Stendhal - De l’amour, I, 1927, éd. Martineau/Chapitre 14
CHAPITRE XIV
oici un effet qui me sera contesté,
et que je ne présente qu’aux hommes,
dirai-je, assez malheureux pour
avoir aimé avec passion pendant de longues
années, et d’un amour contrarié
par des obstacles invincibles.
La vue de tout ce qui est extrêmement beau, dans la nature et dans les arts, rappelle le souvenir de ce qu’on aime, avec la rapidité de l’éclair. C’est que, par le mécanisme de la branche d’arbre garnie de diamants dans la mine de Salzbourg, tout ce qui est beau et sublime au monde fait partie de la beauté de ce qu’on aime, et cette vue imprévue du bonheur à l’instant remplit les yeux de larmes. C’est ainsi que l’amour du beau et l’amour se donnent mutuellement la vie.
L’un des malheurs de la vie, c’est que ce bonheur de voir ce qu’on aime et de lui parler ne laisse pas de souvenirs distincts. L’âme est apparemment trop troublée par ses émotions, pour être attentive à ce qui les cause ou à ce qui les accompagne.
Elle est la sensation elle-même. C’est peut-être parce que ces plaisirs ne peuvent pas être usés par des rappels à volonté, qu’ils se renouvellent avec tant de force, dès que quelque objet vient nous tirer de la rêverie consacrée à la femme que nous aimons, et nous la rappeler plus vivement par quelque nouveau rapport[1].
Un vieil architecte sec la rencontrait tous les soirs dans le monde. Entraîné par le naturel et sans faire attention à ce que je lui disais[2], un jour je lui en fis un éloge tendre et pompeux, et elle se moqua de moi. Je n’eus pas la force de lui dire : Il vous voit chaque soir.
Cette sensation est si puissante qu’elle s’étend jusqu’à la personne de mon ennemie qui l’approche sans cesse. Quand je la vois, elle me rappelle tant Léonore, que je ne puis la haïr dans ce moment, quelque effort que j’y fasse.
L’on dirait que par une étrange bizarrerie du cœur, la femme aimée communique plus de charme qu’elle n’en a elle-même. L’image de la ville lointaine où on la vit un instant[3] jette une plus profonde et plus douce rêverie que sa présence elle-même. C’est l’effet des rigueurs.
La rêverie de l’amour ne peut se noter. Je remarque que je puis relire un bon roman tous les trois ans avec le même plaisir. Il me donne des sentiments conformes au genre de goût tendre qui me domine dans le moment, ou me procure de la variété dans mes idées, si je ne sens rien. Je puis aussi écouter avec plaisir la même musique, mais il ne faut pas que la mémoire cherche à se mettre de la partie. C’est l’imagination uniquement qui doit être affectée ; si un opéra fait plus de plaisir à la vingtième représentation, c’est que l’on comprend mieux la musique, ou qu’il rappelle la sensation du premier jour.
Quant aux nouvelles vues qu’un roman suggère pour la connaissance du cœur humain, je me rappelle fort bien les anciennes ; j’aime même à les trouver notées en marge. Mais ce genre de plaisir s’applique aux romans, comme m’avançant dans la connaissance de l’homme, et nullement à la rêverie qui est le vrai plaisir du roman. Cette rêverie est innotable. La noter, c’est la tuer pour le présent, car l’on tombe dans l’analyse philosophique du plaisir ; c’est la tuer encore plus sûrement pour l’avenir, car rien ne paralyse l’imagination comme l’appel à la mémoire.
Si je trouve en marge une note peignant ma sensation en lisant old Mortality à Florence, il y a trois ans, à l’instant je suis plongé dans l’histoire de ma vie, dans l’estime du degré de bonheur aux deux époques, dans la plus haute philosophie, en un mot, et adieu pour longtemps le laisser-aller des sensations tendres.
Tout grand poète ayant une vive imagination est timide, c’est-à-dire qu’il craint les hommes pour les interruptions et les troubles qu’ils peuvent apporter à ses délicieuses rêveries. C’est pour son attention qu’il tremble. Les hommes, avec leurs intérêts grossiers, viennent le tirer des jardins d’Armide, pour le pousser dans un bourbier fétide, et ils ne peuvent guère le rendre attentif à eux qu’en l’irritant. C’est par l’habitude de nourrir son âme de rêveries touchantes, et par son horreur pour le vulgaire, qu’un grand artiste est si près de l’amour.
Plus un homme est grand artiste, plus il doit désirer les titres et les décorations, comme rempart.