’on s’est tu pour l’écouter. Les femmes lui ont adressé la parole comme à une égale ; madame Vieillard a cent ans, mais c’est une petite vieille fort propre.

Cet esprit tout français me fait penser à l’énorme distance intellectuelle qui sépare notre pique-nique d’un dîner français. Cela est incroyable à dire et je me tais.

J’ai échoué aujourd’hui dans mes tentatives pour être présenté au célèbre Melzi d’Eril, duc de Lodi. C’est le pendant du cardinal Consalvi. En général rien de moins accessible qu’une maison milanaise ; dès qu’il y a une femme passable, l’amant s’oppose aux présentations. Ce qu’il y aurait de mieux si l’argent et la morale n’étaient pas un obstacle, ce serait de se mettre à entretenir la plus jolie chanteuse que l’on pourrait trouver. Tous les vendredis on donnerait un excellent dîner à quatre amis, jamais plus ; et ensuite soirée avec du punch. Les amants n’auraient plus peur de vous. Il faudrait encore aller régulièrement au Corso tous les jours. Je n’ai jamais pu m’astreindre à cette partie de mon plan de conduite, la seule qui fût à ma portée. En été, après dîner, à la chute du jour, à l’Ave Maria, comme on dit ici, toutes les voitures du pays se rendent au Bastion di porta Rense, élevé de trente pieds au-dessus de la plaine. La campagne vue de là ressemble à une forêt impénétrable, mais au delà on aperçoit les Alpes avec leurs sommets couverts de neige. C’est un des plus jolis lointains dont l’œil puisse jouir. Du côté de la ville, ce sont les jolies prairies de M. Krammer et, par-dessus les arbres de la villa Belgiojoso, la flèche du Dôme. Cet ensemble est joli, mais ce n’est point pour en jouir que toutes les voitures font halte pendant une demi-heure sur le Corso. C’est une sorte de revue de la bonne compagnie. Lorsqu’une femme ne paraît pas, on en demande la raison. Les fats s’y montrent à cheval sur des bêtes de deux cents louis ; les jeunes gens moins riches et les hommes d’un certain âge sont à pied. Le dimanche tout le peuple vient voir et admirer les équipages de ses nobles. J’ai surpris souvent de l’attachement dans les propos du peuple. Le charpentier, le serrurier de la maison, fait un petit salut au domestique qui depuis vingt ans monte derrière la voiture de la casa Dugnani, et si le maître aperçoit le marangone di casa (le menuisier de la maison), il lui fait un signe de tête plein de bonté. La voiture d’une jolie femme est entourée d’élégants. Les dames nobles n’admettent guère leurs amis du tiers à leur faire la cour ainsi en public. Les femmes âgées ont une sorte de conversation singulière avec leurs valets de chambre, dont le poste, dès que la voiture s’arrête, est à la portière, pour l’ouvrir si madame voulait faire un tour à pied, ce qui n’arrive pas une fois tous les dix ans. Placé ainsi à deux pas de la portière, le valet de chambre répond sans s’avancer aux réflexions que sa vieille padrona fait de l’intérieur de la voiture. C’est en écoutant une de ces conversations que j’ai entendu accuser la route du Simplon, faite par quel maladett Bonapart, d’être la cause des froids précoces que l’on éprouve en Lombardie depuis la Révolution. Comme rien n’égale ici l’ignorance des femmes nobles[22], elles se figurent que la chaîne des Alpes, qu’on voit parfaitement du Corso, forme comme un mur qui garantit des vents du nord, et que Bonaparte, cette bête noire de leurs confesseurs, a fait une brèche à ce mur pour sa route du Simplon.

En hiver, le Corso a lieu avant dîner, de deux à quatre. Dans toutes les villes d’Italie, il y a un Corso, ou revue générale de la bonne compagnie. Est-ce un usage espagnol, comme celui des cavaliers servants ? Les Milanais sont fiers du nombre des carrosses qui garnit leur Corso. J’y ai vu, un jour de grande fête et de beau soleil, quatre files de voitures arrêtées des deux côtés du large chemin, et au milieu, deux files de voitures en marche, le tout réglé et modéré par dix houzards autrichiens ; deux cents jeunes gens à cheval et trois mille piétons complétaient le tapage ; les piétons disaient fièrement : Ceci est presque aussi beau qu’à Paris ; il y a plus de trois mille carrosses. Tout ce mouvement me fait mal à la tête et nul plaisir. Un étranger devrait louer la plus jolie voiture possible, et aller tous les jours au Cours avec sa belle.

En été, au retour du Corso, on s’arrête dans la Corsia dei Servi pour prendre des glaces ; on rentre dix minutes chez soi, après quoi l’on va à la Scala. On prétend que ces dix minutes sont l’heure des rendez-vous, et qu’un petit signal au Corso, comme une main appuyée sur la portière, indique s’il y a possibilité ou non de se présenter ce soir-là.

30 novembre. — Don Pedro Lormea, un officier espagnol, plein de génie, me disait à Altona : « Quand j’arrive dans une ville, je demande à un ami, dès que j’en ai fait un, quels sont les douze hommes les plus riches, quelles sont les douze femmes les plus jolies, quel est l’homme le plus décrié de la ville ; après, je me lie, si je puis, avec l’homme le plus décrié, ensuite avec les jolies femmes, enfin avec les millionnaires. »

À présent que j’ai un peu suivi ce conseil, ce qu’il y a de plus agréable pour moi, à Milan, c’est de flâner. Voici mon plan de campagne à l’usage des lecteurs qui font ou ont fait ce joli voyage. En partant de la Scala, je prends la rue de Sainte-Marguerite. Je passe avec respect devant cette police qui peut tout sur moi, par exemple, me faire partir dans deux heures, mais où l’on a toujours été fort poli à mon égard. Je dois des remercîments à don Giulio Pagani. Je regarde les gravures nouvelles chez les marchands d’estampes voisins de la police. S’il y a quelque chose d’Anderloni ou de Garavaglia, j’ai grand’peine à ne pas acheter. Je vais à la place des Marchands, bâtie au moyen âge. Je regarde la niche vide d’où la fureur révolutionnaire précipita la statue de l’infâme Philippe II. J’arrive à la place du Dôme. Après que mes yeux, déjà montés aux arts par les gravures, ont pris plaisir à considérer ce château de marbre, je suis la rue des Mercanti d’oro. Les beautés vivantes que je rencontre viennent me distraire de celles des arts ; mais la vue du Dôme et des gravures m’a rendu plus sensible à la beauté, et plus insensible à l’intérêt d’argent et à toutes les idées désenchantantes et tristes. Il est sûr qu’en menant cette vie-ci l’on est bien près de pouvoir être heureux avec deux cents louis de rente. Je passe par la poste aux lettres, où les femmes vont elles-mêmes chercher les leurs, car tout domestique est vendu au mari, à l’amant, ou à la belle-mère. Je reviens par la place du Dôme à la Corsia dei Servi, où il est inouï que l’on ne rencontre pas, vers midi, une ou plusieurs des douze plus jolies femmes de Milan. C’est en flânant ainsi que je me suis fait une idée de la beauté lombarde, l’une des plus touchantes, et qu’aucun grand peintre n’a rendue immortelle par ses tableaux, comme le Corrége fit pour la beauté de la Romagne, et André del Sarto pour la beauté florentine. Le défaut de cette dernière est d’avoir quelque chose de la raison virile que l’on ne voit jamais chez les Milanaises ; elles sont bien femmes, quoiqu’au premier abord elles paraissent terribles à l’étranger arrivant de Berlin, ou pas assez affectées à qui sort des salons de Paris. Appiani a peu copié les têtes milanaises, on en retrouverait plutôt quelques traces dans les Hérodiades de Léonard de Vinci.

Enfin, l’on m’a conduit hier à l’atelier de M. Carloni, peintre de portraits, qui a l’instinct de la ressemblance. Il fait de grandes miniatures aux crayons noir et rouge. M. Carloni a eu l’esprit de conserver des copies de tous les portraits de femmes remarquables qu’il a faits en sa vie. Il en a peut-être cinquante. Cette collection est ce qui m’a le plus tenté, et, si j’avais été riche, je ne l’aurais pas laissée échapper. À défaut de fortune, j’ai eu le plaisir d’amour-propre, ou, si je l’ose dire, d’artiste[23], de me dire qu’avant de voir ce charmant atelier, j’avais deviné la beauté lombarde.

La langue française actuelle ne permet guère de louer avec bon goût une femme, à moins de trois ou quatre phrases formant douze lignes. Il faut employer surtout les formes négatives. Je sais cela. mais n’ai pas le temps de me livrer à tout ce mécanisme ; je dirai donc simplement, et en vrai paysan du Danube, que ce qui ma frappé, en entrant chez M. Carloni, ce sont les traits romains par la forme, et lombards par la douce et mélancolique expression d’une femme de génie, madame la comtesse Aresi. Si l’art du peintre pouvait rendre l’amabilité parfaite, sans l’ombre de l’affectation ou du lieu commun, l’esprit vif, brillant, original, ne répétant jamais ce qui a été dit, ou écrit et tout cela réuni à la beauté la plus fine, la plus attrayante, on trouverait cet ensemble de séductions dans le portrait de madame Bibin Catena.

Quoi de plus frappant que la bellà folgorante de madame Ruge, ou la beauté si touchante et annonçant si bien les combats de la religion et des sentiments tendres de madame Marini ! Quoi de plus séduisant que la bellà Guidesca de madame Ghirlanda qui rappelle les madones du Guide, et indirectement les têtes de Niobé ! Toute la pureté des madones de Sasso Ferrato respire dans le portrait de la dévote madame Annoni. Quoi de plus singulier que ce portrait de Madame N*** ! L’apparence de la jeunesse et de la force animée par une âme violente, passionnée, intrigante comme le cardinal de Retz, c’est-à-dire sans ménagement ni prudence. Cette tête si belle, quoique n’ayant rien d’antique, semble vous poursuivre dans l’atelier du peintre, avec ces yeux vifs et brillants qu’Homère donne à Minerve.

C’est au contraire toute la prudence d’une madame de Tencin, qui fait la physionomie de cette jolie et galante madame Lamberti qui a débuté par avoir un empereur pour amant. Elle flatte toujours et cependant ne paraît jamais sotte.

Mais comment exprimer le ravissement mêlé de respect que m’inspirent l’expression angélique et la finesse si calme de ces traits qui rappellent la noblesse tendre de Léonard de Vinci ? Cette tête qui aurait tant de bonté, de justice et d’élévation, si elle pensait à vous, semble rêver à un bonheur absent. La couleur des cheveux, la coupe du front, l’encadrement des yeux, en font le type de la beauté lombarde. Ce portrait, qui a le grand mérite de ne rappeler nullement les têtes grecques, me donne ce sentiment si rare dans les beaux-arts : ne rien concevoir au delà. Quelque chose de pur, de religieux, d’anti-vulgaire, respire dans ces traits. On dit que madame M*** a été longtemps malheureuse.

On rêve au bonheur d’être présenté à cette femme singulière dans quelque château gothique et solitaire, dominant une belle vallée, et entouré par un torrent comme Trezzo. Cette jeune femme si tendre a pu connaître les passions, mais n’a jamais perdu la pureté d’âme d’une jeune fille. C’est par des grâces toutes contraires que brillent les traits si fins de la jolie comtesse R***. Que ne puis-je trouver une langue pour expliquer comment ce joli-là n’est pas le joli français ! Tous deux sont séduisants, mais enfin ils sont deux, et fort heureusement pour nous. Combien je sens la vérité de ce qu’a dit un homme d’esprit : on se croit presque l’ami intime d’une femme dont on regarde le portrait en miniature, on est si près d’elle ! La peinture à l’huile, au contraire, vous rejette à une distance immense, par delà toutes les convenances sociales.

1er décembre. — M. Reina m’a permis de lire une quantité de lettres de Beccaria : quelle simplicité, quelle bonhomie ! Comme cela est l’opposé de l’abbé Morellet, qui le traduisit en français ! Comme Beccaria devait se déplaire à Paris ! Sans l’esprit de parti, il y eût été proclamé un sot à l’unanimité et de bonne foi. Dans l’une de ses lettres, il dit : « Je commençai à penser à vingt-deux ans, lorsque j’eus été renvoyé par la Comtesse C*** ; quand je fus un peu remis de mon désespoir, étant à la campagne chez mon oncle, je trouvai dans mon cœur :

« 1o  La compassion pour le malheur des hommes esclaves de tant d’erreurs ;

« 2o  Le désir de la réputation littéraire ;

« 3o  L’amour de la liberté ;

« 4o  Ce que j’admirais le plus au monde alors, c’étaient les Lettres persanes ; pour me distraire de mon chagrin, je me mis à écrire le traité des Délits et des peines. »

Dans une autre lettre fort postérieure, Césare Beccaria dit : « Je croyais fermement, quand je me mis à écrire, que la seule existence de ce manuscrit dans mon bureau pouvait me conduire en prison ou du moins me faire exiler. Quitter Milan et mourir étaient alors la même chose pour moi ; contre ce danger, je ne me sentais aucun courage. Mais quand on me parlait d’une exécution à mort j’avais le cœur percé. — Je frémis quand je vis mon livre imprimé. Je puis dire que la peur d’être éloigné de Milan m’a ôté le sommeil pendant une année entière. Je connaissais la justice de mon pays ; les juges les plus vertueux m’auraient condamné de bonne foi, comme n’ayant pas mission du gouvernement pour m’occuper des délits et des peines. Quand enfin les prêtres commencèrent à intriguer contre moi, je ne vivais plus. Le comte Firmian me sauva ; une fois nommé professeur, je respirai ; mais je jurai à ma femme de ne plus écrire. »

Ces lettres seraient admirables à publier ; mais peut-être elles compromettraient les héritiers du marquis Beccaria. J’ai trouvé un excellent portrait de ce digne homme si semblable à Fénelon et meilleur (voir Saint-Simon).

M. Bettoni, imprimeur et homme fort actif, a publié cent portraits d’italiens célèbres. Les portraits sont excellents, les notices pitoyables ; les portraits de Boccace, de Léon X et de Michel-Ange sont des chefs-d’œuvre de gravure. Celui de Carlo Verri, assez médiocre, me le montre bien plus français que Beccaria. Alexandre Verri, frère de Charles, vit encore à Rome ; mais ce n’est qu’un ultra qui exècre Napoléon, non pas pour sa manie de trôner, mais au contraire pour ses réformes civilisantes. C’est dans ce sens qu’Alexandre a écrit les Nuits romaines au tombeau des Scipions, Érostrate, etc. Le Génie du Christianisme est simple, si on le compare à l’emphase des Nuits romaines : ce n’était pas ainsi qu’écrivait Carlo Verri ; mais il écrivait ce qu’il croyait.

3 décembre. — Je suis allé ce soir au théâtre Filo-dramatico. C’est le nom que les ultra ont fait imposer au théâtre Patriotique, fondé sous le règne de la liberté, vers 1797, et soutenu avec magnificence par les citoyens de Milan. Établi dans une église, ce théâtre a bien des titres à la proscription : les acteurs sont de jeunes négociants. Vendredi dernier M. Lucca a fort bien dit l’Egiste d’Alfieri ; son triomphe est le rôle du major dans Cabal und Liebe de Schiller. Les ingénues sont représentées par mademoiselle Gioja d’une manière exactement italienne et qui n’est copiée d’aucun talent célèbre. Madame Monti, l’une des plus belles femmes d’Italie, a joué avec un rare succès les grands rôles dans les tragédies d’Afieri, et dans l’Aristodemo de son mari. Le théâtre Patriotique a coûté des sommes fort considérables à la société qui l’a fondé et qui le soutient en dépit des vœux secrets de la police autrichienne.

C’est M. Locatelli, jeune artiste plein de talent, et de plus excellent comique, qui ce soir m’a donné un billet ; il jouait Achille in Barlassina. Le protagoniste, comme on dit ici, est un soprano du théâtre de la Scala qui redoutant la vengeance du gouverneur de Milan, auquel il vient d’enlever la première chanteuse, prend des vêtements de femme et se réfugie à Barlassina, village de la banlieue. À peine arrivé, la vanité incroyable et particulière aux sopranos porte celui-ci à parler musique et à faire allusion aux applaudissements qu’il a reçus dans telle et telle ville. Aussitôt un dilettante de l’endroit devient amoureux d’Achille, et, qui plus est, entreprenant. Le soprano, qui a cinq pieds dix pouces, paraît dans le costume héroïque d’Achille, à peine recouvert par une robe d’indienne, qu’il a empruntée à la femme de chambre de la prima donna sa maîtresse. La jalousie terrible du gouverneur de Milan l’a obligé à prendre la fuite au milieu de la représentation de l’opéra d’Achille de Métastase. M. Locatelli[24] a joué avec tout le feu possible et une bonhomie de ridicule parfaite le rôle du soprano dont la vanité et la sottise se disputent toutes les démarches ; il a même chanté un grand air. Le soprano obtient sa grâce du gouverneur, en lui cédant la prima donna à laquelle il ne songe déjà plus. À la fin, quand il a le plaisir, maintenant objet de tous ses vœux, de reparaître sans robe d’indienne et dans son costume d’Achille complet, aux yeux des habitants de Barlassina, et surtout devant le dilettante son amant, les accès de rire fou ont interrompu les acteurs pendant cinq minutes.

Les sopranos sont sujets à une certaine légèreté qui leur fait changer de passion comme les enfants. M. Locatelli a fort bien saisi ce trait de caractère. Il est auteur de cette petite comédie qui serait digne de Potier et du Gymnase, si notre parterre avait l’idée de la sottise d’un soprano et de la prepotenza d’un gouverneur italien de l’ancien régime.

Le rire italien n’est jamais, pour le spectateur qui rit, une manière de se faire illusion et de prouver à son voisin qu’il connaît les petits usages de la haute société. On prêtait ce soir une extrême attention à la pièce. Il faut que l’exposition soit fort claire. La moitié des charmantes esquisses de M. Scribe serait inintelligible ici faute d’exposition suffisante. Mais aussi une fois l’avant-scène bien comprise, les détails vrais ne lassent jamais un auditoire italien. Le rire ne naît guère ici que lorsqu’on voit un homme se tromper de route en marchant vers le bonheur qu’il désire.

J’ai vu dans la société, en fait de chaussures et de manteaux, des amants prendre les précautions les plus saugrenues. Leurs préparatifs pour sortir de la maison de leur amie duraient un quart d’heure, et ils n’étaient point ridicules aux yeux de leur maîtresse qui les regardait faire.

On ne joue point la jeunesse ici, encore moins l’étourderie ; les jeunes gens sont graves, silencieux, mais point tristes. Il n’y a d’étourderie dans ce pays-ci qu’envers le qu’en dira-t-on : c’est la disinvoltura.

Selon moi, l’Italien craint moins les accidents et les maux futurs que l’image terrible que lui en fait son imagination. Arrivé al tu per tu (au fait et au prendre) il est plein de ressources comme on l’a vu dans la campagne de Russie. (Le capitaine des gardes d’honneur Wideman à Moscou.) Chose bien étonnante que cette prudence dans un pays où le ciel est ami de l’homme ! Pendant six mois de l’année, qu’un Polonais reste une seule nuit exposé aux injures de l’air, il meurt. Ici, en Lombardie, il n’y a pas, je gage, quinze nuits par an égales en inclémence aux nuits de Pologne du 1er octobre au 1er de mai. À la Tramesina, sur le lac de Como, à côté de la belle maison de M. Sommariva, il y a, dit-on, un oranger qui vit en plein air depuis seize ans. Les maux de la tyrannie ont-ils donc suffi pour remplacer ici l’inclémence de la nature[25] ? Les tempéraments bilieux ou mélancoliques sont frappants à observer dans un régiment qui défile, à cause du nombre, et de la force de l’empreinte. Tous les régiments italiens étant exilés en Hongrie, je fais mes observations au sortir de la messe, à la porte d’une église à la mode (San Giovanni alle case rotte ou les Servi). La gaieté facile du sanguin ou du Français méridional est presque tout à fait inconnue en Italie. Peut-être la retrouverai-je à Venise. — Ici les élèves de l’école de danse, jeunes filles de douze à seize ans, sont remarquables par la gravité. Je les vois quelquefois réunies au nombre de plus de trente sur le théâtre, pour les répétitions d’un ballet de Vigano, auxquelles ce grand homme veut bien m’admettre[26]. L’Italien ne devient parlant et communicatif que vers les trente ans. — Mais je reviens au théâtre Patriotique.

J’ai fait bien des observations sur les loges pendant la première pièce (les Deux portefeuilles de Kotzbue). D’abord on voit ici beaucoup de femmes qui ne vont pas à la Scala.

Plusieurs jeunes femmes, après un premier attachement malheureux, qui les a conduites jusqu’à vingt-six ou vingt-huit ans, passent le reste de leur vie dans la solitude. La société de Milan n’accorde aucune considération à la constance dans ces sortes de résolutions ; elle oublie. C’est qu’on ne trouve pas ici de femmes intéressées à couvrir les petits écarts de leur jeunesse par la dévotion de leurs paroles. La solitude de ces jeunes femmes malheureuses en amour scandalise fort celles qui ont paru dans le monde avant 1796. Ce qui est incroyable, c’est qu’elles appellent immorale la conduite de ces pauvres jeunes femmes qui passent leur vie entre leur piano et les œuvres de lord Byron.

L’opinion des femmes, qui décide de la considération dont jouit une femme, se prend à la majorité et la majorité est toujours vendue à la mode. C’est un spectacle bien utile pour un philosophe commençant que de voir une jeune femme taxée d’immoralité, uniquement parce qu’elle n’a pas pris d’amant après le premier qui l’a trompée.

C’est ce que j’ai bien vérifié ce soir, et ce reproche était dans la bouche de femmes qui ont usé et abusé du privilège établi par les mœurs antérieures à 1796[27]. Alors la règne d’un amant ne s’étendait pas toujours d’un carnaval à l’autre. Aujourd’hui, la plupart des attachements durent sept ou huit ans. J’en connais plusieurs qui datent du retour des patriotes après Marengo, il y a seize ans. — Une marquise de la plus haute volée a pour amie de cœur une simple maîtresse de dessin. La position sociale est invisible en amitié. La vanité est tout au plus ici une des passions ; elle est bien loin d’être la dominante et que l’on voit reparaître lorsqu’on devrait le moins s’y attendre chez la petite fille de trois ans comme chez le vieillard de quatre-vingts. Je comprends maintenant ce que Jean de Müller nous disait à Cassel, que le Français est le peuple le moins dramatique de l’univers ; il ne peut comprendre qu’une passion, la sienne ; en second lieu, il a si bien mêlé cette passion à toutes les actions nécessaires de la vie de l’animal nommé homme, la mort, le penchant des sexes, etc., que lorsqu’on lui montre ces actions nécessaires chez les autres peuples, il ne peut les reconnaître. Jean de Müller concluait de là que Voltaire devait être le plus grand tragique des Français, précisément parce qu’il est le plus ridicule aux yeux des étrangers. Pendant huit ans, cette idée a été un paradoxe pour moi, et je l’aurais oubliée sans la grande réputation de l’auteur. L’Allemand, au lieu de rapporter tout à soi, se rapporte tout aux autres. En lisant une histoire d’Assyrie, il est Assyrien ; il est Espagnol ou Mexicain en lisant les aventures de Cortez. Quand il se met à réfléchir, tout le monde a raison à ses yeux ; c’est pour cela qu’il rêve vingt ans de suite et souvent ne conclut pas[28]. Le Français est plus expéditif, il juge un peuple et toute la masse de ses habitudes physiques et morales en une minute. Cela est-il conforme à l’usage ? — Non ; donc cela est exécrable, et il passe à autre chose.

L’Italien étudie longtemps et comprend parfaitement les manières singulières d’un peuple étranger, et les habitudes qu’il a contractées en allant à la chasse du bonheur. Un être qui marche à un bonheur quel qu’il soit, ne lui semble jamais ridicule par la singularité du but, mais seulement quand il se trompe de route. Voilà qui explique la Mandragora de Machiavel, l’Ajo nell imbarazzo, et toutes les vraies comédies italiennes (j’appelle vraiment italiennes celles qui ne sont pas imitées du français). Je donnerais beaucoup pour voir les relations des ambassadeurs vénitiens et des nonces du pape, envoyés dans les cours étrangères. J’ai été étonné des récits faits par de simples marchands. Récits de M. Torti sur la probité héroïque des Turcs et leurs usages. Les femmes turques, à Constantinople, montrant leur taille aux étrangers en serrant leur robe faite en domino, affectant l’air souffrant d’une petite-maîtresse, et laissant tomber leurs babouches avec négligence.

Ce n’est en général que les gens flegmatiques qui ont ici de la vanité. Il n’y a peut-être pas de Gascon aussi plaisant en ce genre qu’un abbé que j’ai rencontré dans un salon au sortir du théâtre patriotique. Un marquis mort depuis peu lui a laissé une magnifique pension viagère. La grande passion du marquis d’Adda était la peur du diable. Fidèle aux croyances que le papisme n’a abandonnées que depuis peu, il avait surtout peur que le diable n’entrât dans son corps, par quelque ouverture ; en conséquence l’abbé ne le quittait point. Le matin il bénissait la bouche du marquis avant que celui-ci ne l’ouvrît..... Je ne puis arriver au bout de mon conte en français ; il n’a rien de choquant en milanais. La plaisanterie que l’on fait à l’abbé, c’est de lui rappeler, au milieu de son opulence actuelle et malgré ses bas violets, quelques-unes de ses anciennes fonctions auprès du marquis d’Adda. M. Guasco, qui était ce soir le bourreau de l’abbé, a rempli cette fonction délicate avec toute la finesse et le sang-froid possibles. En sortant nous nous sommes arrêtés sous la porte cochère, pour nous livrer au rire fou qui nous suffoquait[29].

5 décembre. — Je sors de l’hôtel des Monnaies (la Zecca). Napoléon appela ici M. Moruzzi, mécanicien de Florence, qui a fait de la Zecca de Milan un établissement fort supérieur à tout ce que j’ai vu à Paris. Comme nos maîtres les industriels ne me feront pas l’honneur de lire un voyage frivole, je passe la description.

M. le chevalier Moruzzi me dit qu’on bâtit une rue nouvelle, la Contrada dei due muri ; j’y suis allé bien vite. Pour faire une rue ici, l’on commence par creuser au milieu de la rue un canal de quatre pieds de profondeur, dans lequel viennent aboutir tous les tuyaux qui du haut des toits conduisent les eaux pluviales dans la rue. Les murs de face des maisons étant de briques, souvent l’on cache ces tuyaux dans le mur. Le canal de la rue terminé, l’on pave la rue avec quatre bandes de granit et trois de pavé, ainsi :

Vous voyez deux trottoirs de granit GG de trois pieds de large, le long des maisons ; deux bandes de granit RR, placées pour que les roues des voitures n’éprouvent pas de cahots désagréables. Le reste de la rue est pavé en petits cailloux pointus.

Les voitures ne s’écartent jamais des deux bandes de granit RR, et les piétons se tenant toujours sur les deux trottoirs GG, les accidents sont forts rares. L’architecture admettant des corniches fort saillantes et des balcons presque à tous les étages, quand il pleut, si l’on choisit le côté d’où vient le vent, et que l’on suive les trottoirs GG, l’on est à l’abri des petites pluies. Quant aux pluies du tropique, comme celles de ces jours-ci, dès qu’on a fait vingt pas, l’on est trempé comme si l’on s’était jeté dans le canal. Les deux bandes de granit RR, destinées aux roues des voitures sont posées sur les deux petits murs, hauts de quatre pieds, qui forment le canal souterrain sous chaque rue. Tous les cent pas il y a une pierre trouée qui admet dans le canal les gouttes d’eau qui sont tombées sur le pavé. Voilà comment les rues de Milan sont les plus commodes (lu monde et sans crotte. Il y a longtemps dans ce pays-ci que l’on songe à ce qui est utile au simple citoyen.

En 1179, les Milanais commencèrent un canal navigable qui unit leur ville au lac Majeur et au lac de Como, par le Tésin et l’Adda. Ce canal est situé dans la ville comme le boulevard, à Paris, de la Bastille à la Madeleine. En 1179, nous étions des serfs, et nos maîtres suivaient Louis le Jeune à la croisade. Milan était une république, où chacun se battait parce qu’il le voulait bien et pour obtenir une certaine chose qu’il désirait. De là vient qu’en 1816 nos rues sont encore si hostiles aux piétons. Mais chut ! que va dire l’honneur national ? Notre rue des Petits-Champs, comme disent les vrais patriotes, est bien autre chose que les rues de Milan que je viens de décrire. Ce sot orgueil est une barbarie de plus.

6 décembre. — Il pleuvait ce soir horriblement ; la Scala était déserte ; la tristesse disposait à la philosophie. J’ai trouvé M. Cavaletti seul dans sa loge. « Voulez-vous, m’a-t-il dit, ne pas vous laisser égarer par les déclamations contre les prêtres, les nobles et les souverains ? étudiez philosophiquement les six centres d’action qui agissent sur les dix-huit millions d’Italiens : Turin, Milan, Modène, Florence, Rome et Naples[30]. Vous savez que ce peuple ne forme pas masse. Bergame exècre Milan qui est également haïe par Novarre et Pavie ; quant au Milanais, il songe à bien dîner, à acheter un bon pastran (manteau) pour l’hiver, et ne hait personne ; haïr troublerait sa volupté tranquille. Florence qui abhorra tellement Sienne autrefois, ne hait personne aujourd’hui, par impuissance. Je cherche en vain une troisième exception. Chaque cité exècre ses voisines et en est mortellement haïe. Nos souverains ont donc sans peine le divide ut imperes.

Ce malheureux peuple, pulvérisé par la haine, est gouvervé par les cours d’Autriche, de Turin, de Modène, de Florence, de Rome et de Naples.

Modène et Turin sont en proie aux jésuites. Le Piémont est le pays le plus monarchique de l’Europe. L’oligarchie autrichienne suit encore les idées de Joseph II qui, faute de mieux, passe à Vienne pour un grand homme ; elle force les prêtres à ne pas intriguer et à respecter les lois, et, du reste, nous traite comme une colonie.

Bologne et toute la Romagne font peur à la cour de Rome ; Consalvi envoie, pour gouverner ce pays, un cardinal qui a l’ordre de se faire aimer, et obéit. Consalvi, ministre tout-puissant à Rome, est un ignorant plein d’esprit naturel et de modération ; il sait que les Italiens de Bologne et de la Romagne ont conservé quelque chose de l’énergie du moyen âge. Quand un maire en Romagne est trop coquin, on le tue, et jamais l’on ne trouve de témoins contre l’assassin. Ces manières brutales font horreur à leurs voisins, les habitants de Florence. Le gouvernement si renommé de Léopold, succédant à l’affreuse monarchie des Médicis, les a transformés en sopranos dévots. Ils n’ont plus de passions que celles des belles livrées et des jolies processions. Leur grand-duc aime l’argent et les femmes, et vit comme un père au milieu de ses enfants ; il est indifférent pour eux, comme eux pour lui ; mais quand ils viennent à regarder ce qui se passe ailleurs, ils s’aiment par raison. Le paysan toscan est bien singulier ; ces laboureurs forment peut-être la société la plus aimable de l’Europe, je les préfère de beaucoup aux habitants des villes.

En Italie, le pays civilisé finit au Tibre. Au midi de ce fleuve, vous verrez l’énergie et le bonheur des sauvages. Dans l’État romain, la seule loi en vigueur est le catholicisme, c’est-à-dire l’observation des rites. Vous le jugerez par ses effets. La morale y est prohibée comme conduisant à l’examen personnel.

Le royaume de Naples se réduit à cette ville, la seule d’Italie qui ait le bruit et le ton d’une capitale.

Le gouvernement est une monarchie ridicule à la Philippe II, qui conserve encore quelques habitudes d’ordre administratif, apportées par les Français. Rien de plus insignifiant et de moins influent sur le peuple. Ce qui est admirable et digne de votre attention, c’est le caractère du lazzarone, qui n’a pour loi que la crainte et l’adoration du dieu saint Janvier.

Ce dévouement de l’âme, que l’on appelle amour ici, n’arrive pas jusqu’à Naples ; il est mis en fuite par la sensation présente, ce tyran de l’homme du Midi. À Naples, si une jolie femme loge vis-à-vis de chez vous, ne manquez pas de lui faire des signes.

Ne vous laissez pas mettre en colère comme un Anglais par tout ce que vous verrez d’africain en ce genre. Détournez les yeux si vous êtes vieux ou triste, et rappelez-vous que votre grand objet, à Naples, c’est le lazzarone. Même votre illustre Montesquieu a dit une sottise sur les lazzaroni[31]. Regardez bien avant de conclure. Le sentiment du devoir, qui est le bourreau du Nord, n’atteint pas le cœur du lazzarone. S’il tue son compagnon dans un mouvement de colère, son dieu saint Janvier lui pardonne, pourvu qu’il se donne le nouveau plaisir d’aller bavarder sur sa colère aux pieds du moine qui le confesse. La nature, en réunissant sur la baie de Naples tout ce qu’elle peut donner à l’homme, a nommé le lazzarone son fils aîné. L’Écossais, tellement civilisé, et qui ne fournit qu’un crime capital en six ans, n’est qu’un cadet qui, à force de travail, a fait fortune. Comparez le lazzarone à demi nu au paysan écossais que, pendant six mois de l’année, l’aspérité de son climat force à faire des réflexions, et des réflexions sévères, car la mort le guette de toutes parts à cent pas de sa chaumière. C’est à Naples que vous verrez l’immense utilité d’un despote tel que Napoléon. Tâchez de faire amitié avec un propriétaire de vignes d’Ischia ou de Caprée, qui vous tutoiera dès le second jour si vous lui plaisez. Faute de cinquante années du despotisme d’un Napoléon, la république ne pourrait s’établir parmi le bas peuple napolitain. Leur absurdité va jusqu’à maudire le général Manhès, qui, pendant dix-huit mois, a fait disparaître le vol et l’assassinat dans les pays au midi de Naples. Le maréchal Davoust, roi de Naples, eût agrandi l’Europe de ce côté. Je ris quand je vois les Anglais se plaindre d’y être assassinés. À qui la faute ? En 1802, Napoléon civilisa le Piémont par mille supplices qui ont empêché dix mille assassinats. Je ne dis pas qu’à la Louisiane, chez un peuple sans passion, raisonneur et flegmatique, l’on ne puisse parvenir à supprimer la peine de mort. En Italie, Milan excepté, la peine de mort est la préface à toute civilisation. Ces imbéciles de Tedesk, qui essayent de nous gouverner, ne font pendre un assassin qu’autant qu’il confesse son crime. Ils entassent ces malheureux à Mantoue, et, quand leur nourriture fatigue leur avarice, ils profitent du 12 février, anniversaire de la naissance de leur empereur, pour les rejeter dans la société. Ces gens-là, en vivant ensemble, prennent l’émulation des forfaits, et deviennent des monstres, qui, par exemple, versent du plomb fondu dans l’oreille d’un paysan qui dort dans la campagne, pour jouir de la mine qu’il fait en mourant. — Après cette grave et triste conversation, je me suis sauvé chez la contessina C***, où l’on a ri et joué au pharaon jusqu’à trois heures du matin. Le pharaon est le jeu italien par excellence, il n’empêche pas de rêver à ce qui intéresse. Le sublime de ce jeu, c’est de le jouer placé vis-à-vis d’une femme que l’on aime de passion, et qui est gardée par un jaloux. Almen cosi si dice.

8 décembre. — Une mère, jolie femme de trente-deux ans, ne se gêne guère ici, pour être au désespoir ou au comble de la joie par amour, devant ses filles, âgées de douze ou quinze ans, et filles très-alertes. Je blâme fort cette imprudence par moi observée ce matin. J’ai pensé à ce que dit Montesquieu, que les parents ne communiquent pas leur esprit à leurs enfants, mais bien leurs passions.

Les femmes jouent, en Italie, un tout autre rôle qu’en France. Elles ont, pour société habituelle, un ou deux hommes qu’elles ont choisis, et qu’elles peuvent punir par le malheur le plus atroce, s’ils viennent à leur déplaire. Dès l’âge de quinze ans, une jeune fille est jolie et peut compter dans le monde, et il n’est pas très-rare de voir une femme faire encore des conquêtes bien au delà de cinquante ans. « Qu’importe l’âge, me disait un jour le comte Fantozzi, fort épris de madame M***, qui a peut-être cinquante-cinq ans, qu’importe l’âge, quand la beauté, la gaieté, et, mieux encore, la facilité à être ému subsiste encore ! »

J’ai vu madame L*** dire devant sa fille, la belle Camilla, et en parlant de Lampugnani : « Ah ! celui-là était fait pour moi, il savait aimer », etc. Ce discours intéressant, dont pas une syllabe n’était perdue, a duré plus d’une heure. M’accusera-t-on de protéger ces mœurs parce que je les décris, moi qui crois fermement que la pudeur est la source de l’amour-passion ? Pour me venger, je penserai à la vie de qui me calomnie. Je regrette souvent qu’il n’y ait pas une langue sacrée connue des seuls initiés ; un honnête homme pourrait alors parler librement, sûr de n’être entendu que par ses pairs. Je ne reculerai devant aucune difficulté. J’avouerai que madame Z***, dimanche dernier, durant une visite de cérémonie, après la messe, adressait, en présence de ses deux filles, et à deux hommes qui, en toute leur vie, ne lui ont fait que cette visite, des maximes approfondies sur l’amour. Elle appuyait ces maximes d’exemples à leur connaissance (celui de la Belintani, actuellement en Espagne avec son amant), sur l’époque précise à laquelle il convient de punir, par l’infidélité, les amants qui se conduisent mal. Les jeunes filles sont gardées ici avec une sévérité espagnole. Quand la mère sort, elle se fait remplacer par quelque vieille parente fort alerte, et qui remplit le rôle de duègne. On dit que plusieurs jeunes filles ont de petits amoureux qu’elles ne voient que quand ils passent dans la rue ; on se fait quelques signes, on s’aperçoit à l’église, le dimanche ; on danse ensemble deux ou trois fois tout au plus chaque année. Mais souvent une intrigue aussi simple est accompagnée des sentiments les plus profonds. Je n’oublierai jamais les réflexions que j’ai entendu faire par une jeune fille de quatorze ans, à une représentation de la Vestale (le sublime ballet de Vigano). Il y avait une sagacité et une profondeur de pensée vraiment effrayantes.

Les idées qu’une jeune fille italienne peut se former sur sa vie à venir sont fondées sur des confidences qu’elle a surprises, sur les faits qu’elle a ouï conter, sur des mouvements de joie ou de tristesse qu’elle a observés, jamais sur des bavardages de livres. On ne lit pas de romans, par l’excellente raison qu’il n’y en a point. Je connais une lourde copie de Werther, intitulée Lettres de Jacopo Ortis, et deux ou trois ouvrages illisibles de l’abbate Chiari. Quant à nos romans français, traduits en italien, ils font l’effet d’une diatribe contre l’amour. Un père de ce pays-ci, qui a des filles, et trouve un roman chez lui, le jette au feu brutalement[32]. Cette absence de toute lecture, autre que la sévère histoire, est une des raisons les plus fortes de mon admiration vive pour la conversation des femmes italiennes. Dans les pays à romans, l’Allemagne, la France, etc., la femme la plus tendre, dans les moments du plus grand abandon, imite toujours un peu la Nouvelle Héloïse, ou le roman à la mode : car elle désire avec passion plaire à son amant ; elle a lu ce roman avec transport ; elle ne peut pas ne pas se servir un peu des phrases qui l’ont fait pleurer, et qui lui ont paru sublimes. Le beau naturel, chez les femmes, est donc toujours altéré dans les pays à romans. Il faut être déjà d’un certain âge pour leur pardonner tout ce clinquant, voir la véritable passion où elle est, et ne point se laisser glacer par tout le vain attirail dont on prétend la parer. On sait que les lettres d’amour, et quelquefois la conversation tendre des femmes littéraires, ne sont, en général, qu’un centon des romans qu’elles admirent. Serait-ce pour cela qu’elles sont moins femmes que toutes les autres, et si ridicules ? En Italie, l’amour, si elle peut en inspirer ou en éprouver, est toujours le principal intérêt dans la vie d’une femme ; le talent littéraire n’est, à ses yeux, qu’un ornement de la vie, qu’un moyen de plaire davantage à l’homme qu’elle aime. Je ne doute pas un instant qu’une Italienne qui vient de finir un roman, ou un recueil de sonnets, ne le jette au feu à l’instant, si son amant le lui demande d’une certaine manière. Les lettres d’amour, à en juger par celles que m’a montrées un amant jaloux, le marquis B***, ont très-peu de mérite littéraire, c’est-à-dire sont très-peu faites pour plaire aux indifférents. Elles sont pleines de répétitions. On peut en prendre une idée par les Lettres d’une Religieuse portugaise[33].

10 décembre. — J’ai accompagné Radael à la diligence du Mont-Napoléon, qui le mène à Mantoue en vingt-trois heures ; car il faut passer par la patrie de Virgile pour aller à Bologne. Le duc de Modène n’a pas voulu permettre à la diligence de traverser ses États. Il n’y a que les jacobins qui voyagent, a-t-il dit, et S. A. R. a raison ; son chef de police Besini lui fait de fidèles rapports. L’Italien, qui lit peu et avec méfiance, s’instruit surtout par les voyages. Ce monde n’est qu’une vallée de larmes, dit-on à Modène, et l’on…
 

n’est-ce pas leur rendre le plus grand des services ?…

 
 

ou donnez raison aux jésuites de Modène.

 
 

Rien de plus raisonnable que la persécution et les auto-da-fé, rien de plus ridicule que la tolérance.

Veut-on jouir du spectacle le plus plaisant, il faut voir un Italien s’embarquer dans une diligence. L’attention, qui n’est jamais dans ce pays qu’au service des passions profondes, ne peut pas se mouvoir rapidement. L’Italien qui s’embarque meurt de peur d’oublier quelqu’une de ses cent précautions contre le froid, l’humidité, les voleurs, le peu de soin des aubergistes, etc. Plus il veut surveiller de choses à la fois, plus il s’embrouille, et il faut voir son désespoir pour ses moindres oublis. Peu lui importe d’être ridicule aux yeux des spectateurs rassemblés autour d’une diligence qui part. Il donnerait vingt spectateurs pour n’avoir pas oublié son bonnet de soie noire à mettre sur la tête en entrant au parterre de quelque théâtre, où, pour le malheur du public, il y a un prince, ce qui emporte l’obligation d’ôter son chapeau[34].

Ce qu’il y a de plus impatientant ou de plus admirable pour un Italien, suivant le sens duquel il prend la chose, c’est un fat français homme d’esprit, qui en une heure de conversation parle d’Homère, d’économie politique, de Bolivar, de Raphaël, de chimie, de M. Canning, du commerce des Romains, du Vésuve, de l’empereur Alexandre, du philosophe Érasme, de Paisiello, de Humphry Davy, et de cent autres choses. Après cette conversation aimable, l’Italien qui s’est efforcé de mettre son esprit au galop pour penser profondément à chacune de ces choses, à mesure qu’elles voltigent sur les lèvres de l’homme d’esprit français, a un mal de tête fou.

Le Français qui veut bien oublier net toutes sortes d’allusions littéraires, et n’appliquer cette étonnante vivacité, brillant privilège de son pays, qu’aux circonstances extérieures du voyage à la campagne, ou du pique-nique qu’il fait avec des Italiens, court la chance de paraître un homme étonnant aux yeux de quelque jolie femme. Mais il faut qu’il s’arrête tout court dès qu’il voit qu’il n’est pas compris, et qu’il se taise au moins dix mortelles minutes par heure. Tout est perdu s’il déplaît comme bavard, tandis qu’il n’y a aucun danger à paraître silencieux. Un sous-lieutenant du midi de la France qui n’a pas lu la Harpe, est beaucoup plus près d’être adoré d’une Italienne, qu’un charmant jeune homme de Paris, membre de la Société pour la morale chrétienne, et qui a déjà fait imprimer deux poëmes délicieux.

12 décembre. — Ce soir, à la Scala, un malheureux que sa maîtresse a délaissé depuis un an, me prend pour confident. Je le trouve dans les files du parterre, vers les onze heures. Il était là depuis sept heures à contempler de loin cette loge où il régnait autrefois. Il est jeune, fort beau, noble, riche, et il se désespère depuis un an, au vu et au su de toute la ville. Stupéfait de la gravité des confidences de ce pauvre amoureux, j’ai d’abord cru qu’il avait quelque petit service à me demander. Pas du tout, il avait besoin de parler de la femme qu’il aima pendant huit ans, et qu’il adore plus que jamais après une année de brouille. Et quelle brouille ! La plus humiliante du monde. Il me conte longuement comme quoi un officier allemand, fort laid (c’est au contraire un fort aimable et fort joli homme, très-fat), a lorgné sa belle de la même place où nous sommes au parterre, et constamment pendant six mois. « J’en fus jaloux, me dit-il, et j’eus la sottise de le dire à la Violantina ; mes plaintes la portèrent sans doute à faire attention à ce maudit comte de Keller. Pour me faire un peu enrager, elle commença à jeter un regard sur lui chaque soir, au moment où nous quittions le théâtre. Keller enhardi loua un petit appartement d’où il pouvait apercevoir son balcon. Il osa écrire. Ce commerce de coquetterie durait depuis trois semaines, lorsque la camérière placée par moi, ayant eu une querelle avec sa maîtresse, me remit une lettre de Keller adressée à celle-ci. Pour piquer la Violantina, je feignis de faire la cour à la Fulvia C***. Je mourais d’ennui dans la loge de la Fulvia, excepté quand je pouvais espérer d’être aperçu par la Violantina. Un jour, nous commençâmes une petite querelle à propos d’un magnifique bouquet de fleurs de mon jardin de Quarto que j’avais envoyé à la Fulvia. Nous en vînmes aux paroles décisives. Je lui dis, poussé à bout : « Choisissez de Keller ou de moi », et je tirai la porte très-fort en sortant. Le lendemain, elle m’écrivit ces propres paroles :

« Voyagez, mon cher ami ; car nous ne sommes plus qu’amis. Allez passer un mois aux eaux de la Battaglia. »

— Qui l’eût dit, mon cher S… ? après huit années d’amitié ! »

Et là-dessus le marquis de N*** me commence l’histoire de ses amours, à partir du premier jour qu’il aperçut la Violantina. J’aime à la folie les contes qui peignent les mouvements du cœur humain, bien en détail, et je suis tout oreilles. Peu importe à N*** si on l’écoute avec intérêt ; il a besoin de parler de la Violantina ; cependant l’émotion de mes yeux lui fait du bien. Aussi quand le petit ballet l’Élève de la nature a fini, à minuit et demi, avait-il encore beaucoup à dire. Nous sommes allés nous réfugier dans le café désert du Casin des Nobles, où nous avons troublé un amant et sa maîtresse qui s’étaient donné rendez-vous dans ce lieu solitaire et public. Là N*** m’a parlé jusqu’à deux heures. Le café s’est fermé ; il m’a reconduit chez moi. Dans la rue, n’étant plus retenu par les lumières, les larmes coulaient le long de ses joues, tandis qu’il me contait son bonheur passé. Il m’a tenu un gros quart d’heure sous la porte de la Bella Venezia, où je loge. Enfin, deux heures trois quarts sonnaient à l’horloge de Saint-Fidèle comme j’ai commencé à écrire. Si j’avais un secrétaire, je dicterais toute la nuit l’histoire des amours de N*** avec la Violantina. Rien ne peint mieux et plus profondément les habitudes morales de l’Italie. Il y a trente incidents peut-être, tout à fait incompréhensibles en France. Un Français se serait fâché de ce qu’il plaisait à M. N***, et vice versa. (Voir les Mémoires de Casanova.)

Cette histoire a occupé mes oreilles trois heures trois quarts. Je n’ai peut-être pas dit cent mots, et j’ai été constamment intéressé. Il est impossible, me disais-je, qu’un homme aussi profondément ému ait le courage de mentir excepté sur un ou deux faits trop humiliants pour qu’on les raconte. À chaque instant le marquis N*** se reprenait pour mieux me faire voir quelque petite circonstance. Madame R*** a une fausse dent, chose que j’ignorais. Comment fera-t-elle, me disait-il, pour la replacer quand elle se dérangera ? moi-même je l’ai menée à Turin où se trouvait Fonzi qui est mon ami. Je l’ai présentée chez Fonzi sous le nom de la pauvre Marchesina C***, ma sœur ; enfin, personne ne s’est jamais douté de la fausse dent. À son âge, vingt-quatre ans, c’est humiliant d’avoir une fausse dent. Est-ce que Keller sera capable de la lui remettre comme moi ? Ah ! cette femme se perd ! ajoutait-il gravement.

Ce pauvre malheureux a peut-être fait la même confidence à vingt personnes. Toute la ville parle de son désespoir. Il est allé à Venise pour se distraire. Sa sombre tristesse l’a fait remarquer, on lui en a fait la guerre, et il a conté son histoire, et ce n’est pourtant pas un sot, ni un homme remarquablement faible.

J’ai eu toutes les peines du monde à mettre en français cette esquisse de son récit. Le milanais est plein de mots propres pour exprimer chacune des petites circonstances de l’amour. Mes périphrases françaises manquent d’exactitude et disent trop ou trop peu. Comment aurions-nous une langue pour une chose dont nous ne parlons jamais ?

12 décembre. — J’ai consulté M. Izimbardi, mon oracle, sur la longue confidence qui m’a fait coucher ce matin à quatre heures. « Rien de plus commun ici, m’a-t-il dit. Ah ! vous n’avez pas vu C***, quand il était au désespoir pour sa brouille avec la Luizina ; P***, quand il essaya de se brouiller avec la R***, chez laquelle il était entré mal à propos. » Et il me cite sur-le-champ dix noms parmi lesquels je trouve ceux de plusieurs de mes nouveaux amis que je regardais comme les plus sensés. « Et les femmes ! me dit-il ; voulez-vous que je vous conte le désespoir de la Ghita, quand elle a découvert que P*** ne l’aimait pas, et avait seulement voulu mettre une femme de plus sur sa liste ? Elle n’a pas eu le courage de s’habiller pendant près d’un an. Elle venait à la Scala en robe de chambre d’indienne rouge montant jusqu’au cou, les jours de prime recite. Elle a été plus d’un mois sans voir un seul de ses amis, que le vieux moine S***, qui, je pense, portait ses billets à P***. Elle ne paraissait plus dans sa loge et je parierais que, quand elle y est revenue au bout de six semaines, c’était dans l’espérance d’apercevoir de loin le brillant P***. Les désespoirs d’amour sont précisément ici la petite vérole des âmes ; il faut passer par là. Nos aïeules, qui vivaient comme le Grand-Turc au milieu du sérail, n’étaient pas si sujettes à cette maladie. Le propre d’une imagination italienne ajoute M. Izimbardi, c’est que, lorsqu’elle est possédée par cette passion, elle ne peut plus apercevoir de bonheur hors de la personne aimée. » Nous arrivons de là à la plus haute métaphysique, que j’épargne au lecteur. Après avoir longtemps parlé amour, mon rôle étant à chaque instant de nier les conclusions de M. Izimbardi et de me faire conter les anecdotes probantes avec les noms et qualités des personnages, pour bien vérifier qu’on ne mentait pas ; après avoir, dis-je, longtemps parlé amour dans un coin obscur du café de l’Académie, nous nous trouvons avoir débordé les questions les plus difficiles sur la peinture, la musique, etc. ; les résoudre, voir la vérité sur elles, devient presque un badinage. M. Izimbardi me dit : « Quand un jeune homme qui n’a point fait de folies et qui seulement a beaucoup lu ose me parler beaux-arts, je lui ris au nez ouvertement. Apprends à voir, lui dis-je, et puis nous parlerons. Quand un homme connu par quelque long malheur, comme votre ami d’hier soir, m’attaque sur les beaux-arts, je mets le discours sur les petites manies des hommes supérieurs qu’il a rencontrés lorsqu’il avait dix-huit ou vingt ans. Je plaisante sur les ridicules de leur personne ou de leur esprit, afin que mon homme me confesse si alors, dans sa première jeunesse, il remarquait ces ridicules et en jouissait comme d’une sorte de consolation de leur supériorité sur lui ; ou bien, s’il les adorait comme des perfections et cherchait à les imiter. Tout être qui n’a pas assez aimé un grand homme à dix-huit ans, pour adorer même ses ridicules, n’est pas fait pour parler d’art avec moi. Une âme folle, rêveuse et profondément sensible, est encore plus indispensable qu’une bonne tête pour oser ouvrir la bouche sur les statues de Canova que tout Milan va voir chez M. Sommariva, à la Cadenabia (sur le lac de Côme). » J’étais sur le point de faire une plaisanterie sur le grand nombre d’hommes de génie nécessaire pour que chaque jeune homme en eût un pour être mis à l’épreuve. Je me suis souvenu que ces petites mauvaises fois pour amener un mot, prétendu spirituel, glacent les Italiens et à l’instant leur ferment la bouche.

L’on m’a donné ce matin un charmant sonnet de Carline Porta sur la mort du peintre Joseph Bossi, fat célèbre, qui passe ici pour un grand homme.

L’é mort el pittor Boss. Jesus per lù.

Dans une littérature où ce degré de naturel et de vérité est admis, les âmes arides sont mises à la porte par la force des choses. J’aurai peut-être relu dix fois ce sonnet aujourd’hui. Un sonnet n’ayant que quatorze lignes, on ne risque jamais de beaucoup s’ennuyer en le commençant ; j’aime ce genre avec passion. Il y a huit ou dix sonnets en italien qui sont parmi les plus belles choses qu’ait produites l’esprit humain. Carline Porta est surtout admirable quand il peint le Milanais noble qui veut parler toscan, et ajoute des désinences aux mots tronqués de sa langue maternelle, par exemple dans la Preghiera :

Donna Fabia, Fabron de Fabrian
.........................
Ora-mai anche mi, don Sigismond
Convengo appion nella di lei paura[35].

Mais les chefs-d’œuvre de cet aimable poëte ne peuvent pas être cités devant des femmes, il partage ce malheur avec Buratti et Baffo. Tous trois ils ont idéalisé la conversation de tous les jours, et dans toute espèce d’art, cette opération rend plus visibles les grands traits.

Je relis avec délices le sonnet ci-après, qui, parce qu’il est vrai, rend tôt ou tard une révolution immanquable en ce pays.

Sissignor, sur Marches, lu l’è marches,
.........................
D’ess saludaa da on asen corne lù.

Excepté Monti, tout ce qu’on a imprimé ici en italien depuis cinquante ans ne vaut pas ce sonnet, et El di d’incœu :

— El pover meritt che l’è minga don
Te me l’han costringiuu la in d’on canton.

La force, la simplicité, le naturel, jamais aucune imitation académique et froide à la Fontanes ou à la Villemain, voilà ce qui place si haut les poésies en vernacolo. La médiocrité n’y est ni tolérée ni tolérable, avantage que cette poésie perdrait bien vite si l’on créait jamais pour elle des académies et des journaux littéraires. L’Académie française nous a donné le pédantisme, et la littérature n’a produit de chefs-d’œuvre parmi nous que quand elle jouissait du mépris des sots (1673). Rien n’est si simple et si naïf qu’un poëte italien : Grossi, Pellico, Porta, Manzoni et même Monti, malgré l’habitude des triomphes. Les poëtes en vernacolo sont toujours moins pédants et plus aimables que les autres. C’est une triste chose que tous nos jugements littéraires, journaux, cours de littérature, etc. Ce fatras dégoûte de la poésie les âmes un peu délicates. Si l’on veut lire avec plaisir les vers d’un poëte du Nord, il ne faut pas connaître sa personne ; vous trouvez un fat qui dit : ma muse. Porta et Grossi me font au contraire adorer encore davantage leurs charmants poëmes.


Belgiojoso, 14 décembre. — Ce matin, comme je passais, en quittant Milan, sous l’arc de triomphe de Marengo (porte de Pavie), pollué par je ne sais quelle inscription, ouvrage des ultra du pays, j’avais les larmes aux yeux. Je me répétais souvent, avec un certain plaisir machinal, ces beaux vers de Monti :

Mossi al fine, e quel colli ove si sente
Tutto il bel di natura, abbandonai
L’orme segnando al cor contrarie e lente[36].

M. Izimbardi, homme supérieur, l’un de mes nouveaux amis, voulait absolument me conduire au lac de Como : « Qu’allez-vous chercher à Rome, me dit-il hier soir au café de l’Académie, la beauté sublime ?

Eh bien ! notre lac de Como est, dans la nature, ce que les ruines du Colysée sont en architecture, et le saint Jerôme du Corrége parmi les tableaux. — « Je ne partirais jamais, lui dis-je, si j’écoutais mon penchant. J’userais tout mon congé à Milan. Je n’ai jamais rencontré de peuple qui convienne si bien à mon âme. Quand je suis avec les Milanais, et que je parle milanais, j’oublie que les hommes sont méchants, et toute la partie méchante de mon âme s’endort à l’instant. »

Je n’oublierai de ma vie la belle figure de Monti, récitant chez mademoiselle Bianca Milesi, le morceau du Dante sur Hugues Capet. J’étais sous le charme.

J’ai vu de loin M. Manzoni, jeune homme fort dévot, qui dispute à lord Byron l’honneur d’être le plus grand poëte lyrique parmi les vivants. Il a fait deux ou trois odes qui me touchent profondément, et jamais ne me donnent l’idée d’un M. de Fontanes se frottant le front pour être sublime, ou allant chez le ministre pour être fait baron. Si le degré de l’émotion qu’il produit constamment doit être la vraie mesure du mérite d’un poëte, pour moi l’auteur anonyme de Prina, ou la Vision del di d’incœu, est le plus grand poëte italien vivant. M. Thommaso Grossi est un pauvre clerc de procureur. Le seul désavantage de ce grand poëte, c’est que la langue dont il se sert n’est pas comprise à dix lieues de Milan ; et qu’à Paris, Londres, Philadelphie, on ignore jusqu’à l’existence de cette langue. Tant pis pour les habitants de Londres et de Philadelphie, mais qu’est-ce que leur ignorance fait à mon plaisir ? Il est en littérature des genres de mérite délicieux, mais qui ne peuvent pas durer plus de trois ou quatre siècles. Lucien est ennuyeux aujourd’hui comme Candide le sera peut-être en l’année 2.200. Les pédants disent que c’est la durée, et non pas la véhémence du plaisir qui doit décider de l’excellence.

J’ai déjà parlé d’un jeune homme qui écrit dans la langue d’Arioste et d’Alfieri, et qui promet un grand poëte à l’Italie, si fata sinant, c’est Silvio Pellico. Comme il gagne à peine douze cents francs à faire l’exécrable métier de précepteur d’enfants, il n’avait ni assez d’argent ni assez de vanité pour faire imprimer sa tragédie de Francesca da Rimini. C’est M. Louis de Brême qui en a fait les frais. M. Pellico m’a confié les manuscrits de trois autres tragédies, qui me semblent plus tragiques et moins élégiaques que Francesca. Mademoiselle Marchioni, la première actrice tragique de ce pays, disait devant moi à M. Pellico, que Francesca venait d’être jouée cinq fois de suite à Bologne, chose qui n’est peut-être pas arrivée depuis un siècle. M. Pellico peint l’amour bien mieux qu’Alfieri, ce qui n’est pas beaucoup dire ; dans ce pays, c’est la musique qui s’est chargée de peindre l’amour. À Paris, un homme d’esprit se fait, dit-on, trois mille francs par mois avec de petites comédies. L’auteur de Francesca a beaucoup de peine à gagner douze cents francs par an, en montrant le latin à des marmots ; les représentations et l’impression de sa pièce ne lui ont pas valu un centime.

Voilà la France et l’Italie pour les arts. En Italie, on paye mal les artistes ; mais tout Milan a parlé pendant un mois de la Francesca da Rimini. Ce manque de succès d’argent est fâcheux dans le cas particulier de ce jeune poëte, mais rien de plus heureux pour l’art. La littérature, en Italie, ne deviendra jamais un vilain métier qu’un M. de V*** récompense avec des places d’Académie ou de censeur. Monti m’a dit que ses poëmes immortels, qui ont eu peut-être trente éditions chacun, l’ont toujours mis en frais. On imprimait la Mascheroniana à Milan ; huit jours après, il paraissait des contrefaçons dans les pays étrangers, c’est-à-dire à Turin, Florence, Bologne, Gênes, Lugano, etc.

Mais ce ne sont point les hommes supérieurs que je viens de nommer qui me font regretter Milan ; c’est l’ensemble de ses mœurs, c’est le naturel dans les manières, c’est la bonhomie, c’est le grand art d’être heureux qui est ici mis en pratique avec ce charme de plus, que ces bonnes gens ne savent pas que ce soit un art, et le plus difficile de tous. Leur société me fait l’effet du style de la Fontaine. Comme tous les soirs la loge d’une femme aimable reçoit les mêmes personnes, et cela dix ans de suite, on se comprend parfaitement ; l’on se connaît de même et l’on s’entend à demi-mot. De là peut-être le vrai charme de la bonne plaisanterie. Comment essayer de jouer la comédie devant des gens que l’on voit trois cents fois par an depuis dix ans ?

Cette connaissance intime que l’on a les uns des autres fait qu’un homme qui vit avec quinze cents francs de rente parle à un homme qui a six millions, simplement et comme il parlerait à un égal (ceci passera pour incroyable en Angleterre). J’ai souvent admiré ce spectacle. Si le riche s’avisait de vouloir jouer le bonhomme, ou le pauvre de faire le fier, on se rirait d’eux et devant eux pendant huit jours. — La fierté qu’un commis tire d’une place parmi les bourgeois de Paris, ici serait absolument inintelligible ; il faudrait l’expliquer pendant une heure. On plaint un homme assez pauvre pour être forcé de se mettre à la paye des Allemands ; on le croit obligé d’être un peu espion, on ne dit pas certaines choses devant lui. Poverino è impiegato ! dit-on en serrant les épaules, geste de commisération qui m’était inconnu.

À Paris, il faut presque, à chaque fois que l’on se présente chez un ami intime, rompre une légère superficie de glace qui s’est formée depuis quatre ou cinq jours que l’on ne s’est pas rencontré ; et quand cette opération délicate est heureusement terminée et que vous êtes redevenus tout à fait intimes et contents, au plus beau de votre amitié, minuit sonne, et la maîtresse de la maison vous renvoie. Ici, dans les soirées où l’on était heureux et gai, dans la loge de madame L***, nous commencions par rester au théâtre jusque après une heure du matin ; nous continuions notre pharaon dans la loge éclairée, longtemps après que toute la salle était obscure et les spectateurs sortis. Enfin, le portier du théâtre venant nous avertir qu’une heure était sonnée depuis longtemps ; uniquement pour ne pas se séparer, on allait souper chez Battistino, le traiteur du théâtre, établi à cet effet, et nous ne nous quittions qu’au grand jour. Je n’étais point amoureux, je n’avais point d’amis bien intimes dans cette loge, et pourtant ces soirées de naïveté et de bonheur ne sortiront jamais de ma mémoire.


Pavie, 15 décembre. — Quatorze années du despotisme d’un homme de génie ont fait de Milan, grande ville renommée jadis pour sa gourmandise, la capitale intellectuelle de l’Italie. Malgré la police autrichienne, aujourd’hui, en 1816, on imprime dix fois plus à Milan qu’à Florence, et pourtant le duc de Florence joue le bonhomme.

On rencontre encore dans les rues de Milan trois ou quatre cents hommes d’esprit supérieurs à leurs compatriotes, que Napoléon avait recrutés de Domo d’Ossola à Fermo et de la Ponteba à Modène, pour remplir les emplois de son royaume d’Italie. Ces anciens employés, reconnaissables à l’air fin et à leurs cheveux grisonnants, sont retenus à Milan par l’amour des capitales et la crainte des persécutions[37] ; ils y jouent le rôle de nos bonapartistes ; ils soutiennent qu’avant les deux chambres il fallait à l’Italie vingt années du despotisme et de la gendarmerie de Napoléon. Vers 1808, il devint du bon ton d’avoir des livres parmi les employés du royaume d’Italie. En France, le despotisme de Napoléon était plus vénéneux ; il craignait les livres et le souvenir de la république, le seul que le peuple ait gardé ; il redoutait le vieil enthousiasme des jacobins. Les jacobins d’Italie s’étaient traînés à la suite des victoires de Bonaparte, et n’avaient jamais sauvé la patrie comme Danton et Carnot. La finesse et la force du moyen âge n’existent plus ; les saint Charles Borromée ont tué ces grandes qualités. Les Italiens ne sont plus conspirateurs que dans Machiavel. M. Bettoni, le libraire, a fait sa fortune en sachant voir cette mode de livres ; aussitôt qu’elle éclata, il donna une édition d’Alfieri en quarante-deux volumes in-8°. La liste des souscripteurs est à peu près celle des employés, gens supérieurs, choisis par Prina et Napoléon. Ils étaient remarquables moins par le génie et l’enthousiasme que par l’esprit d’ordre et par l’activité continue, qualités fort rares chez un peuple passionné, esclave de la sensation du moment. Le dévouement et l’énergie, qui ne se trouvent guère parmi les employés français, comme on a pu le voir à l’approche du Cosaque, n’étaient point rares en Italie. Napoléon a dit que c’est là qu’il a été le mieux servi ; mais il ne leur avait pas volé leur liberté et refait le trône. Les fils de ses employés forment l’élite de la jeunesse italienne. Tout ce qui est né vers 1800 est fort bien.

Le Milanais n’est pas méchant, et il offre à cet égard la seule bonne garantie, c’est qu’il est heureux. Ce qui précède est évident, l’explication qui suit n’est que probable.

Sur cent cinquante actions, importantes ou non, grandes ou petites, dont se compose la journée, le Milanais fait cent vingt fois ce qu’il lui plaît au moment même.

Le devoir sanctionné par le malheur si l’on y manque, et contrariant son inclination actuelle, ne lui apparaît que trente fois sur cent cinquante actions.

En Angleterre, le terrible devoir, sanctionné par la perspective d’expirer de faim dans la rue[38], apparaît cent vingt fois peut-être sur cent cinquante actions. De là le malheur frappant de ce peuple qui ne manque pourtant ni de raison ni de bons usages ayant force de loi. Ce qui comble ce malheur, c’est que, parmi les gens les plus riches, le devoir, sanctionné par la peur de l’enfer que prêche M. Irving, ou par la peur du mépris si votre habit n’est pas exactement à la mode, paraît cent quarante fois peut-être sur les cent cinquante actions dont se compose la journée. Je suis persuadé que plus d’un Anglais, pair et millionnaire, n’ose pas croiser les jambes quand il est seul devant son feu, de peur d’être vulgaire[39].

Ce qu’il y a de plaisant, c’est que la même peur d’être vulgaire poursuit le commis marchand qui gagne deux cents guinées en travaillant de sept heures du matin à neuf heures du soir. Pas un Anglais, sur cent, n’ose être soi-même ; pas un Italien, sur dix, ne conçoit qu’on puisse être autrement. L’Anglais n’est ému qu’une fois par mois, et l’Italien trois fois par jour.

En France, où le caractère manque (la bravoure personnelle, fille de la vanité, n’est pas du caractère : voyez les élections et les peurs qu’elles causent) ; en France, c’est aux galères que se trouve la réunion des hommes les plus singuliers. Ils ont la grande qualité qui manque à leurs concitoyens, la force de caractère. En Italie, où l’emportement de la sensation actuelle et la force de caractère[40], qui en est la suite, ne sont pas rares, les galères font horreur sous tous les rapports. Si nos Chambres avaient le temps de s’occuper de cette misère, et faisaient transporter les forçats dans une île du Cap-Vert, bien gardée et gouvernée par M. Appert, ils redeviendraient utiles à eux-mêmes. Le seul danger, pour un Français, c’est le ridicule, que personne n’ose braver au nord de la Loire, pas plus le législateur de cinquante ans que le jeune légiste de dix-huit. De là la rareté du courage civil, pour lequel il n’y a pas de rites sacrés comme pour la bravoure personnelle.

16 décembre. — Le pays que l’on traverse de Milan ici est le plus riche de l’Europe. On aperçoit à tous moments les canaux d’eau courante qui lui donnent la fertilité ; on côtoie le canal navigable au moyen duquel on peut aller en bateau de Milan à Venise, ou en Amérique ; mais souvent, en plein midi, on est arrêté par des voleurs. Le despotisme autrichien ne sait pas supprimer les voleurs. Il suffit pourtant d’un gendarme dans chaque village, qui, dès qu’il voit une dépense extraordinaire, demande au paysan : Où avez-vous pris cet argent ?

Je ne dirai rien de Pavie, dont vous trouverez des narrations dans tous les voyageurs descriptifs[41]. Remerciez-moi de ne pas vous envoyer vingt pages sur le superbe cabinet d’histoire naturelle.

Ces choses-là sont pour moi comme l’astronomie ; je les admire, je les comprends même un peu ; le lendemain elles ont disparu. Pour ces sortes de vérités, il faut un esprit sage, calculateur, ne pensant jamais qu’à ce qui est démontré vrai. Les sciences morales nous montrent l’homme si méchant, ou ce qui revient au même, il est si facile et si doux de se le figurer meilleur qu’il n’est, que c’est presque toujours dans un monde différent du réel que l’imagination aime à s’égarer. Bréguet fait une montre qui pendant vingt ans ne se dérange pas, et la misérable machine à travers laquelle nous vivons, se dérange et produit la douleur au moins une fois la semaine. Cette idée me jette toujours dans les utopies, lorsqu’un homme de génie, comme M. Scarpa, me parle d’histoire naturelle. Cette folie ne m’a pas quitté de toute la journée. Si l’on admet des miracles, pourquoi, lorsqu’un homme en tue un autre, ne tombe-t-il pas mort à côté de sa victime ?

Enfin, je suis si peu fait pour les sciences sages, qui ne s’occupent que de ce qui est démontré, que rien ne m’a fait autant de plaisir aujourd’hui que la description des cabinets de Pavie, connue sous le nom d’Invito a Lesbia. L’auteur est ce Lorenzo Mascheroni que Monti a immortalisé en décrivant sa mort par les plus beaux vers que le dix-neuvième siècle ait vus naître. Les vers suivants, du géomètre Mascheroni, s’acquitteront mieux que moi de la petite description que je vous dois, puisque je date ma lettre de Pavie :

Quanto nell’ Alpe e nelle aeree rupi
Natura metallifera nasconde ;
Quanto respira in aria, e quanto in terra,
E quanto guizza negli acquosi regni
Ti fia schierato all’ ochio : in richi scrigni
Con avveduta man l’ordin dispose
Di tre regni le spoglie. Imita il ferro
Crisoliti e rubin ; sprizza dal sasso
Il liquido mercurio ; arde funesto
L’arsenico ; traluce ai sguardi avari
Dalla sabbia nativa il pallid’ oro.
Che se ami più dell’ eritrea marina
Le tornite conchiglie, inclita ninfa,
Di che vivi color, di quante forme
Trassele il bruno pescator dall’ onda !

L’aurora forse le spruzzò de’ misti
Raggi, e godè talora andar torcendo
Con la rosata man lor cave spire.
Una del collo tuo le perle in seno
Educò, verginella ; all’ altra il labbro
Della sanguigna porpora ministro
Splende ; di questa la rugosa scorza
Stette con l’or su la bilancia e vinse, etc.[42]

J’étais venu à Pavie pour voir les jeunes Lombards qui étudient en cette université, la plus savante d’Italie ; j’en suis on ne peut pas plus content. Cinq ou six dames de Milan, sachant que je m’arrêtais à Pavie, m’ont donné des commissions pour leurs fils. Ces jeunes gens, auxquels j’ai bien vite parlé de Napoléon et de Moscou, ont bien voulu accepter un dîner à mon auberge et des places dans la loge que j’ai louée au théâtre des Quatro Cavalieri.

Quelle différence avec les Bürschen de Gottingue[43] ! Les jeunes gens qui remplissent les rues de Pavie ne sont point couleur de rose comme ceux de Gottingue ; leur œil ne semble point égaré dans la contemplation tendre du pays des chimères. Ils sont défiants, silencieux, farouches ; une énorme quantité de cheveux noirs, ou châtain foncé, couvre une figure sombre dont la pâleur olivâtre annonce l’absence du bonheur facile et de l’aimable étourderie des jeunes Français. Une femme vient-elle à paraître dans la rue, toute la gravité sombre de ces jeunes patriotes se change en une autre expression. Une petite maîtresse de Paris, arrivant ici, aurait une peur mortelle ; elle prendrait tous ces jeunes gens pour des brigands. C’est pour cela que je les aime. Ils n’ont aucune affectation de douceur, de gaieté, et encore moins d’insouciance. Un jeune homme qui se vante d’être poco curante, me semble un monsieur du sérail fier de son état. La haine pour les Tedesk est furibonde parmi les étudiants de Pavie. Le plus considéré est celui qui a pu, de nuit, dans une rue peu fréquentée, donner une volée de coups de canne à quelque jeune Allemand, ou le faire courir, comme ils disent. On pense bien que je n’ai vu aucun de ces exploits ; on me les a contés bien longuement, et pourtant sans ennui de ma part ; j’étudiais le conteur. Ces jeunes gens savent tout Pétrarque par cœur, la moitié au moins fait des sonnets. Ils sont séduits par la sensibilité passionnée que le pathos platonique et métaphysique de Pétrarque ne cache pas toujours. Un de ces jeunes gens m’a récité, de lui-même, le plus beau sonnet du monde, le premier du recueil de Pétrarque :

Voi ch’ascoltate in rime sparse il suono
Di quei sospiri ond’io nudriva il core,
Il sul mio primo giovenile errore,
Quand’ era in parte altr’uom da quel ch’i’sono ;
Del vario stile in ch’io piango e ragiono
Fra le vane speranze e’l van dolore,
Ove sia chi per prova intenda amore,
Spero trovar pietà, non che perdono.
Ma ben veggi’ or, siccome al popol tutto
Favola fui gran tempo ; onde sovente
Di me medesmo meco mi vergogno :
E del mio vaneggiar vergogna è’l frutto,
E’l pentirsi, e’l conoscer chiaramente
Che quanto piace al mondo è breve sogno[44].

Le midi de la France, Toulouse surtout, a des rapports frappants avec l’Italie ; par exemple, la religion et la musique. Les jeunes gens y sont moins pétrifiés par la peur de n’être pas bien, et plus heureux qu’au nord de la Loire. J’ai vu beaucoup de contentement réel parmi la jeunesse d’Avignon. On dirait que le bonheur disparaît avec l’accent. Le jeune Parisien, pauvre, et par là forcé d’agir, et avec des gens qui ne le ménagent pas, est moins étiolé et plus heureux que celui qui va aux bals du faubourg Saint-Honoré. Si une haute naissance vient se joindre chez celui-ci à une grande fortune, le dernier gîte de son caractère actuel c’est la Trappe. Le travail et l’expérience qui suit l’action sur les autres empêchent le jeune homme sans cabriolet de s’arrêter tout court trois fois par jour, pour examiner de quel degré de bonheur il jouit dans le moment. Le jeune Italien, tou- jours en mouvement pour les intérêts de ses goûts les plus futiles qui deviennent facilement des passions, ne songe qu’aux femmes, ou à résoudre tel fameux problème. Il vous croirait fou si vous lui proposiez de peser la quantité de sentiment religieux existant dans son cœur. Il est emporté, peu poli, mais de bonne foi dans la discussion ; il crie à tue-tête, mais la peur de rester court ne lui inspire jamais le subterfuge de faire semblant de ne pas comprendre une ellipse dans le raisonnement de l’adversaire. Beaucoup plus près du bonheur, selon moi, que le jeune Français, il a l’air beaucoup plus sombre. La journée du jeune Français est occupée par vingt petites sensations ; l’Italien est esclave de deux ou trois ; l’Anglais a une sensation toutes les six semaines, et s’ennuie en l’attendant ; l’Allemand n’a de sensations qu’au travers de sa toute-puissante rêverie. Est-il bien disposé ? une feuille qui tombe ou la chute d’un empire font le même effet sur lui.

La jeunesse est la saison du courage ; tout homme est plus brave à vingt ans qu’à trente[45]. Il est bien singulier que ce soit le contraire pour le courage qui s’exerce envers la peur du ridicule. La pensée des femmes existerait-elle, à leur insu, dans le cœur des jeunes Parisiens, qui semblent les abandonner pour la métaphysique mystique ?

J’ai cherché en vain, sous les murs de Pavie, le champ de bataille où du Bellay nous peint si bien le malheur de François Ier (1525). Il y a une jolie rue à Pavie, arrangée comme celles de Milan, avec les quatre bandes de granit venant de Baveno. C’est aussi en granit que sont les garde-fous placés des deux côtés des grandes routes, à six mètres les uns des autres. On les appelle Paracari. C’est le sobriquet donné par le peuple aux soldats français : Ah ! poveri Paracari ! m’a-t-on souvent dit à Milan, avec l’accent du regret ; c’était avec celui de la haine que ce mot se prononçait avant 1814. Les peuples n’aiment jamais que par haine pour quelque chose de pire.

Deux milles avant d’arriver à Pavie, on aperçoit une quantité de tours fort minces et en briques, qui s’élèvent au-dessus des maisons. Chaque grand seigneur de la cour d’un roi lombard ou d’un Visconti avait une tour de sûreté pour se réfugier, si quelque courtisan rival venait pour l’assassiner. J’ai été fort content de l’architecture du collège Borromée ; elle est de Pellegrini, l’auteur de l’église de Ro, sur la route de Milan au Simplon.

Galéas II Visconti fit fleurir, en 1362, l’université de Pavie. Il y faisait enseigner le droit civil et canonique, la médecine, la physique et cet art qui faisait tant de peur à Napoléon, et dont on a encore tant de peur aujourd’hui, la logique. Ce même prince Galéas II inventa une méthode ingénieuse pour infliger des tourments atroces à un prisonnier, pendant quarante et un jours de suite, sans cependant lui arracher la vie tout à fait. Un chirurgien soignait le prisonnier, afin qu’on pût encore lui faire subir une mort cruelle le quarante-unième jour[46]. Barnabó, frère de Galéas, faisait encore pis à Milan. Un jeune Milanais dit avoir rêvé qu’il tuait un sanglier, Barnabó lui fit couper une main et ôter un œil : leçon de discrétion. De tels princes, lorsqu’ils n’amènent pas l’abrutissement et la bêtise générale, font naître de grands caractères, comme il en exista en Italie pendant le seizième siècle. Dans quelques affaires de la vie privée, de tels caractères paraissent encore quelquefois ; mais leur grande étude est de se cacher ; l’amour est presque aujourd’hui la seule passion par laquelle ils se dévoilent. La musique est le seul art qui aille assez avant dans le cœur humain, pour peindre les mouvements de ces âmes-là. Mais il faut avouer qu’elles sont peu propres à inventer de jolies plaisanteries comme Candide, ou les Mémoires de Beaumarchais. Elles doivent même paraître stupides à nos voyageurs, gens d’esprit, tels que M. Creuzé de Lessert[47].


Plaisance, 18 décembre. — Ce matin, après avoir passé le Tésin, en quittant Pavie, sur un pont couvert, j’ai suivi, pour aller à Plaisance, une des plus jolies routes que j’aie rencontrées de ma vie, par Stradella et San Giovanni. L’on côtoie les collines qui bornent au midi la vallée du Pô. Un prêtre, avec lequel j’étais, fait que nos malles ne sont pas ouvertes à la douane de Stradella ; les douaniers refusent notre petit présent et nous traitent avec respect. Quelquefois la route monte un peu sur l’extrémité de ces collines, et l’on a au nord la vue la plus jolie et la plus singulière. S’il en est ainsi le 18 de décembre, que doit-ce être en automne ! Entre San Giovanni et Plaisance, on m’a montré des ossements, tristes vestiges de la bataille de la Trebia en 1799. Ces lieux furent aussi le théâtre du malheur des Romains contre Annibal.

Plaisance a deux statues équestres plus ridicules que celles de Paris, quoique aucune d’elles ne représente un grand roi en perruque et les jambes nues. Le théâtre de Plaisance, ville de vingt-cinq mille âmes, est plus commode qu’aucun des nôtres. Il y a deux siècles que cent petites villes d’Italie ont des théâtres ; il est tout simple qu’à force d’expériences et d’erreurs, les architectes aient trouvé la forme la plus commode. À Paris, chaque nouveau théâtre ne vaut-il pas mieux que celui qu’il remplace ? Comme l’air étouffé (sans oxygène) ôte la voix, les théâtres italiens sont à cent ans en avant de nous pour les ventilateurs. En revanche, les paysans des environs de Plaisance sont à deux siècles en arrière des nôtres pour le bon sens et la bonté, qualités qui font des Français le premier peuple du monde. Quant aux paysans plaisantins, ils sont encore l’animal méchant, façonné par quatre cents ans du despotisme le plus lâche[48] ; et le climat ayant donné du ressort a ces gens-ci, par le loisir, par les jouissances faciles, que la générosité de la nature verse à pleines mains, même au plus pauvre ; ces paysans ne sont pas simplement grossiers et méchants, comme les sujets de tel petit prince d’Allemagne, mais s’élèvent jusqu’à la vengeance, à la férocité et à la finesse. La perversité du petit prince allemand est secondée par la sévérité du climat ; le paysan hessois, privé de sa chaumière, en hiver, est par là condamné à mort. J’ai deux ou trois histoires de voleurs à faire frémir, si l’on considère les cruautés affreuses, mais à frapper d’admiration, si l’on est assez philosophe pour voir le génie de ces gens-là et leur sang-froid. Ils me rappellent la Roche-Guinard et les brigands espagnols de Cervantes. Maïno, voleur d’Alexandrie, a été l’un des hommes les plus remarquables de ce siècle, il ne lui manque que les quatre pages dans la biographie que le hasard accorde au plus plat sous-préfet. Mais qu’importe la vaine notation des hommes aux faits existant dans la nature ? Nos ancêtres grossiers ne savaient pas voir l’électricité ; en existait-elle moins pour cela ? Un jour viendra qu’on admirera et historiera la grandeur de caractère où elle se trouve. On pendra un voleur comme Maïno, mais l’opinion lui accordera plus de sang-froid et de génie militaire qu’à tel capitaine qui ne sait aller au danger qu’avec mille hommes bien rangés derrière lui, et que l’on enterre au Père-Lachaise, à grand renfort de mensonges.

Tous les dix ans, depuis l’abolition des petits tyrans italiens, au quinzième siècle, il paraît un voleur célèbre dont l’histoire aventureuse fait palpiter tous les cœurs vingt ans encore après sa mort. L’héroïsme de voleur entre déjà un peu à Plaisance, dans l’idée que la jeune fille du peuple se forme de son amant futur. Un pape fit chevalier Ghino di Tacco, voleur célèbre, par admiration pour son courage.


Reggio, 19 décembre. — Les fresques sublimes du Corrége m’ont arrêté à Parme, d’ailleurs ville assez plate. La Madone, bénie par Jésus, à la bibliothèque, m’a touché jusqu’aux larmes. Je paye un garçon de salle pour qu’il me laisse un quart d’heure seul, perché au haut de l’échelle. Je n’oublierai jamais les yeux baissés de la vierge, ni sa pose passionnée, ni la simplicité de ses vêtements. Que dire des fresques du couvent de San Paolo ? Peut-être que, qui ne les a pas vues, ignore tout le pouvoir de la peinture. Les figures de Raphaël ont pour rivales les statues antiques. Comme l’amour féminin n’existait pas dans l’antiquité, le Corrége est sans rival. Mais pour être digne de le comprendre, il faut s’être donné des ridicules au service de cette passion. Après les fresques, toujours bien plus intéressantes que les tableaux, je suis allé revoir, au nouveau musée bâti par Marie-Louise, le Saint Jérôme et les autres chefs-d’œuvre jadis à Paris.

Pour faire le devoir de voyageur, je me suis présenté chez M. Bodoni, le célèbre imprimeur. Je suis agréablement surpris. Ce Piémontais n’est point fat, mais bien passionné pour son art. Après m’avoir montré tous ses auteurs français, il m’a demandé lequel je préférais, du Télémaque, du Racine ou du Boileau. J’ai avoué que tous me semblaient également beaux. « Ah ! monsieur, vous ne voyez pas le titre du Boileau ! » J’ai considéré longtemps, et enfin j’ai avoué que je ne voyais rien de plus parfait dans ce titre que dans les autres. — « Ah ! monsieur, s’est écrié Bodoni, Boileau Despréaux, dans une seule ligne de majuscules ! J’ai passé six mois, monsieur, avant de pouvoir trouver ce caractère. » Le titre est en effet disposé ainsi :

ŒUVRES
de
BOILEAU-DESPRÉAUX

Voilà le ridicule des passions, auquel, en ce siècle d’affectations, j’avoue que je ne crois pas. Anecdote de la tragédie d’Annibal ; admiration de Bodoni pour les caractères de cette pièce, surtout pour les majuscules. Reggio est, pour le patriotisme en Italie, ce que l’Alsace est en France. La vivacité et le courage de ses habitants sont célèbres. Il faudrait se trouver ici au moment de la foire, au printemps. Il y a trois villes qu’il faut voir à l’époque de leur foire : Padoue, Bergame et Reggio. Je n’ai pu me faire présenter à M. le comte Paradisi, président du sénat sous Napoléon, et l’un des hommes les plus remarquables de cette époque. C’est un esprit froid, mais net et profond. On dit qu’il écrit ses mémoires. En de telles mains, l’histoire d’Italie, de 1795 à 1815, peut devenir un chef-d’œuvre[49] ; mais on le dit fort paresseux.


Samoggia, 20 décembre. — J’ai eu de curieux détails sur le collège des Jésuites à Modène, et sur l’art avec lequel on cherche à détruire toute générosité dans le cœur des élèves, et à fomenter l’égoïsme le plus sordide. Mes détails remontent à l’année 1800 ; alors, M. de Fortis, actuellement l’un des chefs de son ordre, était employé au collège de Modène. On excitait les élèves à se dénoncer les uns les autres ; on citait les délateurs comme des modèles de sagesse. « Faites ce qui vous plaît, disait-on à un élève, dites ensuite Deo gratias, et tout est sanctifié. » Il y a ici une rue avec un charmant portique soutenu par des colonnes élégantes. C’était à Modène que jadis on voyait la Nuit du Corrége. Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne, acheta cent tableaux de la galerie de Modène pour un million deux cent mille francs, et c’est à Dresde que j’ai admiré la Madeleine, la Nuit, le Saint-Georges, etc. Hier je me suis détourné de la route directe pour visiter Correggio. C’est là que naquit, en 1494, l’homme qui a su rendre, par des couleurs, certains sentiments auxquels nulle poésie ne peut atteindre, et qu’après lui Cimarosa et Mozart ont su fixer sur le papier. J’ai remarqué, dans les rues de Correggio, des physionomies de femmes qui rappellent les madones de ce grand peintre.

Plein de ces idées tendres, j’ai passé par Rubiera, dont le château sert de prison au jésuitisme, tout-puissant à Modène. Cette liaison d’idées m’ôtait tout plaisir ; je n’ai pas voulu coucher à Modène : j’ai poussé jusqu’à Samoggia, où je suis arrivé à quatre heures du matin. À partir de Parme, la vue des Apennins, sur la droite, est fort agréable.

Les extrêmes se touchent : le patriotisme et le courage de Reggio à côté du jésuitisme à Modène, et d’un gouvernement…


Bologne, 27 décembre. — Depuis huit jours je ne suis pas d’humeur écrivante. Je pense toujours à Milan. Les événements m’ont gagné, les petits événements de la vie du voyageur, qui ne sont que des sensations, et que, dès le lendemain, il ne saurait plus peindre. Il faut que mes amis de Milan aient écrit de singulières lettres en ma faveur ; on me fait grâce de la moitié du noviciat imposé par la méfiance.

J’ai vu des galeries magnifiques : Mareschalchi, Tanari, Ercolani, Fava, Zambeccari, Aldrovandi, Magnani, et enfin le musée de la ville. Avec d’autres dispositions, j’y aurais trouvé vingt matinées heureuses ; mais il y a des jours où le plus beau tableau ne fait que m’impatienter. Je dirai, à la vanité du lecteur, que je note cet accident, non pour le vain plaisir de parler de moi, mais parce que c’est un genre de malheur que l’on ne prévoit point. N’avoir que vingt-quatre heures à passer dans une maussade petite ville, et, pendant ce temps, ne pas se trouver une once de sensibilité pour le genre de beauté qui vous y a fait venir ! Je suis très-sujet à ce malheur.

Je l’ai éprouvé devant la belle madone en pied du Guide, au palais Tanari. Ce jour-là je pensais à tout autre chose qu’à la peinture. Je suis sorti de cette galerie avec une humeur de dogue, que la belle copie (belle à cause de la beauté de l’original) du saint André du Dominiquin, n’a pu calmer. Cette fresque sublime, si méprisée des artistes français, élèves de David, est à Rome à San Gregorio. À Bologne, des soldats français, logés un jour au palais Tanari, trouvèrent plaisant de cribler de coups de baïonnettes cette toile immense. Un jeune comte Tanari s’en plaignait, à moi avec amertume ; heureusement il tenait à la main le Commentaire sur l’esprit des lois, par M. de Tracy. Mais, monsieur, lui ai-je répondu, sans nous sauriez-vous que Montesquieu existe ?

28 décembre. — Bologne est adossée à des collines qui regardent le nord, comme Bergame à des collines exposées au midi. Entre elles s’étend la magnifique vallée de la Lombardie, la plus vaste qui existe dans les pays civilisés. À Bologne, une maison bâtie sur la colline, avec fronton et colonnes, comme un temple antique, forme de vingt endroits de la ville un point de vue à souhait pour le plaisir des yeux. Cette colline, qui porte le temple, et a l’air de s’avancer au milieu des maisons, est garnie de bouquets de bois comme un peintre eût pu les dessiner. Du reste, Bologne offre un aspect désert et sombre, parce qu’elle a des portiques des deux côtés dans toutes ses rues. Il faut des portiques d’un côté seulement, comme à Modène. C’est ainsi que sera Paris dans deux siècles. En général les portiques de Bologne sont loin d’être aussi élégants que ceux de la rue Castiglione, mais ils sont bien plus commodes, et mettent parfaitement à l’abri des plus grandes pluies, telles que celle qui m’accueillit le jour de mon arrivée, et qui recommence ce matin. J’allai sur-le-champ voir la fameuse tour qui penche ; je l’apercevais depuis un mille. Elle s’appelle la Garisenda, et a, dit-on, cent quarante pieds de haut ; elle surplombe de neuf pieds. Un Bolonais, voyageant en pays étranger, s’attendrit au souvenir de cette tour.

Bologne est une des villes où l’hypocrisie est la plus difficile. Le pape, ayant opprimé ici les mœurs républicaines, lors de la conquête, après les Bentivoglio (1506), l’esprit public s’appliqua à voir les ridicules des prêtres. De plus, pendant des siècles, Bologne a été, pour les sciences, ce que Paris est maintenant ; et les papes n’ayant pas inventé le ridicule de faire barons les savants célèbres, ceux-ci gardaient leur franc parler. Les prêtres, à Bologne, souffrent la liberté des mœurs, sans quoi les brocards les empêcheraient d’en jouir. Lambertini, avant d’être pape, fut le prélat le plus gai et le plus libre en ses propos ; c’est ce que témoigne le président de Brosses, le Voltaire des voyageurs en Italie (1739).

Mon valet de place m’a conduit, en arrivant, au palais Caprara, devant la façade du palais Ranuzzi, et, enfin, sur ma demande, à l’église de Saint-Dominique, où repose le corps du catholique par excellence. Une voûte peinte à fresque par le Guide, avec de charmantes petites figures, deux petites statues de Michel-Ange, faites dans la jeunesse de ce plus grand des artistes, et avant qu’il se fût arrêté au genre terrible ; un tableau de Tiarini, exprimant la joie d’une mère qui voit ressusciter son enfant, m’ont payé de ma course à Saint-Dominique.

Tout est plein ici de la gloire et du nom des Carrache. Mon bottier, ce matin, m’a fait leur histoire presque aussi bien que Malvasia. Il me dit que Louis était mort de chagrin, pour avoir fait une faute de dessin dans la figure de l’ange de l’Annonciation, fresque, a Saint-Pierre. Je vais sur-le-champ à Saint-Pierre (la cathédrale), avec le bottier qui s’est empressé de me servir de guide. Un bottier de Paris a de la douceur dans son ménage, il achète des meubles d’acajou ; mais parlez-lui de la Psyché de M. Gérard !

La force de caractère chez les Carrache fut presque égale à leur talent. Supposez un jeune littérateur, plein d’esprit, débutant aujourd’hui à Paris, et osant écrire en style simple comme Voltaire, sans palpitant de l’intérêt du moment, sans les exigences du siècle fondées sur ses nécessités, etc., il serait comme une femme arrivant sans rouge dans un salon où toutes en portent. Je ne sais quelle sensation de froid et de malheur éloignerait de son livre. Qu’il compose, au contraire, dans le style du Génie du Christianisme, ou de M. Guizot, et s’il a des idées, d’emblée il obtient un grand succès. Vous voyez toute l’étendue de la violence qu’osèrent faire à leur siècle Louis Carrache et ses deux cousins, l’immortel Annibal et Augustin. Or, ils n’avaient pour vivre que le produit de leurs pinceaux. Plusieurs fois ils furent sur le point d’abandonner le genre naturel et simple pour flatter l’affectation à la mode. Le récit des conseils qu’ils tenaient à ce sujet, en présence de leur grande pauvreté, donne le plus vif intérêt à certains endroits de la Felsina Pittrice. Les Carrache[50], comme on sait, formèrent le Dominiquin, le Guide, Lanfranc, et une foule de bons peintres du second ordre, qui seraient sans rivaux s’ils vivaient de nos jours. N’aimant au monde que leur art, ils gagnèrent l’équivalent de quinze cents francs à deux mille francs par an toute leur vie, et moururent pauvres, en cela bien différents de leurs illustres successeurs. Mais on parle d’eux deux siècles après leur mort, et quelques êtres romanesques regardent quelquefois leurs tableaux la larme à l’œil.

La vanité des habitants de Bologne est fière de leur cimetière, c’est une chartreuse à un quart de lieue de la ville. Les tombeaux feront vivre quelques pauvres sculpteurs. Il y a deux cents ans, je pense, que les Bolonais construisirent un portique qui a six cent cinquante arcades, et par lequel on peut monter à couvert à la madone di San Luca. Les domestiques de Bologne se cotisèrent et bâtirent quatre arcades ; les mendiants se cotisèrent et firent deux arcades. J’ai monté la colline en suivant ce portique qui a une lieue, et n’ai pas manqué de m’enrhumer en regardant les tableaux dans l’église. C’est la troisième fois que m’arrive cet ennuyeux accident ; un Italien se serait muni d’un bonnet de soie noire. Le caractère des gens du peuple que j’ai rencontrés est franc, allègre, plein de vivacité ; en se contrepassant, ils se font des plaisanteries, et puis s’en vont chantant.

29 décembre. — On me présente à M. l’abbé Mezzofante, qui parle vingt-deux langues comme chacun de nous parle la sienne et, quoique si savant, il n’est point bête. Je l’ai attaqué sur le Congrès de Vienne de M. l’abbé de Pradt, que je voyais dans la bibliothèque publique dont il est chef. « Un tel livre ici : lui ai-je dit, cela porte à l’esprit d’examen, et sape l’autorité du pape et l’unité de la foi. » Tout le monde comprend ici que le cardinal Consalvi sera remplacé par un ultraïsme furibond ; Pie VII est bien vieux ; mais jamais l’on ne destitue, sous le gouvernement papal, ce qui procure une indépendance qui semblerait incroyable à nos pauvre employés (M. Delandine à Lyon).

M. Bysshe-Shelley, ce grand poëte, cet homme si extraordinaire, si bon et si calomnié, que j’avais l’honneur d’accompagner, me dit que M. Mezzofante parle l’anglais aussi bien que le français. Je vais tous les jours admirer, au musée de la ville, la Sainte Cécile de Raphaël, quelques Francia, et huit ou dix chefs-d’œuvre du Dominiquin et du Guide. Il y a un effet de couleur étonnant dans le martyre du chef d’inquisiteurs saint Pierre, qui, après mille cruautés par lui commises, fut assommé le 6 avril 1252, près de Barlassina. Mais il faudrait vingt pages pour parler dignement de cette admirable école de Bologne, qui, je ne sais pourquoi, est en défaveur auprès des amateurs actuels. Quand la mort a fait commencer la postérité pour un grand homme, que lui importent ces alternatives d’un demi-siècle, pendant lesquelles tantôt il est à la mode, tantôt on ne le comprend pas ? Le Dante, adoré aujourd’hui en Italie, passait pour un barbare ennuyeux, il n’y a pas cinquante ans, et rien ne prouve qu’en 2000 il ne sera pas négligé de nouveau pendant un siècle ou deux. Ce soir, à l’aimable société de M. Degli Antonj, je me suis aperçu que mon goût particulier pour l’école de Bologne était d’accord avec l’honneur national de ce pays ; je m’étais résolu à mentir, pour ne pas me faire des ennemis comme à Milan. C’est un grand soulagement de n’y être pas obligé. J’ai bavardé sur les arts comme une pie, et ce n’est qu’au bout d’une heure que je me suis aperçu que l’homme auquel je parlais était un prélat, ma di quelli fatti per il capello. Il a paru content de moi ; il est aide de camp du cardinal Lante, légat de Bologne, c’est-à-dire pacha tout-puissant. Entre autres choses, qui passeraient pour hardies ailleurs, mon prélat me disait : Pie VI sut régner ; dans un État nécessairement tranquille et sans guerre, il sut discerner la passion dominante parmi ses sujets, durant la portion de siècle appelée par le hasard à lui donner les délicieuses jouissances du pouvoir. — Eh bien ! a dit quelqu’un, aucun des rois actuels n’a cet esprit. Tous se moquent fort de leur successeur, et toutefois ils se font siffler et sacrifient leur popularité à un avenir qu’ils ne peuvent voir, et encore moins changer. — Malgré toutes les petitesses de la vanité de Pie VI, reprend le monsignore, malgré l’enchantement où il était de sa belle jambe, la volerie célèbre de la succession Lepri, et enfin les dix-huit mille assassinats qui ont marqué un règne de vingt-cinq ans, il sut régner. — Consalvi aussi sait régner ; mais Dieu sait où nous tomberons après Pie VII ! — Nous serons pis que l’Espagne, a dit un avocat plein de feu et de l’esprit le plus original, en s’approchant de nous. — Endormez-vous seulement pour quatre-vingts ans, comme Épiménide, et vous trouverez partout en Europe le gouvernement économique, à l’américaine, a repris un auteur. — J’aime à voir des faiseurs de livres, a dit en riant le monsignore, prédire et désirer le gouvernement de l’opinion, dont le premier acte sera de jeter au feu tous les livres de raisonnements faits avant son avènement.

Voilà le ton de la conversation à Bologne ; la liberté des propos y est aussi grande qu’à Londres, avec cette différence que ce qui est philosophique et plat à Londres ici est piquant ; d’ailleurs, tel propos peu aristocratique, tenu à Bologne, scandaliserait fort la bonne compagnie de Portland Place.

La manie des citations latines règne encore en ce pays ; la langue française ne passe pas l’Apennin. Madame Lambertini raconte devant moi toute l’histoire de l’avancement de Pie VII, et la suite des hasards qui, de simple moine, l’ont fait pape. Je donnerai cette histoire honorable pour ce prince, si toutefois mon libraire ose l’imprimer. Le hasard qui fit pape le cardinal Chiaramonte, en l’amenant dans le jardin de Saint-Georges à Venise, où se promenaient les cardinaux Albani et Mattei, est consolant pour l’ambition de tous les prêtres.

Voici l’anecdote Lepri, telle qu’elle m’a été contée par le chevalier Tambroni.

Madame Lepri passait pour l’une des plus jolies femmes de Rome ; son mari, M. le marquis Lepri, vint à mourir ; elle déclara aussitôt qu’elle était enceinte. La petite fille dont elle accoucha neuf mois juste après la mort du marquis, était son premier enfant. Le frère cadet du marquis Lepri, privé d’une immense fortune par la naissance singulière de cet enfant, supposa que la marquise avait un amant, et que du vivant de son mari elle n’avait jamais manqué entièrement à ses devoirs. Ces arrangements ne sont pas fort rares en Italie. Quoi qu’il en soit, de dépit, le Lepri entra dans la prélature et transporta solennellement au pape Pie VI tous ses droits à l’héritage de son frère. On vit alors Pie VI disputer, devant son propre tribunal, nommé par lui, l’héritage de la fille de la marquise. Quelques serviteurs dévoués cherchant à lui faire entendre que de mauvais esprits pourraient mal interpréter cette démarche, Pie VI répondit noblement : « Une fortune de cinq millions n’est pas une chose sur laquelle il faille cracher. » Il avait oublié que les juges de la Rote votent en secret. La majorité de ce tribunal eut assez de conscience pour condamner le souverain ; mais la police du pape découvrit bientôt le nom des juges trop honnêtes, et ils reçurent l’ordre de ne plus paraître à la cour, ce qui n’est pas peu de chose, car le plus ancien juge de ce tribunal, composé de prélats, est ordinairement fait cardinal. Tout prélat, à Rome, ne vit que dans l’espoir du chapeau, et voit sa considération croître ou diminuer dans le monde, suivant le plus ou moins de chances qu’il a d’y parvenir. Après cet exemple de sévérité, le pape en appela à un autre tribunal qui se montra moins intègre que la Rote. Une partie des biens du marquis Lepri passa au prince Braschi, neveu de Pie VI, et que nous avons vu à Paris vers 1810 ; Napoléon l’avait fait baron. On dit que la famille Lepri est en instance pour rentrer dans ses terres. Pie VI avait la figure aussi noble que le caractère ; c’était un bel homme, mais d’un air commun. Canova lui-même n’a pu ennoblir cette tête, quoique sanctifiée par le malheur[51] ; mais ce prince a su régner, et on le regrette.

30 décembre. — C’est un mépris amer que le noble piémontais a pour le bourgeois. À Milan, ce mépris est tranquille ; il n’est presque pas marqué à Bologne ; car enfin le fils d’un cordonnier peut se faire prêtre et devenir pape comme Pie VII.

Cette chance de souveraineté attache le peuple au gouvernement papal, qui devrait être le plus exécré de l’Europe. Il n’a qu’une chance pour lui, c’est la modération. Aux yeux du prêtre italien et des basses classes de la société, tout se fait par miracle en ce monde, et rien par le jeu naturel des éléments et des causes secondes. De petites filles s’empoisonnent-elles avec de la vaisselle de cuivre mal étamée, au lieu d’appeler le médecin, le couvent se met en prières. Tout est gouverné ici par des prêtres. Les laïques, quoique ducs ou princes, n’occupent aucune place. Or figurez-vous un jeune paysan borné, ou un jeune fils de cordonnier, qui fait son cours de théologie et apprend, pendant dix ans, à se payer de vaines paroles sur toutes sortes de sujets. Quelle tête pourrait résister à dix années ainsi employées ? Pour moi, mon étonnement c’est qu’ils ne soient pas encore plus fous. S’il est honnête, croyant, point intrigant, ce prêtre reste sot toute sa vie. Arrive un cardinal Consalvi, qui cherche la vertu unie au manque de lumières, ce sot devient cardinal et légat, c’est-à-dire despote tout-puissant. Il ne peut redouter au monde que l’évêque ou l’archevêque de sa résidence, aussi borné que lui. On ne parle ici que de la niaiserie profonde unie à la parfaite honnêteté de monsignore Pandolfi, vice-légat du voisinage.

Tout serait perdu sans la modération. Tel vieux légat est imbécile ; mais il laisse aller les choses à leur cours naturel, et c’est en effet un marasme graduel qui, depuis deux cents ans, détruit et dépeuple l’État du pape. Heureuses les provinces qui ont pour légat un fripon énergique ! Il a cent caprices, il vole, il se venge illégalement de ses ennemis ; mais son esprit le porte à faire une digue, un pont, un règlement en vain réclamés depuis cinquante ans.

La décadence morale qui suit la ruine physique est arrêtée pour quelque temps, parce que ce peuple de Bologne, plein de vivacité et d’esprit, a compris le génie de Napoléon, quoiqu’il n’ait fait que l’entrevoir, et que souvent le génie du grand roi ait été masqué par de sots préfets. Ils vinrent à bout de cabrer ce peuple, et excitèrent une révolte en 1809, je pense. Ce fait méritait cent destitutions ; mais Napoléon était à Vienne où il gagnait tout juste la bataille de Wagram ; l’Espagne l’inquiétait ; il songeait à donner la Hongrie à l’archiduc Charles, etc.

Bologne a, ce me semble, beaucoup plus d’esprit, de feu et d’originalité que Milan ; on y a surtout le caractère plus ouvert. J’ai déjà, au bout de quinze jours, plus de maisons où je ne puis passer la soirée, que je n’en aurais eu à Milan après trois ans de séjour. Mais l’amour ne se commande pas ; mon cœur a été pris par la douceur et le naturel des manières milanaises. Ici les gestes et les récits me font trop songer à la perversité humaine ; je l’oubliais à Milan. Aucune femme de Milan, peut-être, n’a l’esprit de repartie qui distingua madame la princesse Lambertini ; mais plusieurs ont su rendre leur amant plus heureux. Or, n’en déplaise à nos dames philosophes ou mystiques, c’est là, dans les bornes de la vertu, tout le thermomètre du mérite d’une femme.

Le génie de Venise était trop léger, trop dépouillé de passions ; Bologne offre précisément le mélange du degré de passion et de la fertilité d’imagination qu’il faut, selon moi, pour atteindre la perfection de l’esprit. — Mais très-probablement je suis un mauvais juge, je méprise trop l’esprit qu’on sait par cœur.

31 décembre. — Je suis encore tout ennuyé des pompes ecclésiastiques. — La moindre ville d’Italie a un opéra nouveau le 26 décembre, premier jour de carnaval. Les prêtres, si amis de l’opéra en 1740, se sont faits ennemis des plaisirs depuis que Bonaparte est venu réveiller l’Italie, et je ne sais sous quel prétexte nous n’avons pas encore d’opéra a Bologne ; il ouvrira, dit-on, sous huit ou dix jours. J’ai soif de musique ; une soirée sans musique me semble avoir quelque chose de sec et de malheureux. Il y a ici de fort jolis concerts le dimanche matin, au Casin ; mais les concerts m’ont toujours semblé fastidieux ; je méprise trop la difficulté vaincue. Il faudrait, pour goûter les concerts, pouvoir monter son âme à volonté à sept ou huit tons différents, comme un acteur.

Je n’ai eu de plaisir musical à Bologne que par la voix délicieuse de M. Trentanove, jeune sculpteur, qui chante un duo à lui tout seul chez la spirituelle et si jolie madame Filicori.

J’ai fait venir de Berlin un manuscrit qui se compose d’une vingtaine d’anecdotes sur Napoléon, vraies, bien choisies, et non écrites par des laquais, comme tout ce que l’on publie. J’ai fait venir ce manuscrit pour le prêter après m’être fait prier convenablement. Coqueter ainsi avec les femmes italiennes est mon souverain bonheur. On dit qu’un véritable intrigant aime l’intrigue pour l’intrigue, et non pas afin d’obtenir une certaine chose. C’est ainsi que sans but, sans objet, j’aime à me mêler dans les secrets des Italiennes, les femmes les plus femmes de l’univers, et non pas des hommes au petit pied, comme nos dames de Paris. Après m’être fait prier pendant huit jours, et avoir beaucoup parlé des dangers auxquels je m’expose, je confie le précieux manuscrit à madame Ottofredi. Mais ce petit volume, si bien relié, a trois ou quatre passages si mal écrits qu’ils en sont illisibles, et malheureusement cette mauvaise écriture se rencontre vers la fin, dans les anecdotes les plus intéressantes. On m’a appelé pour déchiffrer ces passages illisibles. J’ai eu le plaisir de me trouver dans le sancta sanctorum, dans un petit comité de huit femmes italiennes avec un seul mari, et sans amant. La curiosité étant à son comble, je me suis laissé séduire, et j’ai raconté deux anecdotes tellement secrètes, tellement dangereuses, que je ne puis les avoir chez moi écrites. Le troisième jour de cette petite comédie, où je faisais le coquin avec un plaisir infini, madame Ottofredi m’a dit : Il faut que je vous montre une lettre que j’ai reçue des environs de Naples. Voici la traduction abrégée de cette lettre :

Lucera, 12 mai 1816.
« Très-chère cousine et marquise très-aimable,

« Voici une histoire qui partira, Dieu sait quand, par occasion. Je suis encore tout ému de la passion de l’acteur principal, et moi-même debolmente, j’ai été un peu acteur. Ce matin, à trois heures et demie, comme je rentrais heureusement tout seul à la petite pointe du jour, j’ai été à même de rendre un service capital à don Niccola S***, dont vous avez ouï parler. C’est le jeune baron le plus remarquable du pays, beau, éloquent ; mais ce matin il était trop ému pour ne me faire qu’une demi-confidence.

« Il y a ici une famille connue de tout le royaume, ainsi que de vous, marquise très-aimable, à cause de son rang et de ses richesses. Elle est composée d’un vieillard encore vert, de soixante-dix ans, plein de vigueur et de sévérité ; de sa femme, très-fine, très-soupçonneuse, très-fière de son rang, autrefois très-belle, aujourd’hui fort dévote, et enfin d’une fille très-jolie, de dix-sept à dix-huit ans, qui ressemble à la madone du marquis Rinucci. Je lui parle souvent. C’est la plus belle fille de toute la province, et le trait principal de son caractère, celui qui donne un air céleste et bien singulier, en ce pays, à sa charmante physionomie, c’est une expression de sérénité parfaite et même de bonté. Voilà ce que je n’ai jamais vu à Rome. Je m’étonnais souvent, en parlant à donna Fulvia, une amie de la famille, que Lauretta n’eût point d’amoureux à dix-huit ans, et non mariée. Dix-huit ans ici, c’est comme vingt-quatre à Bologne. Il n’y a pas encore huit jours, qu’étant à la soirée du prince C…lo, le père de Lauretta, la Fulvia me disait : Ignorez-vous que le prince C*** n’entend pas raillerie ? Vous voyez qu’il n’a dans sa maison rien moins que cinq neveux qui ont été fort mêlés dans les affaires de notre révolution. Ce sont de braves patriotes, grands ferrailleurs, toujours dans les salles d’armes, toujours parlant de leurs prouesses. Ces cinq frères, fort ennuyeux pour tout le monde, ne seraient pas fort commodes pour un amant. Ils admirent beaucoup l’esprit de leur oncle, et se sont mis aussi, et pour leur propre compte, à garder leur cousine, qui se moque d’eux du matin au soir. Ils s’imaginent que l’honneur de leur noble famille serait à jamais entaché si elle avait un amant. — Je trouve, très-belle marquise, cette manière de voir fort commune parmi les gentilshommes de ce pays, bien différent du nôtre, et en cela ils me semblent barbares. Donna Fulvia me rappelait que les cinq cousins de donna Lauretta habitent le palais de son père, et que l’imprudent qui aurait la hardiesse d’y pénétrer y laisserait la vie ; il trouverait cinq épées devant lui ; et peut-être six, le vieux prince C*** étant bien homme à l’attaquer en brave, ou, vu son âge, à faire un mauvais parti à l’amant, surtout si celui-ci n’était pas aussi noble que lui. Malgré tous ces raisonnements faits par une femme d’esprit, à qui rien n’échappe, j’avoue que je croyais peu à son dire. L’on ne contrarie pas impunément les lois de la nature, surtout en ce pays voisin de l’Afrique. Je voyais un air serein et heureux qui ne va guère avec les combats intérieurs. En attendant, comme mon âge me met à l’abri de la jalousie des cousins, je cherche ouvertement, depuis plusieurs mois, toutes les occasions de m’entretenir avec donna Lauretta. Douée d’un esprit vif, curieux, singulier, elle me fait toujours des questions sur l’Angleterre et sur ce Paris qu’elle adore ; je lui prête des romans de Walter Scott ; enfin, nous ne manquons pas de sujets de conversation. Elle a toujours quelque remarque originale à me communiquer sur les livres qu’elle a lus. Je suis enthousiaste de sa beauté, et ne m’en cache point. Enfin, ce matin, vers les trois heures, comme je me retirais chez moi, heureusement seul, j’ai été accosté si brusquement par don Niccola, que je l’ai presque pris pour un voleur. J’ai couru toute la journée pour lui ; j’ai fait vingt visites ; il nous importait de savoir quel effet avait produit sur le public de cette petite ville certain événement de la nuit.

« Voici ce que don Niccola m’a raconté, pour me mettre au fait, avec un feu et des gestes pittoresques, fort amusants. C’était dans mon jardin, au petit jour ; il était pâle et réellement très-beau. Il ressemble un peu à Mazzochi, le fameux chef de voleurs. — Je sentis, me dit-il, du commencement que je fus pris, il y a plus de deux ans, que mon amour pour donna Lauretta finirait mal. Elle est gardée par ses cousins et son père d’une manière inouïe, et qui surpasse toutes les idées que vous pouvez vous en faire. Trois ou quatre fois j’ai eu des moments de froid avec le prince C***, parce qu’il croyait s’être aperçu que je regardais sa fille ; et, comme vous savez, je suis si pauvre, qu’il ne peut pas être question de mariage avec une héritière aussi riche ; mais la mère de Lauretta, de laquelle j’ai l’honneur d’être un peu parent, m’a toujours protégé. D’ailleurs je suis le seul joueur d’échec de la force du vieux prince. Comme donna Lauretta ne manque pas un exercice de piété, de mon côté je me suis fait ambitieux. J’ai laissé deviner par tout le monde que je cherchais à obtenir de la cour un emploi dans sa diplomatie, que j’étais las de mon pays, et en conséquence je me suis mis à ne plus bouger de l’église.

« Le prince reçoit, comme vous savez, dans le beau salon de marbre où est la statue de Philippe II. On traverse, pour y arriver, une petite antichambre, et ensuite la grande antichambre d’honneur, où sont les statues des amiraux et vice-rois espagnols, membres de la famille. Dans l’épaisseur du mur de la petite antichambre, on a pratiqué une armoire où les laquais mettent les balais ; à droite de la grande antichambre aux statues, et du côté opposé au salon, on trouve deux salles dont les portes restent toujours ouvertes, et enfin la chambre à coucher du prince et de la princesse. De leur chambre on passe dans celle de leur fille. Tous les soirs, une ancienne femme de chambre de la princesse entre quand elle est au lit avec son époux, met près du pied du lit, et en face du prince, un grand crucifix d’ivoire haut de quatre pieds et demi, ferme la porte à double tour, place la clef sous le chevet du prince, jette de l’eau bénite sur le lit, et se retire dans une chambre attenant à celle de donna Lauretta. Il y a dix-huit mois, à peu près, que je trouvai le temps, en passant d’une pièce à une autre, un jour de gala où l’on recevait tous les officiers du régiment autrichien, arrivant de Naples, de dire à donna Lauretta : « Cette nuit, je me cacherai dans l’armoire aux balais, et quand votre père sera endormi, je gratterai à sa porte, venez m’ouvrir en prenant la clef sous son chevet. — Gardez-vous-en bien. — Je serai à la porte vers les une heure. » Je ne trouvai pas le temps d’en dire davantage. Je ne lui avais pas parlé quatre fois de mon amour ; mais j’avais vu qu’elle était sensible à ma prétendue dévotion, et plus encore au sacrifice d’amour-propre que j’avais été obligé de faire en déclarant que je sollicitais un emploi de cette infâme cour de Naples. Vous savez que j’accepterais plutôt la mort.

« Enfin, ce soir-là, je sortis du salon avant tout le monde, et me plaçai facilement dans l’armoire aux balais. Si vous avez aimé, jugez du tremblement qui me saisit, quand, vers une heure, ayant entendu cesser depuis longtemps tous les bruits de la maison, je me hasardai à aller gratter à la porte de cette terrible chambre à coucher, où le vieux prince C*** pouvait ne pas dormir. La clef de la porte de sa chambre doit être énorme, me dis-je en y arrivant ; car le trou de l’antique serrure était si grand que je pouvais voir très-bien tout ce qui se passait dans la chambre. Mais, à mon inexprimable étonnement et terreur, je la vis éclairée par une veilleuse qui brûlait au pied du grand crucifix. J’hésitai longtemps. Enfin ma passion pour Lauretta l’emporta ; je crus entendre un peu ronfler le prince, et je me mis à frapper de petits coups. La chambre à coucher des parents étant immense, celle de Lauretta se trouvait fort éloignée. Je frappai bien pendant une demi-heure ; je songeais à abandonner l’ingrate Lauretta et à quitter le pays pour toujours, lorsque enfin j’eus la joie surhumaine de la voir paraître. Elle était en chemise, nu-pieds, ses cheveux dénoués, et mille fois plus belle que je ne me l’étais imaginé ; elle alla d’abord près du lit de son père, pour s’assurer qu’il dormait. Comme elle s’y arrêtait beaucoup, je hasardai de frapper encore. Chaque coup, quelque faible qu’il fût, me retentissait dans le cœur. Il me semblait que j’allais tomber évanoui. Je vis enfin ma Lauretta s’approcher de la porte ; elle mit sa bouche tout contre l’ouverture de la serrure, et me dit bien bas : « Imprudent ! va-t’en. — Comment veux-tu que je m’en aille ? il m’est impossible de sortir ; refuseras-tu de me parler ? Il y a plus de trois semaines que je n’ai pu te dire un mot. Je ne te demande qu’un quart d’heure de conversation dans l’antichambre, ou dans ta chambre à coucher. » Il me fallut bien une demi-heure pour la persuader. Enfin elle se décida à aller prendre la clef sous le chevet de son père. Je lui dis : « Si le prince se réveille, il te tuera. — Peut-être que non », répondit-elle en s’éloignant.

« Elle revint avec la clef ; mais la porte était fermée à double tour, et la serrure antique et rouillée. Je crus mourir en entendant le bruit de la clef à chaque tour. Si vous ne m’aviez pas fait de compliments sur ma conduite de ce matin, je n’oserais jamais vous tout dire, comme je fais, de peur que vous ne me prissiez pour un homme faible. Enfin, la porte fut ouverte ; je me glissai dans la chambre. La figure sévère du prince était découverte et tournée vers l’endroit où je marchais. Lauretta resta derrière, referma la porte et remit la clef. Il faut être amoureux dans le moment pour se faire une idée de mon saisissement affreux en entendant ces petits bruits ; se trouver pendant une tempête horrible sur une petite barque est loin de pouvoir donner de telles sensations. Étions-nous découverts, de la vie peut-être je ne revoyais Lauretta. Arrivé dans sa chambre, que de reproches n’eus-je pas à essuyer ? Je me vis encore sur le point de a quitter pour jamais, elle et le pays. Nous disputâmes jusqu’à la petite pointe du jour ; mais elle m’aimait.

« Il y avait dans la chambre de Lauretta un autel fermant avec deux grandes portes, comme une alcôve ; elle m’y cacha. Vers midi, après que les chambres eurent été faites par les valets, n’entendant plus de bruit, je me glissai par le même chemin que la nuit, jusque dans la grande antichambre, où, arrivé, je me mis à marcher avec force, et je fis une visite à l’un des cousins.

« Je vins plusieurs nuits par ce chemin dangereux. Quelque temps après, Lauretta, dont l’amour augmentait tous les jours, m’ayant regardé fixement à l’église, dans un moment de jalousie, on fut sur le point de me prier de ne plus venir à la maison.

« Nous eûmes l’idée que je pourrais monter par le balcon de sa chambre. L’essentiel était de n’avoir pas de confident dans une maudite ville où tout le monde se connaît et où je suis pourchassé par la police. J’allai acheter une corde d’un pêcheur, à six lieues d’ici ; mais au lieu d’arranger cette corde en échelle, je me contentai d’y faire des nœuds. La fenêtre était à cinquante pieds de terre au moins ; une nuit fort obscure, je me trouvai à une heure sous le balcon. Lauretta me jeta un fil ; elle remonta la corde, l’attacha, et je commençai à monter.

« Mais le balcon, appartenant à une façade fort belle, était chargé de sculptures et se trouvait beaucoup plus éloigné de la muraille que je n’avais pensé. À chaque fois que je voulais m’appuyer contre le mur avec les pieds j’étais repoussé et je balançais en l’air pendant assez longtemps. Je sentis que les forces me manquaient ; j’éprouvais une douleur intolérable entre les épaules. J’étais bien alors à quarante pieds de haut. « Je vais tomber, me disais-je ; je serai brisé, je ne pourrai jamais m’éloigner ; demain on me trouvera sous la fenêtre de Lauretta ; on soupçonne déjà nos amours ; elle sera déshonorée. Ce moment fut affreux. Elle se penchait vers moi de dessus le balcon ; je lui criai à voix basse : « Je n’ai plus de force, je ne puis plus monter. — Courage, courage ! me dit-elle. » Je montai encore trois nœuds : tout à coup je sentis mes forces anéanties ; je n’en pouvais plus. — « Encore un nœud », me cria-t-elle, tellement penchée en dehors du balcon, que je sentis la chaleur de son haleine sur ma joue. Cette sensation, je crois, me donna des forces : j’eus le bonheur de pouvoir monter ce nœud. Il me semblait que mes épaules s’ouvraient à force de douleur. Au moment où je respirais, après avoir monté ce nœud et où je n’en pouvais décidément plus, je me sentis saisir par les cheveux, et Lauretta, avec une force incroyable dans une jeune fille de dix-huit ans, m’attira sur le balcon. Elle fut dans ce moment plus forte qu’aucun homme. Nous n’employâmes plus ce moyen trop difficile, je recommençai à me cacher dans l’armoire aux balais. Un soir, un sorbet étant tombé sur le parquet dans le salon, don Cechino, un des cousins, vint chercher un balai. La première chose qu’il saisit dans l’obscurité, ce fut mon bras ; comment fit-il pour ne pas s’apercevoir que ce n’était pas un morceau de bois qu’il touchait ? Son opération faite, il revint avec de la lumière. Pour cette fois, tout est perdu, me disais-je en me faisant petit, lorsqu’un de ses frères venant à passer, il se tourna un peu et se mit à lui parler, tenant son bougeoir d’une main, et, de l’autre, remettant le balai dans l’armoire.

« Le même don Cechino prit la manie de la musique, et tous les soirs, jusqu’à deux heures, il écorchait les airs de Cimarosa sur le piano anglais du grand salon. Lauretta ne pouvait plus venir m’ouvrir qu’à trois heures du matin, et comme nous étions au mois de juin, il faisait jour à quatre. Enfin, après un grand mois de mots adroitement jetés, nous réussîmes à persuader à la princesse que son piano favori était gâté par la grosse main de don Cechino.

« — Et alliez-vous souvent à ces rendez-vous hasardeux ? ai-je dit à don Niccola.

« — D’abord une fois par semaine, puis quelquefois trois jours de suite, ou au moins de deux jours l’un. À la fin nous avions fait entièrement le sacrifice de notre vie, nous ne pensions plus qu’à notre amour, et le voisinage de la mort semblait rendre nos joies plus vives.

« — Et toujours la porte fermée à double tour, à ouvrir, à vingt pas du lit des parents ?

« — Toujours ; nous avions pris tant de hardiesse que nous passions dans cette chambre comme si nous y étions seuls. Il m’est arrivé de lui baiser la main dans cette chambre, malgré elle, et ce faisant, de renverser le grand crucifix d’ivoire. Une autre fois, le matin, une de ses femmes est venue prendre du linge dans un des tiroirs de l’autel fait en commode, placé dans sa chambre ; j’étais sur l’autel, debout, contre le tableau enfumé. Je ne conçois pas comment cette femme n’a pas levé les yeux et ne m’a pas vu ; il est vrai que j’étais en noir. Peut-être comme donna Lauretta est adorée dans cette maison sévère, la femme de chambre n’a-t-elle voulu rien voir. Peut-être la princesse elle-même nous a-t-elle vu de nuit traversant sa chambre. Considérant les tragédies qui allaient naître si elle disait un mot, elle a trouvé plus sage de se taire ; mais sa physionomie avec moi est celle d’une haine profonde et contenue ; enfin tout est toujours bien allé ; mais, ce matin, j’étais perdu....... »

(Je nuirais à mon livre si j’imprimais la fin de cette histoire.)

1er janvier 1817. — Moi qui trouvais tant d’esprit aux Bolonais, je suis presque sur le point de me dédire. Pendant une heure et demie, je viens d’essuyer le patriotisme d’antichambre le plus sot, et cela dans la meilleure compagnie. C’est. réellement là le défaut italien ; les défaites de Murat semblent l’avoir irrité. Le fait est qu’à Naples, comme en Espagne, la bonne compagnie est à une distance immense de la basse classe, et, au contraire du peuple espagnol, le bas peuple napolitain, gâté par ce climat si doux, ne se bat pas ; car, dit-il, si j’ai raison, saint Janvier ne manquera pas de tuer tous les ennemis. M. Filangieri et cent autres officiers sont fort braves, qu’en est-il résulté ? que leurs soldats leur ont tiré des coups de fusil à travers la porte de leur chambre, parce qu’ils voulaient les empêcher de fuir[52].

Vous savez que, vers 1763, le Siège de Calais eut le succès le plus fou et le plus national. Le poëte de Belloy avait eu l’idée lucrative, depuis exploitée par d’autres, de se faire le flatteur de ses concitoyens. Le duc d’Ayen se moquant un jour de cette tragédie : « Vous n’êtes donc pas bon Francais ? lui dit le roi Louis XV. — Plût à Dieu, sire, que les vers de la tragédie le fussent autant que moi ! »

Le sage Turgot qui aimait son pays, et ne voyait dans la flatterie que le commerce d’un fripon avec un sot, donna le nom de patriotisme d’antichambre à l’engouement des dupes qui admiraient les grossiers compliments du sieur de Belloy.

Bonaparte imita de Belloy, et lorsqu’il voulut les asservir, salua les Français du nom de grand peuple ; lui-même se glorifie de ce tour d’adresse ; il trouve indigne que l’on avoue, en écrivant l’histoire, les désavantages ou les torts de son pays[53].

Il n’est pas de mérite si mince qu’il soit, qui ne se trouve ici sous la protection de quelque patriotisme municipal ; car enfin le plus plat pédant a une patrie. En France, si un auteur est moqué, c’est surtout dans son pays.

À Bologne, je n’oserais pas dire qu’Astley fait des bottes mieux que Ronchetti ; c’est un fameux cordonnier du pays, connu par son amour pour les tableaux et sa conduite ferme envers Murat, qui lui avait dit qu’on ne pouvait le chausser qu’à Paris, et auquel, en revanche, il ne voulut jamais faire qu’une botte. Le roi, après l’avoir essayée, demandant la seconde : « Sire, faites-la faire dans votre Paris, » répliqua Ronchetti.

La moindre critique imprimée contre le poëte ou le sculpteur de sa ville met l’Italien en fureur, et cette fureur s’exhale par les injures les moins nobles. L’Italie étant le jardin de l’Europe et possédant les ruines de la grandeur romaine, chaque année voit éclore huit ou dix voyages plus ou moins médiocres à Paris, à Londres ou à Leipzig ; ce sont huit ou dix sujets de rage pour ces patriotes chatouilleux. Cette colère n’est pas aussi ridicule qu’elle le paraît d’abord. Dans un pays où le moindre almanach est censuré cinq ou six fois, un homme blâmé dans une page imprimée est abandonné par le pacha. Dès lors il est perdu ; l’être le plus abject peut lui lancer le coup de pied de l’âne. Peu importe la vérité ou la fausseté de l’accusation ; elle est imprimée, il suffit.

Cette fureur contre la critique ne saurait exister en France ou en Angleterre. Le pacha n’y est plus qu’un préfet ou un schérif ; les citoyens se protègent eux-mêmes, et, comme chaque jour voit imprimer cent calomnies, comme il y a la calomnie constante et réciproque des deux partis, ultra et libéral, l’accusation n’est terrible que lorsqu’elle est plaisante, comme Voltaire contre Larcher, ou Beaumarchais contre Marin le censeur, tiré à quatre chevaux sur la route de Versailles.

La vanité n’existant pas en Italie, un marquis en colère s’exprime à peu près comme son laquais.

C’est le revers de la médaille de l’insigne bonheur qui donne à ce peuple une poésie naïve et forte. Il n’a pas eu pendant cent cinquante ans une cour dédaigneuse fondée par un homme profond dans l’art de la vanité (Louis XIV). Le grand roi s’empare de l’opinion, il donne à chaque classe de ses sujets un modèle à imiter ; Molière fait rire aux dépens de qui ne suit pas servilement ce patron : original devient synonyme de sot.

La cour de Louis XV déclare de mauvais ton toute expression que sa grande justesse met dans toutes les bouches, elle épure et appauvrit la langue, proscrit le mot propre ; enfin, M. l’abbé Delille n’écrit plus qu’en énigmes. Le boulevard est sans contredit la plus jolie promenade de Paris mais tout le monde peut en jouir, et parce que Louis XIV a vécu, même aujourd’hui, il n’est permis d’y paraître que comme pour aller faire des emplettes. L’influence de Louis XIV, qui se fait sentir en Angleterre aussi bien qu’en Russie et en Allemagne, n’a nullement pénétré en Italie. Jamais personne n’y fut maître de l’opinion ; de là mille avantages : mais aussi le revers de la médaille, des injures sales dès qu’un marquis est en colère et les sots plus insupportables qu’ailleurs ; de là la grande difficulté de se faire présenter dans une maison de Milan. Si vous êtes un sot, comment vous éconduire ?

Je conseille au lecteur, s’il va devers Rome, de ne jamais rien blâmer, et d’établir qu’il est sujet à des maux de tête subits. Dès qu’il verra arriver le patriotisme d’antichambre, il sera pris de son mal de tête et disparaîtra. La femme chez qui j’ai vu réunis la plus rare beauté, l’âme la plus haute et le plus d’esprit, madame M***, n’était point exempte de ce défaut. Sans petite vanité pour elle-même, elle était susceptible pour son pays ; dès qu’on blâmait quelque chose de ce cher pays, elle rougissait. Un jour que je venais de tomber dans cette maladresse, je fis l’essai de la critique personnelle avec une liberté un peu forte chez une simple connaissance ; elle se défendit avec candeur et vérité, mais sans la moindre altération de couleur dans le plus joli teint que j’aie vu en Italie.

L’armée créée par Napoléon, réunissant dans la même compagnie le citoyen de Reggio, le bon Busecon de Milan, le sombre Novarrais et le gai Vénitien, avait produit deux effets :

1o  La création d’une langue nouvelle ; la Romagne ayant fourni, à ce qu’on m’assure, les plus braves soldats, les mots romagnols dominaient dans cette langue ;

2o  La haine de ville à ville et le patriotisme d’antichambre tombaient rapidement dans l’armée. Je tiens ce fait du brave colonel Wideman, seigneur vénitien, mon ami.

2 janvier. — Je parlais de Louis XIV au comte K***, le plus aimable des Polonais que j’aie rencontrés, et ce n’est pas peu dire. « C’est Louis XIV et non plus Philippe II qui sert de modèle au petit prince allemand, comme au duc anglais. »

— « Modèle, c’est le mot, dit M. K***. Un gentilhomme fort riche, qui n’habite pas à cent lieues de Riga, a fait ajouter à son immense château un énorme avant-corps carré, pour singer la façade du château de Versailles sur les jardins. Sa maîtresse s’appelle madame de Maintenon, jamais je ne l’ai entendu nommer autrement ; son dîner lui est annoncé par deux chambellans qui le servent à la petite table où il n’admet que la seule madame de Maintenon. Toutes les semaines, il donne grand bal le dimanche, et grand dîner le mardi. Ces jours de bal, quarante beaux paysans et quarante jeunes paysannes prises à tour de rôle, parmi ses paysans, arrivent dès le matin au château de Versailles, on les lave et on leur fait revêtir, aux hommes des habits à la Louis XIV, qui ont coûté cent louis pièce, aux femmes des robes magnifiques. Tout cela danse toute la nuit et obéit à quatre chambellans qui leur font observer fidèlement l’Étiquette de la cour du grand roi. Le maître de la maison fait le tour, décoré de ses ordres, et parle à chacun ; ensuite madame de Maintenon permet que l’on commence la première contredanse.

« Le même cérémonial a lieu pour les grands dîners du mardi, où figurent, toujours en habits magnifiques, douze paysans et douze paysannes, et souvent quelques curieux des garnisons voisines ; la vaisselle est de toute beauté ; le roi et madame de Maintenon mangent sous un dais. Toute cette cour peut coûter un million de francs par an, et le maître a le plaisir de vivre exactement comme Louis XIV, dans un appartement tendu en tapisseries des Gobelins. »

— Je sors de l’atelier d’un peintre auquel j’ai présenté des Anglais. Trois jeunes femmes italiennes se trouvaient chez le peintre ; elles ont consenti à ce qu’il levât la toile verte qui couvrait un tableau à la vérité peu décent. Malheureusement ce tableau a fait sourire les Italiennes au lieu de les indigner. L’indignation a été pour un des Anglais qui, en sortant, nous a dit avoir physiquement mal au cœur. — Me croyez-vous assez fou pour blâmer un être de ce qu’il sent ainsi ? Je me borne à noter des faits. Si monsieur votre oncle voit ma lettre, il dira que je protège les assassins de la Romagne qui se défont des podestats trop coquins. — La pudeur est la mère de la plus belle passion du cœur humain, l’amour.

3 janvier. — Ce matin vous avez reçu une lettre ; elle finit par votre très-humble et très-obéissant serviteur. Vous avez regardé ces mots sans les lire ; ils ne vous ont nullement donné l’idée que la personne qui écrit vous offrît de battre votre habit ou de cirer vos bottes. C’est pourtant ce qu’y verrait un Persan, un bramine, sachant peu la langue et pas du tout les manières françaises.

Les épithètes en issimo, telles que veneratissimo, illustrissimo, etc., sont dues par tout livre imprimé en Italie, d’abord aux magistrats, petits ou grands, gouvernant le pays où le livre s’imprime, ensuite à tous les souverains faisant actuellement le bonheur de quelque partie de l’Europe, ou qui, depuis moins de cent ans, sont allés au ciel pour recevoir la récompense de leurs vertus. (Voir l’Histoire de Milan, par Pietro Verri.) L’absence de ces issimo-là passe encore dans beaucoup de sociétés, pour une hostilité déplacée et de mauvais goût ; c’est un peu comme si, dans votre lettre de ce matin, vous n’aviez trouvé que les mots je vous salue avant la signature.

L’issimo, tel que vastissimo, mirabilissimo, est encore dû aux palais, jardins, tableaux, etc., de tout noble habitant à cinquante lieues à la ronde du pays où le livre paraît. La maison de tout noble s’appelle palazzo. Tout docteur est chiarissimo, ou du moins egregio. Dans un pays où fleurit l’amour de la vengeance, pourquoi un pauvre diable d’auteur déjà mal vu par le pouvoir, par cela seul qu’il imprime, chercherait-il de nouveaux ennemis ? Marivaux était l’ennemi de Marmontel, parce que, en citant une de ses chansons, celui-ci avait oublié un o ; Marmontel avait écrit : Dieu ! qu’elle était belle ! au lieu de : Ô Dieu ! qu’elle était belle !

Il y a vingt ans, quand on citait, l’on ne disait jamais l’auteur nommé ci-dessus, mais il sullodato autore ; il allait sans dire que l’on ne pouvait pas nommer sans louer. Ces exagérations que depuis cent cinquante ans tous les voyageurs ne manquent pas de reprocher aux Italiens, sont comme le très-humble serviteur de nos lettres. J’ai entendu dire de la maison d’un noble : E un miserabilissimo palazzo dove non si danno tre camere senza acqua (c’est un misérable palais qui n’a pas trois chambres où la pluie ne pénètre). Le mot palais a perdu le sens que nous y attachons. Les Italiens pourront-ils être accusés de bassesse, parce qu’ils ne consultent pas en parlant chez eux les convenances d’une langue étrangère ? — Les courtisans italiens manquent de grâce en agissant autour de leurs princes. Mais que dirons-nous de la figure incroyable que font les duchesses douairières aux levers du roi d’Angleterre ? Que dire du fameux scapelott (calotte) donné par le comte de Saurau, ministre de François Ier, à un homme distrait qui avait oublié d’ôter son chapeau au parterre de la Scala, ce prince y étant ? Les seuls Francais de 1780 savent le métier de courtisan. Il n’y a que ces gens-là qui sachent servir, disait Napoléon à propos de l’aimable général de Narbonne.

Les seuls écrivains français ont le secret de flatter avec grâce : voir la Famille du Jura, par un censeur actuel. Un tel ouvrage, écrit en italien, serait à faire mal au cœur.

4 janvier. — M. le sénateur de Bologne reçoit tous les lundis ; madame la princesse Ercolani, les vendredis. Les autres jours de la semaine sont pris de façon que les mêmes personnes se rencontrent chaque soir.

Je venais d’écrire que j’ai été reçu dans la société de Bologne avec grâce ; j’efface ce mot, le premier qui se présente à un Français lorsqu’il est accueilli quelque part de manière à lui faire beaucoup de plaisir. La grâce envers un inconnu qui a remis à votre porte une lettre de recommandation, consiste, ce me semble, à l’accueillir comme s’il était un peu de votre société et avec l’exagération aimable des sentiments de bienveillance que vous inspirent tous les hommes bien nés. En Italie d’abord, il n’y a jamais d’exagération dans les rapports de société. Ils appellent leurs maisons des palais, et parlent du moindre tableau comme s’il était de Raphaël ; mais vous voyez clairement, en arrivant pour la première fois quelque part, que l’on vous fait le sacrifice pénible de quitter l’aimable intimité de la société habituelle, ou la douce rêverie d’un cœur mélancolique, ou des travaux suivis avec passion. La peine et l’ennui de vous recevoir et de vous dire quelques mots sont frappants ; le manque d’aisance et la contrainte se trahissent clairement non moins que l’extrême soulagement que vous causez en vous levant pour sortir. Les voyageurs accoutumés aux formes séduisantes de la société de Paris et à qui la nature a refusé l’amour du nouveau, sortent outrés, après de telles visites. Ce qu’on y éprouve n’est assurément pas fort gracieux ; mais l’on voyage pour trouver du neuf et voir les hommes tels qu’ils sont. Si l’on ne veut que des surfaces polies et toujours les mêmes, pourquoi quitter le boulevard de Gand ? D’un autre côté, tous ces mouvements que vous observez à votre entrée dans le salon d’une femme italienne ne sont pas éternellement les mêmes, comme en Hollande, et peuvent changer en mieux dès la seconde ou la troisième visite ; mais il faut avoir le courage de la faire. Si vous cherchez de bonne foi à ne pas répondre avant que la demande soit finie, si vous essayez de modérer la furia francese, si, lorsqu’on vous en prie bien fort, et seulement alors, vous faites des contes amusants, si vous ne cherchez jamais à faire de l’esprit et à tenter le cliquetis spirituel d’un dialogue brillant et à demi littéraire ; enfin, si, dès l’abord, vous ne vous portez pas pour amoureux de la plus jolie femme du salon, le peu de bienveillance réelle avec lequel on vous a reçu à la première visite, augmentera tous les jours et fort rapidement ; car, enfin, vous êtes un animal curieux, vous venez de Paris. Mais n’oubliez jamais que l’esprit qui amuse un Français incommode un Italien. Peut-être, il y a cinquante ans, méprisait-on l’esprit ; aujourd’hui, la honte de ne pas savoir y répondre tire violemment ces gens-ci de la douce rêverie sur les impressions de leur cœur qui, chez la plupart, est un état habituel. Il faut de plus être fidèle à de certaines convenances exprimées par les regards. L’audace qui porte à brusquer ces convenances passe ici pour la grossièreté la plus impardonnable. Il faut savoir qu’en Italie un paysan observe presque aussi finement qu’un marquis les convenances qui se lisent dans les yeux ; c’est une sorte d’instinct parmi ces hommes nés pour le beau et pour l’amour, et je n’en parle que parce que j’ai vu y manquer grossièrement.

Si vous parlez la langue en usage dans le pays, si sincèrement vous cherchez à vous faire petit, au bout de quinze jours, votre figure étrangère ne troublera plus la société. Un Français est un animal tellement rare et si estimé, que, dès ce moment vous serez l’objet de toutes les curiosités ; vous aurez créé un intérêt véritable chez tous ces personnages sombres qui, les premiers jours, vous considéraient d’un air si tragique. Si telle est votre habileté et votre inclination, voilà le moment, et non pas plus tôt ni plus tard, d’essayer de paraître aimable à une des femmes de la société ; à une seule, entendez-vous ? Mais voici encore un mot qui traduit bien mal ma pensée ; être aimable, en Italie, veut dire à peu près le contraire des idées que ce son réveille chez un Parisien. Il faut, par exemple, ne parler d’abord qu’avec les yeux, et dépouiller ce langage de toute audace ; il faut de grands moments de silence, et, quand on parle, bien plus de pensées touchantes que de choses piquantes. Une réflexion tendre sur la délicieuse expression d’amour dans le premier duetto du Mariage secret vous avancera bien plus que le mot le plus plaisant. L’esprit et le degré d’éveil où il faut se tenir pour renvoyer la balle à propos met une femme dans la situation où il faut qu’elle ne soit pas pour que vous puissiez lui plaire. L’effet assuré de l’esprit, en Italie, est de rendre la conversation sèche. Il est facile de voir que tout ce qui est grâce de l’expression, piquant des réticences, etc., doit être perdu avec des gens qui ne parlent que de ce qui les intéresse, et qui en parlent fort sérieusement, fort longuement, avec beaucoup de détails passionnés et pittoresques. Chaque homme étant ici un être un peu sauvage, tantôt silencieux, tantôt furibond, et qui a plusieurs choses qui l’intéressent profondément, personne n’a besoin de chercher dans la conversation une vaine apparence de chaleur et une cause d’émotions. Les passions d’un Italien : la haine, l’amour, le jeu, la cupidité, l’orgueil, etc., ne lui donnent que trop souvent un intérêt déchirant et des transports incommodes. La conversation n’est ici que le moyen des passions ; rarement est-elle par elle-même un objet d’intérêt. Ce petit ensemble de faits, je ne l’ai jamais vu comprendre par un seul Français.

Accoutumé qu’il est dès l’enfance à observer si les gens qu’il adore ou qu’il exècre lui parlent avec sincérité, la plus légère affectation glace l’Italien, et lui donne une fatigue et une contention d’esprit tout fait contraires au dolce far niente. Par ces mots célèbres, dolce far niente, entendez toujours le plaisir de rêver voluptueusement aux impressions qui remplissent son cœur. Ôtez le loisir à l’Italie, donnez-lui le travail anglais, et vous lui ravissez la moitié de son bonheur.

Ce qu’il y a de pis, c’est que, comme fort peu d’Italiens savent bien le français ou du moins comprennent nos manières, la moindre tournure polie qui chez nous d’abord est indispensable et d’ailleurs ne veut rien dire, lui semble de l’affectation française et l’impatiente. Dans ce cas, un Italien, qui va peut-être jusqu’à redouter le mépris, parce qu’il ne peut pas vous payer de la même monnaie, vous sourit de mauvaise grâce, et de sa vie ne vous adresse la parole.

L’affectation est si mortelle pour qui l’emploie dans la société de ce pays, qu’à son retour en France, un de mes amis qui avait passé dix ans en Italie, se surprenait à commettre cent petites irrégularités : par exemple, passer toujours le premier à une porte plutôt que de se livrer à de vaines cérémonies qui retardent le passage de tous ; à table, se servir sans façon et passer le plat ; promenant avec deux amis, ne parler qu’à celui qui vous amuse ce jour-là, etc.

Tout ce qui se dit en France pour offrir ou accepter une aile de faisan paraît une peine inutile à un Italien, une véritable seccatura. En revanche, transportez-le à Paris, l’absence de cent petites choses de ce genre en fera un être grossier pour le Français du faubourg Saint-Germain. Ceci sera peut-être moins vrai dans dix ans ; en France, les manières, comme le style, marchent vers la rapidité.

L’extrême méfiance, que rendent indispensable les espions et les petits tyrans à la Philippe II, qui, depuis l’an 1530, foulent ce pays, fait que tout effarouche l’Italien. Si la moindre chose le contrarie, fût-ce la présence d’un petit chien qu’il n’aime pas, il ne sort point d’un silence morne et sévère, et ses yeux qu’il ne peut contenir, semblent vous dévorer. Ainsi jamais d’agrément, de laisser-aller, de joie avec des inconnus ; jamais de véritable société qu’avec des amis de dix ans. Un mot dur adressé à un Italien lui donne de la retenue pour un an. Il suffit d’une plaisanterie sur une femme ou un tableau qu’il aime ; il vous dira du plaisant : E un porco ! Il songe à la douleur que lui a faite la plaisanterie.

Qu’est-ce qu’un Français avait à craindre au monde sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI ? En cherchant bien, on répond : De se trouver en contact au spectacle avec un grand seigneur[54].

Bologne appartient bien autrement à l’Italie du moyen âge que Milan ; cette ville n’a pas eu un saint Charles pour briser son caractère et la monarchiser.

Devenu sage à mes dépens, je n’ai pas commis les fautes qui m’avaient nui à Milan. Je n’ai eu garde de paraître plus occupé de trois figures célestes que j’ai rencontrées dans la société que du reste des femmes. J’ai marqué des attentions à chaque femme exactement en proportion du désir de faire parler questo forestiere (cet étranger), que je voyais dans leurs yeux. M. Izimbardi m’avait dit : « À Rome et à Bologne, avant d’avoir l’air de regarder une jolie femme, faites pendant huit jours une cour assidue à son amant, feignez ensuite de ne faire attention à elle qu’à cause de lui. Pour peu que l’amant soit sot et vous adroit, il y sera pris. Si l’amant et sa maîtresse vous adressent la parole en même temps, n’ayez l’air d’avoir entendu que l’homme. Un regard vous excusera auprès de la femme qui vous saura gré de cette attention, pour peu qu’elle vous trouve aimable. Parlez toujours de votre départ comme beaucoup plus prochain qu’il ne le sera en effet. »

Je n’ai pas manqué de raconter mes meilleures anecdotes sur Napoléon (encore intéressantes en 1817) aux amis des trois femmes dont la beauté céleste m’avait frappé. J’aime à les regarder comme je regarderais un diamant d’un million : certes je n’ai nulle idée de le posséder jamais ; mais cette vue fait plaisir aux yeux.

J’ai raconté mes anecdotes à ces messieurs fort clairement et de manière à ce qu’ils pussent s’en faire honneur avec le reste de la société. Loin de nuire au débit de mon amabilité, cette précaution m’a réussi à souhait. Plusieurs personnes ont voulu entendre ces anecdotes de la bouche même du prétendu témoin oculaire. L’Italien ne comprend jamais avec trop de clarté la chose qui l’intéresse, c’est que son esprit est peu exercé à la rapidité et que son âme prend plaisir à être émue en même temps que son oreille écoute. À Bologne, et surtout à Milan, on entend avec plaisir cinq ou six fois le même récit et, s’il manque son effet à la première, c’est toujours qu’en cherchant le piquant, un Français manque la clarté.

Après les anecdotes tragiques sur Napoléon et le maréchal Ney, celle qui a eu le plus de succès, c’est le valet de cœur de M. le comte de Coigny[55]. C’est que cela semble calculé exprès pour étonner le génie italien : la prudence la plus parfaite déjouée d’une manière irrémédiable et si imprévue ! On m’a fait conter cette histoire vingt fois au moins, tant qu’à la fin je m’ennuyais moi-même. En revanche, une autre anecdote (l’abbé de Voisenon à minuit, la duchesse et le duc de Chaulnes[56]) n’a produit que l’effet d’une sottise ; un petit moment de silence après un long récit, et sur-le-champ parler d’autre chose. Ce dernier conte paraît-il tout à fait incroyable, ou bien le duc de Chaulnes leur semble-t-il un homme à mettre aux Petites-Maisons, et dont la sottise ne peut faire rire et n’est digne que de pitié ? Comme l’Italien ne rit jamais par politesse, il est plus indispensable qu’en France de proportionner le degré de comique de chaque anecdote, ou plutôt le degré de condescendance et de croyance d’un instant, qu’elle réclame, au degré de gaieté et de brio qui règne dans le salon.

J’ai lu tout ce qui précède à M. Gherardi, qui m’a juré que je me trompais entièrement ; que j’avais fait un roman ; que rien au monde ne ressemblait moins aux manières de Bologne.

Que veut-on que fasse un malheureux voyageur ? Prévenir le lecteur et ne rien changer. Puis-je sentir autrement que moi ? « Y a-t-il ici quelque chose contre l’honneur ? ai-je dit à mon mentor. — Je n’y vois rien que contre la vérité. » Rassuré par cette réponse, j’imprime dix ans après avoir écrit. Madame de Puisieux disait que chacun de nous connaît ses traits et non pas sa physionomie.

Monsignore F*** me disait ce soir : « Je ne sais pas si les Gaules ou les Espagnes ont été aussi malheureuses sous Néron que la Lombardie sous François d’Autriche. Bel exemple, qui montre le ridicule des vertus domestiques dans un roi, surtout quand les journaux salariés veulent nous les donner en échange des vertus de son métier ! Ah ! Dieu nous accorde un Napoléon, quand il devrait chaque mois se donner le plaisir de trancher la tête lui-même à deux ou trois de ses courtisans ! »

Monsignore F*** me dit : « Quand je ne les vois pas, ma misanthropie s’exagère la méchanceté des hommes ; j’ai besoin d’avoir un logement sur la rue et non pas sur un jardin. » Il me dit : « Dans mon désespoir de rien trouver qui vaille, je me laisse donner mes amis par le hasard. »

Monsignore F*** me prête la fort curieuse histoire des Conclaves, par Gregorio Leti. Des notes marginales, écrites en encre jaune, il y a plus de cent ans, apprennent que Gregorio n’a pas osé raconter tous les bons tours où le poison a joué un rôle. Ce sont les conclaves peints en beau, comme Voltaire a vu le siècle de Louis XIV, en niant l’empoisonnement de Madame.

Je m’aperçois, en cherchant une date dans mon journal, un jour de pluie, que si les lettres que j’adresse à mes amis pour n’en pas être oublié, tombent dans les mains de quelques-uns de ces hommes à esprit sec, racorni, appris par cœur, les héros du bégueulisme, je leur ferai, à mon grand regret, un extrême plaisir. En aidant un peu à la lettre, on peut conclure de ce que j’ai dit, que tous les Italiens sont gens d’esprit, à l’exception des abbés.

Rien n’est plus loin de la vérité. De Bologne au fond de la Calabre, c’est au contraire l’homme d’esprit de la famille que l’on fait prêtre ; car enfin quel bonheur d’avoir un pape ! Et Sixte-Quint commença par être gardeur de cochons. De droit, le frère du pape est prince, et son neveu ! On a l’exemple du duc Braschi.

Le fait est que je n’ai recherché l’amitié et parlé que des personnes qui m’ont plu. Mais il n’y a peut-être pas de pays au monde où les sots soient aussi bruts et aussi malappris. Les coups de bâton ne les corrigent point ; car la douleur physique d’un coup de bâton n’est pas bien forte.

Les sots anglais sont peut-être les moins à charge de tous ; mais dans le pays du naturel, et où le savoir-vivre n’impose pas le même uniforme à tous les esprits, rien ne gêne le développement plantureux du sot italien. La naïveté qu’il met à vous conter ses bassesses incroyables amuse la première fois, ensuite révolte. Rien n’est plus incommode que la curiosité de crétin qui l’attache à l’étranger ; et, si vous le brusquez, cela peut passer pour un manque d’égards envers la société qui veut bien vous recevoir. Le sot épris d’une jolie femme qui le méprise, mais ne peut l’éloigner à cause de quelque lien de famille, est un être si nuisible, si méchant, si bas, qu’il donnerait des idées d’assassinat ; car il ne se relève que plus fier et plus dénonciateur auprès du mari, après les coups de bâton. Du moins c’est ce que m’a raconté l’aimable Valsantini ; car, dans ces affaires de galanterie, je n’ai point d’expérience. Je crois qu’il n’y eut jamais voyageur en Italie moins fortuné que moi, ou les autres sont bien menteurs.

Les Napolitains se battent fort bien à l’épée ; l’éducation des hautes classes est souvent très-distinguée. (J’ai vu de jeunes princes ressembler à des Anglais.) Ces deux raisons rendent le sot importun moins fréquent à Naples qu’ailleurs. À Rome, l’opinion en fait justice et l’exile dans les cafés. En y réfléchissant, je vois que je n’ai pas connu un seul abbé qui fût un sot. Je ne parle pas des curés de campagne que la bonne compagnie enivre par plaisanterie, et encore plusieurs ont-ils le plus rare talent pour prendre des grives au rocolo. C’est un des plus vifs plaisirs de la Lombardie. Les dames raffolent des uzei colla polenta. On prend au filet, à la fin de l’automne, une immense quantité de petits oiseaux (uzei) qu’on sert en rôti sur une pâte jaune faite au moment même avec de la farine de maïs et de l’eau chaude. Cette polenta est pendant toute l’année la nourriture du paysan lombard. J’ai passé les plus agréables matinées au rocolo de M. Cavaletti, à Monticello, avec trois prêtres. Cet air délicieux du matin donne un accès de joie animale. Le soir, les délices et la joie du souper avec les ucceletti, la polenta et l’entrain général, semblent reculer les bornes de l’existence du côté des plaisirs si vifs de la bête. Je voudrais voir un méthodiste anglais transporté au milieu d’une telle ivresse ; il éclaterait en injures ou irait se pendre (Voir Eustace parlant de la joie italienne). La bonhomie allemande ou suisse s’en accommode très-bien ; plusieurs des symphonies d’Haydn peignent ce genre de bonheur. Si j’avais le talent de madame Radcliffe, quelle description je, ferais de Monticello ! (près de Monte-Vecchia, au nord de Monza). La sensation du beau vous y arrive par bouffées de tous les côtés[57]. Il y a deux vers de Properce que j’ai oublié de citer, en parlant des amours italiens :

Heu ! malè nunc artes miseras hæc secula tractant,
Jam tener assuevit munera velle puer.

Mais dans quel pays ne peut-on pas les répéter ? L’amour physique conduit à la cruelle vérité qu’ils rappellent, et c’est l’amour-passion qui en éloigne. Il faut deux ou trois ans aux dames italiennes pour s’apercevoir qu’un très-beau garçon peut n’être qu’un sot, comme ce n’est qu’au bout de deux ou trois ans qu’un homme d’esprit qui se met mal et remue gauchement peut passer à Paris pour n’ètre pas un sot.

Toute la vivacité spirituelle de Bologne tient à la bonté du légat ; s’il a pour successeur un ultra, en six mois de temps ce pays peut devenir abominable et fort ennuyeux. Je trouve que l’on n’y adore pas assez le cardinal Consalvi et le bon pape Pie VII, qui s’occupe de beaux-arts et de nommer des évêques. Je soutiens des thèses en faveur de ce souverain, ce qui n’est pas sans danger : c’est un étranger libéral qui a peuplé les cachots de Mantoue. L’Italien, si méfiant individuellement, pousse la confiance jusqu’à la duperie dès qu’il complote : société des Régénérateurs en Suisse, sous le ministère de M. Pasquier.

6 janvier. — Le ton vantard et gascon qui, dans les armées de Napoléon, était si utile, et s’appelait la blague, a peu gâté les officiers italiens. Le jeune et beau capitaine Radichi est aussi simple, aussi naturel dans ses façons, que si de sa vie il n’eût appliqué un coup de sabre, ni mérité une croix. Ce n’est que bien rarement que l’on entrevoit que, si on le fâche, il se fâchera ; cette simplicité de si bon goût, ce me semble, me rappelle le brave commodore américain Moris. Je m’accoste volontiers du capitaine Radichi ; et il voit tout le plaisir qu’il me cause quand il veut bien me faire une histoire. Hier soir, à deux heures du matin, en nous retirant, il me dit :

« Le comte Radichi, mon oncle, était le plus doux des hommes. Un jour à Bergame, c’est mon pays, un sbire le regarde avec attention, comme il passait. « Dieu ! que cet homme est laid ! » dit mon oncle. Dès le lendemain, au casin des nobles, il s’aperçut que ses amis avaient avec lui un ton singulier et un peu sostenuto. Enfin, trois jours après, l’un d’eux lui dit : « Et le sbire ? Quand finis-tu cette affaire ? — Quelle affaire ? — Diable ! reprend l’ami d’un air sévère, est-ce que ça en restera là ? — Quoi, ça ? — Le regard insolent qu’il t’a lancé. — Qui ? ce sbire de l’autre jour ? — Certainement. — Je n’y pense plus. — Nous y pensons pour toi. »

« Enfin le plus doux des hommes fut obligé de marcher pendant trois jours avec un fusil à deux coups, chargé à balles. Le troisième jour, il rencontre enfin dans la rue ce sbire qui l’avait regardé d’une manière inconvenante et l’étend roide mort à ses pieds, de deux coups de fusil. Cela eut lieu vers 1770. Mon oncle alla passer six semaines en Suisse, et puis revint tranquillement à Bergame. Comme c’était un homme doux et humain, il fit du bien à la famille du sbire ; mais en grand secret. Il eût été déshonoré et chassé du casin des nobles, si l’on eût pu penser qu’il redoutait une vengeance et cherchait à la prévenir. Si le comte Radichi n’eût pas tué le sbire, il eût été ce qu’est dans le Nord un homme qui reçoit un soufflet. »

Le magnifique Corner, le noble Vénitien qui gouvernait Bergame en ce temps-là et dirigeait la justice criminelle, pensait comme la société et n’eût plus admis chez lui le comte Radichi, s’il n’eût pas tué le sbire. Ce Vénitien était l’homme le plus gai ; tous les jours il jouait au pharaon jusqu’à quatre heures du matin, chez sa maîtresse, où il recevait toute la noblesse ; il donnait les fêtes les plus bizarres, mangeant chaque année deux ou trois cent mille francs de sa fortune, et du reste eût été bien surpris si on lui eût proposé de faire arrêter un noble, pour avoir tué un sbire[58].

Milan, qui n’est qu’à dix lieues de Bergame, avait en horreur les coups de fusil tirés dans la rue. Aussi les nobles de Bergame méprisaient-ils la douceur des Milanais, et ils venaient au bal masqué de la Scala avec le parti pris d’y faire des insolences à tout le monde. Allons à Milan donner des soufflets, se disaient-ils entre eux, au moins, c’est ce que me raconte le capitaine Radichi. Depuis, Napoléon est venu repétrir tous ces caractères, et l’officier milanais, se battant à Raab ou en Espagne, a été brave comme l’officier de Bergame ou de Reggio[59]. Chez le simple soldat italien, le courage militaire est un accès de colère, plutôt que le désir de briller au yeux de ses camarades, et une pique d’amour-propre. Jamais l’on n’entend de plaisanteries sur le champ de bataille.

7 janvier. — Un de mes nouveaux amis me rencontrant un de ces soirs, me dit : « Allez-vous quelquefois, après dîner, chez la D*** ? — Non. — Vous faites mal ; il faut y aller à six heures : qualche volla si busca una tassa di caffé (quelquefois on y accroche une tasse de café). Ce mot m’a fait rire pendant trois jours. Ensuite, pour mortifier mon étrangeté, je me suis mis à aller fréquemment après dîner chez madame D*** ; et, dans le fait, souvent, par ce moyen, j’ai épargné les vingt centimes que coûte une tasse de café. Hier, chez cette dame, on vint à discourir de la finesse des prêtres. Je parlai à mon tour ; je plaidais le faux pour savoir le vrai, et disais sans doute force sottises ; car madame D***, impatientée, me prend à part et me dit : « J’ose compter sur votre parole d’honneur ; jurez-moi que tant que vivra monsignore Codronchi, vous ne soufflerez mot du manuscrit que je vous remettrai demain matin à dix heures. »

Je n’ai garde de manquer à ce rendez-vous quoiqu’il n’y eût point de tasse de café à busquer. J’emporte précieusement chez moi un volume carré, petit in-4°, écrit avec de l’encre jaune ; car l’Italie ne sait pas faire de l’encre, mais elle sait l’employer. Il est impossible de montrer plus de finesse, et surtout de moins parler en vain, que l’auteur de la vie anecdotique de monsignore Codronchi, grand aumônier du royaume d’Italie, sous Napoléon. Jamais une phrase vague, jamais de ces considérations générales et mortelles, par lesquelles nos petits historiens nous font si cruellement payer le plaisir d’avoir eu des hommes de génie. Dans les quatre cents pages du manuscrit, il n’y a pas un en effet ou un d’ailleurs inutile. Je conclus deux choses de ma lecture :

1o  Jamais, hors de l’Italie, on ne se doutera de l’art nommé politique[60] ;

2o  sans patience, sans absence de colère, on ne peut s’appeler un politique. Napoléon était bien petit sous ce rapport, il avait assez de sang italien dans les veines pour voir les finesses, mais il était incapable de s’en servir. Il manquait d’une autre qualité principale du politique : il ne savait pas saisir l’occasion qui souvent n’existe que pendant quelques heures. Par exemple, pourquoi, en 1809, ne pas donner le royaume de Hongrie à l’archiduc Charles, et en 1813 dix millions à M. de Metternich ? Cette vie de monsignore Codronchi qui, depuis trente ans, est archevêque de Ravennes, rappellerait les meilleurs portraits du duc de Saint-Simon, si l’auteur cherchait le moins du monde l’épigramme. Loin de là, il ne montre pas plus de haine pour le vice que de penchant pour la vertu. Dans cet écrit, il n’y a rien de mis pour l’effet, mais il n’y a rien à rabattre ; c’est un miroir. Il n’y a d’épigramme que dans l’idée d’écrire de tels détails. Si jamais on imprime l’épisode Malvasia, le monde sera étonné[61] ; la lecture de cette vie fatigue ; jamais l’auteur ne cherche à amuser le lecteur.

Par le conseil de M. Izimbardi, j’ai acheté cent cinquante volumes d’historiens italiens du moyen âge ; j’ai adopté trois guides pour me conduire dans ce labyrinthe ; l’histoire de Pignotti qui, à propos de la Toscane, est obligé de parler de toute l’Italie ; Pietro Verri, et enfin, pour la partie dogmatique de l’histoire des papes, l’Esprit de l’Église, de M. de Potter. Les jours de pluie ou de luna (spleen), je lis une période de quarante ou cinquante ans, suivant les événements, dans ces trois guides ; ensuite je cherche dans les cent cinquante volumes tout ce qui a rapport à cette période. C’est une occupation très attachante et qui fait bien contraste avec la vie tout en dehors d’un voyageur. J’ai abandonné Sismondi, comme ultra-libéral, et d’ailleurs ne voyant pas dans les incidents de l’histoire ce qui peint le cœur de l’homme ; c’est là, au contraire, tout ce qui m’intéresse. J’ai eu plus de peine à me détacher de Muratori ; mais enfin c’est un prêtre, et j’ai fait vœu de ne jamais croire un prêtre qui écrit l’histoire, de quelque religion qu’il fût. Par cette étude du moyen âge, chaque ville et presque chaque village où je passe devient intéressant. On a raconté toute la soirée, chez madame Filicori, des anecdotes de vengeance. J’ai été frappé du récit suivant, qui ne se trouve que dans un livre peu lu ; rien n’est plus vrai.

« En Piémont, le hasard m’a fait l’involontaire témoin d’un fait singulier ; mais alors j’ignorais les détails. Je fus envoyé avec vingt-cinq dragons (c’est le capitaine Boroni qui parle) dans les bois le long de la Sesia, pour empêcher la contrebande ; en arrivant le soir dans ce lieu sauvage et désert, j’aperçus entre les arbres les ruines d’un vieux château ; j’y allai ; à mon grand étonnement, il était habité. J’y trouvai un noble du pays, à figure sinistre ; un homme qui avait six pieds de haut et quarante ans ; il me donna deux chambres en rechignant. J’y faisais de la musique avec mon maréchal-des-logis : après plusieurs jours nous découvrîmes que notre homme gardait une femme que nous appelions Camille en riant ; nous étions loin de soupçonner l’affreuse vérité. Elle mourut au bout de six semaines. J’eus la triste curiosité de la voir dans son cercueil ; je payai un moine qui la gardait, et vers minuit, sous prétexte de jeter de l’eau bénite, il m’introduisit dans la chapelle. J’y trouvai une de ces figures superbes, qui sont belles même dans le sein de la mort : elle avait un grand nez aquilin dont je n’oublierai jamais le contour noble et tendre. Je quittai ce lieu funeste ; cinq ans après, un détachement de mon régiment accompagnant l’empereur à son couronnement comme roi d’Italie, je me fis conter toute l’histoire. J’appris que le mari jaloux, le comte ***, avait trouvé un matin, accrochée au lit de sa femme, une montre anglaise appartenant à un jeune homme de la petite ville qu’ils habitaient. Ce jour même, il la conduisit dans le château ruiné, au milieu des bois de la Sesia. Il ne prononça jamais une seule parole. Si elle lui faisait quelque prière, il lui présentait en silence la montre anglaise qu’il avait toujours sur lui. Il passa près de trois ans seul avec elle. Elle mourut enfin de désespoir, à la fleur de l’âge. Son mari chercha à donner un coup de couteau au maître de la montre, le manqua, passa à Gênes, s’embarqua, et l’on n’a plus eu de ses nouvelles. » (De l’Amour, t. I, page 129.)

Je reviens d’une course aux bains de la Poretta. J’ai une provision de miracles et d’anecdotes ; mais mon imprimeur ne se soucie pas d’imprimer les plus piquantes.

Le voyageur qui ne sentira pas la vérité de ces paroles d’Alfieri ne comprendra jamais ce pays : « Che più ? La moderna Italia, nell’ apice della sua viltà e nullità mi manifesta e dimostra ancora (e il deggio pur dire ?) agli enormi e sublimi delitti che tutto di vi si van commettendo, ch’ella, anche adesso, più che ogni altra contrada d’Europa, abbonda di caldi e ferocissimi spiriti a cui nulla manca per alle cose, che il campo e i mezzi[62]. » Il Principe e le Lettere, p. 325.

Ce ne sont pas les actions plus ou moins utiles aux hommes, c’est l’accomplissement scrupuleux des rites qui, en ce pays, conduit au bonheur éternel. L’Italien sent et croit qu’on est heureux ici-bas en satisfaisant ses passions, et dans l’autre vie, pour avoir satisfait aux rites. Les moines mendiants forment la conscience du bas peuple, et le bas peuple recrute le corps des laquais et des femmes de chambre qui forment la conscience des nobles. Heureuses les familles pauvres où la servante unique vit avec les maîtres, et d’ailleurs est trop occupée pour jaser avec les enfants ! Un homme sage de ce pays qui a des enfants, s’il a la folle envie de n’avoir pas l’âme navrée par leurs sottises, à dix-huit ans, doit prendre des domestiques allemands, ou au moins des Laghistes (riverains du lac de Come et du lac Majeur). Le crime est aussi rare à Palanza ou à Bellagio qu’en Ecosse. Les préjugés donnés par de bons Allemands étant différents de ceux du pays prendront moins sur l’esprit des enfants. Il y a quinze jours que, près de la Poretta, le peuple d’un village était terrifié à la lettre par un spectre noir qui se montrait dans les airs. Les partisans des Français niaient le spectre et passaient pour des impies qui attireraient des malheurs au pays ; et, ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’il ne niaient que du bout des lèvres. L’immense majorité mourait de peur ; ce dont les prêtres profitaient pour faire des allusions à la fin du monde.

Un peu plus, et ce peuple, dont l’âme a été pétrie par les moines mendiants, devenait fou. Les paysans ne labouraient plus que le nez en l’air, pour voir si le diable ne venait point les enlever. Force messes furent dites, force scapulaires portés par les bûcherons ; car cette classe estimable semblait surtout menacée par le spectre. Deux de ces bûcherons auxquels j’ai parlé chez M. R*** sont les plus madrés du monde ; on voit, s’il s’agit de faire un marché, qu’ils connaissent le cœur humain mieux cent fois que nos paysans français. Mais depuis six siècles le caractère national est empoisonné par les moines mendiants. Ici, une jeune femme qui rencontre un moine, s’arrête pour lui baiser la main ! J’ai vu cent fois ce spectacle et les yeux brillants du moine. Le spectre dont je parlais, après avoir été l’occasion de plus de cent messes, fut tué d’un coup de fusil ; car c’était un aigle de première grandeur qui cherchait à enlever des chevreaux. Ces bûcherons, si fins, n’avaient pas reconnu un aigle.

Je tremble pour le sort futur de l’Italie. Ce pays aura des philosophes comme Beccaria, des poëtes comme Alfieri, des soldats comme Santa Rosa ; mais ces hommes illustres sont à une trop grande distance de la masse du peuple. Entre l’état actuel et le gouvernement de l’opinion, il faut un Napoléon, et où le prendre ?

M. de Metternich a raison (une raison de barbare si vous voulez) ; mais il ne ment pas en avançant que le gouvernement de l’opinion ou des deux Chambres n’est pas un véritable besoin pour l’Italie ; ce n’est un besoin que pour quelques âmes généreuses qui ont vu les pays étrangers ou lu des voyages. Et encore ces âmes délicates, arrivées au fait et au prendre, s’amusent à exprimer de beaux sentiments, comme des Girondins, et ne savent pas agir. Je ne vois nulle part des Mirabeau, des Danton, des Carnot.

Quoique je n’aie pas mission pour approximer le moins du monde l’économie politique, je note le fait suivant :

Une maison de commerce vient d’acheter d’avance une certaine chose appartenant au gouvernement papal, laquelle je ne puis autrement désigner. Elle a payé un million trois cent mille francs. C’est au fond un emprunt que vient de faire le gouvernement papal de Bologne ; mais, le curieux, c’est l’histoire de cet emprunt : cela vaut mieux qu’une anecdote galante. Cinq ou six vieux personnages ont été gagnés, non par leurs maîtresses en titre, mais par de jeunes personnes qui, on l’aurait juré, ne leur avaient pas parlé quatre fois en leur vie. La finesse des banquiers a tout découvert. C’est à M. Gherardi que je dois tous ces détails fort comiques pour moi, parce que je connais les acteurs ; la comédie est toute faite, et une belle comédie en cinq actes, pleine de caractères non dessinés jusqu’ici et sans amour fade. Il ne manque plus qu’un poëte pour oser l’écrire ; mais à ce poëte je conseillerais de se bien cacher.

M. Gherardi et moi avons calculé les droits de commission, les droits d’escompte et le droit de courtage, touché par un associé de la maison ; tout cela réuni à l’intérêt avoué fait quatorze pour cent par an. M. G*** est d’avis qu’aucun des prêtres, d’ailleurs si fins, intéressés dans cette affaire, ne sait assez d’arithmétique pour faire ce calcul qui nous a pris dix minutes.

Beaucoup de petits capitalistes vivent ici en prêtant de l’argent sur nantissement, au moment de la récolte des vers à soie. Au bout de trois mois ou cinquante jours, les paysans leur rapportent leur somme avec un intérêt de neuf pour cent.

À Milan, les faiseurs d’affaires de ce genre s’appellent broubrou. Ils ont fait leur nid avec beaucoup d’adresse derrière le Code civil de Napoléon et le Code autrichien. Ici, dans les grandes circonstances, quand vous êtes victime d’une coquinerie trop forte, votre confesseur vous ménage un accès auprès du cardinal-légat ou de l’archevêque. Vous vous jetez aux pieds de l’éminentissime, et il fait peur au brou-brou. (J’ignore le nom bolonais de cet animal.) S’il s’agit d’un mariage, au nom du scandale produit, l’archevêque fait peur au père du jeune homme. Ce pays rappelle Gretna-Green. Deux amants donnent dix écus à un prêtre qui les marie dans une église du village, et le mariage est valide ; car quel que soit le prêtre, la dignité du sacrement est intervenue. (Heureusement l’archevêque actuel et le légat sont des modèles de vertu, et point galants.)

Un brou-brou de mes amis, à Milan, se félicitait de voir la mise en activité du Code autrichien. Ce code porte la marque du pays de fabrication ; il est rempli d’une candeur bête qui donne beau jeu à la finesse italienne. Pour condamner à mort un brigand atroce, comme Gerini, il faut son aveu.

J’ai écrit au propriétaire d’une terre qui est à vendre, entre Bologne et Ferrare. Il y a une maison fort belle ; cette terre rapporte dix-huit mille francs de rente net, impôts payés : on en demande cent quatre-vingt mille francs, et on la laisserait pour cent cinquante mille. Mais à combien de vexations un malheureux propriétaire n’est-il pas en butte[63] ! Pour être propriétaire en ce pays, il faut avoir un titre et un grand nom.

8 janvier. — Peu de jouissances de musique ici ; les belles voix sont ailleurs. J’ai été tout à la société et à la peinture. Grâce à de sages conseils, je me suis lié d’abord avec les hommes. Ma plus belle conquête, c’est monseigneur le cardinal Lante, légat de Bologne, c’est-à-dire vice-roi tout-puissant. Je n’avais parlé de ma vie qu’au cardinal M***, qui m’avait semblé commun et souvent grossier. Le cardinal Lante est au contraire un grand seigneur, obligé seulement par son habit noir à passepoils rouges, à certaines convenances qui ne le gênent pas deux fois par soirée. Je compare, dans mon esprit, ce grand seigneur italien à l’aimable général Narbonne, mort à Wittemberg, où à tel grand seigneur empesé de la cour de Napoléon. Quel naturel ! quelle aisance dans les façons de monseigneur le cardinal Lante ! Son frère est duc à Rome, et lui a le pouvoir ici.

Je n’ai presque pas trouvé de fats, à mon grand regret. Je suis contrarié quand je n’ai pas un ami fat à qui montrer mon nécessaire ; cette caisse pesante qui n’est bonne qu’à me faire honneur en pays étranger. La race des fats anglais et français, ces gens nés pour s’habiller, galoper d’une certaine manière, et paraître dans les lieux approuvés par le bon goût, n’a pas encore passé le Pô. Raconter ses bonnes fortunes rend peut-être un homme désirable dans le pays de la vanité ; ici cette indiscrétion le perd ; je ne trouve pas de mot bolonais pour traduire fat. Ici les fats sont, comme parmi les paysans de tous les pays, de beaux garçons, fiers de la figure que le ciel leur a donnée, et qui, à l’approche d’une jolie femme, relèvent la tête et marchent fièrement. Les femmes parlent avec beaucoup de candeur de l’amour et du genre de beauté qui leur plaît. Un de ces beaux jeunes gens approche-t-il du groupe, à l’instant elle deviennent de la plus haute réserve, tant l’instinct féminin sent le prix de la moindre familiarité. Il ne faut pas se figurer que rien soit donné à l’étourdie, et par abandon, mille fois moins qu’en France. On sent le prix extrême du peu que l’on accorde.

Cette réserve subite m’a semblé quelquefois presque indécente. Au milieu d’une discussion où l’on semblait oublier la différence des sexes, elle avertit que c’est l’idée dominante.

L’Italien le moins galant, un savant de quarante ans, sent ici, comme par instinct, comment il est avec une jeune fille de dix-huit ans à laquelle il n’a pas parlé dix fois.

J’ai observé chez les trois ou quatre jolis garçons faisant fonction de fat à Bologne, que les petits soins de la mise soignée, occupation chérie de l’être flegmatique et vaniteux, dans le Nord, sont ici le plus pénible devoir. Hier je suis rentré chez un fat avec lui, à huit heures du soir ; il voulait s’habiller pour venir avec moi chez madame B***, aimable Française aveugle ; jamais il n’en a eu le courage, et je l’ai accompagné directement chez sa maîtresse, où je l’ai rejoint une heure après. La grande affaire du héros de Bond-Street est de clouer une affectation à l’action la plus simple. Cette action a-t-elle quelque importance, il ne songe qu’à se donner l’air de la mépriser. Passé Milan, je n’ai plus vu ce genre-là. Ici les beaux jeunes gens sautent des fossés à cheval ; mais ils mettent toute la joie et l’importance possible à bien sauter[64].

Je ne trouve pas en Italie de femmes qui aient habituellement de l’humeur, comme j’en ai vu dans le Nord, et, par exemple, à Genève[65]. Ici le plupart des femmes suivent le système de conduite qu’elles croient sincèrement le chemin du bonheur. Voilà une phrase bien ridicule ; elle dit une fausseté. On voit qu’elle est écrite par un homme du Nord, je la laisse comme exemple du danger que je côtoie sans cesse, une Italienne est bien loin de suivre un système de conduite. Ce mot sent d’une lieue le pays protestant et triste. Qu’elle ait un amant ou qu’elle n’en ait pas, une femme de ce pays, depuis seize ans jusqu’à cinquante, est la proie de huit ou dix idées dominantes qui durent chacune dix-huit mois ou deux ans. Ces passions la subjuguent, l’occupent entièrement et l’empêchent de sentir que la vie s’écoule. Une femme qui aurait habituellement de l’humeur ne verrait personne autour d’elle, de quelque fortune qu’elle pût disposer par son testament. Elle n’aurait tout au plus que des prêtres qui viendraient pour dîner. Dix-huit fois sur vingt, quand vous dites à un Italien : « Pourquoi n’allez-vous plus dans telle maison ? — Mi secco », répond-il (Je m’y ennuie).

Excepté les fournisseurs, actuellement occupés à duper le gouvernement papal et à lui prêter de l’argent à dix-huit pour cent par an, je ne vois personne à Bologne qui rende des devoirs. Quelle immense source d’ennui ils ont de moins que nous !

« Vous alliez tous les jours dans telle maison, dit-on à un Italien ; d’où vient qu’on ne vous y voit plus ? — La fille est morte, répond-il, la mère est devenu bigote, e mi secco. » Tant tenu, tant payé, dès qu’on s’ennuie quelque part on n’y va plus. Cette conduite ne fait pas l’éloge de la reconnaissance ; mais à tout prendre, cela diminue la masse de l’ennui existant chez un peuple. Qui veut avoir du monde est obligé à n’être pas dolent. À Paris l’on étouffe, par le manque d’air dans les salons les plus à la mode ; à Bologne, le jour suivant l’étouffade, l’homme opulent ne verrait personne dans son salon. Ce manque d’oxygène donne de l’humeur pour une soirée, et l’on connaît ici le prix d’une soirée. Le jeu est agréable, parce qu’on n’y est point poli ; on s’emporte et l’on fait charlemagne. On voit des gens riches et nullement avares fous de plaisir pendant un quart d’heure, parce qu’ils ont gagné quatre jolis sequins d’or. Ils quittent le jeu à l’instant, et, pendant dix minutes tiennent cet or dans leur main, examinent l’empreinte, le millésime des sequins, font des plaisanteries sur le souverain dont ils offrent la face. Hier, élégie sur Napoléon, à propos d’un beau double napoléon, tout neuf, gagné au jeu : « Quel povero matto ! ci ha rovinati ed ha rovinato lui. » Oserai-je dire que la décence au jeu est une convention ? Que personne n’en ait, personne n’en manque. Tout le monde faisant charlemagne con gran gusto, la chance est égale, e di piu v’è il gusto.

fin du premier volume
  1. Cette préface écrite en 1824 ne figure ni dans l’édition de 1826 de Rome, Naples et Florence, ni dans la réédition de 1854. Elle a été remise à sa place pour la premiére fois dans l’excellente édition Champion (1919). N. D. L. E.
  2. Il n’est guère probable que ce qu’on disait des voix en 1816 se trouve encore vrai dix ans plus tard. (Note ajoutée en 1826.)
  3. Madame la maréchale Ney était au spectacle. On parvient à la faire sortir avant le moment où l’on entend le feu de peloton qui exécute la sentence.
  4. The most comfortable streets.
  5. Ce soir nous avons eu :
    Della tromba il suon guerriero
    Portogallo.
    Frenar vorrei le lacrinte.
    Idem
    Nel cor più non mi sento.
    Paisiello.
    Second concert, à Milan.
    Deh ! frenate le lacrime.
    Puccita.
    Ombre adorata, aspetta.
    Crescentini
    Nel cor più non mi sento.
    Paisiello.
    Troisième concert.
    Della tromba il suon guerriero.
    Portogallo.
    Per queste amare lacrime.
    ***
    Oh ! dolce contesto.
    Mozart.
    Quatrième concert.
    Son Regina.
    Portogallo.
    Dolce tranquillità.

    Madame Catalani a chanté cet air avec Galli et mademoiselle Cori, son élève.

    Oh cara d’amore !

    de Guglielmi avec Galli.

    Sul margine d’un rio.
    Millico.
    Che momento non pensato,

    terzetto de Puccita, avec Galli et Remorini. La voix de Galli a écrasé celle de la femme célèbre.

    Cinquième concert.
    Quelle pupille tenere.
    Cimarosa.
    Che souve zefiretto.
    Mozart.
    Stanca di pascolare.
    Millico.
    Frenar vorrei le lacrime.
    Portogallo.
    Là ci darem la mano.
    Mozart.
    Dolce tranquillità.
  6. Par exemple, la façade en bois peint en bronze, derrière les colonnes du théâtre Favart. (Note ajoutée en 1826.)
  7. Miss Bathurst, Rome, 1824.
  8. Une ligne droite placée sur le grand diamètre de l’ellipse
  9. Saint Charles, né à Arona, à côté du colosse, en 1538, meurt à Milan en 1584. Il s’immortalisa pendant la peste de 1576.
  10. Si on les traduisait en français.
  11. M. Pellico sortira de la prison du Spielberg à la fin de 1826. On annonce qu’il y a composé huit ou dix tragédies.
  12. Lire les trois premiers volumes de l’excellente Histoire de Toscane de Pignotti, bien supérieur à M. Sismondi. Pignotti est aussi vrai que pittoresque. Pour l’histoire de l’Église, en Italie, voir le véridique Potter et la Vera idea della Santa Sede de M. Tamburini. Une satire aimable n’est point de l’histoire, et Voltaire ne vaut rien parlant de l’Église.
  13. Je respecte beaucoup le caractère de M. David, il ne se vendit pas comme un homme de lettres. Ses tableaux ne font pas plaisir à l’œil ; ils seraient peut-être bons sous la latitude de Stockholm.
  14. Les buli, gens hardis et adroits, se louaient, vers 1775, pour assassiner. Voir le Voyage de M. Roland (le ministre). On prétend qu’on en trouverait encore, au besoin, dans les environs de Brescia. J’ai entendu un jeune homme menacer sérieusement son ennemi de le faire assassiner par ses buli. La gendarmerie de Napoléon avait comprimé ces braves gens.
  15. Voyage de Zurich à Zurich, par l’auteur des derniers volumes de Grimm.
  16. A la marchesa Paola Travasa
    Vuna di primm damazz de Lombardia.
    (La Nomina del Capellan.)

  17. Mademoiselle Pallerini, qui joue Mirra, est comparable à madame Pasta. (1826)
  18. Pour tout ce qui est religion, voir la Vie de Scipion Ricci, par M. de Potter. La véracité de cet historien est inattaquable. Les Famiglie illustri de M. Litta me sont fort utiles. (1826)
  19. Né en 1735, mort en 1795.
  20. Je traduis, ceux que j’ai l’honneur de connaître n’auraient pas accepté.
  21. Desgrazi di Giovanin Bongee.

    De già, lustrissem, che semm sul descors
    De quij prepotentoni di Frances…

    Les Disgrâces de Jean Bongée. « Très-excellent seigneur, puisque nous sommes venus à parler de ces insolents de Français », etc., etc…

    L’aimable Carline Porta m’a récité lui-même ce charmant petit poême. On le trouve dans le tome Ier de ses œuvres (Carline Porta, né à Milan en 1776, mort en 1821). On n’a osé imprimer que ce qu’il y a de moins saillant. La censure autrichienne, exercée par des Italiens renégats, est terrible. C’est à Lugano qu’il faut acheter les livres italiens. Le landaman du canton du Tessin reçoit chaque année de belles boîtes de S. M. I. et R. On m’a fait de bons contes sur l’administration des finances à Bellinzona et à Lugano. (Note ajoutée en 1826.)

  22. Toujours entourées de flatteurs dès l’âge de trois ans. Se rappeler le menuet bleu, éducation de Mesdames de France, dans les Mémoires de madame Campan.
  23. Promettant des jouissances pour l’avenir.
  24. Je ne parle jamais politique à aucun de mes amis. La plupart me croient ministériel.
  25. Voir le caractère de Côme de Médicis, duc de Florence en 1537, duc de Sienne en 1555, grand-duc de Toscane en 1569, mort en 1574, après avoir pesé trente-sept ans sur la Toscane. Quelle leçon de scélératesse pour tout un peuple !
  26. Quoiqu’il n’accepte point ma loge, que je lui offre, de peur de se compromettre avec la police. Cette police lui défend de traiter le sujet magnifique de l’Ebrea di Toledo.
  27. Molti averne
    Un goderne,
    E cambiar spesso.

  28. L’auteur sent mieux que personne combien il a peu le droit de trancher ainsi sur d’aussi grandes questions. Je désire être bref et clair. Si j’avais recours à l’appareil inattaquable des formes dubitatives et modestes qui conviennent si bien à mon ignorance, ce voyage aurait trois volumes, et serait six fois plus ennuyeux. Par le temps qui court, la brièveté est le seul signe de respect apprécié par le public. Je ne prétends pas dire ce que sont les choses, je raconte la sensation qu’elles me tirent.
  29. Un proverbe italien dit : « Un abbé commence par le noir, arrive au violet, de là au rouge, et finit par le blanc. » L’uniforme d’un abbé se porte aux jambes. Il arrive à Rome avec des bas noirs : il en prend de violets quand il est fait monsignore (prélat), comme notre homme de ce soir. Le cardinal a des bas rouges, et enfin le pape porte des bas blancs. Les abbés étant riches, gais et amants des plus jolies femmes, ne sont point ridicules en Italie. La morale y étant parfaitement séparée du dogme, ils ne sont pas tristes comme des ministres protestants. Ils ne deviennent tristes que vers les soixante ans, quand la peur du diable reparaît.
  30. Voir Gorani, Description des cours d’Italie vers 1796. C’est un ultra-libéral.
  31. Les lazzaroni, les plus misérables des hommes, frémissent si le Vésuve vient à jeter de la lave. Je vous le demande, dans leur état si malheureux, que leur reste-t-il à perdre ? (Je cite de mémoire.) — (Montesquieu, Œuvres diverses.)
  32. Quelques années après la date de ce voyage, j’ai vu à Paris discuter, devant sept à huit jeunes personnes, toutes les probabilités de la haute fortune de la marquise Octavie, dont alors le public commençait à s’occuper. Ce discours dura quarante-cinq minutes. (Note ajoutée en 1826.)
  33. Voir la bonne édition, chez M. Firmin Didot, 1824, avec la traduction en portugais.
  34. D’après le principe qu’il n’y a de perfection qu’en France, le gouvernement de Napoléon, à Milan, ne permettait pas aux Italiens de garder leur chapeau au parterre de la Scala. À chaque instant deux commissaires de police, apostés pour cela, venaient vous toucher le coude fort poliment, si la peur de vous enrhumer dans cette salle immense vous faisait céder au besoin de mettre votre chapeau. De tout le gouvernement de Napoléon, cette bagatelle est peut-être ce qui a le plus vexé les Milanais. Le prince Eugène manquait de tact pour ces choses-là.
  35. Il y a un dictionnaire milanais-italien, en 2 vol. in-8°, fort bien imprimé à l’imprimerie royale. La base de la langue est minga, qui veut dire pas du tout.
  36. Cinquième chant de la Mascheroniana, poëme de Monti à l’occasion de la mort de Lorenzo Mascheroni. Ce grand poëte décrit une année de la vie de Napoléon. Il avait commencé dans la Basvigliana l’histoire de la révolution française. Quel dommage qu’il n’ait pas traité tout ce beau sujet ! Monti est un enfant impressionnable qui a changé de parti cinq ou six fois dans sa vie : ultra fanatique dans la Basvigliana, il est patriote aujourd’hui ; mais ce qui le sauve du mépris, jamais il ne changea pour de l’argent comme M. Southey.
  37. Tout est changé depuis 1820 : une sorte de terreur règne à Milan. Ce pays est traité comme une colonie dont on craint la révolte.
  38. Sept malheureux sont morts de faim dans les rues de Londres pendant que j’y étais (1821)
  39. Voir en preuve les admirables Mémoires de miss Wilson, Matilda, Tremaine.

    Un livre de la nature de celui-ci dure si peu, que je suis obligé de remplacer par des allusions aux choses de 1826, beaucoup de petites allusions et façons de parler que je trouve dans mon journal. J’écrivais chaque soir en 1816, mais je n’envoie à l’impression en 1826 que ce qui me semble encore vrai. J’ai passé en Italie les années 1820 à 1826. Six années de voyages en ce pays, auquel La plupart des voyageurs n’accordent que six mois, sont mon seul titre à la confiance du lecteur, et compensent peut-être le manque de savoir et de style. J’ose dire la vérité, ce qui m’expose aux injures les plus sales dans les journaux littéraires italiens. (Note ajoutée en 1826.)

  40. Cette force provient de l’admiration de ce qu’on a osé faire pendant les accès de passion ; on prend confiance en soi.
  41. Voir le Voyage de ce M. Millin, membre de tant d’Académies.
  42. Tout ce que la nature voulut cacher au sein des Alpes et dans les roches les plus élevées, tout ce qui respire dans les airs, sur la terre, ou se joue dans les eaux, une main savante te l’expose dans ces riches compartiments. Le fer imite la chrysolithe et le rubis ; le mercure liquide jaillit de la roche où il naquit ; le funeste arsenic brille d’un feu sombre, et les regards avides de l’homme découvrent au milieu de son sable natif la poudre si pâle qui doit fournir de l’or, etc.

    (On croit traduire des vers latins.)

  43. Je ne pourrais dire sur les Bûrschen que ce qu’on peut trouver dans le Voyage en Allemagne de M. Russell, d’Édimbourg. Les rites de leurs duels montrent combien la sensation du moment est peu de chose en Allemagne. Il est curieux de voir, en six mois de temps, Gottingue, Pavie et le parterre de l’Odéon (1826).
  44. Je supprime ici un grand morceau sur la jeunesse italienne. Pour ne pas sembler fastidieuse, cette métaphysique. qui n’est que la substance de cent anecdotes, a besoin d’être lue sur les bords du Tésin. De telles vérités semblent hasardées à l’étranger et mettent en fureur la vanité municipale. Le journal de mon voyage semblera peut-être moins paradoxal aux personnes voyageant actuellement en Italie. Il me faudrait quatre in-quarto pour conter les anecdotes rappelées dans mes notes par une allusion d’un mot, et desquelles je tire des conclusions morales. Voir dans les papiers publics de 1825 le récit de la révolte des étudiants de Pavie : 1o  la mort du jeune Guerra ; 2o  ce qui suivit son enterrement. Les procédés de la police, ce jour-là, ne seront pas oubliés dans vingt ans, et chaque année leur vile barbarie sera exagérée. S’agit-il de courage, ou, pour mieux dire, de la disparition du danger au moyen d’un accès de colère, les étudiants de Pavie l’emportent peut-être sur ceux de tous les autres pays. Rien que la mort présente, et surtout bien laide à voir, ne pourrait arrêter dix mille étudiants italiens : il faudrait des boulets déchirant et semant des entrailles, comme à la mort du général Lacuée. (1826.)
  45. À trente ans on a perdu toute la partie du courage qui vient de la colère.
  46. Chronicon Petri Azarii, p. 301. Cet auteur nous a conservé la description de ce supplice : Intentio domini est, etc. Beaucoup de malheureux périrent ainsi en 1372 et 1373.
  47. Voir un Voyage en Italie supérieurement imprimé par P. Didot vers 1806.
  48. De 1300 à 1440, cruautés des Visconti ; en 1758, Gianone meurt en prison dans la citadelle de Turin ; en 1799, supplices à Naples. Plus tard, les seuls progrès de la philosophie et la crainte de l’opinion s’opposent à ce qu’on suive certains conseils. Rome, 1814, C. Alb.
  49. M. Botta vient de gâter ce beau sujet. La haine aveugle pour Bonaparte porte M. Botta à nier l’affaire de Lonato. M. Paradisi a relevé quelques bévues de ce pauvre historien, fort honnête homme d’ailleurs. (1826.)
  50. Louis Carrache, né en 1555, mort en 1619.
    Annibal, Carrache, né en1560, mort en1609.
    Augustin, arrache, né en1558, mort en1601.
  51. Voir la statue de Pie VI, devant le maître-autel de Saint-Pierre de Rome. Raphaél Mengs a placé le portrait de madame Lepri dans sa médiocre fresque du Parnasse, à la villa Albano.
  52. Il n’est pas de pays, il n’est pas d’armée qui ne reçût de l’honneur de la vie et de la mort de M. de Santa-Rosa. Peu de temps après cette mort héroïque, j’ai déjà essayé, selon mes faibles forces, de dire au public ce qu’il pensera de ce grand homme dans cent ans. Si le présent ouvrage eût été moins paradoxal et plus grave, je l’aurais dédié à la mémoire de cet illustre Italien. Je souhaite que ceux de ses compatriotes qui lui ressemblent, et que je m’abstiens de nommer de peur de les compromettre, trouvent ici un témoignage de ma profonde estime. Honneur au pays qui a produit les Santa-Rosa et les Rossarol !
  53. La théorie du patriotisme d’antichambre, tel qu’on le pratique chaque jour envers les cantatrices qui ne sont pas nées en France, se trouve tout entière dans Virgile :

    ........Pallas quas condidit arces
    Ipsa colat : nobis placeant ante omnia silvæ.
    Eglog. II.

  54. Correspondance de Grimm, janvier 1783. « M. le comte de Chabriant, capitaine en survivance des gardes de Monsieur, piqué de ne plus trouver de place au balcon, le jour de l’ouverture de la nouvelle salle, s’avisa fort mal à propos de disputer la sienne à un honnête procureur ; celui-ci, maître Pernot, ne voulut jamais désemparer. — Vous prenez ma place. — Je garde la mienne. — Et qui êtes-vous ? — Je suis M. six francs (c’est le prix de ces places). Et puis des mots plus vifs, des injures, des coups de coude. Le comte de Chabriant poussa, l’indiscrétion au point de traiter le pauvre robin de voleur, et prit enfin sur lui d’ordonner au sergent de service de s’assurer de sa personne et de le conduire au corps de garde. Maître Pernot s’y rendit avec beaucoup de dignité, et n’en sortit que pour aller déposer sa plainte chez un commissaire. Le redoutable corps dont il a l’honneur d’être membre n’a jamais voulu consentir qu’il s’en désistât. L’affaire vient d’être jugée au Parlement. M. de Chabriant a été condamné à tous les dépens, à faire réparation au procureur, à lui payer deux mille écus de dommages et intérêts, applicables, de son consentement, aux pauvres prisonniers de la conciergerie ; de plus, il est enjoint très expressément audit comte de ne plus prétexter des ordres du roi pour troubler le spectacle, etc. Cette aventure a fait beaucoup de bruit, Il s’y est mêlé de grands intérêts : toute la robe a cru être insultée par l’outrage fait à un homme de sa livrée, etc. M. de Chabriant, pour faire oublier son aventure, est allé chercher des lauriers au camp de Saint-Roch. Il ne pouvait mieux faire, a-t-on dit, car on ne peut douter de son talent pour emporter les places de haute lutte. » (Grimm, troisième partie, tome II, page 102.) Supposez un pauvre diable obscur au lieu de maître Pernot.
  55. Je demande pardon d’imprimer une anecdote si connue et que M. de Bouffiers contait si bien.

    On jouait beaucoup, avant la Révolution, chez madame la duchesse de Polignac ; cette maison était le centre du beau monde. Le comte de Coigny y venait souvent, et un peu, à ce que pensaient quelques personnes, parce que madame de la Suze, jeune femme mariée depuis peu, s’y trouvait tous les soirs. Le comte se plaignait un jour du malheur qu’il avait de dormir la bouche ouverte, ce qui le réveillait trois ou quatre fois par nuit, et de la manière la plus désagréable. Un médecin allemand, qui amusait cette noble société, lui dit : « Je vais vous guérir, monsieur le comte, et avec une carte à jouer ; vous la roulerez, vous la placerez comme un tuyau de pipe dans le coin de la bouche, entre les lèvres, avant de vous livrer au sommeil. » Le soir, quand le jeu fut terminé, M. de Coigny, faisant des contes et jouant avec les cartes, madame de Polignac lui dit : Tenez, comte, prenez ce valet de cœur qui vous guérira cette nuit. » Le lendemain, à la même heure, après la fin du jeu, et la même société se trouvant à peu près autour de la table, y compris madame de Luz, arrive de Versailles M. le baron de la Suze. Après avoir dit les nouvelles, il ajoute : « Je suis ici de bonne heure aujourd’hui, mais hier je ne suis rentré chez moi qu’à cinq heures du matin. À propos, madame la duchesse, vous donnez des vices à ma femme ; elle devient une joueuse effrénée : devinez ce que j’ai trouvé dans son lit : un valet de cœur ! » Et le baron tire de sa poche et montre à la société stupéfaite le valet de cœur de la veille, roulé en tuyau de pipe. M. le baron de la Suze commençait à remarquer le grand effet que produisait son histoire, mais madame la duchesse de Polignac eut la présence d’esprit de l’emmener pour longtemps dans l’embrasure d’une fenêtre, sous prétexte de lui parler d’affaires à traiter à Versailles.

  56. Comme M. le duc de Chaulnes ne venait jamais voir sa femme le soir, elle recevait l’abbé de Voisenon. Il s’y trouvait une nuit dans un négligé assez embarrassant, lorsque tout à coup l’on entend venir le duc. « Nous sommes perdus ! s’écrie madame de Chaulnes. — Nous sommes sauvés, reprend le petit abbé plein de sang-froid, si vous voulez bien faire semblant de dormir. » Et l’abbé se met à lire tranquillement. Le duc paraît sur la porte ; l’abbé, le doigt sur la bouche, lui fait signe de se taire et d’approcher sans bruit. Dès qu’il fut près du lit : « Vous êtes témoin, monsieur le duc, que j’ai gagné le pari : madame la duchesse, qui se plaint de ne jamais dormir, a gagé ce soir que je ne viendrais pas dans sa chambre à une heure du matin. J’ai enchéri, et j’ai dit que je me placerais dans son lit : m’y voici. — Mais, est-il déjà une heure ? » dit le mari. Et il alla consulter une pendule dans la pièce voisine. Après quoi, toujours dans un profond silence, l’abbé se leva, s’habilla et s'en alla avec M. de Chaulnes, « Qui le perça d’un coup de poignard une heure après, ajoute un Italien. — Pas le moins du monde. » Ce mot provoque le sourire de la plus parfaite incrédulité.
  57. Je voudrais que l’on pût n’imprimer que pour quarante personnes ; mais comment les deviner ? Madame Roland ne passait peut-être que pour une pédante aux yeux de ses amies, qu’elle choquait par ses sentiments. Le malheur, c’est que l’on connaît fort bien les personnes de qui l’on voudrait ne pas être lu ; et comme on redoute pour ses sentiments l’ironie qui les gâte, des êtres placés à l’autre extrémité de l’échelle morale ont pourtant de l’influence sur nous. Que dis-je ? le dégoût qu’ils inspirent porte quelquefois à un ton tranchant et dur qui peut choquer les âmes délicates. C’est ainsi que les flatteries de si mauvais goût sur l’honneur national, qu’on lit tous les matins, entraînent quelquefois à énoncer durement les désavantages de la France.
  58. Les noms, les lieux, les dates, tout est changé, il n’y a d’exact que le sens moral des anecdotes. Qu’importe à un étranger à deux cents lieues de distance, et après dix années d’intervalle, que le héros d’un conte s’appelle Albizzi ou Traversari ? Regardez, je vous prie, toutes les anecdotes comme de pure invention, comme des apologues. Celle-ci s’est peut-être passée à Trévise (1826).
  59. Le général Bertoletti, si brave, est, je crois, de Milan. Pino a été aussi brave que Lecchi ou Zucchi.
  60. Manière d’amener les autres à faire ce qui nous est agréable, dans les cas où l’on ne peut employer ni la force ni l’argent.
  61. Je n’ai manqué à ma parole que pour le seul lord Byron. Dans la chaleur de la discussion et pour lui prouver une théorie morale, j’eus la folie de raconter cet épisode à ce grand poëte. Il me jura qu’il le mettrait en vers : je ne l’ai point trouvé dans Don Juan. Monsignore Codronchi, homme supérieur, vient de mourir en 1826.
  62. « Que dirai-je, enfin ? L’Italie moderne, arrivée au comble de la nullité et de l’abaissement, me démontre encore (grand Dieu ! dois-je le dire ?) par les crimes exécrables et pourtant sublimes que chaque jour voit commettre, qu’elle abonde, même aujourd’hui, et plus qu’aucun autre pays de l’Europe, en âmes ardentes supérieures à toute crainte, et à qui rien ne manque, pour s’immortaliser, qu’un champ de bataille et le moyen d’agir. »

    Remarquez la longueur de cette phrase ; c’est le défaut de la prose italienne que Boccace forma sur le modèle de la prose de Cicéron. Alfieri dit ailleurs : « La pianta uomo nasce piu robusta qui che altrove. » (La plante homme naît plus vigoureuse en Italie que partout ailleurs.) Rien n’est plus véritable. Donnez pendant vingt ans un Napoléon aux Romains, et vous verrez.

  63. Voir les Débats du 28 mars 1826, qui peignent les ennuis d’un propriétaire ià cinquante lieues de Paris ; jugez de ce qui se passe à six lieues de Ferrare.
  64. Ce n’est qu’en voyage ou lorsque les accidents sont à redouter que l’Italien descend aux précautions ; mais alors les précautions ne le distraient pas de sa rêverie ou de sa passion, elles deviennent l’objet de sa passion. L’auteur a besoin de toute l’indulgence du lecteur ; souvent on trouvera des contradictions apparentes, telles que celle-ci, et même des fautes plus graves. L’auteur n’avait pas six volumes à sa disposition en traçant ces notes rapides. Il a fort peu de mémoire : ce voyage n’est donc qu’un recueil de sensations, où les doctes pourront relever mille erreurs. La malle de l’auteur a été visitée vingt et une ou vingt-deux fois. L’aspect d’un livre irrite le douanier, qui est censé savoir lire, et qui se voit tancer trois fois par mois pour avoir laissé passer un Compère Matthieu sous le faux titre de Vie de saint Ambroise. À la douane de Mendrisio, je fis cadeau de tous mes livres au douanier étonné. Dans chaque ville, j’achète sept à huit volumes, qu’en partant je dépose chez le maître de l’hôtel.

    Les livres italiens imprimés en Italie voyagent par le roulage, dans une caisse à part, et jusqu’ici on ne les a pas arrêtés.

  65. Primfaced women.