Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Chapitre 40

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 7-11).

DE L’AMOUR

LIVRE SECOND


CHAPITRE XL


Tous les amours, toutes les imaginations, prennent dans les individus la couleur des six tempéraments :

Le sanguin, ou le Français, ou M. de Francueil (Mémoires de Mme d’Épinay) ;

Le bilieux, ou l’Espagnol, ou Lauzun (Peguilhen des Mémoires de Saint-Simon) ;

Le mélancolique, ou l’Allemand, ou le don Carlos de Schiller ;

Le flegmatique, ou le Hollandais ;

Le nerveux, ou Voltaire ;

L’athlétique, ou Milon de Crotone[1].

Si l’influence des tempéraments se fait sentir dans l’ambition, l’avarice, l’amitié, etc., etc., que sera-ce dans l’amour qui a un mélange forcé de physique ?

Supposons que tous les amours puissent se rapporter aux quatre variétés que nous avons notées :

Amour-passion, ou Julie d’Étanges,

Amour-goût, ou galanterie,

Amour physique,

Amour de vanité (une duchesse n’a jamais que trente ans pour un bourgeois).

Il faut faire passer ces quatre amours par les six variétés dépendantes des habitudes que les six tempéraments donnent à l’imagination. Tibère n’avait pas l’imagination folle de Henri VIII.

Faisons passer ensuite toutes les combinaisons que nous aurons obtenues par les différences d’habitudes dépendantes des gouvernements ou des caractères nationaux :

1o Le despotisme asiatique tel qu’on le voit à Constantinople ;

2o La monarchie absolue à la Louis XIV ;

3o L’aristocratie masquée par une charte, ou le gouvernement d’une nation au profit des riches, comme l’Angleterre, le tout suivant les règles de la morale biblique ;

4o La république fédérative ou le gouvernement au profit de tous, comme aux États-Unis d’Amérique ;

5o La monarchie constitutionnelle, ou…

6o Un état en révolution, comme l’Espagne, le Portugal, la France. Cette situation d’un pays donnant une passion vive à tout le monde, met du naturel dans les mœurs, détruit les niaiseries, les vertus de convention, les convenances bêtes[2], donne du sérieux à la jeunesse, et lui fait mépriser l’amour de vanité et négliger la galanterie.

Cet état peut durer longtemps et former les habitudes d’une génération. En France il commença en 1788, fut interrompu en 1802, et recommença en 1815 pour finir Dieu sait quand.

Après toutes ces manières générales de considérer l’amour, on a les différences d’âge, et l’on arrive enfin aux particularités individuelles.

Par exemple, on pourrait dire :

J’ai trouvé à Dresde, chez le comte Woltstein, l’amour de vanité, le tempérament mélancolique, les habitudes monarchiques, l’âge de trente ans, et… les particularités individuelles.

Cette manière de voir les choses abrège et communique de la froideur à la tête de celui qui juge de l’amour, chose essentielle et fort difficile.

Or, comme en physiologie l’homme ne sait presque rien sur lui-même que par l’anatomie comparée, de même dans les passions, la vanité et plusieurs autres causes d’illusion font que nous ne pouvons être éclairés sur ce qui se passe dans nous que par les faiblesses que nous avons observées chez les autres. Si par hasard cet essai a un effet utile, ce sera de conduire l’esprit à faire de ces sortes de rapprochements. Pour engager à les faire, je vais essayer d’esquisser quelques traits généraux du caractère de l’amour chez les diverses nations.

Je prie qu’on me pardonne si je reviens souvent à l’Italie ; dans l’état actuel des mœurs de l’Europe, c’est le seul pays où croisse en liberté la plante que je décris. En France, la vanité ; en Allemagne, une prétendue philosophie folle à mourir de rire ; en Angleterre, un orgueil timide, souffrant, rancunier, la torturent, l’étouffent ou lui font prendre une direction baroque[3].

  1. Voir Cabanis, influence du physique, etc.
  2. Les souliers sans boucles du ministre Roland : « Ah ! Monsieur, tout est perdu », répond Dumourier. À la séance royale, le président de l’assemblée croise les jambes.
  3. On ne se sera que trop aperçu que ce traité est fait de morceaux écrits à mesure que Lisio Visconti voyait les anecdotes se passer sous ses yeux, dans ses voyages. L’on trouve toutes ces anecdotes contées au long dans le journal de sa vie ; peut-être aurais-je dû les insérer, mais on les eût trouvées peu convenables. Les notes les plus anciennes portent la date de Berlin, 1807, et les dernières sont de quelques jours avant sa mort, juin 1819. Quelques dates ont été altérées exprès pour n’être pas indiscret ; mais à cela se bornent tous mes changements ; je ne me suis pas cru autorisé à refondre le style. Ce livre a été écrit en cent lieux divers, puisse-t-il être lu de même.