Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 37

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Ip. 190-193).

CHAPITRE XXXVII

Rexane


Quant à la jalousie chez les femmes, elles sont méfiantes, elles risquent infiniment plus que nous, elles ont plus sacrifié à l’amour, elles ont beaucoup moins de moyens de distractions, elles en ont beaucoup moins surtout de vérifier les actions de leur amant. Une femme se sent avilie par la jalousie, elle a l’air de courir après un homme, elle se croit la risée de son amant et qu’il se moque surtout de ses plus tendres transports, elle doit pencher à la cruauté, et cependant elle ne peut tuer légalement sa rivale.

Chez les femmes la jalousie doit donc être un mal encore plus abominable, s’il se peut, que chez les hommes. C’est tout ce que le cœur humain peut supporter de rage impuissante et de mépris de soi-même[1], sans se briser.

Je ne connais d’autre remède à un mal si cruel que la mort de qui l’inspire ou de qui l’éprouve. On peut voir la jalousie française dans l’histoire de madame de la Pommeraie de Jacques-le-Fataliste.

La Rochefoucauld dit : « On a honte d’avouer qu’on a de la jalousie, et l’on se fait honneur d’en avoir eu et d’être capable d’en avoir[2] ». Les pauvres femmes n’osent pas même avouer qu’elles ont éprouvé ce supplice cruel, tant il leur donne de ridicules. Une plaie si douloureuse ne doit jamais se cicatriser entièrement.

Si la froide raison pouvait s’exposer au feu de l’imagination avec l’ombre de l’apparence du succès, je dirais aux pauvres femmes malheureuses par jalousie : « Il y a une grande distance entre l’infidélité chez les hommes et chez vous. Chez vous cette action est en partie action directe, en partie signe. Par l’effet de notre éducation d’école militaire, elle n’est signe de rien chez l’homme. Par l’effet de la pudeur, elle est au contraire le plus décisif de tous les signes de dévouement chez la femme. Une mauvaise habitude en fait comme une nécessité aux hommes. Durant toute la première jeunesse, l’exemple de ce qu’on appelle les grands au collège, fait que nous mettons toute notre vanité, toute la preuve de notre mérite, dans le nombre des succès de ce genre. Votre éducation à vous agit dans le sens inverse. »

Quant à la valeur d’une action comme signe, dans un mouvement de colère je renverse une table sur le pied de mon voisin, cela lui fait un mal du diable, mais peut fort bien s’arranger, ou bien je fais le geste de lui donner un soufflet.

La différence de l’infidélité dans les deux sexes est si réelle, qu’une femme passionnée peut pardonner une infidélité, ce qui est impossible à un homme.

Voici une expérience décisive pour faire la différence de l’amour-passion et de l’amour par pique ; chez les femmes l’infidélité tue presque l’un et redouble l’autre.

Les femmes fières dissimulent leur jalousie par orgueil. Elles passent de longues soirées silencieuses et froides, avec cet homme qu’elles adorent, qu’elles tremblent de perdre, et aux yeux duquel elles se voient peu aimables. Ce doit être un des plus grands supplices possibles, c’est aussi une des sources les plus fécondes de malheur en amour. Pour guérir ces femmes, si dignes de tout notre respect, il faut dans l’homme quelque démarche bizarre et forte, et surtout qu’il n’ait pas l’air de voir ce qui se passe. Par exemple un grand voyage avec elles entrepris en vingt-quatre heures.

  1. Ce mépris est une des grandes causes du suicide ; on se tue pour se faire réparation d’honneur.
  2. Pensée 495. On aura reconnu, sans que je l’aie marqué à chaque fois, plusieurs autres pensées d’écrivains célèbres.
    C’est de l’histoire que je cherche à écrire et de telles pensées sont des faits.