Stendhal - Correspondance - Tome I

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Correspondance

Le lecteur trouvera en tête de la plupart des lettres de Stendhal qui constituent celle édition, à côté de leur numéro d’ordre, une lettre de l’alphabet. Celle-ci permet d’éviter de trop longues notes en indiquant d’un seul signe l’origine de la lettre qu’elle précède, conformément au tableau suivant :

A. Correspondance de Slendhal (1800-1842)

publiée par Ad. Paupe et P.-A. Ché-ramy. Paris, Bosse, 1908. 3 vol. in-8°.

B. Stendhal : Lettres à Pauline. Édition

annotée et présentée par L. Royer et R. de la Tour du Villard. Paris, La Connaissance, 1921.

C. Lettres publiées par Arthur Chuquet

dans ; Siendhal-Beyle. Paris, Pion, 1902.

D. Lettres d Sophie Duvaucel, publiées

avec des notes par Louis Royer dans Slendhal au Jardin du Roi. Grenoble, Arthaud, 1930.

E. Lettres provenant des Archives du

Ministère des Affaires Étrangères.

F. Lettres publiées par M. Ferdinand

Boyer dans son étude sur la Mission de Stendhal à Ancône, dans le Figaro des 14, 21 et 28 juillet 1923.

G. Lettres provenant des manuscrits de

la Bibliothèque municipale de Grenoble.

H. Lettres provenant des Archives de la Marine de Toulon et publiées par Georges Girard dans le Divan, n° 130, juin 1927.

I. Lettres provenant des Archives départementales du département de l’Isère.

J. Lettres provenant des archives de l’Ambassade de France près le Saint-Siège à Rome et dont la copie nous a été communiquée grâce à la haute bienveillance de S. E. M. l’Ambassadeur F. Charles-Roux.

L. Lettres publiées par Mme Marie-Jeanne Durrv : Un ennemi de Stendhal. Paris, Le Divan, 1928.

N. Lettres provenant des Archives nationales de Paris.

S. Lettres interceptées par les Russes durant la campagne de 1812, annotées par Léon Hennet et le Commandant

Emm. Martin, et publiées par La Sabretache, Paris, 1913.

T. Lettres provenant du registre de la Correspondance générale du Consulat de France à Trieste et dont la copie nous a gracieusement été communiquée par M. René Doliot, consul général de France à Milan, ex-consul de France à Trieste, et par M. André Dupuy, consul de France à Trieste.

Pour les lettres de cette correspondance qui proviennent d’une autre source, une noie en bas de page en indiquera loujours la provenance.





CORRESPONDANCE

CORRESPONDANCE




1. — A
À SA SŒUR PAULINE[1]
Paris, 18 Ventôse an VIII. [Dimanche, 9 Mars 1800.]


Je ne me reconnais plus, ma chère Pauline, lorsque je pense que j’ai pu rester cinq mois sans t’écrire[2]. Il y a déjà quelque temps que j’y pense, mais la variété de mes occupations m’a toujours empêché de satisfaire mon désir. D’abord, je veux que tu m’écrives tous les huit jours sans faute ; sans cela[3], je te gronde ; ensuite je veux que tu ne montres tes lettres ni les miennes à personne ; je n’aime pas, quand j’écris de cœur, être gêné. Tu me diras comment va le piano ; si tu apprends à danser. As-tu dansé cet hiver ? je pense que oui. Apprends-tu à dessiner ? Le diable qui se mêle de mes affaires m’empêche d’apprendre depuis que je suis ici. J’apprends à danser d’un danseur de l’Opéra ; son genre ne ressemble en rien à celui de Beler ; comme celui que l’on m’enseigne est le bon, et que, comme tel, il parviendra, tôt ou tard, en province, je te conseille de t’y préparer en pliant beaucoup dans tous tes pas et en exerçant particulièrement le coup de pied. Je danse avec Adèle Rebuffel[4] qui, quoiqu’âgée de onze ans seulement, est pleine de talents et d’esprit. Une des choses qui a le plus contribué à lui donner de l’un et de l’autre, ce sont ses lectures multipliées ; je désirerais que tu prisses la même voie, car je suis convaincu qu’elle est la seule bonne. Tes lectures, si elles sont choisies, t’intéresseront bientôt jusqu’à l’adoration et elles t’introduiront à la vraie philosophie. Source inépuisable de jouissances suprêmes, c’est elle qui nous donne la force de l’âme et la capacité nécessaire pour sentir et adorer le génie. Avec elle tout s’aplanit ; les difficultés disparaissent ; l’âme est étendue, elle conçoit et aime davantage. Mais je te parle un langage inconnu ; je souhaiterais que tu pus le sentir.

Je te conseille de prier le g[rand] p[ère] de demander à Chalvet[5] le Cours de Littérature de La Harpe qu’il doit avoir et de le lire ; cet ouvrage t’ennuiera peut-être un peu, mais il te dégrossira et je te promets que tu en seras bien récompensée dans la suite. Je te conseille aussi de chercher mes cahiers de littérature pour y lire les mêmes choses que tu liras dans La Harpe et en même temps. Cette étude est indispensable ; tu le verras quand tu iras dans des sociétés qui méritent ce nom. Je désirerais que tu pus aller quelquefois au spectacle, à des pièces choisies, persuadé que je suis que rien ne forme plus le goût. Je voudrais surtout que tu vis les bons opéras-comiques ; cela te donnerait du goût pour la musique et te ferait un plaisir infini ; mais rappelle-toi bien que tu ne pourras jamais y aller qu’avec papa. S’il pouvait sentir mes raisons, cela me ferait bien plaisir. Je lui en parlerai quand j’irai à Grenoble. Je te conseille de tâcher de lire la Vie des Grands Hommes de la Grèce, de Plutarque ; tu verras, quand tu seras plus avancée en littérature, que c’est cette lecture qui a formé le caractère de l’homme qui eut jamais la plus belle âme et le plus grand génie, J.-J. Rousseau. Tu pourras lire Racine et les tragédies de Voltaire, si on te le permet. Prie mon g[rand]-p[ère] de te lire Zadig, de la même manière qu’il me le lut il y a deux ans. Je croirais bon aussi que tu lusses le Siècle de Louis XIV, si on le veut. Tu me diras : Voilà bien des lectures. Mais, ma chère amie, c’est en lisant les ouvrages pensés qu’on apprend à penser et à sentir à son tour. Dans tous les cas, lis La Harpe. Adieu. Je ne peux plus écrire sur ce papier ; j’ai mieux aimé le tenter ce soir que de ne pas le faire de quelques jours.

2. — B

À SA SŒUR PAULINE

[Mars ou Avril 1800.]

JE t’écrirai bientôt pour te donner une commission. Donne-moi le titre des pièces de musique que tu désires. Tu les recevras courrier par courrier. Copie exactement.

Quoique le cours de littérature de La Harpe ne soit pas parfait, c’est un livre à avoir. Vous voilà Caroline[6] et toi dans l’âge d’en profiter. Propose à papa de l’acheter. Lis les fables de La Fontaine. Dis-moi si elles t’amusent.


3. — A
À SA SŒUR PAULINE
Paris, 20 Germinal an VIII.
[Jeudi. 10 Avril 1800.]


JE ne conçois rien à ton silence, ma chère Pauline. Quelles sont donc les occupations qui peuvent t’empêcher de m’écrire ? Je croirais que c’est la danse, si nous n’étions pas en Carême. Mais je te parie une chose : tu t’imagines qu’il faut préparer ta lettre et en faire un brouillon ; c’est là la plus sotte manie qu’on puisse avoir, car, pour avoir un bon style épistolaire, il faut écrire exactement ce qu’on dirait à la personne si on la voyait, ayant soin de ne pas écrire des répétitions auxquelles l’accent de la voix ou le geste pourraient donner quelque prix en conversation. As-tu commencé La Harpe ? Je crois que oui, mais je pense que tu n’as pas osé aborder Plutarque : je crois cependant que tu feras bien de le lire. Tu y verras la peinture des mœurs antiques, et cela est très essentiel, parce que sans cesse on en parle, et on en parle mal. Avec le temps et après Plutarque, tu pourras lire les Lettres à Émilie sur la Mythologie, de Demoustier. Je te prie, lorsque tu feras la recherche du Cours de Littérature de M. Dubois[7], dans mes papiers, de bien chercher si tu ne trouves pas un cahier intitulé Selmours[8]. Si tu le trouves, je te prie de le prendre et de le renfermer dans quelque coin où personne n’aille le déterrer. Ne dis rien de cela à personne, et si tu l’as, perds la mauvaise habitude de lire jamais à personne les lettres que je t’écris.

Comment va le piano ? Comment va l’instruction des religieuses ? Tâche de te faire apprendre un peu de mathématique, cela est on ne peut plus essentiel. Si J’étais à Grenoble, je m’en chargerais avec plaisir ; n’y étant pas, je pense que M. David pourrait te donner quelques leçons ; cela ne coûterait pas cher à mon papa et te serait d'une grande utilité ¹.

Je crois qu'en prenant quatre ou cinq leçons par décade, cela coûterait 6 ou 9 fr. par mois, et au bout de six mois, pour une quarantaine de francs, tu aurais appris à raisonner mieux que bien des hommes. Dis-moi ce que tu penses de cela ; et, si cela te fait plaisir, je le proposerai à papa ou tu le lui demanderas toi-même. Cela te vaudrait mieux que 40 ans de tes reli­gieuses et 50 paires de bas. Une jeune fille qui se destine à être une bonne mère de famille, doit savoir faire un bas et ne jamais toucher l'aiguille, surtout dans le précieux temps de sa jeunesse ; tu ne pourras guère t'instruire que jus­qu'à vingt ans ; or, quand tu auras passé deux heures à tricoter, pendant ce temps tu aurais lu 250 pages d'un livre utile, et quelle différence ! Rappelle-toi bien que six francs paient une paire de bas, et que rien ne peut balancer les trente ou qua­rante heures de travail et les dix ou douze heures d'ennui qu'elle te cause. Vas-tu quelquefois au spectacle ? Dis-moi si on donne à Grenoble une pièce

1. Les conseils d'Henri Beyle furent suivis. Et Pauline e 8 floréal XII (28 avril 1804) écrivait à son frère : « Depuis 6 h. ½ jusqu'à 8 h. ½ qui est l'heure ou M. David arrive, je travaille aux mathématiques. » intitulée L'Abbé de l'Epée et qui est ici à sa trentième représentation ? Comment va Caroline ? Perd-elle un peu le ton rapporteur et caqueteur qu'elle avait à mon départ ? Si elle a le malheur de l'avoir encore, tâche de lui faire entendre que rien n'est détesté avec de plus justes raisons. Il faudrait bien qu'elle s'occupât de cela. C'est à son âge que le caractère se forme, c'est à cet âge que de criarde que tu étais, tu devins bonne et compatis­sante. Que fait Félicie? Quel ton a Oronce1? Rappelle-toi toujours que quand je t'in­terroge, c'est ton sentiment que je te de­mande et non pas ce que tout le monde dit. En général, il ne faut jamais répéter un avis, fût-ce celui du Pape, sans l'avoir pesé, autrement on s'expose à dire des balourderies qui font mal connaître votre manière de juger. Si c'est un fait qu'on vous ait affirmé, comme la personne peut avoir quelque passion qui l'ait en­gagée à vous tromper, il faut tâcher de le vérifier quand l'occasion s'en présente. Réfléchis un peu là-dessus et surtout réponds-moi. Si tes idées se brouillent, prends ma lettre et réponds-moi article par article, en t'interrogeant toi-même et écrivant ton jugement sur la chose. Je

1. Félicie et Oronce Gagnon, leurs cousins, enfants de Romain Gagnon. Oronce, mort général de division (1885). t'embrasse. Adieu. Des compliments à tout le monde, à Marion et à Antoine¹.

4. — A A SA SŒUR PAULINE

[Avril ou Mai 1800.]

Il y a bien longtemps, ma bonne sœur, que j'ai formé le projet de répondre d'avance aux lettres que tu m'écriras sans doute, quand tu auras moins à faire ; mais me trouvant, dans ce moment, caché dessous un secrétaire en jouant à cache-cache, et, par malheur, étant si bien caché que depuis dix minutes l'on me cherche en vain, je prends le parti de profiter de ce moment pour faire la conversation avec toi. Comment vont les lectures ? As-tu entrepris la lecture de La Harpe ? Je te la conseille d'autant plus que mon grand-papa t'expliquera ce que tu ne pourrais comprendre. Vas-tu toujours chez les religieuses ? Je n'ai pas grande idée de cela. J'aimerais mieux que tu les laissasses là, ainsi que les bas. Cultive beaucoup ton esprit et laisse le

1, Serviteurs des familles Gagnon et Beyle. travail des mains aux machines humaines.

Il vient de paraître un traité d'éduca­tion des filles par Mme Edgeworth, tra­duit par C. Pictet, un des coopérateurs de la Bibliothèque Britannique ; mon papa doit connaître cela, on le dit intéressant, il serait bon que tu le lusses.

Comment t'amuses-tu ? Vas-tu quel­quefois à Claix ? Réponds-moi, je t'en supplie ; cela aura deux buts : le premier, de me faire beaucoup de plaisir, le deu­xième de te former le style.

Ma foi, je suis pris ! Le bruit de ma plume m'a décelé. Comme je suis pris le dernier, je ne suis pas maire et je puis con­tinuer un instant. Que fait Caroline ? Gaétan1? Félicie ?

Sais-tu si l'on pourra m'envoyer une copie du Cours de Littérature de M. Dubois-Fontanelle 2 ?

Je ne te fais que des questions ; ma lettre est aisée à répondre. Fais-le le plus tôt possible et au long. Je t'embrasse de tout mon cœur.

H.

1. Gaëtan Gagnon, autre cousin, également fils de Romain Gagnon.

a. Dubois-Fontanelle né a Grenoble en 1737, mort en 1812, Auteur abondant. Il fut professeur de Belles-Lettres d'Henri Beyle à l'Ecole Centrale de Grenoble. 5. — A

A SA SŒUR PAULINE

Milan, le 10 Messidor.

L'an VIII de la République.

[Dimanche, 29 Juin 1800.]

Je suis bien sensible, ma chère Pau­line, à la petite lettre que tu m'as écrite ; je n'y aurais désiré qu'un peu plus de longueur. Je ne sais quand tu voudras faire cesser mes plaintes à cet égard. Tu sais que je suis à Milan, c'est une ville grande comme cinq fois Gre­noble, assez bien bâtie. Il y a une église d'un style gothique, c'est-à-dire toute en filigranes disposés en voûtes plus que plein cintre, qui est étonnante à la se­conde réflexion, mais qui ne saisit pas d'abord comme le sublime Panthéon. Je crois que l'extrémité du dôme est plus haute que la galerie du Panthéon. Pour t'en donner une idée, il faut te figurer une galerie circulaire longue de 50 à 60 pieds et haute comme quatre clochers de Saint-André les uns sur les autres. L'église n'est point finie et ne le sera pro­bablement jamais ; elle n'est point belle en dedans en général, elle n'est qu'éton nante par la patience infinie qu'elle sup­pose dans les divers ouvriers qui ont con­tribué à sa construction ; il y a peut-être mille statues depuis quarante pieds de proportion jusqu'à six pouces. Je ne te parle pas du Mont Saint-Bernard, tu en liras un jour la description dans un des Mille et un Voyages en Italie. Tout ce que je puis te dire, c'est qu'on en a ex-traordinairement exagéré la difficulté. Il n'y a pas un instant de danger pour les hommes. J'ai passé devant le fort de Bard, une montagne bien plus difficile. Imagine-toi un encaissement comme celui de la Vallée de Saint-Paul, près de Claix. Au milieu, un monticule ; sur ce monticule, un fort ; le chemin droit au fort dans le fond de la vallée et passant à portée de pistolet, sous le fort. Nous l'avons quitté à 300 t[oises] du fort et avons grimpé la montagne sous le feu continuel du fort1. Ce qui nous a fait le plus de peine, ç'a été nos chevaux qui, à chaque sifflement de boulet ou d'obus, se précipitaient de cinq à six pieds. Je ne sais si tu comprends toute cette description, mais je veux te faire partager ce spectacle vraiment éton­nant et je n'ai qu'un instant pour t'écrire. Il y a ici une salle de spectacle superbe.

1. Voir la Vie d'Henri Brulard, chap. 45. Imagine-toi que l'intérieur est grand comme la moitié de la place Grenette. On y joue le même opéra pendant quinze jours ; la musique est divine et les acteurs détestables. Toutes les loges sont louées, de manière que nous n'avons que le par­terre et la loge de l'Etat-Major. Je fais tous mes efforts pour apprendre un peu d'italien, mais n'ayant pas pu trouver un .....1, je vais très lentement. D'ailleurs mes occupations ne me permettent pas d'y travailler autant que je le voudrais. J'ai pris des Italiens une bien meilleure idée qu'on n'en a en France ; je me suis lié avec deux ou trois qui, vraiment, m'étonnent par la sagesse de leurs idées et le sentiment d'honneur qui règne dans leur cœur. Une chose à laquelle j'étais bien loin de m'attendre, c'est la charmante amabilité des femmes de ce pays. Tu ne me croiras pas, mais vraiment en ce mo­ment je serais au désespoir de retourner à Paris. Nous avons ici des chaleurs ex­traordinaires qui nous accablent horri­blement. D'abord nous avions cru pou­voir les braver en nous emplissant de glaces, mais nous avons éprouvé qu'elles nous échauffaient après nous avoir ra­fraîchis un instant. J'espère que tu ré-

1. Le mot est déchiré. pondras à cette longue lettre. Adresse ta réponse à Milan. J'espère y être encore ou dans les environs lorsque ta réponse arrivera.

H. BEYLE.

6. — A A SA SŒUR PAULINE¹

{Juillet-Août 1800.]

Je ne conçois pas, ma chère Pauline, ce qui peut t'empêcher de m'écrire. Comment dans la vie tranquille que tu mènes, ne trouves-tu pas un instant à sacrifier à un frère qui t'aime tendre­ment. Nous avons ici des chaleurs insup­portables pour des Français, nous en sommes tous accablés. J'ai fait dernière­ment un voyage assez agréable qui m'a éloigné pour quelques jours des carre­fours brûlants de cette ville. J'ai été avec D[aru] recevoir la forteresse d'Arona 2,

1. Le papier porte cet en-tête : Le Ministre extraordinaire du Gouvernement français à Milan. — Armée d'Italie, 1™ Division.

2. D'après la convention signée après Marengo, Arona était une des sept places de guerre qui devaient être évacuées par les Autrichiens ; et Daru était l'un des hauts commis­saires désignés pour faire exécuter la convention. et par occasion, j'ai visité les divines îles Borromées ; elles sont trois : Isola Bella, Isola Madre, Isola dei Pescatori. Imagine-toi un lac demi-circulaire, long d'une quinzaine de lieues, la partie tournée vers Milan, ou plutôt vers Buffatora, est environnée de coteaux charmants. Le Tessin, rivière superbe, sort de cette par­tie du lac ; à mesure que l'on s'avance sur ces ondes tranquilles, les coteaux deviennent montagnes, et la partie du lac, voisine de la Suisse, est environnée de rochers sourcilleux qui rappellent le Bernard1. Ces bords sont tranquilles ; peu de maisons, point de culture, nulle trace de ces treilles détestables, de ces palissades qui défigurent les célèbres bords du Léman. Ici, la nature se montre partout ; de temps en temps, on rencon­tre une petite barquette montée par deux pêcheurs, on marche ainsi une heure et demie. Tout-à-coup on se tourne et on se trouve aux pieds de la forteresse et de la ville d'Arona. Je n'ai jamais vu as­pect plus imposant. Imagine-toi un es­carpement comme celui de la porte de France à Grenoble. d'un côté ; de l'autre, une pente assez douce, au sommet, un

1. Il faut lire sans doute le Saint-Eynard, montagne au nord de Grenoble et qui est en bordure extrême du massif de la Chartreuse, — ou bien le Mont Saint-Bernard. fort inexpugnable environné de cinq enceintes qui en rendent l’abord impos­sible, une tour mince et élevée, au haut le pavillon tricolore. Tout-à-coup, dix-neuf coups de canon sont tirés, une pluie de terre tombe dans le lac, et salit un ins­tant ses eaux limpides. Nous descendons après avoir lutté trois quarts d’heure contre une tempête assez forte. Le len­demain matin, après avoir fait la visite du fort, nous nous rembarquons sur des barques canonnières autrichiennes ; nous sortons d’un petit port environné de mer ; nous prenons le large, aussitôt une superbe statue du bon saint Charles frappe nos regards, elle a soixante-neuf pieds de haut, et son piédestal vingt ; elle montre majestueusement le port d’une main ; de l’autre saint Charles tient un pan de son surplis ; c’est par ce pan qu’on entre dedans. Un homme se tient droit dans son nez, elle est tranquille au milieu du lac. Rien ne l’avait troublée depuis longtemps, lorsque, dernièrement, au siège d’Arona, une balle vint la frapper à la poitrine, heureusement elle n’a pas été endommagée. Jamais je n’ai vu un si bel aspect : les expressions manquent à mes sentiments. Nous voguions tran­quillement, j’étais à côté de l’amiral de la flotte ennemie, je faisais la conversation avec un aide-de-camp de Mélas, jeune homme charmant, à quelques préjugés près. Après trois heures de marche, nous aperçûmes au milieu de ce lac divin une montagne verte et à droite une plage et une petite maison blanche. L'île à gauche est Isola Bella. Celle à droite Isola Madre. Mais je m'aperçois que je bavarde ; n'importe. Puisque tu com­mences à voir cette situation roman­tique, tu en parcourras les détours en­chanteurs. Surtout ne montre cette lettre à personne, par l'idée qui m'en reste elle est pleine de ridicule pour les âmes froides. Je t'embrasse.

B.

7. — A A SA SŒUR PAULINE

23 Fructidor an VIII. [Mercredi, 10 Septembre 1800.]

J'avais déjà pensé, ma chère Pauline, à t'envoyer mon portrait, il est commencé depuis longtemps, mais la grande difficulté que j'éprouve à rester deux heures sans remuer et sans travailler empêche le peintre de le finir. Ta lettre m’a fait un sensible plaisir. Je suis bien fâché que tu ailles toujours perdre ton temps chez ces ennuyeuses dames. Je voudrais pour tout au monde que tu en fusses délivrée et je ne vois pas quelle espèce d’utilité tu retireras jamais de ces moments d’ennui. Heureusement voici les fériés et j’espère qu’il n’en sera plus question après. Il est très probable que je passerai ici l’hiver, à moins que je n’en parte dans vingt jours, alors je passerai aux Échelles. Si cette circonstance a lieu, je serais au comble de mes vœux, au reste ne dis rien de cela. La guerre recommence demain. On attend B[onaparte] avec toute sa famille. Écris-moi souvent ; moi, de mon côté, je te barbouillerai de temps en temps quelques morceaux de papier. Je t’embrasse de tout mon cœur.

H. B.

Dis donc un peu à tout le monde de m’écrire. Ce Colomb ne me dit rien ; il va si fort chasser à Voiron qu’il oubliera totalement celui qui ne cessera de le chérir comme son plus cher ami. 8. — A

A SA SŒUR PAULINE¹

Au Quartier Général de Milan,

le 6 Vendémiaire, an IX.

[Dimanche, 28 Septembre 1800.]

Je viens, ma bonne Pauline, d'un bal où je me suis ennuyé à la mort, et je viens causer avec toi pour m'endormir en pensant à toi. Tout ce qui te regarde m'est si cher. A cette heure, dis-je en moi-même, elle est sans doute à Claix, avec Félicie, Caroline et Gaëtan. Après une heureuse journée, elle va se reposer ; elle goûte, dans sa dernière pen­sée, le bonheur des âmes pures et exemptes de grandes passions. Ah ! si celles-ci donnent quelques instants de vrai bon­heur, par combien d'instants affreux ne sont-ils pas rachetés ! Comme tu m'as dit dans ta trop courte lettre que ton piano allait être porté à Claix, je pense que tu t'exerces souvent et que tu cherches à te fortifier dans cet art à la fois si agréable et si nécessaire. Je te vois d'ici, passant

1. Sur du papier portant cet en-tête : République Fran­çaise, Liberté - Egalité. L'Inspecteur aux Revues.— Armée d'Italie par la petite porte de l'enclos et allant manger des raisins à la vigne des Louvates ; en remontant, tu donnes la main au bon Gaëtan qui est tout étonné d'avoir plus de peine à monter qu'à descendre. Un autre jour, tu vas avec le papa te prome­ner à Doyatières1 ; tu admires de là la charmante vue de la plaine de Claix, et, dans le lointain, celle des montagnes et du fond de la vallée. Dis-moi comment vont tes lapins, s'il y a un chien à la mai­son et si les abeilles prospèrent. Dis-moi aussi si tu lis quelques livres ; fais-moi part des réflexions que ta lecture t'aura suggérées. Mais pour tout cela il faut faire une longue lettre, et lorsque la chère Pauline écrit une demi-page, en gros ca­ractères, elle s'imagine avoir fait une lettre comme celles de M. de Caulets, l'ancien évêque de Grenoble, qui n'avaient que sept à huit volumes in-4o. On dit que tu ne fais pas de grands progrès dans la grammaire, je n'en suis pas surpris. C'est une des sciences les plus ennuyeuses et, par conséquent, les plus difficiles. Pour bien l'approfondir, il faut néanmoins celle de plusieurs langues et, pour cela, en

1. Lieu dit de Doyatières près de la maison de campagne des Beyle à Claix ; c'est là que Henri Beyle, enfant, tua sa première grive. Cf. Vie de Henri Brulard chap. 33.

2. Jean IV de Caulet, évêque de Grenoble de 1726 à 1771. apprendre une étrangère. Je désirerais que tu pus tellement combiner tes affaires que tu pus en apprendre une, l'italienne, par exemple, dans les derniers mois de l'an IX. Une chose dont tu dois bien sentir la nécessité, c'est l'étude de l'his­toire. C'est la base des conversations et rien ne forme davantage le jugement. Je désirerais aussi que tu pus apprendre le dessin, bien autrement nécessaire qu'une belle plume ; on a beau dire, cette dernière ne peut s'acquérir que par le grand usage et, certes, tu ne seras jamais obligée d'écrire comme un commis. Je désirerais donc que l'année prochaine tu apprisses le dessin, l'histoire et l'arithmétique, science absolument nécessaire ; tu pourras lui donner les premiers mois de l'année, et, vers le commencement de messidor, la remplacer par l'étude de la langue ita­lienne. Je suis persuadé qu'en huit mois de mathématiques tu en sauras tout ce qui est nécessaire à une femme, et les trois mois d'italien te prépareraient à approfondir cette langue dans l'an X. Bien entendu que tu continueras toujours le piano. Parle de tout cela au papa. Je ne sais s'il pourra tout faire, soit que vous conveniez d'avoir une partie de ces maîtres ou tous. Songe combien de privations il s'impose pour nous et rends-les lui moins

Correspondance. — I dures par tes progrès. Je t’ennuie toujours en te parlant d’études, mais songe que je veux voir un jour ma chère Pauline aussi estimée par les qualités de l’esprit que par celles du cœur. Adieu. Longue réponse. Je t’écrirai demain ou après-demain.

H.

N’oublie pas les compliments à tout le monde. Mille amitiés surtout au gr[and]-père. Prie-le de m’envoyer un imprimé du procès-verbal des prix, sous le couvert du Comte Petiet, Ministre Extraordinaire du Gouvernement Français à Milan[9].

9. — A

À SA SŒUR PAULINE[10]

Bagnolo, le 16 Frimaire [an IX.]
[Dimanche, 7 Décembre]


Pourquoi ne m’écris-tu pas, ma chère Pauline ? moi qui suis obligé de tracer lentement ces caractères informes avec une plume de poulet. Je mets tout en mouvement pour m'entretenir avec toi, et toi, qui es au milieu de belles plumes de Hollande, tu ne me dis jamais rien. Dis-moi un peu ce que tu fais! Quels sont tes maîtres? Si tu t'amuses ou si tu t'ennuies. Je pense qu'on dansera cet hiver à Grenoble et que tu en auras ta part, car je sais que les Dorine de tous les pays aiment à danser. Sans doute Félicie et Gaëtan sont à Grenoble ? Donne-moi un peu de leurs nouvelles et de celles de ma tatan Gagnon, car je n'ai rien su d'elle depuis deux jours après sa rechute, en un mot, entre dans les plus grands détails et fais-moi une longue lettre tous les dimanches. Je ne sais quel démon peut t'empêcher d'écrire, c'est peut-être le même qui m'empêche de recevoir celles qu'on m'écrit. Je suis avec mon régiment dans un petit mauvais village cisalpin, à trois lieues de Brescia. Nous manquons absolument de tout et le pire est que le colonel ne peut pas nous donner la permission d'aller à Brescia, parce qu'on s'attend à attaquer à toutes les minutes. Nous manquons quelquefois de pain, alors nous sommes réduits à manger de la polenta, nourriture habituelle des brutes à figure humaine qui habitent ce pays. Je n'ai jamais vu et je ne m'étais pas formé l'idée d'hommes aussi abrutis que le bas peuple italien. Ils joignent à toute l'ignorance de nos paysans, un cœur faux et traître, la plus sale lâcheté et le fanatisme le plus détestable. Je ne suis pas surpris que l'impiété soit née en Italie : la meilleure religion, avec de pareils prosélytes, se ferait détester. Dernièrement le grand vicaire, qui commande les armées de ce canton, leur a donné une instruction unique dans son genre. Si j'avais pu me la procurer, je te l'aurais envoyée, quoique italienne ; le g[rand]-p[ère] aurait pu te l'expliquer ; elle contenait, après toutes les lamentations possibles contre les impies de Français, que les vaches dont nous boirions le lait mourraient, que les vignes dont on nous donnerait le vin se dessécheraient, enfin, que les maisons où nous habiterions seraient consumées de la foudre. On se consolerait de ces absurdités s'il n'y avait que cela, mais dès qu'un Français s'éloigne dans les terres les balles pleuvent ; les houzards du 10e ont trouvé le curé du village voisin, où ils sont stationnés, mettant le feu aux fermes pour nous éloigner d'ici. Tu juges comme nous sommes environnés d'hommes de bonne volonté. Je t'assure que nous regrettons la France et la Suisse ; au moins là nous aurions affaire à des hommes. Nous n'avons pas même de livres. Toute notre occupation est de chasser, lorsque les pluies éternelles qu'il fait nous le permettent. Adieu. Ecris-moi plus souvent. Souviens-toi qu'une de tes lettres me donne une journée charmante. Je t'embrasse sur les deux joues.

H. B.

10. — A

À SA SŒUR PAULINE[11]

Quartier Général de Milan, 2 Nivôse [an IX]

[Mardi. 23 Décembre 1800.]


Horicevuto, cara Sorella, la tua lettera, che m'a fato un piacere particolare. Sono incantato della tua positione che ti mette nel mezzo di divenire una signora instruita. Ti ricomando particolarmente l'istoria et la musica, due cose pricipale. La prima supra tutto sara preciosa in questo secolo. Di mi si tu balli molto quest iverno. Mi si scrive che quest anno gli balli, sono piu rari dell'anno scorso. Di mi ancora cio che fanno Carolina e Gaetano. Temo molto che la sciochezza di quel ultimo l’impedeglia di andar molto avanti nella lingua latina ; che ma fu scritto ch’imparava. Di mi si Carolina vada anche bene. Tu sai che siamo ancora una volta le mani legate in questo maladetto Paese. Il mio piu grande desiderio e de lo fugire si lontano che santa mai il suo nome vituperato. Spero di abracciarti ritornando à Grenoble, ritornando in Francia. Il mio cusino e sempre via di qui e ho ricevuto quest odgi una lettera di lui che m’assicura che sara ancora qualche giorni coll’armata di Général Murat abbiamo qui un spectacole veramente particolare, un opera lo piu bello che sia in mondo, e un ballo che non cede in niente a questo della contrada Richelieu per le decorazioni e la pompa. Di mi si questo iverno tu vai qualche volte al spectacolo, lo desiderai molte credendo que l’odizione delle bonne Comédie e Tragédie forma il caractere. Ed impara a essere bono e bravo nel mondo perche non cè tutto di formar belli designe nella solitudine, il tutto e de l’esecutare fra tutti i pericoli che possone...¹

Ecco una superba morale, ho gran paura che t’infastidischa, ti diro cose meno in-

1. La fin de la phrase est déchirée. crioso quando avro il piacere di compri-merti nei miei bracci. Adio, scrive mi piu sovanti1.

H. B.

1. Nous avons respecté les fautes d’orthographe et les barbarismes de cette lettre. En voici la traduction :

" J’ai reçu, chère sœur, ta lettre qui m’a fait un plaisir tout particulier. Je suis enchanté de ta situation qui te donne le moyen de devenir une dame instruite. Je te recommande particulièrement l’histoire et la musique, deux choses importantes. La première surtout sera précieuse dans ce siècle. Dis-moi si tu danses beaucoup cet hiver. On m’écrit que cette année les bals sont plus rares que l’année passée. Dis-moi aussi ce que font Caroline et Gaëtan. Je crains fort que la niaiserie de ce dernier l’empêche d’aller très avant dans l’étude du latin, on m’a écrit qu’il l’apprenait. Dis-moi si Caroline va bien aussi. Tu sais que nous avons encore une fois les mains liées dans ce maudit pays. Mon plus grand désir est de le fuir si loin que je n’entende plus jamais son nom abhorré. J’espère t’embrasser en revenant à Grenoble, en revenant en France. Mon cousin est toujours loin d’ici et j’ai reçu aujourd’hui une lettre de lui qui m’assure qu’il sera encore quelques jours avec l’armée du général Murat. Nous avons ici des spectacles vraiment exceptionnels, un opéra le plus beau du monde et un ballet qui ne le cède en rien à ceux de la rue de Richelieu pour la décoration et la pompe. Dis-moi si cet hiver tu vas quelquefois au spectacle. Je le désirerais beaucoup car je crois que l’audition des bonnes comédies et tragédies forme le caractère. Et il importe d’être bon et brave dans le monde car ce n’est pas tout de former de beaux desseins dans la solitude il faut encore les exécuter à travers tous les périls qui peuvent….. « Voici une superbe morale, j’ai grand peur qu’elle ne t’importune. Je te dirai des choses moins ennuyeuses quand j’aurai le plaisir de te serrer dans mes bras.
" Adieu. Ecris-moi plus souvent.

« H. B. »
11. — A
A SA SŒUR PAULINE
Milan, le 6 Nivôse an IX.
[Samedi, 27 Décembre 1800.]

Je profite du premier moment de tranquillité que j’ai, pour t’écrire, ma chère Pauline, mais ce qui me passe, c’est que tu ne me réponds jamais ; enfin, personne ne peut considérer comme un péché d’écrire à son frère. J’ai appris avec beaucoup de plaisir ton éloignement momentané et presque total de la maison. Te trouvant de bonne heure parmi des étrangers, tu apprendras à être aimable et surtout à ne rien dire qui puisse choquer les personnes avec lesquelles tu es destinée à vivre. Le G[rand]-P[ère] m’a dit que la Logique de Condillac était chez Mademoiselle Lassaigne1. Je t’invite à lire ce livre, tu ne le comprendras pas la première fois, mais, en surmontant ton ennui, tu seras étonnée de te trouver au niveau des plus grands raisonneurs. Je suis re-

1. Mlle Bourcet de la Saigne avait, après la Révolution, fondé à Grenoble l’Institution des dames de Saint-Pierre. Pauline y fau élève, après avoir quitté l’institution des religieuses. venu de mon régiment pour peu de jours, mais ma mission m'a retenu à Milan plus que je ne le croyais. J'espère cepen­dant partir un de ces jours. Tous les Français qui sont à Milan n'entendent plus depuis trois jours ; les deux ou trois mille cloches qui y existent sont dans les convulsions les plus étranges. Tu ne peux te former l'idée de l'espèce de tin­tamarre qu'elles font. Malgré un gros rhume, que les brouillards épais de la Lombardie m'ont donné, je suis allé hier au spectacle qui était le premier du Car­naval. Tu ne peux te former l'idée de la beauté des décorations et du luxe des costumes ; l'illusion est complète dans une salle comme celle de Milan. Imagine-toi la place Grenette couverte et tous les balcons avec des jalousies de taffetas de toutes couleurs, les plus petites loges sont comme le cabinet dans lequel je cou­chais à Grenoble. Chacun a, dans la sienne, des bougies allumées, une table, des cartes, et ordinairement l'on fait venir des ra­fraîchissements pour les dames. Danses-tu quelquefois au Carnaval ? Apprends-tu l'histoire ? C'est l'étude que je te désire parce qu'après elle tu pourras lire les voyages et par eux étudier les mœurs et les usages de nos voisins.
J'espère que cette fois tu rompras le silence. Quand tu m'écris, donne tes lettres à Marion qui aura facilement l'occasion de les faire mettre à la poste. Si tu pouvais juger du plaisir que quatre lignes de ta main me font, tu ne me donnerais pas ce charmant plaisir si rarement.

Dis-moi un peu ce que fait Caroline. Mon G[rand]-P[ère] m'a dit qu'il allait lui apprendre le latin, pour donner de l'émulation à Gaëtan. Je souhaite que tout cela vienne à bien, mais j'en doute. Je crains bien que notre sœur ne soit hypocrite et bornée et le cousin, gros et balourd. Pour toi, ma chère, mon unique sœur, tâche de t'élever au-dessus des miasmes qui obscurcissent ton débarque­ment dans le monde, sois bonne et ai­mante et surtout jamais fausse, car c'est un crime que de feindre la vertu. Adieu.
Je t'embrasse de tout mon cœur. Ecris-moi, de grâce !

H.B.

Pour t'assurer si cette lettre a été ou­verte, regarde si le cachet offre la tête nette d'un jeune homme, la tête ceinte d'une couronne d'oliviers, c'est celle de François II, actuellement régnant. 12. — A

A SA SŒUR PAULINE ¹ »

[Fin Décembre 1800.]

Ecris-moi donc plus au long ma chère Pauline ; toujours des prétextes pour interrompre ou terminer tes lettres ! Mets-toi donc un peu en train, et accoutume-toi à m'écrire une longue lettre d'une page, mais écris fin, je t'en supplie. Comment depuis le temps que tu apprends à écrire ne sais-tu pas prendre un caractère plus fin ?

Je m'étais douté comme toi que la bêtise de Gaëtan ne ferait que croître et embellir ; mais que veux-tu ? Il faut le supporter, nous ne nous faisons pas nous-mêmes, et il y aurait autant d'absurdité à mépriser un homme parce qu'il a moins d'esprit que nous qu'à s'enorgueillir de ce qu'on a les cheveux blonds, tandis qu'un autre les a noirs. Lis-tu un peu ? Voilà l'essentiel, acquiers des connais­sances d'abord pour elles-mêmes, et en­suite pour apprendre à réfléchir. Il est impossible de songer à paraître avec

1, En-tête du papier : Armée d'Italie. avantage dans le monde sans avoir beaucoup de lectures et surtout de celles qu'il n'est pas permis de n'avoir pas faites. Remarque bien que je n'entends, pas par monde le poulailler de Mmes Co­lomb, Romanier1, Bertr[and] et autres, mais bien la société dans laquelle tu en­treras un jour lorsque, grande, bien élevée et remplie de talents, on pourra te pré­senter. Dis-moi si tu lis La Harpe. Je dési­rerais bien que tu l'entreprisses. Prie le Grand-Papa de t'expliquer ce que tu ne comprendras pas. Tu sais bien que lorsque un jour tu assisteras à une tragédie où Achille, par exemple, aura un rôle, si tu ne connais pas l'histoire de ce héros et qu'on t'en parle, forcée de te taire, tout le monde te prendra pour une imbécile. Si, comme je l'ai entendu dire à une dame, tu dis en société que Virgile était l'ami d'Homère, tout le monde te rira au nez et tu resteras confondue. Il n'est pas moins nécessaire de savoir l'histoire litté­raire de notre pays. Ne serais-tu pas bien aise de savoir dans quel temps vivait Molière, dont les comédies t'amuseront tant un jour ? Ne voudrais-tu pas connaître

1. Mmes Colomb et Romagnier étaient ces cousines des Gagnon qui venaient, racontera Stendhal plus tard dans sa Vie d'Henri Brulard, faire la partie de sa grand'tante Eli­sabeth et étaient étonnées des scènes du jeune Henri Beyle avec sa tante Séraphie. les persécutions que le Tartufe, son chef-d'œuvre, lui fit essuyer ? Je te conseille aussi de lire les tragédies de P. Corneille, celles de Racine et quelques-unes de celles de Voltaire. Pourrais-tu rester in­sensible à la lecture de Zaïre, de Mérope, d'Alzire ? Tu pourras aussi lire La Hen-riade . Tu connais un peu l'histoire d'Henri IV, ce si bon roi ; tu la verras racontée là, en vers superbes. Prie le Grand-Papa de te raconter l'histoire des Dailly. Adieu, je t'embrasse, c'est trop bavarder pour aujourd'hui. J'oubliais de te dire que je t'écris pour te souhaiter la bonne année, je te souhaite d'être toujours bonne et sensible, et de lire plus de volumes que de faire de paires de bas. Réponds-moi sur tout cela. Le bonjour à Barbier1, recommande lui mes fusils.

1. Domestique de la famille Beyle, à Claix. C'est lui qu avait initié le jeune Henri à la chasse. — « Barbier, le domestique favori de mon père », dira Stendhal dans les Mémoires d'un Touriste, Le Divan, I, 170. 13. — A

A SA SŒUR PAULINE

Milan, 10 Nivôse an IX.
[Mercredi, 31 Décembre 1800.]

Tu ne m'écris plus, ma bonne Pauline, ou, pour mieux dire, tu ne m'as jamais écrit. Je ne sais pas cepen­dant comment tu peux encore douter du vif et tendre attachement que j'ai pour toi. Compte bien, je t'en supplie, et tu verras que depuis les féries, tu m'as écrit deux fois. Tu peux croire cependant que dans la grande ville, comme au milieu des marais, tes lettres me sont toujours bien chères. Je compte sur toi pour m'apprendre ce que font Félicie, Gaëtan et Caroline. Celle-ci, qui peint très bien ne m'a écrit que pour me donner le droit de lui faire des reproches. Je suis encore à Milan pour quelques jours et j'en profite pour juger l'excellente musique que l'on nous fait, chaque soir, au Grand Théâtre. J'aurais bien désiré prendre encore deux ou trois mois de clarinette et autant d'italien, pour être ferme, mais je n'ai pas assez de temps pour que cela me puisse être profitable. Quant à la danse, le temps humide qu'il fait me fait souffrir comme un diable d'un coup de sabre que j'ai au pied 1 ; je fais donc tout bonnement tapis­serie. J'espère qu'il n'en est pas de même de toi et que les valses et les contredanses de la nuit font un peu tort aux sages leçons de Mademoiselle Lassaigne. Au reste, je suspens mes jugements témé­raires jusqu'à ta réponse. Au reste, je ne sais si je dois te blâmer, nos heureux jours sont si courts. Je t'embrasse.

Réponse ce soir. H. B.

14. — A

A SA SŒUR PAULINE

S. d. [1800 ou 1801.]

J'ai reçu ta charmante lettre, ma chère Pauline ; elle m'a fait un sensible plaisir ; elle m'en aurait fait davan­tage si tu étais entrée dans de plus grands détails sur tes occupations ; je n'entends pas par là tes bas et la couture, mais bien tes études, tes lectures, ta musique, etc. As-tu La Harpe dont je t'ai parlé à Paris?

1. C'était un coup de pointe que lui avait donné en duel Augustin Petiet, sous-lieutenant de cavalerie comme lui. Vas-tu toujours chez tes Dames? Apprends-tu un peu d'arithmétique et d'ortographe ? Je te conseille de lire beaucoup, c'est le seul moyen de s'instruire. Dis-moi quelles sont tes connaissances, ce que tu as fait cet été et surtout écris-moi souvent et longuement ; tu ne saurais apprécier le plaisir que me font tes lettres. Donne-moi des nouvelles de Caroline, de Gaëtan et de Félicie. Comment se développent leurs qualités physiques et intellectuelles ? Ca­roline a-t-elle toujours les mêmes pen­chants et les mêmes habitudes que quand je l'ai quittée ?

15. — A

A SA SŒUR PAULINE

Coccaglio, le 3 Ventôse au IX.
[Dimanche, 22 Février 1801.]

Je suis parti hier de Milan, ma bonne Pauline, et après deux jours de marche, je me retrouve enfin au pied de mes chères montagnes. Je suis dans un petit bourg, à trois lieues de Brescia, adossé à la grande chaîne des Alpes et placé en amphithéâtre sur un joli coteau qui, autant que je puis le distinguer à sept heures du soir, est cou­vert de vignes. La route de Milan ici doit être divine en été, car elle est assez jolie en hiver ; on a les montagnes à gauche et de riches fabriques bornent de temps en temps la perspective à la droite. Lorsque j'étais rassasié du pay­sage, je me rappelais le sol que je foulais. 7.000 Russes périrent dans la retraite de... en voulant forcer le pont de Cassano que j'ai passé ce matin. On voit encore, dans une chapelle à droite du pont quelques centaines de têtes. C'est là que j'ai appris une des causes du courage de ce peuple crédule et superstitieux. Souvaroff leur avait fait persuader, par leurs aumô­niers, que tous ceux qui mourraient d'une blessure, reçue par le devant du corps, allaient en paradis ; tandis qu'au contraire ceux qui périssaient d'un coup venu par derrière descendaient en enfer. J'aperçois d'ici une petite forteresse bâtie à Rocafrano, par ordre de Bonaparte. On dit que de ce lieu on a une vue char­mante. Je regrette bien de ne pouvoir pas sacrifier deux heures à cette course. J'ai appris sur la route, par deux officiers, que mon général avait transféré son quar­tier général à Mantoue. C'est par consé­quent sur cette ville que je me dirige et j espère y recevoir ta réponse, car j'espère qu'à la fin tu me répondras. Je parie que tu vas regretter de ne pas habiter Milan, lorsque tu sauras que, par faveur spéciale du pape, énoncée dans une bulle ad hoc, le carnaval est prolongé de quatre jours dans cette ville heureuse ; et comme les jeunes filles sont les mêmes partout, elles ne manquent pas d'y affluer dès le mercredi des cendres. Cela rend les quatre derniers bals masqués charmants et je t'assure que celui auquel j'ai assisté il y a trois jours est presque égal à ceux que j'ai vus à Paris il y a un an.
J'espère qu'à ton tour tu vas me bavar­der aussi longuement que moi sur les plai­sir du Carnaval de Grenoble. Donne-moi des nouvelles de toutes tes jeunes amies, de celles que j'ai connues avant de partir, et des nouvelles, car en changeant de religieuses, tu as sans doute changé d'amies. N'oublie pas la grande cousine Eugénie, Mademoiselle Besson, Caroline Letourne, et pour faire une antithèse la grosse Guignaudon. Adieu, écris-moi de tes nouvelles au Quartier Général de la Réserve de l'armée d'Italie, actuellement à Mantoue.

H. B. 16. —A
A SA SŒUR PAULINE

Goïto, sous Mantoue, le 5 Ventôse an IX
[Mardi, 24 Février 1801.)

Je suis très près de ma destination, ma chère Pauline, car je ne suis séparé de Mantoue que par deux lieues et demie de marais. Je suis curieux de voir cette ville si célèbre par les deux sièges qu'elle a soutenus en l'an IV et en l'an VII. Elle est absolument au milieu des eaux dans cette saison pluvieuse. On y arrive par une plaine tout à fait sem­blable à celle qui environne le Rondeau1 ; par ci par là, on voit quelques champs dans le genre des marais de Claix. Casti-glione, où j'ai dîné, est situé précisément au pied des montagnes, les principales rues de la ville sont dans le genre de la montée de Chalemont2. Il y a un fort. Je ne te dis rien de Brescia, c'est un ras­semblement de maisons plus ou moins belles, comme toutes les villes, et rien ne

1. Le Rondeau est un vaste rond-point marquant exacte­ment le milieu du cours Saint-André (aujourd'hui cours Jean-Jaurès), qui a huit kilomètres en ligne droite et conduit de Grenoble à Pont-de-Claix.

2. Rue montante de Grenoble, sur la rive droite de l'Isère. paraît plus froid que la vue de ces pierres amoncelées. Ce que j'aime à voir dans une ville, ce sont ses habitants, car l'homme intéresse toujours l'observateur, il est même certains pays où il frapperait d'étonnement l'homme le plus froid. II existe à Brescia trois cent vingt-une maisons de religieux ou religieuses,outre la paroisse et un évêché. On y assassine un homme raide mort pour deux ducats, ou environ huit francs de France ; lorsqu'il vit encore après le coup de stylet, l'assassin véritable donne jusqu'à quatre ducats, ou seize francs, à son instrument. Tu ob­serveras que Brescia est une ville de 28 ou 30.000 âmes, chaque mois il y a 60 à 80 meurtres ; sous l'ancien régime, leur nombre s'élevait à 90 ou 100.

Paris est une ville de 8 à 900.000 âmes où par conséquent les excès en tous les genres abondent, ce qui devrait donner lieu à beaucoup d'assassinats. On y comp­tait, lorsque j'y étais, il y a un an, 57 églises de tous les genres, tolérées par le Gou­vernement, et suivant les rapports du Ministre de la Police, il entrait, les jours ouvriers, 3 à 400 fidèles dans chaque église et les dimanches de 1500 à 2000 ; il y avait ordinairement 10 ou 15 assassi­nats, 7 à 8 suicides et 15 à 20 morts par les duels ; la société perdait donc chaque jour, d'une manière violente, une qua­rantaine de personnes, ce qui fait 1200 par mois. Ce nombre de morts violentes est donc deux fois moindre proportionnelle­ment dans Paris, centre de toutes les corruptions, que dans une petite ville d'Italie. Je ne fais entrer en ligne de compte pour Brescia, ni les suicides, ni les tués en duel ; rarement les Italiens périssent ainsi. Adieu, écris-moi à Man-toue, Quartier Général de la Réserve.

H. B.

17. — A
A SA SŒUR PAULINE

Milan, 28 Germinal an IX.
{Samedi, 18 Avril 1S01\.

J'ai reçu ta petite lettre, ma bonne Pauline, et elle m'a fait bien plaisir. Je suis bien aise que tu t'oc­cupes et que tu acquières des talents : il faut en avoir, à quelque prix que ce soit. Lis beaucoup, car le xixe siècle sera pro­bablement encore plus raisonneur que son aîné, mais j'espère qu'instruit par son exemple, il raisonnera plus juste. Je vou­drais que tu lusses l'histoire de France par le prés[ident] Hénault, c'est un excellent cane­vas que je viens de relire avec beaucoup de plaisir. Tu feras bien aussi de lire les abrégés de l'abbé Lenglet-Dufresnoy. De­mande au grand-papa de te faire lire Esther, Athalie, Mérope, le Misanthrope, l'Avare, le Malade imaginaire. Ces ou­vrages immortels te feront connaître et aimer la littérature. Je t'annonce à l'a­vance qu'ils te feront mille fois plus de plaisir que tous les romans que tu as lus jusqu'à ce jour. Tu pourrais lire aussi les deux poèmes de l'immortel Homère ; juge de l'empire du Beau : il y a plus de 4.000 ans qu'il est mort et on parle tou­jours de lui. Que fait Caroline ? Donne-moi des détails sur elle. Gaëtan prend-il de l'esprit ? Je n'en crois rien. Parle-moi beaucoup d'Oronce, je crois qu'il sera bien un jour. Dis bien des choses de ma part à la bonne Tatan1 et à la tatan Char-vet2, quand tu la verras. Ne m'oublie pas auprès de Marion et de Barbier. Antoine est-il toujours chez le G[rand]-P[ère] —
La terrasse est-elle arrangée ?3 Adieu,

î. la grand'tante Elisabeth Gagnon.

2. Marie-Dominique Beyle, sœur de Chérubin, qui avait épousé Benoit Charvet, de Rives, en 1769. Elle était veuve, sans enfants, depuis 1775 et mourut le 6 juillet 1809.

3. Probablement la terrasse de l'appartement du grand-père Gagnon, place Grenette et Grand'Rue, qui par delà le jardin de ville permettait de voir les montagnes. Voir la Vie d'Henri Brulard porte-toi bien et écris-moi souvent, et sur du grand papier.

Au Lieutenant-Général Michaud, pour remettre au Cit[oyen] B[eyle], son aide-de-camp, à Milan,

18. — A

A SA SŒUR PAULINE

Bergame, le 19 Floréal an IX.
[Samedi, 9 Mai 1801.]

Tu es allée quelquefois à Montfleury1, ma chère Pauline ; de là, tu as admiré le spectacle enchanteur que présente la vallée arrosée par la tortueuse Isère. Si tu t'y es trouvée dans un moment d'orage, lorsque les nuées obscures luttent et se déchirent, que le tonnerre fait re­tentir la terre, et les cieux, qu'une pluie mêlée de grêle fait tout plier, ton âme s'est sans doute élevée vers le père des nuages et de la terre. Tu as senti la puis­sance du créateur ; mais, peu à peu cette idée sublime a fait place à une douce mé-

1. Coteau dans la vallée de l'Isère, près de Grenoble. lancolie, tu es revenue vers toi-même et tu as pensé, rêvé, à tes plans de bonheur, tu t'y es enfoncée et tu n'as vu qu'avec regret la fin de l'orage et le moment de rentrer. Eh bien, figure-toi une plaine de quarante lieues de largeur, arrosée par le Tessin, l'Adda, le Mincio et le majestueux Pô ; figure-toi une nuit sombre en plein midi, deux cents coups de tonnerre en demi-heure, des nuages enflammés, se détachant sur un ciel obscur et traversant l'atmosphère en deux secondes et tu n'auras qu'une bien faible idée de la magnifique tempête que j'ai vue ce matin.

Jamais spectacle plus beau n'a frappé mes yeux, et les douze ou quinze cama­rades qui étaient avec moi ont avoué n'avoir jamais rien vu de si imposant. Nous avons vu tomber la foudre sur un clocher qui est à nos pieds ; car toute la ville de Bergame est dans le genre de la montée de Chalemont. Nous sommes au plain-pied, en entrant par derrière et au dixième, au moins par devant. Tu remar­queras que nous sommes au pied des Alpes et que nous apercevons les Apen­nins.

Tu ne m'écris jamais, et je ne sais pour­quoi ; car tu dois mourir de loisir et tu sais combien tes lettres me font plaisir. Que font Caroline, Félicie et le chanoine Gaëtan ? Donne-moi aussi des nouvelles du charmant Oronce ; je brûle de le voir à douze ans. — Adieu, embrasse tout le monde pour moi.

Que sont devenus mes moules et mes plâtres ?

Empêche tant que tu pourras qu'on ne les abîme1.

H. B.

19. — A.
A SA SŒUR PAULINE²

Bergame, le 25 Prairial an IX.
[Dimanche, 14 Juin 1801.]

Hé bien, ma bonne sœur, il faut donc décidément que je t'écrive pour accrocher une chétive petite lettre de quatre lignes ! Si tu savais combien j'ai de plaisir à savoir, et à savoir à fond, tout ce qui te regarde, tu m'écrirais plus souvent et surtout plus longuement, j'en suis au point que je ne sais pas seulement à quoi tu t'occupes, à quoi tu t'amuses, ce que tu lis, enfin ce que tu deviens.

1. H. Beyle, à Grenoble, avait fait quantité de médailles en plâtre ou en soufre, sous la direction du Père Ducros, Voir La Vie d'Henri Brulard, chap. 20.

2. En-tête du papier N° 12. Armée d'Italie. Quelle différence si tu apprenais à écrire un peu plus fort et que chaque dimanche au moins tu m’écrives une page ou deux. Tu crois peut-être que je te demande des lettres travaillées, mais point du tout, ce que tu me dirais si j’étais assis à côté de ta table. Que devient Caroline ? Suit-elle les mêmes cours que toi ? Et la bonne Félicie, que fait-elle ? La voilà grande, à cette heure. Je pense que je vais la trouver grande demoiselle lorsque je reviendrai à Gr[enoble]. J’avais l’espérance de t’aller embrasser bientôt, mais voilà qu’elle s’éloigne de plus en plus. Il n’existe plus d’armée d’Italie, mais on laisse en Cisal­pine environ 35.000 hommes ainsi que six généraux de division et douze de bri­gade. Mon général[12] a le choix du com­mandement qu’il voudra. Je crains que cela, ainsi que les apparences de guerre ne l’engagent à rester en Italie. Si nous étions retournés en France, il avait le projet d’aller passer une décade à Pontarlier, sa patrie, j’en aurais profité pour aller vous voir. Si nous restons en Italie, lorsque tout sera bien établi, je demanderai un congé, mais je prévois que cela ne pourra guère arriver avant Vendémiaire ; nous mangerons du raisin ensemble. Sais-tu si mon papa a fait partir mes livres. S'ils ne le sont pas, prie-le de ma part de le faire le plus tôt pos­sible. Imagine-toi que je suis ici sans une ligne de français. Il est vrai que ce pays est le plus beau que j'aie vu après les bords du lac de Genève. Mais on ne peut pas toujours être à cheval, surtout lors­qu'on a la fièvre ; elle me rend tous les jours une visite régulière de trois ou quatre heures. J'espère cependant la chasser par toutes les drogues que j'avale. Adieu, embrasse bien pour moi la tatan et toute la famille. G. CHIMÈRE.

Ne m'oublie pas auprès de Marion et de Barbier.

20.— A

BEYLE, SOUS-LIEUTENANT AU 6e RÉ­GIMENT DE DRAGONS, AU CITOYEN MINISTRE DE LA GUERRE

Brescia, le 3 Thermidor an IX.
[Mercredi, 22 Juillet 1801.]

CONFORMÉMENT à votre lettre du 12 messidor dernier, j'ai l'hon-neur de vous envoyer, citoyen ministre, trois pièces nécessaires pour l'expédition de mon brevet. Ma nomina­tion de sous-lieutenant de cavalerie faite par le général en chef Brune, le 1er Ven­démiaire an IX1, et la lettre de service dans le 6e dragons que le général Davout, commandant en chef la cavalerie de l'armée, voulut bien m'accorder le 1er bru­maire même année2, sont déjà dans vos bureaux.

Salut et respect,

H.BEYLE.

21. — A

A SA SŒUR PAULINE

Saluces, le 27 Brumaire an X.
[Mercredi, 18 Novembre 1801.]

Ilest donc décidé, ma chère Pauline, que tu ne m'écriras plus ? Voici cinq mois que je n'ai pas reçu de tes nouvelles directement. Donne-m'en donc, dis-moi, en détails ce que tu fais ainsi que Caroline. Le G[rand[-P[ère] m'a dit que vous étiez chez Mademoiselle Lassaigne où, à ce qu'il m'a dit, vous étiez élevées sur d'excellents principes.

1. 28 septembre 1800.

2. 23 octobre 1800. Donne-moi beaucoup de détails là-dessus. Parle-moi, je t'en prie, de tous les ou­vrages que tu lis, dis-moi s'ils t'amusent et ce que tu en penses. T'occupes-tu de l'his­toire, non pas de cette histoire qui con­siste à apprendre par cœur M. Le Ragois, mais de cette histoire philosophique qui montre dans tous les évènements la suite des passions des hommes, et qui démontre, par l'expérience de tous les siècles, que pour être heureux, il faut avoir l'inten­tion du bien et le faire. Que devient Félicie ? A-t-elle autant d'esprit qu'elle en promettait il y a deux ans ? Quel genre a pris Caroline ? S'est-elle défait de cet exécrable ton de bigotisme qu'elle avait pris dans une si mauvaise école ? Tu vois par la liberté des questions que je te fais que tu dois garder ma lettre pour toi. Réponds-moi, je t'en prie, au long sur tout ce que je te demande. De­puis deux ans nous avons été étrangers l'un à l'autre ; tu étais très jeune alors, mais à cette heure que tu es raisonnable, je voudrais bien que tu me regardes comme un de tes meilleurs amis et que tu m'écrives plus souvent. Il y a quelque temps que j'ai prié mon papa d'avoir la bonté de m'envoyer les chemises que ma tatan a bien voulu me faire, ainsi que quelques paires de bas. Presse, je t'en prie, l'envoi de ces effets. Il fait un froid de tous les diables dans ce pays, et un pauvre convalescent a bien besoin de se couvrir. Adieu.

H. B.

Fais-y joindre trois ou quatre mou­choirs si tu le peux, je désirerais qu'ils fussent fins, s'il est possible, et surtout petits.

22. — A

A SA SŒUR PAULINE

Saluces, le 15 Frimaire an X.
[Dimanche, 6 Décembre 1801.]

Je ne peux te dire, ma chère Pauline, combien ta lettre m'a fait plaisir. Je compte en recevoir souvent, car rien ne t'empêche d'écrire tes lettres chez Mademoiselle Lass[aigne] et de les donner à Marion lorsque tu viens à la maison. De cette manière l'inquisition sera en défaut. Tu as très bien fait de ne pas abandonner le piano. Dans le siècle où nous sommes, il faut qu'une demoiselle sache absolument la musique, autrement on ne lui croit aucune espèce d'éducation. Ainsi, il faut de toute nécessité que tu deviennes forte sur le piano ; il faut te roidir contre l'ennui et songer au plaisir que la musique te donnera un jour.

J'aurais bien désiré que tu apprisses à dessiner. Tu me dis que le maître qui vient chez Mademoiselle Lassaigne est mauvais ; mais il vaut encore mieux apprendre d'un mauvais maître que de ne pas apprendre du tout. D'ailleurs tu rougiras du papier pendant un an, avant que d'être en état de sentir les règles, et peut-être, à cette époque, trouveras-tu un bon maître. Ce que je te recommande, c'est de dessiner la tête et jamais le pay­sage ; rien ne gàte les commençants comme cela.

Je sens comme toi, que Monsieur Velly1 n'est pa très amusant ; cependant il faut le lire ; mais tu pourras renvoyer cela à un an ou deux. En attendant, tu pourras lire des histoires particulières qui sont aussi amusantes que les histoires générales le sont peu. Prie le grand-papa Gagnon de te donner l'Histoire du siècle de Louis XIV par Voltaire ; l'Histoire de Charles XII, roi de Suède par le même ; l'Histoire de Louis XI par Mlle de Lussan ; la Conjuration de Venise par l'abbé de

1. L'abbé Velly (1709-1759), auteur d'une Histoire de France. St-Réal. Peu à peu tu y prendras goût et tu finiras par dévorer l'histoire de France, qui est très intéressante par elle-même, et qui ne dégoûte que par la platitude et les préjugés de l'abbé Velly, de son sot continuateur Villaret et de Garnier¹ encore plus plat, s'il est possible, qu'eux tous.

Il faut accoutumer peu à peu ton esprit à sentir et à juger le beau, dans tous les genres. Tu y parviendras en lisant, d'abord, les ouvrages légers, agréables et courts. Tu liras ensuite ceux qui exigent plus d'instruction et qui supposent plus de capacité. Tu connais, sans doute, Télé-maque, la Jérusalem délivrée ; tu pourras lire Séthos2 qui, quoique ouvrage mé­diocre, te donnera une idée des mystères d'Isis, si célèbres dans toute l'antiquité, et de ce qu'était la navigation dans son enfance.

Je vois avec bien du plaisir que tu lis les tragédies de Voltaire. Tu dois te fami­liariser avec les chefs-d'œuvre de nos grands écrivains ; ils te formeront égale­ment l'esprit et le cœur. Je te conseille

1. Villaret et Garnier achevèrent l'Histoire de France de Velly.

2. Roman de l'abbé Terrasson, intitulé : Séthos, histoire des monuments de l'ancienne Egypte (1731). — Stendhal, trente-huit ans plus tard, écrivant La iel, se souvenait de ce livre et faisait lire Séthos à son héroïne. de lire Racine, le terrible Crébillon, et le charmant La Fontaine. Tu verras la distance immense qui sépare Racine de Crébillon et de la foule des imitateurs de ce dernier. Tu me diras ensuite qui tu aimes le mieux de Corneille ou de Racine. Peut-être Voltaire te plaira-t-il d'abord autant qu'eux ; mais tu sentiras bientôt combien son vers coulant, mais vide, est inférieur au vers plein de choses du tendre Racine, et du majestueux Corneille.

Tu peux demander au grand papa les Lettres Persanes de Montesquieu et l'His­toire naturelle de Buffon, à partir du sixième volume ; les pr miers ne t'amuseraient pas. Je crois, ma chère Pauline, que ces divers ouvrages t'amuseront beaucoup ; en même temps, tu feras connaissance avec leurs immortels auteurs.

Mais c'est assez bavarder sur un même sujet. Donne-moi de grands détails sur tes occupations chez Mlle Lass[aigne] et sur la manière dont tu passes ton temps. Peut-être t'ennuies-tu un peu ; mais songe que dans ce monde nous n'avons jamais de bonheur parfait et mets à profit ta jeunesse, pour apprendre ; les connais­sances nous suivent tout le reste de notre vie, nous sont toujours utiles et, quelquefois, nous font oublier bien des peines. Pour moi, quand je lis Racine,* Voltaire, Molière, Virgile, l'Orlando Fu-rioso, j'oublie le reste du monde. J'entends par monde cette foule d'indifférents qui nous vexent souvent, et non pas mes amis que j'ai toujours présents au fond du cœur. C'est là, ma chère Pauline, que tu es gravée en caractères ineffaçables. Je pense à toi mille fois le jour ; je me fais un plaisir de te revoir grande, belle, instruite, aimable et aimée de tout le monde. C'est cette douce idée qui me rappelle sans cesse Grenoble ; je compte y être dans neuf mois d'ici. Je pourrais bien y aller tout de suite, mon colonel m'a offert un congé ; mais mon devoir me re­tient au régiment.

Tu vois, ma chère, que nous sommes toujours contrariés par quelque chose ; aussi, le meilleur parti que nous ayons à prendre est-il de tâcher de nous accom­moder de notre situation et d'en tirer la plus grande masse de bonheur possible. C'est là la seule vraie philosophie.

Adieu, écris-moi vite.

H. B. 23. — A et G

A ÉDOUARD MOUNIER ¹

Paris, 17 Prairial an X.
[Dimanche, 6 Juin 1802.]

ET voilà les promesses des amis ! En me quittant vous me juriez de m'écrire, vous me donneriez de vos nouvelles le lendemain de votre arri­vée à Rennes2, et les jours se passent, un mois s'est presque écoulé et les jour­naux seuls m'ont appris que vous exis­tiez.

Je sais que ce temps a été très bien rempli pour vous ; vous avez vu des con­trées qui vous étaient inconnues, vous avez fait de nouvelles connaissances, vous avez acquis de nouveaux amis ; était-ce une raison pour oublier les anciens? Pour moi tous les jours je vois l'incons­tance, mais je ne la conçois pas encore ;

1. Fils de Jean-Joseph Mounier (1734-1809), député à l'Assemblée Constituante, Claude-Philippe-Edouard Mounier naquit à Grenoble en 1784 et mourut en 1843. Il fut nommé baron, conseiller d'Etat, intendant des bâtiments de la Couronne par Napoléon, et sut garder ses places sous la Restauration qui le fit Pair.

2. Edouard Mounier avait suivi à Rennes son père nommé, au printemps 1802, préfet d'Ille-et-Vilaine. en amitié comme en amour, lorsque une fois l'on s'est vu, lorsque les âmes se sont senties, est-il possible de changer ? Mais je veux bien vous pardonner, à condition que vous m'écrirez bien vite et sou­vent.

Depuis votre départ, tout Paris a couru à une représentation du Mariage de Fi­garo, donnée dans la salle de l'Opéra au profit de Mlle Contat ; l'assemblée était nombreuse, toutes les élégantes célèbres par leur beauté ou leurs aventures étaient venues y étaler leurs grâces, et je vous avouerai que j'ai trouvé le spectacle des loges beaucoup plus intéressant que celui qui nous avait rassemblés. J'ai été très mécontent de Dugazon, qui a fait un plat bouffon du spirituel Figaro. Fleury, Alma-viva, et Mlle Contat, la Comtesse, ont joué assez médiocrement; mais, en revanche, Mlle Mars a rendu divinement le rôle du page Chérubin. Je n'ai jamais rien vu de si touchant que ce jeune homme aux pieds de la comtesse qu'il adore, recevant ses adieux au moment de partir pour l'armée ; des deux côtés, ces sentiments contraints qu'ils n'osent s'avouer, ces yeux qui s'entendent si bien quoique leurs bouches n'aient pas osé parler. Quel tableau plus naturel et en même temps plus intéres­sant ? Beaumarchais avait très bien amené la situation, mais il s'était contenté de l'esquisser. Mlles Mars et Contat ont achevé le tableau par leur jeu charmant à la fois et profond. Tout le reste de la pièce a été très faiblement goûté. Les pirouettes de Vestris, les grâces de Mme Coulomb et les cris de Mmes Mail­lard et Branchu n'ont pu étouffer l'ennui qui devait naturellement résulter de quatre heures de spectacle sans intérêt. Le souvenir de l'ancien succès de Figaro a seul empêché les spectateurs de témoi­gner leur mécontentement. Il n'en a pas été de même hier à la représentation du Roi et le Laboureur, tragédie nouvelle.

Arnault[13] avait dit partout qu'elle était de lui. Talma et Lafont y jouaient, il n'en fallait pas tant pour attirer tout Paris ; aussi à cinq heures la queue s'éten­dait déjà jusque dans le jardin du Palais-Royal. On a commencé à 7 heures. De mémoire d'homme on n'a vu amphigouri pareil ; ni plan, ni action, ni style. Un roi de Castille qui tombe de cheval en chassant à une lieue de Séville, capitale de ses Etats, n'est secouru que par un paysan et sa fille. Il demeure trois mois dans leur cabane, apparemment sans qu'aucun de ses ministres ou de ses cour­tisans viennent le voir, car Juan et sa fille ignorent absolument qui ils ont reçu. Enfin il faut quitter cette cabane tant regrettée par le doucereux roi, car, comme de juste, il est tombé amoureux de la belle Félicie. Il vient quelques jours après, avec un de ses courtisans, pour la revoir, mais au Heu d'elle il trouve le vieux Juan, qui lui débite des plaintes à n'en pas finir contre le gouvernement actuel. Le roi ne trouve d'autre remède à cela que de le faire son premier ministre. Mais voilà tout à coup qu'un Léon, sol­dat jadis fiancé avec Félicie, revient d'Afrique, où on le croyait enterré depuis longtemps, tout exprès pour l'épouser, Cela ne lui fait pas grand plaisir. Mais enfin, en vertu de cinq ou six belles maximes, elle tâchera de s'y résoudre. Cependant ce Léon est reconnu par ses anciens ca­marades, qui sont indignés de le voir toujours simple soldat et qui viennent demander au roi une récompense pour lui. Le roi le fait sur le champ son con­nétable. Le bon Léon, tout content, s'en va bien vite à la chaumière pour épouser Félicie, et il est pressé, car il est six heures du soir, et il veut cueillir cette nuit même le prix de son amour. Tout va très bien jusque-là ; mais le roi s'avise d'aller aussi à la chaumière et de demander à Léon, pour prix du beau brevet qu'il vient de lui donner, la main de sa Félicie. Léon lui dit : « Je n'y veux pas consentir »

Et j'aime, en Castillan, ma maîtresse et mon roi.

C'est le seul vers supportable de la pièce. Là-dessus le roi le poignarde. C'est ainsi que finit le quatrième acte.

Jusque-là le public avait souffert assez patiemment trois expositions différentes et quatre ou cinq beaux discours, tous remplis, pour être plus touchants, de belles et bonnes maximes extraites de Voltaire, Helvétius, voire même Püfendorf ; mais ce coup de poignard a tout gâté. L'ennui général s'est manifesté par de nombreux coups de sifflet, et on a baissé la toile au milieu du cinquième acte1. Ce qui a le plus amusé le public, c'est le style original de la pièce. D'ordinaire, la dureté des vers

1. Cette pièce servit de prétexte à des manifestations politiques. Les républicains se portaient en foule à la tragédie du Roi et le Laboureur, pour y fêter, dans la personne de Don Pèdre, le spectacle d'une couronne avilie. Il fallut que la censure intervint. (G. MERLET, Tableau de la littérature française, 1800-18l5. La Tragédie sous l'Empire.) (Note dé F. Corréard.) est rachetée par quelque force dans la pensée ; mais ici c'est l'énergie de la fa­deur.

Voici, mon cher Mounier, quelles sont les plus belles productions de nos contem­porains, heureux encore s'ils se contentaient de faire des ouvrages ridicules. Pour moi, indigné de leur sotte bêtise et de leur basse lâcheté, je tâche de m'isoler le plus possible; je travaille beaucoup l'anglais et je relis sans cesse Virgile et Jean-Jacques. Je compte être bientôt débarrassé de mon uniforme et pouvoir me fixer à Paris. Ce n'est pas que cette ville me plaise beaucoup plus qu'une autre ; mais dans l'impossibilité d'être où je voudrais passer ma vie, c'est celle qui m'offre le plus de moyens pour continuer mon éducation.

Peut-être un jour viendra que je pour­rai habiter le seul pays où le bouheur existe pour moi ; en attendant, cher ami, écrivez-moi souvent ; les bons cœurs sont si rares qu'ils ne sauraient trop se rapprocherl.

Faites, je vous prie, accepter l'hommage de mon respect à monsieur votre père, ainsi qu'à Mlle Victorine, et dites-moi si

1. Sur le brouillon conservé à la bibliothèque de Gre­noble, Beyle ajoutait ici : « Combien ne doit-on pas encore plus se réjouir lorsqu'on trouve réunis bon cœur et bonne tête. » Rennes vous a plu à tous autant qu'à Philippine¹

Happiness and friendship2.

H. B.

Rue Neuve-Augustin, n°736, chez M. Bonnemain.

24. — A
A ÉDOUARD MOUNIER

Paris, 16 Messidor an X.
[Lundi, 5 Juillet 1802.]

Je ne reçois votre lettre qu'aujour­d'hui, mon cher Mounier, à mon retour de Fontainebleau, où j'ai passé plusieurs jours à chasser et à dis­puter avec mon général3. Il voulait ab­solument me reprendre comme aide-de-camp et me faire nommer lieutenant ; moi je voulais donner ma démission, et

1. Victorine et Philippine, sœurs d'E. Mounier. On sait que Victorine fut un des grands amours de tête d'Henri Beyle. Cf. sur ce sujet le livre charmant de Paul Arbelet : Les amours romantiques de Stendhal et de Victorine. Paris, Emile-Paul, 1924. — Victorine Mounier, née à Grenoble le 25 janvier 1783, épousa un receveur général, M. Achard, et eut deux filles, Mina et Emilie, qui épousèrent respective­ment MM. Edouard et Ernest de Loisy.

2. Bonheur et amitié.

3. Le général Michaud, dont Beyle avait été aide-de camp. c'est ce que j'ai fait avant-hier ; ainsi, à compter du 12 messidor, je suis redevenu libre et citoyen.

Quelle idée avez-vous donc sur nos lettres, mon che Mounier ? Est-ce que nous nous écrivons pour faire de l'esprit ou pour nous communiquer franchement ce que nous sentons ?1 Ecrivez-moi avec votre cœur et je serai toujours content. J'ai été charmé de la description de la ville de Rennes. Je vous vois déjà dans une délicieuse petite chambre donnant sur les Thabors, rêvant à la jolie fille du Maine et aux charmantes sœurs qui, Parisiennes et militaires, emporteront, votre cœur d'assaut. Vous avez beau me plaisanter sur mes amours passagers, vous, monsieur le philosophe, tout comme un autre vous serez d'abord entraîné par les femmes vives et légères, Une d'elles, avec un peu de coquetterie, vous persua­dera facilement que vous l'adorez et qu'elle vous aime un peu. Vous en serez fou pendant deux mois, vous croirez avoir trouvé cette femme unique qui seule

1. Les lettres de Beyle à Édouard Mounier, qu'il n'aime pas, ne sont en réalité écrites que pour Victorine Mounier qui sans doute ne les connut jamais. C'est pour elle qu'il les fait légères et brillantes, pleines de sous-entendus, que seule elle doit entendre, et remplies d'allusions qui doivent enflammer son cœur et son imagination et, au besoin, exciter sa jalousie. peut faire votre bonheur sur la terre. Mais vous vous apercevrez bientôt que ce qu'on a fait pour vous, on l'a fait aussi pour vingt autres. Vous la maudirez, vous vous en voudrez bien. Quelque temps après, vous trouvez une femme aimable, d'un tout autre caractère, une femme unique dans son genre ; celle-ci est aussi réservée et aussi douce que l'autre était vive et brillante. Sûre de sa victoire, elle ne vous prévient pas, elle vous laisse faire les avances, vous reçoit avec une froideur apparente qu'elle dément bien vite par un tendre regard. Vous êtes transporté, vous êtes le plus heureux des hommes ; pour cette fois vous n'êtes pas trompé. Hélas ! quinze jours après, vous vous apercevez qu'on répète déjà avec un autre le rôle qu'on avait joué avec vous.

Lassé bientôt de ce commerce de trom­perie, vous vous accoutumerez à ne re­garder les femmes que comme de char­mants enfants, avec lesquels il est permis de badiner, mais à qui l'on ne doit jamais s'attacher. Vous deviendrez alors ce qu'on appelle un homme aimable, vous plai­santerez tout, vous serez entreprenant, vous ferez la cour à toutes les belles que vous verrez, elles vous trouveront déli­cieux. Mais tout à coup, vous trouverez une femme auprès de qui toute votre assu­rance s'évanouira ; vous voudrez parler et les paroles expireront sur vos lèvres ; vous voudrez être aimable et vous ne direz que des choses communes. Alors, croyez-moi, mon cher Mounier, si l'ab­sence ne fait qu'augmenter votre passion, si les objets qui vous plaisaient le plus vous deviennent fades et ennuyeux, c'est en vain que vous voudriez vous en dé­fendre, vous êtes amoureux et pour la vie.

Rappelez-vous que vous m'avez promis franchise entière ; ne craignez pas ma sé­vérité.

Non ignara mali, miseris succurrere disco.

Vous voyez que je suis votre conseil et que je lis l'Enéide quelquefois ; aussi je quitte la tendre Didon pour des hommes plus modernes. Dans ce moment, par exemple, je viens de lire les Nouveaux tableaux de famille d'A. Lafontaine1. J'ai été vraiment charmé ; il y a là un Wahlen à qui vous porterez envie. Ce roman m'a un peu réconcilié avec les Allemands.

1. Auguste Lafontaine, romancier allemand, né à Bruns-wick, en 1756, d'une famille de réfugiés français, mort à Halle en 1831. Beyle le lisait encore en 1830, le cite et s'en inspire dans le Rouge et le Noir. Est-ce que vraiment quelques-uns d'entre eux auraient de l'esprit ?

Je trouve vos assemblées du vendredi superbes ; je vois d'ici Mlle Victorine fai­sant les honneurs de la maison, et vous, signor prefettino, distribuant des calem­bours à droite et à gauche ; je ne regrette qu'une chose, c'est de ne pas être un des aides de camp du général que vous recevez si bien.

Dites-moi ce qu'ils font, ce qu'ils disent ; en un mot, si ce sont de bons diables, et surtout answer fasl to your everlasting friend1.

H.B.

25. — A
A SA SŒUR PAULINE

Paris Messidor an X.
[Juillet 1802),

Je ne trouve pas de termes, ma chère Pauline, pour t'exprimer le plaisir que ta lettre m'a fait : enfin, je vois que tu t'occupes ferme. Tu n'as pas d'idée combien je regrette que les cir-

1. Répondez vite à votre ami pour toujours. constances me forcent à habiter Paris, combien j'aurais eu de plaisir à travailler avec toi, et à cultiver cette âme si heureu­sement née. Mais, ma chère amie, puisque nous ne pouvons vivre ensemble, tâchons au moins de tromper l'absence en nous écrivant souvent ; écris-moi une fois par semaine, et pour le faire régulièrement, prends un jour dans la semaine et choisis une heure dans ce jour-là ; de mon côté je m'engage à te répondre sur-le-champ ; tu pourrais m'écrire, par exemple, tous les dimanches matins. Je suis enchanté que tu commences l'italien : nous aurons un point de contact de plus ; je t'enverrai par Colomb1 une excellente grammaire ; car celle de M. Gattel2 que tu suis sans doute n'est qu'un ramassis de principes. Je t'enverrai aussi un petit livre de deux cent treize pages in-18, qui te don­nera plus d'idées que toutes les biblio­thèques du monde ! C'est la Logique de

1. Leur cousin Romain Colomb qui devait si bien servir plus tard la mémoire de Stendhal se trouvait alors à Paris.

2. L'abbé Gattel avait enseigné à Henri Beyle la grammaire générale et la logique quand celui-ci suiv..it les cours de l'Ecole Centrale de Grenoble. Dans sa Vie d'Henri Brulard Beyle parle de lui avec admiration. La nouvelle grammaire que Beyle parle d'envoyer à sa sœur, la Grammaire Italienne de Siret, était parue à Paris chez Théophile Barrois en l'an V de la République. Le Dr Flandrin Grenoble en a trouvé l'exemplaire chez un bouquiniste portant la signature d'Henri Beyle et l'indication de sa main qu'il l'avait payée trois livres le 25 mai précédent. notre compatriote l'abbé de Condillac. Il est inutile de parler de cela hors de la famille ; car on me prendrait pour un fou de t'envoyer un pareil ouvrage, et toi pour une présomptueuse d'entreprendre de le lire ; mais ma chère Pauline, laissons dire les sots et, allons notre train ; et, pour mieux faire encore, empêchons-les de gloser sur notre conduite, en leur cachant nos actions.

Cette logique dont on fait tant de bruit, serait la chose du monde la plus facile, si on y apportait un esprit dégagé de préjugés: je tâcherai de t'en faire comprendre une page chaque semaine ; je suis persuadé que, lorsque nous aurons ainsi travaillé les deux premiers chapitres, tu pourras continuer toute seule.

Au reste, ma chère amie, ce petit livre de deux cent treize pages lu, rien ne peut plus t'arrêter dans aucun genre de science : les calculs les plus difficiles de l'algèbre, les points de grammaire les plus embrouillés ne t'offriront plus au­cune difficulté ; tu seras étonnée toi-même des progrès rapides que tu feras dans tout ce que tu étudies, à mesure que tu apprendras à raisonner ; car la logique n'est autre chose que l'art de raisonner.

J'ai fait, ce matin, deux grandes lieues pour aller voir le cher cousin Colomb et savoir quand il compte retourner à Gre­noble ; je lui ai laissé mon adresse et j'es­père qu'il me rendra ma visite. Je lui remettrai alors un almanach pour le grand'père, la grammaire italienne de Siret et la Logique de Condillac pour toi. Ne manque pas de m'écrire le premier dimanche après avoir reçu cette lettre ; n'y manque pas, je t'en prie. Tu me donneras des détails sur ce que tu lis et sur la manière dont tu le sens.
Dis mille choses pour moi à Caroline et prie-la de m'écrire. Que fait Gaètan? Dis à notre papa que je compte lui envoyer incessamment le plan de la maison, avec tous les détails : celui qu'il a est calculé pour la plus grande solidité, réunie à toute l'élégance convenablel. Tout le monde est d'avis qu'il faut laisser aux boutiques l'ouverture que nous leur avons donnée : elle sont toutes dans ce genre à Paris ; elles ont généralement de onze à treize pieds de hauteur. Tu le re­mercieras bien, de ma part, de l'argent qu'il a bien voulu m'envoyer.

1. Il s'agit de la maison que Chérubin Beyle allait faire construire à l'angle de la place Grenette et de la rue de Bonne, commencée en 1803 et terminée en 1806, elle coûta environ -vingt-sept mille francs 26. — A
AU MINISTRE DE LA GUERRE

Savigliano1, le 1er Thermidor an X.
[20 Juillet 1802.]

JE soussigné, sous-lieutenant au 6e ré­giment de dragons, déclare donner ma démission de l'emploi que j'occupe au dit corps.

H. BEYLE.

27.— A

A SA SŒUR PAULINE

Paris, 4 Fructidor an X.
[Dimanche, 22 Août 1802.\

Je te réponds tout de suite, ma bonne Pauline, de peur de ne pou­voir le faire de longtemps, j'ai sur ma table onze ou douze lettres aux­quelles il faut que je réponde, et qui

1. Inutile de faire remarquer que Beyle en réalité était à Paris. attendent leur tour depuis un mois ; prends de l'ordre de bonne heure, je n'en ai que pour mes études, et j'ai bien sou­vent occasion de m'en repentir dans mes relations sociales ; prends pour principe de toujours répondre à une lettre dans les quarante-huit heures qui suivent sa réception.

Prends tout de suite un maître d'italien, quel qu'il soit ; en attendant de l'avoir, copie, et apprends par cœur les deux auxiliaires essere et avere, tâche de com­prendre le grand tableau qui est à la tête de ta grammaire italienne. Je te conseille de prendre une grande feuille de papier et de le copier. Il faudra lire chaque soir avant de te coucher le verbe avere, ensuite le verbe essere. C'est le seul moyen d'ap­prendre, je compte là-dessus.

Tu pouvais lire beaucoup mieux que l'Homme des Champs ¹. C'est un pauvre ouvrage. Lis Racine et Corneille, Cor­neille et Racine et sans cesse. Puisque tu ne sais pas le latin, tu peux lire les Géorgiques, de Delille. Ne pouvant pas lire Homère et Virgile, tu peux lire la Henriade. Tu y prendras une très légère idée du genre de ces grands hommes. Lis La Harpe ; son goût n'est pas sûr, mais il

1. De Delille. te donnera les premières notions, et si jamais j'ai le bonheur de pouvoir passer deux mois à Claix avec toi, loin des en­nuyeux, nous parlerons littérature. Je te dirai ma manière de voir et j'espère que tu sentiras de la même manière. Il y a en toi de quoi faire une femme char­mante, mais il faut t'accoutumer à réflé­chir, voilà le grand secret.

Pour bien sentir la mesure des vers, il faut en avoir dans l'oreille. Tu me feras bien plaisir de chercher le quatrième acte d' Iphigénie, scène quatrième et d'ap­prendre la tirade qui commence par ces mots mon père, jusqu'à que je leur vais conter. Je te conseille de les copier et de les lire le soir. Il est très essentiel de bien lire les vers, je voudrais que d'ici au mois de septembre prochain, tu susses tout le rôle d'Iphigénie, je t'apprendrais à le déclamer. Tu pourras te borner à lire de Corneille, les pièces suivantes : le Cid, Horace, Cinna, Rodogune et Po-lyeucte. Prie le grand-papa de te prêter le Misanthrope, de Molière. Tu pourras lire Rhadamiste et Zénobie, de Crébillon, Mérope, Zaïre et la Mort de César, de Vol­taire. Si ton goût est juste, tu placeras Corneille et Racine au premier rang des tragiques français, Voltaire et Crébillon au deuxième. Je finis en te recommandant de lire sans cesse Racine et Corneille, je suis comme l’Eglise, hors de là point de salut.

C’est avoir profité, que de savoir s’y plaire.

H. B.

Ne montre ma lettre à personne.

28. — A

A EDOUARD MOUNIER

Paris, 1er compl[émentaire] X.
[Samedi, 18 Septembre 1802.]

Je ne vous ai pas écrit depuis deux mois, mon cher Edouard, parce que j’étais tombé dans une mélan­colie noire que je ne voulais pas dire à mes amis. Mais on dit que monsieur votre père a eu un différend avec votre évêque. Donnez-moi de grands détails là-dessus, je vous prie. La cause de la philosophie défen­due par le plus grand de mes concitoyens fait bouillir mon sang dans mes veines.
Adieu, mon cher ami : veuillez bien présenter l’hommage de mes respects à Mlle Victorine. Est-ce que vous ne vien­drez point à Paris cet hiver ?

H.B. 29. — A

A SA SŒUR PAULINE

Paris, 11 Nivôse an XI. [Samedi, 1er Janvier 1803.]

Souvent, las d'être esclave et dee boire la lie
De ce calice amer que l'on nomme la vie,
Las du mépris des sots qui suit la pauvreté,
Je regarde la tombe, asile souhaité ;
Je souris à la mort volontaire et prochaine ;
Je me prie en pleurant d'oser rompre ma chaîne,
Et puis mon cœur s'écoute et s'ouvre à la faiblesse :
Mes parents, mes amis, l'avenir, ma jeunesse,
Mes écrits imparfaits ; car, à ses propres yeux,
L'homme sait se cacher d'un voile spécieux.
A quelque noir destin qu'elle soit asservie,
D'une étreinte invincible il embrasse la vie ;
Il va chercher bien loin, plutôt que de mourir,
Quelque prétexte ami, pour vivre et pour souffrir.
Il a souffert, il souffre : aveugle d'espérance,
Il se traîne au tombeau, de souffrance en souffrance
Et la mort, de nos maux le remède si doux,
Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous !

NE sens-tu pas ces vers pénétrer dou-cement dans ton âme, s'y étendre et bientôt y régner ? Pour moi, ils me paraissent les plus touchants que j'aie encore lus dans aucune langue. Je voulais d'abord les copier pendant qu'ils me sont encore présents, pour te les envoyer dans ma première lettre ; mais je suis devant ma table, j'ai une demi-heure à moi, comment ne pas écrire à celle à qui je voudrais toujours parler ? J'ai le projet de t'aller voir au commencement de thermidor ; je voulais d'abord n'y aller qu'un mois plus tard, mais quelle folie ! Nous a%'ons si peu de jours à vivre, et peut-être bien moins à passer enseiûble ! Hâtons-nous de jouir, vivons ensemble, coulons nos jours au sein de l'amitié. Je m'instruis ici, à la vérité ; mais que la science est froide auprès du sentiment ! Dieu, voyant que l'homme n'était pas assez fort pour sentir toujours, a voulu lui donner la science pour le délasser des passions durant sa jeunesse, et pour l'occuper dans ses derniers jours.

Malheureux et bien à plaindre, le cœur froid qui ne sait que savoir ! Hé ! que me sert de savoir que le soleil tourne autour de la terre, ou la terre autour du soleil, si je perds, à apprendre ces choses, les jours qui me sont donnés pour en jouir ? Telle est la folie de bien des hommes, ma ehère Pauline ; mais elle ne sera' pas la nôtre.

J'oubliais de te dire de qui sont ces vers si doux que je t'envoie : André Ché-nier les composa peu de temps avant la Terreur qui le fit périr. Je ne veux pas demeurer un jour à Grenoble, parce que rien ne fait de la peine à l'âme comme de sentir sa ...1 rapetissée. Je suis logé au sixième, mais en face de cette...2 colonnade du Louvre3. Chaque soir, je vois successivement le soleil, la lune et toutes les étoiles se coucher derrière ces galeries qui ont vu le grand siècle. Je m'imagine voir les ombres du grand Condé, de Louis XIV, de Corneille, de Pascal cachées derrière ces grandes colonnes, voir passer avec intérêt les hommes leurs descendants, et promettre aux malheureux un asile au milieu d'eux.

Dès que je serai arrivé, nous irons à Claix, où nous expliquerons le Tasse, si tu sais assez d'italien pour cela.

Je me souviens de Zadig : c'est un petit roman de Voltaire, qui a voulu y prouver plusieurs vérités philosophiques que tu ne comprendrais peut-être pas encore. Cependant tu peux prier notre grand-papa de te le lire ; il t'expliquera les choses *ors de ta portée.

Continue à me faire des questions : je serai plus exact à l'avenir ; mais j'avais perdu ta lettre en déménageant, c est ce qui avait retardé ma réponse.

1 et 2, Une déchirure.

3. Henri Beyle venait de prendre une chambre au 6e étage à l'Hôtel de Rouen, rue d'Angiviller. 30. —— A

A EDOUARD MOUNIER

Paris, 21 Nivôse XI.
[Mardi, 11 Janvier 1803.]

QU'AURAIS-JE pu vous dire, mon cher Mounier, pendant six mois de ma vie passés dans la folie la plus complète ? Je l'ai enfin connue cette passion que ma jeunesse ardente souhaita avec tant d'ardeur. Mais à présent que l'aimable galanterie a pris la place de ce sombre amour, après avoir été tant plai­santé par mes amis, je puis en plaisanter avec vous. Oui, mon ami, j'étais amou­reux et amoureux d'une singulière manière, d'une jeune personne que je n'avais fait qu'entrevoir, et qui n'avait récompensé que par des mépris la passion, la mieux sentie.Mais enfin tout est fini ; je n'ai plus le temps de rêver, je danse presque chaque jour. En qualité de fou, je me suis mis sous la tutelle de mes amis, qui n'ont trouvé d'autre moyen de me guérir que de me faire devenir amoureux. Aussi suis-je tombé épris d'une femme de banquier très jolie ; j'ai dansé plusieurs fois avec elle, je me suis fait présenter dans ses sociétés, je viens de lui écrire ma cinquième lettre, elle m'en a renvoyé trois sans les lire, elle a déchiré la première, suivant toutes les règles, elle doit lire la cinquième et répondra à la sixième ou septième1. Elle a épousé il y a six mois le brillant équipage et les deux millions d'un badaud qui a la platitude d'en être jaloux, jaloux d'une femme de Paris ! il prend bien son temps ; aussi je compte bien m'amuser avec cet animal là. Il m'a donné une comé­die impayable avant-hier. Malli m'avait donné son mouchoir et son argent à garder ; elle est sortie beaucoup plus tôt qu'elle ne m'avait dit, ce qui a fait que Monsieur son mari m'est venu chercher à une contre-danse que je dansais â l'autre bout de la salle, pour me demander les affaires de sa femme. Il était si plaisam­ment sérieux en faisant ce beau message, que tout le monde a éclaté ; j'en ris encore en vous l'écrivant. Hier soir, il m'a boudé et, comme je disais que j'étais charmé que l'usage de l'épée et des habits brodés revînt, il a dit, d'un air judicieux, que ce n'était qu'un moyen de plus donné aux étourdis pour troubler la société.

Tout le monde me félicite sur la rapidité de mes progrès. Je suis le premier amant

1. Rapprochez de ces lignes la fameuse recette du Rouge et Noir, pp. 401-402 (Edit. 1855). {Note de M. F. Corréard). de Mme B. ; des gens qui valaient beau­coup mieux que moi ont été refusés ; je me dis ça à tout moment pour tâcher de me rendre fier, mais en vérité ces jouis­sances d'amour-propre sont bien courtes. Je jouis un instant lorsque, penché sur les bras de sa bergère, je la fais sourire, ou lorsque je fais un petit homme avec le bout de son mouchoir ; mais lorsque mon orgueil veut me féliciter de la différence de mes succès cette année et l'année der­nière, je deviens rêveur, je me rappelle le charmant sourire de celle que j'aime encore, malgré moi ; je sens des larmes errer dans mes yeux à la pensée que je ne la reverrai jamais ; — mais convenez que je suis bien sot ; ne me revoilà-t-il pas dans mes anciennes lubies. Mais cette fille, que m'a-t-elle fait après tout, pour être tant aimée ? elle me souriait un jour, pour avoir le plaisir de me fuir le lende­main ; elle n'a jamais voulu permettre que je lui dise un mot ; une seule fois j'ai voulu lui écrire, elle a rejeté ma lettre avec mépris ; enfin, de cet amour si violent, il ne me reste pour gage qu'un morceau de gant. Convenez, cher Mounier, que mes amis ont raison, et que, pour un officier de dragons, je joue là un brillant rôle. Encore si elle m'eût aimé ; mais la cruelle s'est toujours fait un jeu de me tourmen ter ; non, elle n'est que coquette ; aussi je l'oublie à jamais, et je la verrais dans ce moment que je serais aussi indifférent pour elle, qu'elle fut pour moi dans le temps de ma plus vive ardeur.

Mais, pardon, mon ami, je vous ennuie de mes folies, c'est pour la dernière fois ; je sens que je l'oublie. Est-ce que je n'au­rai pas le plaisir de vous embrasser cet hiver ? Venez un peu voir notre Paris à présent qu'il est dans son lustre ; je suis sûr que tout philosophe que vous êtes, il vous plaira beaucoup plus qu'au printemps. Dans tous les cas j'espère que nous ven­dangerons ensemble dans notre Dauphiné. Venez, mon cher Mounier, comparer nos gais paysans de la vallée avec vos Bretons. Est-ce que Mlle Victorine ne sera pas de la partie ? Dans tous les cas présentez-lui mes hommages, et croyez à l'endless frien-dship of1.

H. B.

1. L'amitié sans fin de... 31. — A

A SA SŒUR PAULINE

Paris, 2 Pluviôse an XI.
{Samedi 22 Janvier 1803]

Ma chère Pauline, j'ai écrit hier à mon papa pour le prier de m'en-voyer divers effets d'habillement. Je te prie instamment de faire tout ce qui dépendra de toi pour me les faire en­voyer le plus tôt possible. Imagine-toi

Ce récit sans horreur se peut-il écouter !

que, faute de costume, j'ai refusé, depuis vingt jours, onze bals charmants. Après cela, je ne te dis plus rien ; je te vois d'ici voler pour m'envoyer mes cravates et mes bas de soie. Prie mon papa de m'envoyer encore une douzaine de gants, six blanches, six jaunes. Comme Gre­noblois, tout le monde m'en demandent ces petites bêtises portent souvent une belle graine.

Je t'écrirai un de ces jours une lettre de huit pages, quatre sur l'anglais et tes études en général. Je n'ai qu'un mot à te dire : il n'y a que deux moyens d'échap per à l'ennui quand on n'agit pas, ou un homme d'esprit dont la conversation vous amuse, ou un livre qui plaise. Mais mille causes peuvent éloigner de vous l'homme aimable, et d'ailleurs, ils ne sont pas communs ; le goût de la lecture vous fait trouver partout des causes de plaisir. J'ai souvent pensé que, si les hommes doivent aimer la lecture, les femmes doivent l'adorer. Regarde com­bien les femmes de cinquante ans sont bêtes et s'ennuient à Grenoble. Eh bien, ici, je vais passer ma soirée tous les mardis chez une femme de soixante-deux ans. Il y a beaucoup de gens aimables chez elle, et cependant je ne suis jamais si heureux que quand je suis assis sur son marche­pied à la faire rire par mes observations sur la sagesse humaine. Nous sommes chez elle dix hommes dans ce cas. Quel sort aimes-tu mieux, celui de l'ennuyeuse, médisante, bégueule vieille de Grenoble, ou celui de la femme aimable de Paris ? Je loue le courage que tu te sens de lire Velly et compagnie ; mais il faut mieux t'appliquer ; la raison la voici : j'étais plus instruit que toi quand je le lus et il ne m'en reste rien. Lis tous les ouvrages de Vertot, particulièrement ses Révolu­tions romaines ; lis Plutarque ; si le style d'Amyot te dégoûte, prie notre bon papa de t'avoir la traduction de Dacier. Plu-tarque est le livre par excellence : qui le lit bien trouve que tous les autres n'en sont que des copies1.

Je t'enverrai bientôt la Grandeur des Romains et les Conjurations de Saint-Réal. Tu peux lire les histoires de Millot : elles sont froides, plates, etc. ; mais elles sont courtes et exactes. Surtout point de Velly qui n'est qu'ennuyeux.

Lis Quinte-Curce traduit ; la Vie de Charles ''XII. Lis beaucoup Corneille et Racine. Je lis, chaque soir, avant de me coucher, quelque fatigué que je sois, un acte de Racine pour apprendre à parler français. Les jours où je n'ai pas mon maître d'anglais2 je lis, en me levant, une pièce de Corneille. Sur quoi, je t'ob­serverai que ce sont les bonnes qu'il faut lire : Horace, le Menteur, Cinna, Rodo-gune, le Cid.

De Racine, il ne faut lire habituellement, ni les Frères ennemis, ni Alexandre, ni Esther.

Je te conseille fort de lire, chaque jour,

1. Beyle a toujours cru à l'excellence de la traduction d'Amyot. A la fin de sa vie il notait sur un exemplaire de sa bibliothèque de Civita-Vecchia : « L'idée qu'eut J. Amyot de traduire Plutarque a exercé une influence fort grande sur la langue française et même sur le goût français. »

2. Le père J ky ,franciscain irlandais, dont Beyle a parlé dans son journal et qu'il a mis en scène dans son roman inachevé, le Rose et le Vert. un acte de Racine ; c'est le seul moyen de parler français, et ne crois pas qu'on parle bien à Grenoble ; j'ai toutes les peines du monde à me corriger ; on dit à Grenoble : il fallait que j'allas, pour il fallait que j'allasse.

On prononce pére, mére, bétise ; il faut dire père, mère, bêtise ; comme s'il y avait paire, maire, baitise ; en général, tu ne prononces pas les accents, et puis­qu'ils y sont, il faut les faire sentir1.

Adieu, quand je t'écris, je ne puis plus finir. Je te recommande de faire partir mes effets et de lire Racine.

32. — A

A SA SŒUR PAULINE

Paris, 9 pluviôse an XI.
[Samedi, 29 Janvier 1803.]

JE suis triste, ma chère Pauline : je viens me consoler avec toi. Je vais te parler des principes moraux de la litté­rature, c'est-à-dire de ce qui constitue le beau, et de ce qui a engagé les grands

1. C'est cette prononciation défectueuse qu'Henri Beyle fit valoir avant tout auprès de sa famille quand il voulut prendre des leçons de déclamation. hommes à produire le beau. Comme je ne fais pas de brouillon, il est possible que malgré toute mon attention à être clair, tu ne me comprennes pas à la première lecture ; je t'invite donc à conserver mes lettres ; mais prends bien garde de les laisser voir à quelqu'un. Tu pourras les lire à Caroline.

Hors la géométrie, il n'y a qu'une seule manière de raisonner, celle des faits. En parcourant la liste des grands hommes en tout genre, on s'aperçoit que les nations pauvres ont toujours été et plus avides de gloire et plus fécondes en grands hommes que les nations opulentes. Les peuples les plus heureux sont les peuples pauvres ; car ils sont les plus ver­tueux, et il n'y a qu'un chemin au bonheur sur la terre, c'est la vertu. Les scélérats paraissent quelquefois heureux de loin ; mais, quand on les approche, on s'aper­çoit qu'ils sont rongés de remords et de craintes. Là-dessus, rappelle-toi Pygma-lion, ce cruel roi de Tyr, peint dans Télè-maque. Plus un homme a de besoins, plus il donne de prise à la tyrannie ; plus une femme a de besoins, plus elle donne de prise au vice.

En Angleterre, il y a un parti de l'oppo­sition souvent formé par les gens vertueux ; demande des détails là-dessus au grand papa et au papa. Ce parti de l'opposition est opposé au parti de la cour, qui tend sans cesse à augmenter le pouvoir du roi, et, par conséquent, à faire de l'Angleterre, d'abord une monarchie, et ensuite un état despotique. Il y a environ quarante ans que M. Walpole, ministre du roi, voulut attirer dans le parti de la cour un hon­nête homme qui était de l'opposition. Il va le voir :

— Je viens, lui dit M. Walpole, de la part du roi, vous assurer de sa protection, vous marquer le regret qu'il a de n'avoir rien fait pour vous, et vous offrir un emploi convenable à votre mérite.

— Milord, lui répliqua le citoyen, avant de répondre à vos offres, permettez-moi de faire apporter mon souper devant vous.

On lui sert au même instant un hachis fait avec des restes de gigot dont il avait dîné. Se tournant alors vers M. Walpole :

— Milord, ajouta-t-il, pensez vous qu'un homme qui se contente d'un pareil repas soit un homme que la cour puisse aisément gagner ? Dites au roi ce que vous avez vu, c'est la seule réponse que j'aie à lui faire.

M. Walpole se retira confus. Si cet homme avait aimé les grands repas, il y a gros à parier qu'il se serait laissé tenter.

Deux causes m'ont fait étudier : la crainte de l'ennui et l'amour de la gloire. C'est l'envie de m'amuser ou la crainte de l'ennui qui m'ont fait aimer la lecture dès l'âge de douze ans. La maison était fort triste ; je me mis à lire et je fus heureux : les passions sont le seul mobile des hommes; elles font tout le bien et tout le mal que nous voyons sur la terre.

On a de la passion pour un objet lors­qu'on le désire continuellement ; on a une passion forte pour ce même objet, lorsque la vie nous paraît insupportable sans lui. De là, la conduite de Curtius qui se préci­pita, à Rome, dans le gouffre ouvert au milieu de la place publique : il préférait le bonheur public et la gloire à la vie, et il se tua.

Pierre Corneille aurait autant aimé ne pas vivre que de vivre sans gloire, et il fît Cinna.

Démosthène ne pouvait pas vivre sans être un grand orateur, mais il était bègue : un autre se serait arrêté à cet obstacle ; lui, se met des petits cailloux dans la bouche et va tous les jours passer deux heures au bord de la mer.

Les grandes passions viennent à bout de tout : de là, on peut dire que, quand un homme veut vivement et constamment, il parvient à son but .

Pour parvenir à comprendre quelque chose, il faut y fixer toute son attention. Il est à remarquer que tous les hommes parviennent à faire ce qui leur est abso­lument nécessaire. Quoi de plus difficile que d'apprendre à lire, et cependant les plus badauds savent lire. Donc, quand un enfant n'apprend pas une chose, c'est la faute de ses instituteurs, qui ne lui font pas désirer de savoir cette chose ; là-dessus, leur bêtise est grande : l'instituteur de Gaëtan lui dit tout le jour qu'il faut qu'un homme sache le latin ; le pauvre Gaëtan ne voit point la preuve de cela, et il ne fait point de progrès. Si l'homme au grand nez qui lui montre le latin se donnait la peine d'étudier son caractère, il verrait qu'il est gourmand ; il n'aurait rien de plus pressé que de faire un tarif, il écri­rait d'abord :

« Quand Gaëtan n'aura pas du tout travaillé, il dînera avec de la soupe, du pain et de l'eau ;

« Lorsqu'il saura ses leçons, il mangera des légumes ;

« Lorsqu'il aura bien fait sa version, il aura du gigot ;

« Enfin, quand il saura ses leçons et aura bien fait sa version et son thème,il mangera de ce qu'il voudra. »

Il serait possible que, avec ces sept lignes on fît du pauvre Gaëtan, dont tout le monde se moque, un des plus grands génies de la terre ; la gourmandise lui ferait apprendre le latin ; cela fait, on verrait quel est son goût dominant, et en s'en servant, on lui ferait apprendre l'histoire, la géométrie et la morale. Alors, il verrait qu'il est de son intérêt d'être homme d'esprit ; il sentirait quel est son bonheur d'avoir un grand-père tel que le nôtre, et il n'aurait plus besoin de personne.

Tu dois t'appliquer à chercher quelles sont les choses qui peuvent faire ton bonheur ; tu verras enfin que c'est la vertu et l'instruction ; quand tu seras convaincue de ces deux vérités, je ne suis plus en peine de toi, tu te trouveras vertueuse et instruite sans t'en douter. Tu l'es déjà beaucoup plus que tu ne le crois. Quand j'ai quitté Grenoble, je con­naissais trois jeunes filles plus instruites que toi ; tu as déjà passé les deux pre­mières, il n'y a plus que la troisième qui te soit supérieure. Elle est parvenue au rare bonheur qui la distingue en examinant tout ce qu'on lui dit et en ne croyant (la religion exceptée) que ce qu'on lui prou­vait.

Tout homme qui croit, parce que son voisin lui dit : Croyez ! est un butor.

Tous les paysans et les ouvriers tra­vaillent parce qu'ils sont animés par le désir vif de ne pas manquer de pain sur leurs vieux jours ; plus ils ont cette crainte, plus ils travaillent ferme.

Sont-ils assurés de ne pas manquer de pain, ils veulent avoir une veste plus belle que celle de leur voisin, et d'un aussi beau drap que celle du maire du village ; mais, comme ils le désirent moins vivement qu'ils ne désiraient avoir du pain, ils travaillent moins bien ; de là tant de paysans qui parviennent à avoir deux journaux de terre et qui s'arrêtent là.

Quand tu verras un homme qui ne dé­sire plus rien vivement, sois sûre que la fortune ou la gloire de cet homme ne croîtra plus.

D'après ce principe, tu peux juger à Claix des paysans qui feront fortune.

Barnave et Mounier n'étaient que de petits avocats comme tous ceux de Gre­noble, et ils sont parvenus à la gloire. Sur quoi, je t'observerai que la gloire est beaucoup plus grande a Paris qu'à Grenoble parce que Grenoble est plein de leurs anciens confrères, qui pour la plu­part, sont jaloux d'eux.

Il y a une règle sure pour savoir si l'on est né pour la gloire : si l'on hait les gens supérieurs avec lesquels on vit, on sera toujours médiocre.

— Donc, un homme qui est jaloux de tout le monde, sera toujours un pauvre homme.

Barnave me servira encore à te prouver que les hommes animés d’une grande passion l’emportent toujours sur les hommes qui ne le sont pas. Certainement M. Barthélemy d’Orbane (celui qui m’a montré les grimaces)[14] était, au commencement de la Révolution, plus instruit que Barnave. Cependant, quelle différence entre ces deux hommes ! dans dix ans, on ne parlera plus de M. Barthélemy d’Orbane et on citera encore dans cent ans Barnave comme un grand homme moissonné dans sa jeunesse. Tu peux même remarquer qu’en parlant, on dit déjà Monsieur d’Orbane et qu’on dit Barnave tout court.

Tu auras peut-être la curiosité de me demander quels sont les hommes supérieurs de Grenoble dans ce moment-ci : je te répondrai Gros[15] et Plana [16], ce jeune homme qui devait t’apporter de la musique d’Italie. Gros serait devenu un Lagrange, s’il avait cultivé sa science, mais il préfère la chasse. Pour Plana, si rien ne le détourne, il sera un grand homme dans dix ans; j'ai le plaisir d'être son ami intime.

Après les hommes de génie, viennent, selon moi, les philosophes pratiques, qui savent trouver le bonheur malgré tous les obstacles ; j'ai le plaisir infini de pou­voir te dire que je crois mon père à la tête de ces hommes-là à Grenoble.

Adieu, ma chère Pauline ; voilà une bien longue lettre ; médite-la et surtout garde-toi de la montrer ; car elle nous ferait des ennemis de tous les Grenoblois et autres sots qui t'entourent. Tu peux lire l'article Gaëtan à Caroline ; persuade-lui, sans avoir l'air de le désirer, que les talents peuvent consoler de l'absence de la beauté et qu'en général, à trente ans, j'aime mieux une femme laide que jolie. La jolie ne l'est plus, et comme elle ne s'est pas instruite, et qu'on l'a toujours flattée, elle est insupportable. La laide, au contraire, a plus d'avantages que jamais, et, si elle a su se garantir de la médisance, est adorée.

Toute la ville de Paris juge en ce moment le procès de la beauté et des talents. Tu peux voir, dans les journaux, qu'on va recevoir au Français ou la belle Mademoiselle George, ou Made moiselle Duchesnois1, pleine du plus grand talent, mais très laide. Quoique, sur vingt hommes, il y en ait dix-neuf incapables de juger Mademoiselle Duches­nois, et que l'effet de la beauté soit gé­néral, il paraît cependant que Mademoi­selle Duchesnois l'emportera.
Bonsoir.

33. — A

A SA SŒUR PAULINE

Paris, 10 Pluviôse an XI.
[Dimanche, 30 Janvier 1803.]

JE viens encore t'écrire, ma chère Pauline, et encore pour me guérir d'un mouvement d'impatience. Il se forme ici, à la porte des spectacles, les jours qu'ils sont intéressants, une queue, c'est-à-dire une longue file d'amateurs qui prennent leur billet chacun à son tour. Comme il fait très froid, il est pénible d'attendre deux heures, au grand air,

1. Dans la querelle qui allait opposer les partisans de Mlle Duchesnois à ceux de Mlle George, Henri Beyle se rangea violemment parmi les premiers. Ce fut l'origine de sa haine contre le critique Geoffroy qu'il voulut ridiculiser dans son Letellier. Cf. le Théâtre de Stendhal et Les Mélanges de Littérature. un billet de parterre. Un de mes amis, qui a un domestique, l'y a envoyé ce soir ; mais il n'est pas revenu, de manière que je viens de passer deux heures à attendre. Je voulais aller voir l'Homme du jour, comédie en cinq actes, en vers, de Boissy, et les Femmes, comédie de Demoustier ; j'y mettais d'autant plus de peine que Fleury et Mademoiselle Contat jouent dans les deux pièces et que je voulais me distraire.

Tu sais que j'ai toujours craint de mou­rir poitrinaire ; tout autre genre de mort ne m'effraye point ; celle-là me glace. Hier soir, en rentrant à onze heures, ayant la vue fatiguée, je me mis à décla­mer et je me rompis une petite veine. Ce matin et ce soir, j'ai craché un peu de sang ; il ne m'en a pas fallu davantage pour me croire poitrinaire. Tu sais comme mon imagination trotte ; mais, enfin, je viens de tâcher de me raisonner, et au lieu de jurer, je me suis mis à t'écrire : je m'en vais encore te parler métaphy­sique littéraire.

Je t'ai dit qu'on avait observé que l'homme n'étudiait que pour se sous­traire à l'ennui. Souvent, lorsque nous nous ennuyons, notre génie est déter­miné par le premier objet qui s'offre à nous. Je m'en vais te prouver cela par des faits, c'est la meilleure des vérifica­tions : je te parlerai d'abord de notre compatriote le célèbre Vaucanson, dont tu peux voir un beau buste à la Biblio­thèque. Sa mère, qui était dévote, avait un directeur ; il habitait une cellule à laquelle la salle de l'horloge servait d'an­tichambre ; la mère rendait de fréquentes visites à ce directeur ; son fils l'accompa­gnait jusque dans l'antichambre ; c est là que, seul et désœuvré, il pleurait d'ennui, pendant que sa mère se confes­sait. Cependant, comme on pleure et qu'on s'ennuie toujours le moins qu'on peut, comme dans l'état de désœuvre­ment il n'est point de sensations indiffé­rentes, le jeune Vaucanson, bientôt frappé du mouvement toujours égal du balan­cier, veut en connaître la cause : pour cela, il s'approche de la caisse de l'hor­loge ; il voit à travers les fentes l'engrè-nement des roues, découvre une partie de ce mécanisme, devine le reste, projette une pareille machine, l'exécute avec un couteau et du bois, et fait enfin une hor­loge qui allait. Flatté de ce succès il appliqua de plus en plus son attention à la mécanique, et fit enfin le fameux flûteur. Prie le grand-père de te parler de ce grand homme qu'il a connu. Shakspeare (prononce Chéquspire) était marchand de laine à Stratford en Angle­terre ; il aimait la chasse, qui était alors défendue en Angleterre comme en France avant la Révolution ; il tua un daim dans le parc du seigneur de Stratford, qui lui fit payer l'amende. Lui, piqué de cela, lui vola quelques daims et s'enfuit à Londres. Là, n'ayant pas le sou, il se fit gardien de chevaux à la porte du théâtre, ensuite comédien, ensuite auteur. C'est donc à son amour pour la chasse et à la bêtise du seigneur de Stratford qu'il dut son génie.

C'est un hasard à peu près semblable qui décida le goût de Molière pour le théâtre. Son grand-père aimait la comédie ; il l'y menait souvent ; le jeune homme vivait dans la dissipation : le père, s'en apercevant, demande en colère si l'on veut faire de son fils un comédien ? — « Plût à Dieu, répondit le grand-père, qu'il fût aussi bon acteur que Mon-trose ! » Ce mot frappe le jeune Molière ; il prend en dégoût le métier de tapissier, et la France doit son plus grand comique au hasard de cette réponse.

Milton, l'auteur du sublime Paradis perdu, était employé auprès de Cromwell ; cet usurpateur meurt ; son fils Richard lui succède ; il est badaud, on le chasse de l'Angleterre ; Milton perd sa place ; il est emprisonné, puis relâché, ensuite forcé de s'exiler ; il se retire à la campagne, où, n'ayant rien à faire, il compose, pour se désennuyer, the Paradise lost ¹

On acquiert un grand esprit, non pas en apprenant beaucoup par cœur, mais en comparant beaucoup les choses qu'on voit ; il faut beaucoup méditer, et quoi qu'on voie, tâcher d'en savoir la cause.

Les Athéniens exilent Aristide, le méri­tait-il ? Ou, s'ils en étaient jaloux, pour­quoi en étaient-ils jaloux ?

En société, qui sait le plus de traits d'histoire, de bons mots, d'anecdotes curieuses, est le plus agréable. Buffon, Corneille, La Fontaine ne s'abaissaient pas à tout cela ; aussi on était étonné de ne pas les voir briller en société ; les badauds s'en étonnaient, ils ne faisaient pas attention que l'esprit qui vous fait admi­rer par la postérité est très différent de celui qui vous rend amusant dans un cercle.

Je puis te donner comme des vérités générales :

1e Que toutes nos idées nous viennent par nos sens ;

2e Que la finesse plus ou moins grande des cinq sens ne donne ni plus ni moins d'es­prit. Homère, Milton étaient aveugles ; Mon­tesquieu, Buffon avaient la vue très basse ;

1. Le Paradis perdu.

 3e Que l'éducation seule fait les grands hommes; par conséquent, qu'on n'a qu'à le vouloir pour devenir grand génie. Il faut s'appliquer à une science et la méditer sans cesse. Je te conseille de lire et de mé­diter Plutarque : il t'apprendra en même temps l'histoire, et à connaître les hommes.

Pour acquérir beaucoup d'esprit, il faut beaucoup comparer, c'est-à-dire ob­server, alternativement et avec attention, l'impression différente que font sur toi des objets quelconques.

La Fontaine devint bon fabuliste, en comparant beaucoup les fables des au­teurs qui l'avaient précédé.

Compare la fable ; Maître corbeau, etc., à celle des Animaux malades de la peste ; et dis-moi dans une de tes lettres laquelle tu préfères.

34. — A

A SA SŒUR PAULINE

Paris, 19 Pluviôse an XI.
[Mardi, 8 février 1803.]

JE reçois ta lettre du 14, ma chère Pauline ; je ne saurais te peindre mon ravissement, je vois que nous sommes faits l'un pour l'autre  : nous

avons le même esprit. Athalie, en effet, n'est point la meilleure pièce de Racine ; elle est souverainement immorale en ce qu'elle autorise le prêtre à se soulever contre l'autorité, et à massacrer les magis­trats, et c'est précisément par ce défaut majeur qu'elle plaît tant aux tartufes du siècle.

La Grandeur des Romains, que je te conseillais, est, en effet, celle de Mon­tesquieu ; tu ne saurais trop relire cet excellent ouvrage ; je t'observerai à ce propos que l'étude de l'histoire n'est bonne qu'à deux choses  :

La première est de faire connaître les hommes : cette connaissance se nomme philosophie, mot tiré du grec et qui si­gnifie amour de la sagesse.

La deuxième est la connaissance de certains faits qu'on cite souvent dans la société et qu'il serait ridicule de ne pas savoir.

J'espère que cette seconde utilité ne te touchera guère. Je ne trouve rien de si plat que la vanité, elle est presque toujours l'indice d'un petit caractère. L'homme qui cherche sa propre estime et celle des grands hommes de son siècle, doit toujours se supposer en présence des Aristide, des Scipion, des César, etc., et une fois qu'il croit mériter leur appro bation, il ferme son oreille aux aboiements des butors. Je te recommande toujours la lecture de Plutarque. de Dacier. Tu verras, dans la vie de Brutus, le meur­trier de César, quelle était sa femme Porcie; il me semble qu'elle vaut un peu mieux que les caillettes du jour.

On prend peu à peu les habitudes et les manières de noir des personnes avec qui l'on vit habituellement.

Cette maxime est générale et sans ex­ception ; garde-toi donc de vivre dans la société d'animaux dont tu me parles. Réfléchis là-dessus et suis les conseils de notre papa.

J'aime beaucoup mieux que tu ap­prennes l'italien que l'anglais ; cette pre­mière langue se rapproche beaucoup des langues grecque et latine, les plus belles qui aient existé : nous parlerons beaucoup de cela ; je te ferai voir qu'il n'y a réellement que deux langues différentes, la grecque et la française : la première permet les inver­sions, la seconde exige l'ordre direct. Sup­posons que tu veuilles me transmettre cette pensée : « Bacon est un grand phi­losophe » ; en français, tu ne peux dire que : « Bacon est un grand philosophe » ; et en grec, tu pourrais dire : « Bacon est un grand philosophe » ; « Philosophe un grand Bacon est » ; « Est un grand philosophe Bacon » ; « Bacon philosophe un grand est ». Etc., etc.

Tu sens combien ces langues doivent prêter à la poésie : l'italien a un peu cet avantage. Je t'écrirai bientôt pour te donner, sur l'étude des langues, les prin­cipes de Dumarsais1, un des plus grands grammairiens qui aient existé, dont tu peux lire l'éloge à la tête du septième volume de l'Encyclopédie.

Le plus grand des poètes comiques, le divin Molière a dit :

Un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.

Rien de pire, en effet, que la fausse science ; tâche de t'en garantir d'ici aux féries. Ce que je te recommande, c'est (excepté la religion) de ne rien croire sans examen : rien ne rend ridicule comme de répéter les sottises des autres. Ne parlons jamais de ce que nous ne savons pas ; mais, quand nous parlons, ne disons que ce que nous croyons, et que nous sommes prêts à démontrer. Je m'occupe une demi-

1. César Chesneau Du Marsais, né à Marseille en 1676, mort à Paris en 1756, Diderot et d'Alembert lui confièrent la rédaction des articles de grammaire de l'Encyclopédie. Stendhal avait commencé le 23 octobre 1802 un « Eloge de Dumarsais » que l'Académie venait de proposer pour le Prix d' Eloquence. (Cf. Pensées, édition du Divan, tome I, page 1,) heure chaque soir, en rentrant, à te copier divers passages des meilleurs auteurs que je t'enverrai bientôt.

Notre papa a un Dictionnaire historique des grands hommes, dont tu peux tirer grand parti pour ton instruction ; cherches-y les vies d'Homère, de Virgile, d'Horace, de Lucain, de Tibulle, de Tacite, de Cicé-ron, du Tasse, de l'Arioste, du Dante, de Pétrarque, de Machiavel, de Milton, de Cervantès, de Camoëns, de Molière, de Pierre Corneille, de Racine, de Shaks-peare, de La Fontaine, de Boileau, de Montaigne, de J.-J. Rousseau, de Fénelon, de Bossuet, de Buffon, de Montesquieu ; en tout, vingt-sept, et fais de chacune un extrait de vingt lignes de cette forme :

« J.-B. Poquelin, qui prit ensuite le nom de Molière, naquit à Paris en 1620 (il y a cent quatre-vingts ans en 1800) ; il était fils d'un tapissier employé chez le roi ; il fut auteur comique et acteur : il donna l'Etourdi, sa première pièce, en 1658, étant pour lors âgé de trente-huit ans ; il mourut d'un vomissement de sang à cinquante-trois ans, en 1673, et com­posa trente-trois pièces en moins de quinze ans. Les meilleures sont le Tartufe et le Misanthrope. C'était le meilleur des hommes et la postérité le regarde comme un des plus grands qui aient existé. » Une fois que tu auras composé ces vingt-sept vies, comme celle de Molière et aussi simplement, tu pourras les copier dans un petit cahier, et les relire quelque­fois ; cela nous sera très utile pour le cours de littérature que je compte faire avec toi cet automne.

Après les excellentes Révolutions ro­maines de Vertot, je te conseille de lire l'Histoire de Condillac : tu le trouveras froid et moins amusant, mais il raisonne parfaitement et c'est un grand mérite. Tu pourras lire le Siècle de Louis XIV de Voltaire ; lis les Caractères, de La Bruyére.

Supplie à deux genoux mon papa de te faire bien vite cesser l'étude de l'astro­nome Ptolémée ; le sot abbé Raillane1 eut la bêtise de me l'apprendre, et il est cause que j'ai de fausses idées en astro­nomie. Cesse Ptolémée dès demain ; rien de pernicieux comme de s'empoisonner l'esprit avec des faussetés. Cette étude me donne une bien mauvaise opinion de ceux qui te la font faire ; qu'ils se procurent l'Abrégé d'astronomie, de J. Lalande, un volume in-8 ; les bons principes sont ex­posés d'une manière saine ; tu verras que

1. Voir Henri Brulard, passim, où les rancunes du jeune Beyle contre son ancien précepteur s'exhalent avec une sourde violence que quarante ans passés n'ont pas diminuée bien au contraire. c'est la terre qui tourne, et que le soleil ne tourne que sur son axe. Dis-moi le nom des ignorants qui te font enseigner Ptoléméo.

L'ancien proverbe qui dit : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es, » est très juste et mérite d'être médité et bien compris. On ne comprend, en effet, que les idées qui s'approchent des nôtres, et on trouve toujours ridicules et odieuses celles qui ne ressemblent pas aux nôtres. De là vient que, ayant des idées très dif­férentes de celles de la société dont tu me parles, ils te semblent ridicules. A quoi bon, en effet, perdre à jouer et à dire des niaiseries et des faussetés, un temps si précieux et qui ne revient pas ? Tu es dans ta dix-septième année : songe qu'elle passe pour ne plus revenir, et que tu te reprocheras, dans trois ans, tous les mo­ments que tu perdras à parler avec des gens qui n'ont que de fausses idées.

Tout homme regarde les actions d'un autre homme comme vertueuses, vicieuses ou permises, selon qu'elles lui sont utiles, nuisibles ou indifférentes. Cette vérité morale est générale et sans exception.

Tu pourras voir, par une conséquence de ce principe lumineux, que les hommes n'ont jamais donné le nom de grand qu'à celui qui leur a rendu un grand service, ou qui les a beaucoup amusés. On dit Henri le Grand en parlant de Henri IV, parce qu'il a fait le bonheur de la France et que les Français espèrent, par les honneurs qu'ils lui rendent, engager les rois à suivre son exemple.

On dit le Grand Homère parce que, de tous les poètes, c'est lui qui a fait le plus de plaisir aux hommes.

Tu remarqueras que la reconnaissance est toujours proportionnée aux bienfaits ; de là, les rois, de leur vivant, ont une grande réputation ; ils meurent, ils ne peuvent plus être utiles, leur réputation décroît chaque jour.

Si le poète a peint la nature sans orne­ments étrangers, et si, par cette raison, il continue à amuser les hommes, sa répu­tation, loin de diminuer, augmente.

Virgile, à la cour d'Auguste, était cer­tainement effacé par cet empereur ; dans ce moment, on parle beaucoup plus de Virgile que d'Auguste ; dans mille ans, on parlera encore de Virgile, et Auguste sera oublié. Tu en vois la raison : les œuvres de Virgile plaisent toujours à ceux qui les lisent ; le peu de bien qu'a fait Auguste est détruit depuis longtemps.

Applique ce raisonnement à tous les grands hommes, et tu verras combien il est vrai que chaque homme juge tout par son intérêt. 35 — À

A SA SŒUR PAULINE

Paris [21 ou 28] février 1803,

a chère Pauline, en général, pour bien faire le plus, il faut savoir faire le moins. Ainsi, pour bien marcher, il faut savoir danser ; pour avoir un son de voix agréable, il faut savoir chanter ; de même, pour bien lire les vers, il faut savoir un peu déclamer. Je te prie donc, ainsi que Caroline, de chercher dans les œuvres du grand Corneille sa sublime tragédie de Cinna et d'apprendre par cœur le récit que Cinna vient faire à Emilie, de la manière dont il a ourdi la conspiration contre Auguste. C'est un morceau qui, outre qu'il est très bon à déclamer, te donnera une juste idée des proscriptions des triumvirs, qu'on cite si souvent et qu'on connaît si peu.

Tu chercheras aussi Andromaque, tu prendras la scène huitième du troisième acte, tu commenceras à ce vers :

Dois-Je les oublier s'il ne s'en souvient plus 1

et tu apprendras le reste du rôle d'Andro­maque dans cette scène. Je vous recommande bien à toutes deux d'apprendre ces deux morceaux ; ils sont dans des genres opposés, ce qui me donnera le moyen de vous faire con­naître l'expression des sentiments les plus opposés, dans Cinna la haine, dans Andromaque l'amour maternel.

Mille fois le jour, quand je pense à toi, il me vient des idées comme celles-ci qui peuvent t'être utiles ; mais je renvoie toujours à la première lettre que je t'écri­rai, et, quand j'en trouve le moment, je ne songe plus à ce que j'avais mis en ré­serve ; enfin, aujourd'hui, j'ai pris la réso­lution de t'écrire en quelque lieu que je me trouvasse, et je t'écris cette lettre du Collège de France, où je viens voir le petit Legouvé l.

Adieu, mes chères soeurs ; aimez-moi comme je vous aime ; suivez mes conseils, et nos études fixées prochaines seront aussi utiles à vos esprits que charmantes à nos cœure.

1. Beyle depuis le 2 ventOse an SI, 21 février 1803. suh-it le cours de Legouvé au Collège de France. Il trouvait ojie ce professeur de belles-lettres courait un peu aptèa l'esprit mais déclamait supérieurement. 36. —G

A SON PÈRE

Paris, 12 ventôse XI. [Jeudi, 3 Mars 1803.}

'ai été on ne peut pas plus affligé, mon cher papa, d'avoir pu te donner quelque sujet de mécontentement ; je te supplie de croire que c'est absolu­ment par inadvertance et je t'assure que je n'ai pas un sentiment ni une pensée dont tu puisses être offensé le moins du monde.

Je sens profondément tout ce que je te dois, et je te remercie chaque jour en mon cœur de me permettre d'employer à mon instruction un temps que tous les jeunes gens font servir à acquérir une fortune. Ce bienfait m'est d'autant plus précieux qu'une fois cet âge perdu, il est impossible de le réparer, et que toute la vie d'un homme n'est que le dévelop­pement des qualités qu'il a acquises dans sa jeunesse.

Je ne sais comment j'ai pu me tromper dans les comptes de fructidor au point d'oublier dans la dépense une somme de 100 francs. Il est cependant certain qu'à

J l'exception de quelques livres, je n'ai fait aucune acquisition depuis que je suis à Paris. Après mes deux maîtres qui me coûtent chacun 40 s. par leçon, je n'ai d'autre plaisir que le spectacle. Je ne vais jamais qu'au parterre qui coûte ici 44 s. Ce plaisir a d'ailleurs l'avantage essentiel de me donner une bonne pro­nonciation et de me guérir de toutes les locutions allobroges K

Quand je n'aurais pas été lié depuis longtemps avec Faure2, notre état habi­tuel nous aurait forcé à nous rapprocher. Nous manquons presque toujours d'ar­gent l'un ou l'autre ; alors nous nous ai­dons mutuellement, et attendons jus­qu'au premier du mois. Du reste je vou­drais que tu eusses ici quelqu'un qui veillât sur ma conduite, tu verrais que je mène une vie très rangée, et que je passe une bonne partie de mon temps à lire. J'aime beaucoup mieux la société des grands hommes que celle des âmes rape-

1. C'est pour la mùme raison, du moins avouée, que Beyle, comme il le raconte longuement dans son Journal, prit des leçons de déclamation, d'abord auprès de La Btve, puis de Dugjzon.

2. Fé.ix Fiure, né à Grenoble en 1780, se lia aveo Henri Beyle à l'Êsole Centrile et leur amitié continua à P&rh trè<i intime, Jusqu'après l'Empire et la publication de l'His­toire de la Peinture en II lie. Plus tard Beyle jugera =é\êre-mîntlemigistnttrop gouvernemental et le pair de France dont ie royalisme à ses yeux n'était que platitude. tissées que je rencontre de toutes parts. Ce goût se tournant en habitude, j'ou­blierai bientôt les plaisirs auxquels je ne puis pas atteindre.

37. — A

A EDOUARD MOUNIER

Paris. 27 Ventôse XI, [Vendredi iS Mars iSOB.]

avez-vous que vous vous conduisez très mal, mon cher Mounicr. Je vous écris des lettres superbes, des lettres de quatre pages, et vous restez trois mois sans donner signe de vie ; cela est affreux ; à moins que vous ne soyez mort, je ne puis vous excuser. Et le sieur Pison qui part d'ici sans crier gare ! Vrai­ment vous devenez tous Bas-Bretons. Il faudra plus de six mois de séjour à Paris pour vous rappeler à votre ancien caractère. Donnez-moi des détails sur le carnaval de Rennes. Je me suis amusé ici comme un dieu. Si vous étiez ici je vous procurerais les plus jolies connais­sances du monde. Je vais tous les mardis dans une maison où Mme Récamier vient ; on fait de la musique ; les mères jouent

#

S à la bouillote, leurs filles à de petits jeux, et presque toujours on finit par danser. Le vendredi je vais au Marais, dans une société de l'ancien régime où l'on m'ap­pelle M. de Beyle ; on y parle beaucoup de la religion de nos pères, et le charmant abbé Delille nous dit des vers après boire. Le samedi, la plus jolie de mes soirées, nous allons chez M. Dupuy, où se trou%rent des savants de toutes les couleurs, de toutes les langues et de tous les pays. Mlle Duchesnois y vient souvent avec son maître Legouvé ! On y parle grec ; sentez-vous la "force de ce mot-là? Si vous y étiez vous brilleriez. En vérité, je ne conçois pas comment vous pouvez habiter Rennes. Vous avez du crédit, venez à Paris. Ayez-y une place et vous ne regretterez pas vos Bretons.

Est-il vrai que vous venez cet automne à Grenoble ? cela serait délicieux. Nous partons d'ici neuf... à la fois. Je me donne des peines incroyables, trois fois la semaine, pour apprendre la gavotte pour pouvoir faire briller quelque jolie petite fille de notre country. Serez-vous témoin de mes succès ? cette douce espé­rance ferait redoubler mes efforts.

Allons, mon cher Edouard, évertuez-vous et écrivez-moi deux pages de chro­nique scandaleuse. Savez-vous l'histoire du collier qui ne coûte que douze mille francs, quoiqu'il en vaille vingt-deux mille ?

Mille respects à M. votre père ainsi qu'à mesdemoiselles vos sœurs, et, je vous en prie, réponse.

Friendship and happiness.1

'H. B.

rue d'Angiviller, n° 153.

38. — A

A SA SŒUR PAULINE

Paris, 28 Ventôse an XI. [Samedi, 19 Mars 1803.]

Écris-moi donc des lettres plus longues, ma chère Pauline, les plus doux moments de ma vie sont ceux où je parle avec toi ; écris tes lettres à plu­sieurs fois et surtout sans chercher à faire des phrases ; car rien de pénible comme de faire de l'esprit, et, à la longue, on plante là ce qui est pénible. D'ailleurs, en tout genre, malheur à qui tâche ; ce qu'on fait avec peine ne plaît jamais. Voilà bien des maximes, mais c'est que je voudrais

1. Amitié et bonheur. t'accoutumer à réfléchir ; car il n'y a que le bon sens qui dure. Plus je vois de femmes, plus je sens combien elles ont tort de ne pas étudier : j'entends étudier les choses agréables ; car l'ennui n'est bon à rien.

Sois persuadée qu'on peut se corriger de tout ; il n'y a qu'à se bien démontrer la nécessité d une chose et l'on en vient à bout.

Je crois qu'il y a peu d'hommes qui aient aussi peu de dispositions que moi pour apprendre des langues. Cependant j'ai senti qu'il fallait les savoir, et, dans deux ans, je saurai bien le grec, le latin, l'anglais et l'italien l.

Pourquoi apprends-tu l'italien ? c'est évidemment pour lire les bons ouvrages écrits dans cette langue : la Gerusalemme liberata est un des plus beaux. Il faut donc tout de suite le connaître et te le faire expliquer par ton maître. Voici comment  :

J'ai écrit tout ce qui regarde la gram­maire sur une feuille séparée pour que tu puisses le montrer. Emploie ma mé­thode sur-le-champ, sois sûre que, si

1. Non seulement Beyle a cette époque prenait des leçons d'anglais et d'italien, mais il est vrai qu'il s'était remis au grec et au latin. H recopia ainsi de sa main tout un chant de l'Enéide et le traduisit vers à vers : les brouillons de sea papiers, à la bibliothèque de Grenoble, en font toi. ton maître y résiste, il est un imposteur qui t'apprend ce qu'il ne sait pas ; alors, il sera obligé d'étudier lui-même les quatre octaves du Tasse, il n'y a pas de mal à cela. Voilà comment je compte te faire travailler cet automne. Caroline apprend-elle aussi l'italien ? Je le voudrais bien ; inspire-lui-en l'envie, et dis-lui de m'écrire beaucoup plus souvent ; lis-lui mes lettres, si tu penses qu'elles puissent lui être utiles. Tâche de la faire penser. Tu apprendras toi-même en instruisant. Il y a quatre ans, j'appris les mathéma­tiques en les montrant à X...

En général, je ne saurais trop vous répéter : N'ayez aucun préjugé, c'est-à-dire ne croyez jamais rien parce qu'un autre vous l'a dit, mais parce qu'on vous l'a prouvé ; car l'homme qui te dit une chose peut se tromper lui-même et encore plus vouloir te tromper; en tout, cher­chons la vérité, il n'y a qu'elle qui dure ; j'aime mieux que tu saches une vérité de plus que d'avoir lu dix volumes d'his­toire.

Lis les grands hommes de Plutarque, de Dacier ; cela se trouve partout, de même que la Jérusalem, qui te sera néces­saire pour ton travail. S'il n'y en avait point à Grenoble, prie notre papa de t'en faire venir une en quatre volumes in-18, imprimée à Avignon chez Ville­neuve, comme celle que j'ai apportée à M. Daru ; elle me coûta neuf francs en Italie.

Lis l'abbê de Vertot, Révolutions ro­maines, de Suède, de Portugal ; lis l'His­toire de la Révolution française, par Fantin-Desodoards ; c'est ce qu'il y a de plus in­téressant pour toi ; nous en parlerons beaucoup ;ainsi lis plus tôt que plus tard. Arrange-toi pour aller à Claix dès que je serai arrivé, car j'aime les champs et point l'odeur de la boue. C'est au milieu des arbres que l'homme est le plus heu­reux ; tous les peuples en ont mis dans leur paradis, et surtout les Orientaux qui se connaissent en plaisirs. Les bons mu­sulmans vont habiter après leur mort des jardins charmants ; tu as vu dans Télé-maque que les Champs Elysées ont des bosquets, et, dans la Bible, la description du jardin d'Eden, qu'Adam et Eve habi­tèrent quelque temps. Ainsi rapprochons-nous de la campagne et lisons les auteurs qui en parlent, mais ceux qui en parlent bien et non point les amants tartufes de la nature, comme l'abbé Deiille. Bernar­din de Saint-Pierre a vraiment aimé les champs ; prie le grand-papa de te lire quelques morceaux de ses études. Lis 1 histoire du cheval, du renard, du paon, du rossignol, du cerf, dans M. de Buffon ; lis l'Art poétique, de Boileau. Fais-toi apporter d'Italie beaucoup de musique de Pergolèse, de Piccini, de Paesiello, mais surtout de Pergolèse. Apprends à danser de M. B[eler] pour t'exercer, je te montrerai de charmants pas cet automne.

39.—A

A EDOUARD MOUNIER

Paris, 5 Germinal XI. {Samedi, 26 Mars 1803.]

comment diable passer à l'autre monde,

f lorsqu'on est aussi aimé et aussi _J aimable que vous l'êtes ? C'aurait été très mal à vous je vous jure. Vous voilà donc éternellement à Rennes : c'est charmant pour vous puisque vous vous y amusez, mais convenez que c'est bien triste pour vos amis. Ne viendrez-vous pas au moins vendanger les charmantes vignes de la vallée ? Je vous en conjure avec toute la mélancolie convenable, par les souvenirs antiques, par les longues heures passées auprès de ces grands rochers couronnés de nuages blanchâtres, par cet amour de la patrie enfin qui fait errer le doux sourire de la tendresse sur les lèvres... mon ami, excusez-moi, je ne sais plu§ où j'en suis, ni comment finir ma phrase. Vous savez que la Delphine s infatué toutes les jolies femmes du style ossianique et que moi, malheureux, qui suis obligé d'écrire une lettre de senti­ment ou deux par jour, je sue sang et eau pour y pouvoir mettre un peu de mélancolie.

à propos de Delphine, dites-moi au long ce que vous en pensez, vous qui connaissez Ossian, la littérature alle­mande, Homère, etc., etc. On n'en parle déjà plus ici, mais je serai bien aise de savoir quel effet elle a fait sur vous, phi­losophe. Je vous dirai qu'il me semble que Léonce n'est pas amoureux. Mme de Staël n'a pris que le laid de l'amour. Delphine me paraîtrait assez aimable si elle n'était pas si métaphysicienne. Au reste, je crois qu'on pourrait tirer de ce roman beaucoup de pensées ingénieuses et même profondes sur la société de Paris. Je connais bien peu de femmes de qua­rante ans qui ne ressemblent pas de près ou de loin à Mme de Vernon.En me pariant de l'ouvrage, dites-moi votre avis sur l'auteur, avec qui vous avez soutenu thèse à ce qu'il me semble.

Vous me parlez de ma B... Je l'ai plantée là il y a deux mois, qui plus est sans l'avoir eue ;" elle a fait venir chez elle une nièce charmante dont le mari dompte les nègres de Saint-Domingue, J'ai entrepris de dompter aussi à mon tour ; mais elle fait une résistance superbe ; elle est aidée par sa tante, qui est endiablée contre moi et qui me fait manquer toutes les occa­sions de finir. J'en suis si vexé, que je finirai peut-être par avoir la tante pour pouvoir approcher la nièce.Ce qui m'étonne le plus, c'est que la petite m'aime ; elle m'écrit des lettres qui, malgré leurs fautes d'orthographe, sont assez tendres ; elle m'embrasse de tout son cœur quand je lui en donne l'occasion, mais niente più. Je commence à croire, le diable m'emporte, à l'amour platonique. Vous voyez, cher Edouard, qu'en amour comme en guerre tout n'est pas succès. Tout considéré, je mène dans deux heures ces dames au bai ; je veux en finir ; je m'en veux de me sentir agité par une petite coquette de vingt ans.

Savez-vous que pendant que nous por­tons la gloire de Grenoble aux deux bouts de la France, on nous enlève les beautés qui ornaient nos bals. Mon pauvre cousin Félix Mallein a été sur le point de se pendre ou de se jeter dans la rivière, parce que Mlle M... l'a abandonné pour

OORTWWPONDOrOF.— I je ne sais quel carabin qui l'a épousée. R... a épousé Mlle M..., celle dont il disait tant d'horreurs il y a un an. Une demoi­selle que vous avez peut-être connue et qui avait deux amants, tous deux hommes de beaucoup d'esprit, a formé le projet de se laisser mourir de douleur, depuis que l'un des deux s'est laissé mourir de la fièvre. Si j'avais l'honneur d'être l'amant restant, je me croirais obligé d'aller en poste consoler la belle affligée ; il est beau de n'être même que successeur quand c'est dans un si beau poste.

Adieu, mon cher Mounier ; vous voyez que je suis exact, je veux réparer le temps perdu. Je n'ai rien reçu de vous depuis quatre mois ; dites-moi où vous m'avez adressé votre précédente lettre, et de grâce venez avec nous à Grenoble en fruc­tidor.

Avez-vous des nouvelles de la belle Caroline ?

Comment se porte votre sabre ? En avez-vous fait usage depuis moi ?

H. B. 40. — A A SA SŒUR PAULINE

Paris, 1803.

éponds-moi donc vite, ma chère Pauline, ou je te crois en prison, au secret ou morte. Pourquoi, dans ta tristesse, ne m'écris-tu pas 1 Répondez à cela, mademoiselle ? Rien vous peut-il excuser ? N'êtes-vous pas une petite écervelée de vous plaindre que vous vous ennuyez, et puis de ne pas vouloir vous consoler ? Savez-vous com­ment je m'en vais m'y prendre pour vous consoler ? Je m'en vais ne plus vous aimer du tout ; alors, pour reconquérir mon amitié, vous serez obligée de vous évertuer. Allons donc, petite fille ! qu'est-ce que ça veut dire de s'affliger ainsi ? Prenez garde, rien ne rend vieille comme le cha­grin, et, pour vous punir, je m'en vais vous traiter en vieille ; je m'en vais vous dire des contes que j'ai lus ce matin. M. de Thiers était l'ami de madame d'Erigny : cette dame eut le bras et la jambe gauche brûlés très douloureusement par un chaudron d'eau bouillante ; de Thiers ne Palla pas voir de six semaines ;

R quand il parut, madame d'Erigny lui dit :

— Est-ce ainsi que vous abandonnez vos amis ! Savez-vous que je souffre comme une malheureuse, que je n'ai pas fermé l'œil, depuis six semaines que vous ne m'êtes pas venu voir ?

— Comment ! il y a tant que cela ?

— Tout autant.

— Voyez comme le temps passe vite ! Voilà un beau trait d'égoiste. Au reste,

comme probablement vous ne lirez pas la brochure où je l'ai vu, en voici une se­conde :

Le roi chassait dans les forêts de Ver­sailles. A trois ou quatre lieues de cette ville, un garde du corps tombe en galo­pant et se casse la cuisse ; le roi se tourne vers M. de R... et lui dit :

— Monsieur, vous avez votre carrosse, faites-moi le plaisir de ramener ce jeune homme à Versailles.

M. de R... contait cela le lendemain dans une maison.

— Ce malheureux, disait-il, me faisait une peine terrible : tous les mouvements de la voiture le mettaient dans des douleurs affreuses ; il jetait des cris, il grinçait des dents ; cela me mettait dans l'état que vous pouvez imaginer. Heureusement, je me souvins que j'avais dans mes poches de l'eau de la reine de Hongrie. — Vous lui en donnâtes ?

— Non, j'en avalai une gorgée et cela me remit jusqu'à Versaillesl.

Ces deux traits sont vrais ; remarque cette manière de conter, voilà le bon ton simple, aisé, concis : un provincial n'eût pas manqué d'y mettre du pathétique et même de l'horrible, eût décrit la cassure de la cuisse, eût parlé du sang. Le talent qui fait fuir ces défaut à M. S... se nomme délicatesse.

Il faut, dans le monde, dire tout avec simplicité et aisance, bien se dire à soi-même et ne jamais dire à d'autres qu'on se réunit pour se donner du plaisir, et supprimer tout ce qui diminue celui que vous pouvez donner. Pour plaire aux gens, il faut les occuper d'eux et, par consé­quent, parler très peu de soi ; il faut que vos traits soient vifs, et il y a une marque bien claire du plaisir que vous, procurez. On n'a presque jamais affaire qu'à la vanité des gens. Un homme vain cherche à découvrir à chaque instant quelque nouvel avantage en lui ; dès qu'il en découvre un, vous en avez une marque

1. Dans sa Filosofia noua, à la date du 29 juillet 1804 (édition du Divan, t. IX, p. 842), Boyle racontait cette même anecdote et le 9 mars 1841, à Civlta-Yecchia, il s'en souvenait encore pour la citer a nouveau dans l'ébauche qu'il écrivait alors de son roman : bamiel. {Cf. Lamiel, édition du Divan, pp. 310-311.) évidente, il rit. Le rire n'est que cela : la vue soudaine d'un avantage que nous ne nous connaissions pas, ou que nous avions perdu de vue.

J'ouvre un volume des Lettres persanes que je porte toujours avec moi ; je tombe sur la lettre quarante-deux, je lis :

« Pharan â Usbek son souverain seigneur,

et Si tu étais ici, seigneur, je paraîtrais à ta vue tout couvert de papier blanc, et il n'y en aurait pas assez pour écrire toutes les insultes que le chef de tes noirs, le plus méchant des hommes, m'a faites depuis ton départ. »

En lisant l'histoire de papier blanc on rit. On s'est mis à la place d'Usbek sur le titre parce qu'on se dit : « Ne ressemblè-je pas plus à un maître qu'à un esclave ? » Tout le monde ne fait pas ce raisonne­ment aussi nettement ; mais l'effet est le même ; ensuite, on se figure cet esclave habillé de papier écrit, tout ce papier écrit pour vous, mis ainsi pour que vous ayez moins de peine à le lire, mis dans cette manière comique pour vous ; à l'instant nous nous disons : « Il faut que je sois bien puissant pour qu'on fasse tout ça pour moi ! » Et nous rions.

Il faut bien te garder de faire jamais cette anatomie-là devant personne : rien ne sent plus le pédant ; mais il faut en faire de semblables pour toi. C'est le fu­mier qui est sale et qui fait venir les rai­sins muscats. Pour faire rire quelqu'un, tu n'as donc qu'à lui découvrir finement et en peu de mots quelqu'un des avan­tages qu'il possède. Me comprends-tu?

Amasse maintenant des matériaux pour un autre temps ; songe que, dans le monde, plus on a d'esprit, mieux on sait ménager la vanité des autres, plus ils vous chérissent; et que plus vous en êtes chérie, plus vous êtes heureuse. Or, tu te donneras de l'es­prit par de pareilles analyses. Réponds-moi courrier par courrier, la lettre n'eût-elle qu'une ligne. Je suis vraiment inquiet : personne ne m'écrit. Je ne vois qu'une manière d'expliquer cela : l'autre jour, à cinq heures, on a pu fixer le soleil, il était couleur de brique et gros comme un fro­mage ; les savants ont dit que cela an­nonçait tremblement de terre : Grenoble aura tremblé, et tout y est sens dessus dessous.

Adieu ; mon père ne m'écrit plus, ne m'envoie rien ; nous sommes au 13. Celui qui a dit que tout est bien a dit une sottise. Il fallait dire que tout est au mieux dans le meilleur des mondes pos­sibles. 41. — B

A SA SŒUR PAULINE

[1803]

ctueixement que tu es raisonnable, je t'invite à examiner successive­ment tout ce qu'on t'a enseigné jusqu'ici, et à ne rien croire (la religion seule exceptée) que ce qui te semblera croyable.

Il y a plusieurs degrés de vraisemblance. Il y à cent millions à parier contre un que ce que tu as vu existe.

Il n'y a plus que dix millions à parier contre un que ce que Caroline te dit avoir vu, existe.

II y a 10 millions à parier contre un que Louis XIV a existé, mais il n'y a que 2 millions à parier que Clovis a vécu.

Il n'y a plus que 8 cent mille à parier que Ptolémée Philadelphe a régné en Egypte.

Il n'y a plus que 3 ou 4 â parier contre un que Nimbrod a existé.

Il n'y a plus enfin, qu'un à parier contre un que Néoptoième a enseigné aux Grecs à cultiver le blé, et à s'en nourrir au lieu de glands.

J\ Voilà la seule manière raisonnable de croire. Examine bien tout homme qui te dira le contraire. Pour moi, je suis per­suadé que cet homme aura quelque intérêt à te tromper.

Toute chose qu'un homme dit à un autre homme peut toujours, étant expli­quée, se ramener à une vérité aussi évi­dente que celle-ci  :

Tout bâton a deux bouts, ou à une fausseté aussi palpable que la suivante :

II est des bâtons qui n'ont pas deux bouts.

On nomme vertu l'habitude des actions utiles à tous les hommes ;

Vice, l'habitude des actions nuisibles à tous les hommes.

42. — A

A SA SŒUR PAULINE

Paris, [Avril] 1803.

e suis enchanté, ma chère Pauline, que M. Durand te montre l'italien sur de bons principes, et qu'il t'ap prenne à ne croire que ce que tu com­prends. Je suîb sûr qu'il adoptera la mé thode que je t'ai envoyée et qui est celle du judicieux Dumarsais ; elle est con­forme à la nature. Au reste, je ne dois pas te dissimuler que l'étude la plus difficile que je connaisse est celle de la grammaire.

Caroline apprend-elle l'italien ?

Je te recommande toujours de te péné­trer de la lecture de Corneille et de Racine : tâche de te pénétrer de la grandeur des caractères de Cinna, Auguste, le Cid, Ho­race père et fils, Gléopâtre, Oreste, Her-mione, Achille. Tu sais sans doute :

Jamais contre un tyran entreprise conçue....

et le morceau d'Iphigénie. Je t'en indi­querai d'autres à apprendre.

Les fables de La Fontaine t'amusent-elles ? Découvres-tu leur sens profond? Je serais bien aise que tu apprisses les Animaux malades de la peste.

Lis souvent l'Art poétique, de Boileau: prie le grand-papa de t'expliquer ce que tu ne comprendras pas. Tu pourrais apprendre par cœur la description des âges de l'homme. Ce n'est qu'en sachant quelques centaines de bons vers qu'on peut acquérir de l'oreille : la poésie res­semble beaucoup à la musique.

J'espère te faire expliquer, cet automne, les sublimes tragédies d'Alfieri ; je te traduirai les beaux morceaux de Sha­kespeare. De cette manière, et en lisant quelques pièces de Sophocle, Euripide, et Eschyle, tu te formeras un goût sûr, chose très rare chez les hommes et encore plus chez les femmes, quoique le moindre savantas s'avise de juger les hommes de génie. Lâ-dessus, ils sont tous comme les badauds de Glaix qui blâment les belles opérations de P... et voudraient bien en pouvoir faire autant : mais l'homme médiocre est toujours envieux ; cette règle n'a pas d'exceptions.

On dit qu'un homme a du génie lorsqu'il a inventé dans son genre. Tout homme qui ne fait que copier, embellir, traduire, peut avoir du talent, mais jamais de génie. On compte, parmi les génies, Homère, Corneille, Helvétius, Montesquieu, Jules César, Molière, Newton, parce que, en des genres très différents, ils ont inventé.

Cherche vite La Bruyère et lis-le ; lis les Réoolulions romaines, de Suède, de Portugal, de Vertot, un des meilleurs historiens modernes.

Je viens de refuser encore une fois de devenir aide de camp du général Michaudl; il a, cette année, une superbe inspection : Lille, Dunkerque, Ostende, Calais, etc.

1. Voir la lettre de Beyle à son père au !•» mat I80S. Il m'en a bien coûté pour refuser d'aller avec ce bon et grand homme que j'aime tant et qui a tant de confiance en moi ; mais c'est encore un sacrifice fait à la gloire ; il faut un esprit de suite dans la vie.

Que n'es-tu ici, ma bonne Pauline ! tous mes vœux seraient satisfaits : la grande civilisation des grandes villes a fait fuir les plaisirs du cœur. Je trouve ici beau­coup de connaissances ; mais il faut toujours être en scène, avoir toujours de l'esprit, être toujours agréable : la bonne et franche simplicité n'ose plus se montrer, et toutefois, sans simplicité, point de véritable bonheur ; rien de gla­çant comme la dignité.

D'un autre côté, cette ville a mille avantages ; on y voit tous les monuments des arts ; on a un théâtre superbe où on entre en société avec les grands hommes de tous les âges ; on trouve dans le monde plus de bon sens qu'ailleurs, les femmes n'y sont pas, cnmme en province, caillettes et rien que caillettes ; elles y raisonnent très juste. Comme elles sont en société avec les grands hommes de tous les genres, elles prennent des sentiments justes de toute chose et apprécient la Phèdre de Guérin avec autant de finesse qu'une glace de Frascati ; il ne leur manque que le sentiment. Adieu, ma chère Pauline, je viens quel­quefois épancher mon cœur avec toi : désormais je veux avoir toujours une lettre commencée ;j'y écrirai chaque jour et j'aurai ainsi le plaisir de te sentir près de moi. Pour soutenir cette douce illu­sion, écris-moi souvent toi-même. Adieu ; lis souvent.

43. — G A SON PÈRE i

Paris, 11 Floréal aa XI. [Dimanche, 1" Mai 1803.]

Mon cher papa,

e viens encore te parler argent, mais j'espère que c'est pour la dernière fois. Des 240 fr. que tu eus la bonté de m'envoyer il y a deux mois, j'ai employé 100 à payer F...2 et ,36 à acheter un cha­peau. J'ai voulu faire mon compte hier et voici où j'en suis. Je dois à Douenne

1. En tête de. ce brouillon de lettre qui est conservé dans les manuscrits de la bibliothèque de GrenoMe, Henri Beyle a écrit : « Original. La lettre est partie le 11 floréal XI, on me répond le 20 floréal et je reçois la lettre le 28 floréal. On promet 600 francs. »

2. Faure. — Ici une phrase biffée :« 48 à psiyer deux mois d'arriéré à M. Iéky. »

S 125 fr. : 97 dont je t'ai envoyé le compte et 28 pour deux gilets qu'il m'a fournis et raccomodage de ma redingote. Je dois 37 à mon restaurateur et 132 a M. Paquin, mon hôte.

D'un autre côté Àlpy, un de mes an­ciens camarades, aide de camp du géné­ral M[ichaudl m'a fait souvenir que je lui devais toujours 6 louis pour reste du prix do ma jument qu'il m'avait vendue à Ber-game. Je le croyais remboursé et au delà par trois mois d'appointements faisant 265 fr. que je croyais qu'il avait touchés pour moi, mais il m'a dit que comme je n'avais pas alors un brevet d'aide de camp du ministre on n'avait pas voulu me payer et qu'il avait laissé mes papiers entre les mains de Jomville. Du reste il m'a dit qu'il n'était pas pressé et qu'il attendrait tant que je voudrais.

Le général Michaud, qui va partir pour son inspection, qui voulait me ren-

fager avec lui, et qui ne cesse de m'acca-ler de bontés, m'a invité à aller passer six jours à Belleville et à Fontainebleau. Au lieu de six jours, j'en ai passé huit, il m'a fallu prendre un cabriolet pour aller à Fontainebleau et ce voyage me revient à plus de 55 fr. Je suis arrivé ici hier, et ce matin je viens de recevoir une invita­tion charmante de M. Micou qui m'en gage à aller passer la semaine prochaine à Clamart, où l'abbé Delille sera. Je vois que, pour peu que je reste encore ici, toutes mes connaissances, surtout Mme de N[ardon] m'obligeront à aller les voir à la campagne et une fois arrivé m'y feront passer ma vie. Je dépenserai beaucoup cet été et peut-être plus que cet hiver. J'aime donc mieux, si tu le trouves bon, m'en aller économiser cinq mois à Claix, là je ne dépenserai absolument rien, et par là je pourrai aller en société l'hiver prochain. J'ai été on ne peut pas plus satisfait de mes connaissances de cet hiver-ci, tout le monde m'a marqué en partant pour la campagne le plus vif désir de m'avoir l'hiver prochain, et je suis déjà invité à trois bals par semaine. La seule raison qui me retiendrait ici à cette heure que mes amis sont partis serait mon maître de danse, mais je sens que ne ne ferais pas de grands progrès et que je serais plus souvent à courir les grandes routes qu'à Paris, et il vaut mieux s'ôter les moyens de faillir que d'être ennuyé pendant deux jours lorsqu'il faut demander de l'argent. J'ai soif de la campagne et je sens que je ne pourrais jamais résister à Mme de N[ardon] qui m'a invité pour tous les dimanches. Elle rassemble chez elle, ce jour là sa société d'hiver. Cette société composée d'une vingtaine d'hommes d'es­prit "tous marquants dans leur genre et de sept à huit femmes m'a marqué beau­coup de bonté, et je ne pourrais pas y manquer deux dimanches de suite sans que cela eût l'air d'un refroidissement, ce que je ne voudrais pas pour tout au monde. Toutes ces raisons ne regardent que les amis de Paris, tu connais celles qui me ramènent au sein d'une famille chérie que je n'ai pas vue depuis un an.

Je n'ai presque point de dépenses à faire avant que de partir : une paire de bottes 36 fr., une paire de pistolets 48; voilà ce qui m'est nécessaire avec deux ou trois pantalons de nankin. Si tu es en ar­gent, j'y ajouterais une vingtaine de vo­lumes qui me seront très utiles à Claix pour travailler.

Je dois en outre deux mois de leçons au père Ieky et deux louis à Faure — j'ai été obligé de les emprunter pour aller à Fontainebleau ; ne voulant pas suivre le général Michaud à son inspection, je np pouvais refuser d'aller passer huit jours avec lui. D'ailleurs je désirais beaucoup connaître le général Moreau ; et il est venu passer deux jours avec nous1.

1. Au verao de ce brouillon, Beyle a écrit : « Paris le 11 floréal, j'écris que je dois : a Douenne 125, a Faure 48, à M. Paquiu 132, à Alpy 1«, an restaurateur 87,

6 44. — A

A SA SŒUR PAULINE

Paris, Floréal an XI. [JVfaz 1803.}

Je viens de voir, aux Tuileries, ma charmante Pauline, une petite fille qui te ressemble beaucoup : cette vue a redoublé en mon cœur le désir de te revoir, et je suis rentré pour te faire des reproches de ce que tu ne m'écris pas plus souvent, seule consolation des amis éloignés. Entre nous, et sous le plus pro­fond secret, j'espère pouvoir te dire bien­tôt de vive voix combien je t'aime. J'ai grande envie de quitter Paris dans ce moment ; j'ai écrit là-dessus â papa, et peut-être serai-je avec vous le 15 prairial * ; je ne veux demeurer à Grenoble que juste le temps nécessaire pour la bien­séance ; je suis triste dans ce moment, et rien ne redouble la tristesse comme d'être obligé de feindre la gaieté.

à M. Iéky 48 = 53*. — Plus bottes 86, chapeau rond 30, pistolets 60 = 650. — Et 240 pour la route. Total : 890 francs.

« Dettes réelles : Iéky 96, Faquin 200, Douenne 130, montre 72, Deschamps 24, bottes 36, chapeau 24, relieur 12. — Pour payer tout cela 600 francs. >

1. 4 juin. Beyle en réalité arriva à Grenoble le 26 Juin, Ainsi, au bout de huit jours, je m'em­barquerai pour Claix, avec de gros sou­liers, de la poudre et du plomb, et je tâche­rai d'oublier Paris pendant cinq mois. Arrange-toi avec Caroline pour venir à Claix en même temps que moi : nous tra­vaillerons ensemble, c'est-à-dire nous pen­serons ensemble a des sujets intéressants, et j'espère que ces cinq mois ne seront pas perdus pour vous. Je suis bien fâché de n'avoir pas prévu plus tôt mon voyage à Claix : j'aurais prié papa de me faire arranger ma chambre, et j'aurais été tranquille à mon deuxième étage.

C'est aujourd'hui dimanche, j'ai vécu en ermite toute la journée. Ce jour du dimanche m'est insupportable depuis quelque temps. — Mais parlons vers. Sais-tu le beau morceau de Cinna et celui d'Andromaque ? Je t'invite à lire souvent la totalité de ces pièces, ainsi que l'Art poétique de Boileau, que Plana a dû te remettre de ma part.

Fais-tu des traductions interlinéaires ? Il n'y a que ce moyen d'apprendre, et il faut absolument savoir l'italien.

Tu ne saurais t'imaginer combien l'étude des lettres est consolante dans l'affliction. Encore, arrivé à un certain point, c'est une jouissance qui augmente sans cesse : lorsque tu sentiras les beautés de Cor neille, de Racine, du Tasse, etc., tu ne pourras plus t'en détacher, et, si tu veux m'écouter, tu les sentiras très bien dans six mois d'ici ; engage Caroline à lire Cinna, Andromaque, le Cid et Iphigénie. Voici des vers italiens de Vittorio Alfieri, un des plus grands poètes du xvnie siècle ; ils me font beaucoup de plaisir, ils ne t'en feront pas moins lorsque tu en auras fait la traduction interlinéaire ; ce sont des vers schielti ; tu peux voir dans ta grammaire ce mot.

Ces vers sont tirés du troisième acte de 77-moléon ; notre grand-papa pourra te dire quel fut ce héros ; dans Alfieri, il répond à son frère Timophane, qui veut se faire roi de Co-rinthe et qui vient de vanter la monarchie :

Voilà quels sont les rois ; je désirerais que tu apprisses ces vingt-quatre vers par cœur ; cela te graverait dans la tête beaucoup de mots italions, et, ce qui vaut mieux, de grandes vérités. Dans Cinna, tu as le tableau des affreuses proscrip­tions de Rome ; voilà le caractère du roi. Nous parcourrons ainsi les peintures faites par les grands poètes des choses les plus remarquables.

Adieu, ma bonne Pauline ; j'espère pou-

1. Beyle avait e6pié ici vingt-quatre ver» a'AIflerî que les premiers éditeurs de la Correspondance n'ont pas reproduits voir bientôt t'embrasser. Fais ma commis­sion auprès de Caroline. Lis La Fontaine, si tu le comprends ; je te recommande les Ani­maux malades de la peste et Philémon et Baucis.

45. — A A SA SŒUR PAULINE

Paris, 13 Prairial an XI. [Jeudi, 2 Juin 1803.]

Il est des affaires majeures dans la vie, où le pire parti que l'on puisse prendre est de n'en point prendre : telle est la situation où tu te trouves pour mon drap ; il me faut du beau drap noir pour faire un habit ; le tailleur Martin dira la quantité ; du drap de soie noir pour culotte, du velours de coton mille-raies gris foncé pour pantalon, des cra­vates de batiste fine.

Je te rends personnellement respon­sable de l'envoi de ces objets ; si je ne les reçois pas avant le 30 courant, je te prive des eaux et des feux sacrés ; en un mot, je t'excommunie.

Dis-moi vite si tu veux de la musique vocale ou de la musique de piano, afin que je puisse t'indiquer les ouvrages de grands maîtres ; si vocale, demande les ariettes de tenore, de prima et seconda donna, des meilleurs opéras de Pergolèse, Cima-rosa, Paësiello, Zingarelli, Meyer.

Adieu, ma chère Pauline ; je te recom­mande de lire Plutarque et Racine, et de bien réfléchir sur mes lettres ; je t'en écrirai bientôt une de huit pages.

Si tu étais aveugle, tu n aurais aucune idée du rouge, du vert, du jaune, en géné­ral des couleurs ; tu n'aurais aucune idée de la lune, tu ne regarderais le soleil que comme un corps échauffant.

Si tu ne sentais pas, tu ne distinguerais pas l'odeur de la rose de celle de 1 œillet.

Si tu n'entendais pas, tu ne distinguerais pas un mi d'un fa etc., etc.

Donc, nos idées nous viennent par nos sens. Réfléchis à celte grande vérité.

46. — A A EDOUARD MOUNIER

[Paris], 16 prairial an XI. [Dimanche, S Juin 1803.)

e n'ai reçu qu'il y a huit jours, mon cher Maunier, votre lettre de morale du 9 pluviôse. Jamais morale n'est venue plus à propos; j'étais excédé de deux

•1 femmes que j'ai sur les bras depuis trois mois. Mon pfre me pressait depuis long­temps de l'aller voir ; il se plaignait d'être abandonné par son fils. Ma foi, votre mo­rale m'a décidé, je pars, je quitte le séjour de l'aimable Paris, enchanté des choses vraiment belles qui y sont, mais bien dé­goûté de ce qu'on y appelle bonne com­pagnie. D'ailleurs, il est temps de réfléchir. J'ai vingt ans passés, il faut se former des principes sur bien des choses et tâcher de mener une vie moins agitée que par lé passé ! Si je ne craignais pas que vous vous moquassiez de moi, je vous dirais que, barque sans pilote, j'ai erré au gré de toutes les passions qui m'ont successi­vement agité. Je n'en ai plus qu'une ; elle m'occupe tout entier ; toutes les autres se sont évanouies et m'ont laissé le plus profond mépris pour des choses que j'ai bien désirées. Vous ne douterez plus de ma sagesse lorsque vous saurez que, comme le mal est bon à quelque chose, une des illustres dames que j'adore, et qui me fait l'honneur d'être jalouse de moi, a voulu me fixer ici en me donnant une place de sous-lieutenant dans les chasseurs de la garde du Consul. C'était tentant, convenez-en bien. Admirez ma sagesse ; j'ai refusé.

Après ce trait sublime, je compte sur votre estime pour le reste de ma vie, et, par Conséquent sur vos avis. Point de flatterie ; dites-moi vos avis franchement, et soyez sûr que je vous le rendrai si je puis vous découvrir quelque défaut.

Adieu, je compte rester quatre mois à Grenoble. J'attends une lettre de Rennes; dès que je l'aurai reçue, je vole dans votre chère patrie.

Ecrivez-moi, je vous prie, à Grenoble, à Henri Beyle, Henri en toutes lettres, pour éviter toute méprise. Que vous seriez aimable, si vous veniez cet automne à Grenoble faire danser les demoiselles et leur dire de bonnes méchancetés ! Mallein est à Marseille ; je vais m'ennuyer comme un mort avec tous les paquets de notre endroit. Donnez-moi en détail des nouvelles de la belle dévote»

47. — A

A SA SŒUR PAULINE

Paris [Juin], 1803.

h bien, ma chère Pauline, comment te portes-tu ? Je suis moi-même un peu malade. C'est, je crois, un gros rhume ; j'ai beaucoup sué cette nuit

E et je crois que j'ai un peu de fièvre ; il fait ici une chaleur infernale, vingt-six degrés, je crois ; c'est venu tout à coup. Ecris-moi vite aussitôt que tu auras reçu cette lettre ; je brûle d'avoir de tes nouvelles. Je ne suis en état de rien dire de moi-même, je m'en vais tout bonne­ment te copier le portrait qu'un homme d'un esprit très fin a fait de la famine la plus aimable de Paris. Cela te sera comme une espèce de modèle ; entends bien ce mot : non pas qu'il faille imiter, on n'a plus de grâce ; mais tâche d'avoir l'âme de Lucile : tu auras bientôt ses manières, et ses manières enchantent tout le monde.

Je commence mon prône.

Lucile a vingt-cinq ans ; elle a une de ces figures antiques qui sont, en femme, ce que l'Antinous est en homme : ce qui rend cette physionomie délicieuse, c'est qu'à chaque instant vient s'y peindre une âme charmante. La plupart des femmes qui ont beaucoup d'esprit ont une cer­taine façon d'en avoir, qu'elles n'ont pas naturellement, mais qu'elles se donnent.

Celle-ci s'exprime nonchalamment et d'un air distrait, afin qu'on croie qu'elle n'a presque pas besoin de prendre la peine de penser, et que tout ce qu'elle dit lui échappe. C'est d'un air froid, sérieux et décisif, que celle-ci parle, et c'est pour avoir aussi un caractère particulier.

Une autre se voue à ne dire que des choses fines (difficiles à comprendre au premier abord), mais d'un ton qui est encore plus fin que tout ce qu'elle dit. Une autre se met à être vive et pétillante. Je ne sais si tu auras pu observer tous ces caractères-là à Grenoble ou chez made­moiselle Lassaigne, mais ce sont ceux du grand monde,

Lucile ne débite ce qu'elle dit dans aucune de ces petites manières de femme. C'est le caractère de ses pensées qui règle bien franchement le ton dont elle parle. Elle ne songe à avoir aucune sorte d'es­prit ; mais elle a de l'esprit avec lequel on en a de toutes les sortes.

Il n'y a point de jolie femme qui n'ait plus ou moins le désir de plaire ; de là naissent ces petites minauderies avec lesquelles elle vous dit : « Regardez-moi. >>

Toutes ces singeries ne sont point â l'usage de Lucile ; elle a une fierté d amour-propre qui ne lui permet pas de s'y abaisser. Elle rougirait de vous « avoir plu », si dans la réflexion vous pouviez vous dire : « Elle a tâché de me plaire. » Voilà ses moyens pour enchanter tout le monde ; on aime mieux un sourire de sa part que des com­pliments d'une autre femme.

Elle a la plus belle âme ; elle est très bonne, mais on ne la loue pas de cela ; elle a trop d’esprit pour sa beauté ; les petites âmes ne peuvent nier qu’elle ne soit excessive, mais elles disent qu’elle est un tour d’adresse de son esprit. C’est que la plupart des hommes aiment mieux une femme bête et bonne qu’une femme spirituelle et mielleuse ; la reconnaissance pèse moins.

Les femmes s’efforcent de briller devant elle et, malgré cela, l’aiment. C’est qu’elle les fait briller ; elle les aide à montrer leur esprit : on dirait de jolis enfants qui, pour avoir un juge de leurs grâces, viennent jouer devant l’Amour.

Lucile, à cet excellent cœur dont nous avons eu mille preuves, à cet esprit si distingué, joint une âme forte, courageuse et résolue, de ces âmes supérieures à tout événement, dont la fermeté et la grandeur ne plient sous aucun accident humain.

Enfin, elle est savante ; c’est un secret qu’on se dit dans sa société, car on n’a jamais vu en face cette science. Là, on s’aperçoit seulement qu’il y en a dans cet esprit. Vois où ce caractère parfait l’a conduite : elle est femme d’un homme qui a fait sa fortune dans la Révolution ; elle est parvenue à polir son mari ; il y a de la distinction à être de ses amis, de la vanité à la connaître, du bon air à parier d'elle. Voilà, ma chère Pauline, ce que tu peux être un jour : Lucile est parvenue là de bien loin ; elle a eu besoin de ménager bien des vanités pour faire respecter son mari dans le monde, et ce mari est actuel­lement recherché ; aller avec M. P..., c'est presque montrer qu'on est admis chez sa femme.

48. — A A EDOUARD MOUNIER

Grenoble, 9 Messidor XI. [Mardi, 28 Juin 1803.]

ïfA fois, vous êtes un homme abomi-VI nable ; il n'y a plus moyen de 1TX vivre avec vous ; vous avez toujours raison. Vous me plaisantez sur ce que vous appelez mes bonnes fortunes, mais il n'y a plus de bonne fortune dans ce inonde. Tout homme qui se vante de ces sortes de succès est attaqué de la fatuité dont vous m'accusez, car il donne du prix à ce qui n'en a point. Dans ce genre-là, une barbe bien noire et de larges épaules sont les plus grands moyens de succès, et ces succès ne sont pas flatteurs. Peut-être que tout cela n'est pas très juste ; mais je suis piqué d'être fat sans m'en douter, car je ne trouve rien de plat comme ce genre là ; aussi je me jure bien à moi-même de ne jamais plus parler femmes à personne. Et elles ne valent guère la peine de nous occuper : les unes nous ennuyent ; celles qui pourraient nous rendre heureux nous tourmentent. Ainsi, sortons de cet enfer et promettons-nous bien de ne pas ajouter au ridicule de nous laisser troubler par leurs caprices celui d'en ennuyer nos amis.

Puisque vous aimez la vertu, mon cher Edouard, vous serez content de mes lettres, car depuis deux jours que je suis ici je ne vois que des vertus. J'ai les oreilles battues de ce qu'on nomme le machiavé­lisme des Parisiens.

A propos, baisez ma lettre, mettez-la sur votre cœur, expirez de jouissance : j'ai vu hier et je verrai encore ce soir, j'ai baisé la main et je donnerai le bras ce soir, j'ai vu hier, je verrai aujourd'hui et demain, et après-demain, et tant que je voudrai, Ihe fair Eugeraj.

Je suis déjà au fait de la chronique de la ville : la moglie de Cornuto est à Eehi-rolles ! ; le badaud mon cousin est né à

I. Village dr* environs de Grenoble. Paris, comme vous savez. Votre confrère F... a paru faire la cour à plusieurs femmes qui, en faveur de l'uniforme, sont allées jusqu'à oublier leur vertu, même, à ce qu'on dit, avant qu'il les en priât. C'est une belle chose qu une broderie d'argent ; quand la porterez-vous ?

Mais bien mieux. Candide, non l'amant très favorable de la belle Cunégonde, mais Candide G..., amant très peu favorisé de Mlle T..., meurt d'amour. Ce que je vous dis est à la lettre. Ce pauvre amou­reux, qui est déjà d'une pâleur affreuse, va tous les jours se promener de deux à trois sur le rempart à côté du comman­dant, au grand soleil, pour entrevoir sa belle à travers les croisées que la mère fait fermer à doubles vitres. Hé ! est-ce difficile ça ? Eh bien ! je suis si piqué de votre lettre que quand je viendrai à bout de cette vertu là je jure de ne vous en rien dire ; c'est une perte que vous faites là au moins, car rien ne doit être si co­mique que ces vertus défendues par leurs mères. Elles doivent aimer à profiter du temps. A propos, C... et R. D..., qui avaient si bien profité du leur auprès des demoiselles D..., épousent. Comment trouvez-vous cela, à vingt ans, se marier ? on doit être diablement las l'un de l'autre avant 25 ans. Je crois que le mariage tel que nous le pratiquons doit tuer l'amour, si tant est qu'il existe. D'abord, dans nos mœurs, un mari est toujours ridicule. Que pensez-vous de ça ?

Vous voyez que je vous traite en savant, car il y a là dedans de l'économie poli­tique, de la connaissance de l'homme, etc., etc. En récompense, brûlez les lettres où je vous parais un fat et, au nom de Dieu, plaisantez-moi ferme si jamais je retombe dans ce maudit défaut; à vos yeux s'entend, car je veux vous mener à Paris dans un an chez les femmes dont je vous ai parlé. Vous me succéderez si vous voulez. Je voulais rompre pour vous prouver que je ne suis pas fat ; je ne rom­prai pas, je vais leur écrire aujourd'hui ; je veux vous y présenter et vous faire hériter de ma place.

Adieu ; venez donc à Grenoble ; nous courrions les montagnes, nous nous amuse­rions, nous chasserions ; pour moi je m'en vais errer dans les roches comme le malheureux Gardénio. Au fait, ce pays m'enchante et est d'accord avec ce qui reste encore de romanesque dans mon âme ; si vraiment une Julie d'Etange existait encore, je sens qu'on mourrait d'amour pour elle parmi ces hautes mon­tagnes et sous ce ciel enchanteur.

Mais ne voilà-t-il pas encore de l'enchan teur ? je retombe sans cesse dans le ridi­cule. La pauvre jeunesse e&t bien mal­heureuse, de l'amour sans tranquillité ou de la tranquillité sans amour. Je vous crois tranquille, vous ; parlez-moi de cela et accoutumez-vous aux longues lettres ; je me dédommage avec vous de l'ennui qui m'accable dans un pays où je devrais mourir de plaisir si tous les habitants y étaient.

H. B.

49. — A A EDOUARD MOUNIER

Claix, 12 Thermidor XI. [Dimanche, SI Juillet 180S.\

la. bonne heure, rien n'est charmant comme de recevoir dans la solitude une lettre qui intéresse d'abord, et qui donne ensuite le délicieux plaisir de blâmer à son tour. Mais vous ne me dites pas si, pour votre soi-disant future, il fallait avoir le bonheur, avoir le plaisir, ou seulement avoir la faiblesse. Un scélé­rat se serait donné dans les deux premiers cas le plaisir de l'avoir, dans le deuxième celui de s'en moquer. Mais la plaisanterie

A n'est naturelle que dans le tourbillon de la gaieté ; parmi les bois et leur vaste si­lence, l'esprit s'en va, il ne reste qu'un cœur pour sentir.

Je suis étonné que vous, homme d'es­prit, homme instruit, fds d'un homme digne de donner des lois à sa patrie, scandalisiez un soldat qui n'a su de sa vie que l'algèbre de Clairaut et les manœuvres de cavalerie. Quoi, il est moins criminel d'être le centième amant d'une femme mariée que d'être le premier ! Moi j'aime mieux me damner en raisonnant juste. Il me semble qu'une loi n'est obligatoire, que par conséquent sa violation n'est un crime, que lorsque cette loi vous assure ce pour quoi elle est faite. La loi de la fidélité du mariage vous assurait une épouse fidèle, une compagne, une amie pour toute la vie, des enfants dont nous aurions été les pères ; enfin, un bonheur bien au-dessus, selon moi, du plaisir fugi­tif que nous trouvons dans les bras des femmes galantes ; mais cette loi n'existe plus que dans les livres, et les épouses fidèles ne sont plus même dans les romans. Il est d'ailleurs évident que le Français actuel, n'ayant pas d'occupation au forum est forcé à l'adultère par ta nature même de son gouvernement.

Lorsqu on a le malheur d'être désabusé à ce point, que reste-t-il à faire à l'homme sensible et honnête ? Se mariera-t-il pour avoir le désespoir de voir les dérèglements de sa femme et le malheur affreux de ne pas oser montrer sa tristesse ? ou espérera-t-il dans sa femme assez de vertu pour lutter contre tout l'effort des mœurs de son siècle ? Et dans ce dernier cas la cer­titude de l'immensité du danger lui don­nerait des soupçons, et le bonheur est bien loin dès que les soupçons paraissent.

Actuellement, si vous supposez à cet homme sensible assez de force pour rai­sonner ainsi de sang-froid, mais non pas assez pour dompter et le courant de son siècle et toute l'impétuosité de ses passions, que deviendra-t-iî dans l'orage, doutant même dans le calme ?

Je vous avouerai, mon cher Edouard, qu'agité par ces réflexions, qui même ne se sont débrouillées à mes yeux que depuis quelques jours, j'ai jusqu'ici été conduit par le hasard. J'espérais trouver une femme qui pût sentir l'amour mieux que ça. Je les croyais toutes sensibles, je n'ai vu que des sens et de la vanité. J'en suis à re­gretter de m'être formé une chimère que je cherche depuis cinq ans. Je veux em­ployer toute ma raison pour la chasser, et elle revient toujours. Je lui ai donné un nom, des yeux, une physionomie ; je la vois sans cesse, je lui parle quelquefois, mais elle ne me répond pas, et, comme un enfant après avoir embrassé une pou­pée, je pleure de ce qu'elle ne me rend pas mes baisers. Je vois qu'actuellement il n'y a plus que de grandes choses qui puissent me distraire de cet état affreux de brûler sans cesse pour un être qu'on sait qui n'existe pas, ou qui, s'il existe, par un hasard malheureux ne répond pas à ma passion. L'amour, tel que je l'ai conçu, ne pouvant me rendre heureux, je com­mence depuis quelque temps à aimer la gloire ; je brûle de marcher sur les traces de cette génération de grands hommes qui, constructeurs de la Révolution, ont été dévorés par leur propre ouvrage. N'en étant pas encore là, je prends part aux factions de Rome, ne pouvant faire mieux, et je nourris dans mon cœur l'immortel espoir d'imiter un jour les grands hommes que je ne puis pour le moment qu'admirer. Mais je m'emporte ; mes meilleurs amis me disent : tu es fou. Vous-même vous riez de ces balivernes ; tout ce que je vous demande, c'est d'en rire tout seul.

..... Pour être approuvés,

De semblables projets veulent être achevés.

Je reviens à votre lettre, qui est char mante ; je réclame de plus grands détails sur la fille du G... altéré. Où en êtes-vous ?

A Grenoble, rien de nouveau, les femmes, tout en parlant vertu et en don­nant le pain bénit, se conduisent comme ailleurs. De temps en temps, Messieurs les maris s'en aperçoivent ; alors ? alors ils se prennent de belle passion pour elles et les en aiment plus qu'auparavant.

Je suis allé, îl y a trois jours, au Tivoli de Grenoble, un diminutif de la Redoute; mais je l'ai trouvé aussi plat que je trou­vais celle-ci charmante. J'y ai renouvelé connaissance avec une Mme F... qui a de beaux yeux et qui est, je crois, votre parente.

Vous voyez, mon cher Mounier, que les solitaires sont bavards ; faites-moi croire que vous êtes solitaire, sans quoi je n'oserai plus vous barbouiller quatre pages. Offrez, je vous prie, l'hommage de mon respect à toute votre famille.

H. B. 50. — G

A ÉDOUARD MOUNIER

Fructidor XI. [Août-Septembre 1803.]

Le village d'où je vous ai écrit[17] est tout bonnement une maison de campagne de mon père, assez bien située à la vérité, mais qui me paraît tantôt sublime, tantôt triste à la mort suivant que le vent souffle. Les jours d'orage, le trouble du temps étant d'ac­cord avec mon âme, je suis content ; je déteste les jours beaux et tranquilles. J'aime si fort la pluie et les tempêtes que j'ai accroché un rhume affreux qui m'empêche de courir depuis quelques jours.

What will I have of these women ? There are three[18]. Dans le drame projeté. Un avantageux, dans la confusion entre les grand principes qu'il entrevoit et les résultats moitié vrais, moitié faux de sa petite expérience qu'il ne peut pas accorder, en le flattant adroitement et se rendant nécessaire à son ennui, on en fera ce qu'on voudra.

Une coquette, Mme Langlade.

Une femme timide, occupée, mais ce­pendant devant commencer à juger son mari  : Seignay.

Une femme qui se croit à sentiments, et qui réellement en a un peu : Sophie L.

— Les lignes qui suivent sont également dans un autre sens au veiso de ia lettre d'Edouard Mounier, qui roulait sur les femmes et l'adultère. 51. — G.

A LOUIS JOINVILLE »

Grenoble, le 30 Fructidor XI. \17 Septembre 1S03].

Mon cher Joinville

[on oncle me dit que vous avez passé aux Echelles», que vous allez en France auprès de mon cousin3, que vous êtes toujours galant auprès des dames, que vous vous faites adorer en développant votre adresse qui n'est que de la bonté, à ces signes je vous reconnais. Vous êtes à Paris, un mot de vos nouvelles au jeune homme à qui vous avez appris l'orthographe, à celui que vous avez placé chez le général Michaud, à celui enfin qui ■vous aime plus qu'il ne saurait dire parce que vous lui avez montré le modèle qu'il veut suivre, comment on peut être un

1. Beyie avait connu Louis Joinville à Milan où ce dernier était commissaire des guerres, adjoint de Pierre Daru, et où Beyie travailla sous ses ordres. Joinville était alorsl'amant d'Angela Fietrigrua pour qui Henri Beyie allait cristalliser onze ans avant de l'obtenir à son tour. Joinville sous l'Em­pire fut nommé baron et lit toute sa cirriêre dans l'inten­dance ; sous la Restauration il demeura à la tête de ce corps. l 2. On sait que Romain Gagnon habitait les Échelles en Savoie.

S. Herre Daru.

» homme du monde et avoir un bon cœur. Je me sens en train de ne pas finir, mais je vous aime trop pour vous ennuyer, ainsi adieu,

H. B.

52. — A

A EDOUARD MOUNIER

Grenoble, 20 vendémiaire XII. [Jeudi, X3 Octobre 1803.)

ous ne me donnerez donc plus de vos nouvelles, mon cher ami ? Vous n'avez pas d'idée du prix que j'y attache ; j'ai appris, il y a quelques jours une chose qui m'a bien mortifié. Vous avez eu cet hiver, un accident affreux sur la glace et vous ne m'en avez rien dit. Suis-je donc pour vous un ami de régiment et croyez-vous que ce qui vous arrive ne m'intéresse pas ? En ce cas-là, je suis bien différent de vous et mon cœur est bien plus souvent à Rennes que vous ne vous l'imaginez. Ecrivez-moi donc bien des détails.

Ne sauterez-vous point avec le consul sur un bateau plat, to hear Shakespeare's

\ divine language in his counlry ! ? A votre place, je ferais la folie, non par ambition, niais pour voir une des plus Belles époques de l'histoire moderne. Je suis gai depuis que je suis malade. J'ai eu une fièvre qui s'est annoncée d'abord comme très violente et qui a cédé peu à peu aux re­mèdes. Et vous ?

Après le plus bel automne, nous avons ici, au milieu de nos vendanges, un temps digne d'Ossian ; des tempêtes de pluies et de vent engouffré dans nos hautes mon­tagnes qui émeuvent ; le lendemain, les xVlpes couvertes de neige et un air pur et frais qui invite à la chasse. Je trouve que toutes ces révolutions, dans les grandes productions de la nature comme dans le cœur de l'homme, se ressemblent, sublimes de loin et bien tristes de près. Adieu, mon cher Mounier, comptez-moi pour un de vos meilleurs amis. Vous avez ici une cousine qui devrait bien vous y amener ; jamais plus de pudeur ne se joignit à tant de beauté. Elle n'est pas si dévote qu'on vous l'avait faite. Croyez-vous que D... en soit bien amoureux ?

xi. ts.

P.-S. — Présentez mes hommages à

1. Sour entendre dans son paya la divine langue de Shakspeate. — Allusion au projet du premier consul d'opérer un débarquement en Angleterre. votre famille ; embrassez pour moi le camarade Pison. Que devient-il dans tout ceci ?

53. — A

A EDOUARD MOUNIER

Claix, 23 Frimaire XII. [Jeudi, 16 Décembre 1803].

Peut-être, mon cher ami, vous ne connaissez plus la voix qui vient vous parler. Il y abien longtemps que je ne vous ai écrit ; mais n'attribuez point ce silence à l'oubli. J'ai eu honte de ne pou­voir montrer à mes amis que les rêveries d'un fou ; elle ont bien dû vous ennuyer dans mes précédentes lettres. Je ne puis cependant me résoudre à rester plus longtemps sans avoir de vos nouvelles et vous dire combien je vous aime. J'ai passé mon temps depuis trois mois dans une extrême solitude ; ce contraste m'a plu en sortant de Paris où tout était pour l'esprit et rien pour le cœur. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'à force de sensi­bilité je suis parvenu à passer pour insen­sible dans ma famille ; ils se sont figuré que c'était par ennui d'eux que j'étais tout, le jour à la chasse, et leur soupçon a augmenté lorsqu'ils se sont aperçus que j'allais lire dans une chaumière abandon­née. Je crois que c'est là le véritable en­droit pour lire la Nouvelle Héloïse ; aussi ne nra-t-elle jamais paru si charmante ; j'y relisais aussi quelques lettres que j'ai reçues de mes amis, et surtout une dont je n'ai que la copie, mais qui n'en vit pas moins pour cela dans mon cœur. Il me semblait que, dans l'ordre actuel de la société, les âmes élevées doivent être presque toujours malheureuses, et d'au­tant plus malheureuses qu'elles méprisent l'obstacle qui s'oppose à leur félicité. Ne serait-ce pas, par exemple, la plus forte épreuve où peut être mise une âme de cette espèce, que d'être arrêtée dans ses plus chers désirs, par des considérations d'argent, et par le respect dû aux vo­lontés d'un homme dont elle méprise l'opinion ? Je ne sais si vous m'entendez ; mais si vous comprenez ce qui m'arrête, je dois être justifié à vos yeux, et vous devez me répondre.

Ces idées et la tristesse qu'elles inspirent m'ont engagé à lire les ouvrages qui traitent des lois qui sont les bases des usages et des mœurs ; j'avais aussi un secret orgueil de me rapprocher par là de celui de mes compatriotes que j'estime le plusl. J'ai donc lu le Contrat social et VEspril des lois. Le premier ouvrage m'a charmé, excepté lorsqu'il dit que 600.000 Romains pouvaient voter en connaissance de cause sur les affaires. Le second, que j'ai lu deux fois, m'a paru bien au-dessous de sa réputation. Je vous dis ça à vous qui, instruit dans cette partie, ne verrez pas de l'orgueil, mais une consultation, dans ce que je vous dis. Que m'importe de savoir l'esprit d'une mauvaise loi ; cela m'enseigne à faire un extrait et voilà tout. Ne valait-il pas bien mieux dire les lois qui, prenant les hommes tels qu'ils ôont, peuvent leur procurer la plus grande masse de bonheur possible ? Ce livre, fait comme le pouvait faire Montesquieu, eût peut-être prévenu la Révolution.

J'ai enfin lu un ouvrage qui me semble bien singulier, sublime en quelques parties, méprisable en d'autres, et bien découra­geant en toutes : l'Esprit d'Helvétius. Ce livre m'avait tellement entraîné dans ses premières parties, qu'il m'a fait douter quelques jours de l'amitié et de l'amour. Enfin, j'ai cru reconnaître qu'Helvétius, n'ayant jamais senti ces douces affections, était, d'après ses propres principes, inca­pable de les peindre. Comment pourrait-il

1, Je père d'Edouard Mouiller, expliquer ce trouble inconnu qui saisit à la première vue, et cette constance éter­nelle qui nourrit sans espérance un amour allumé ? Il n'y croit pas à cette cons­tance dont j'ai oui citer tant d'exemples; y croyez-vous vous-même ? Croyez-vous à cette force incompréhensible de' l'amour qui, parmi mille phrases insignifiantes, fait distinguer à un amanl celle qui est écrite pour lui, et qui, lui faisant prêter l'oreille à cette voix presque insensible qui s'élève des autres, et que lui seul peut sentir, lui peint tous les tourments de l'objet qui l'aime, et lui rappelle que de lui seul peut venir la consolation ?

Il me semble qu'Helvétius ne peut ex­pliquer ces sentiments, ni mille autres semblables. Je voudrais pour beaucoup que vous eussiez lu cet ouvrage, qui me semble vraiment extraordinaire. Si cela est, dites-m'en, je vous prie, votre sentiment au long.

Je suis allé à Grenoble dans le temps des élections \ pour voir un peu dans la nature ces assemblées si vantées dans les

1. 1« collège électoral du département de l'Isère, convoqué par arrêté du 25 vendémiaire, se réunit le 27 brumaire an XII Ï19 novembre 1803) dans une des salles de l'Ecole Centrale pour nommer deux candidats au Sénat conservateur, les deux candidats nommés furent les citoyens Clary, membre du corps législatif, etDitbouehag<s préfet des Alpes-Mirî-timea. livres ; et je vous avoue qu'elles m'ont paru bien méprisables et qu'elles m'ont bien prouvé la vérité des principes sur F amour-propre.

Le bon sens montrait votre père et M. DFubouehage] au Sénat. Cinquante-sept électeurs, parmi lesquels j'ai le plai­sir de compter mon père et mon grand-père, ont fait tout au monde pour cela. Une intrigue curieuse par sa ridiculité a fait nommer, au lieu de votre père, un homme dont on ne sait rien, sinon qu'il est méprisable de toutes les manières et que trois ou quatre départements l'ont rejeté. Tout le monde a vu combien les prétendus honnêtes gens nobles étaient plus attachés à leur caste qu'à leurs prin­cipes. Tous les roturiers ont nommé M. D[ubouchage] et aucun noble n'a donné sa voix à M. Mounier. J'ai vu parmi tout cela les restes de la jalousie qu'ins­pire un talent qui s'élève à côté de nous, et combien votre père l'avait excitée. Je vous en dirai plus à la première vue.

Donnez-moi beaucoup de détails sur votre manière de vivre et sur vos desseins futurs. N'aimeriez-vous pas à voir votre père sénateur et à habiter Paris? Le gou­vernement doit le connaître maintenant ou il ne le connaîtra jamais.

Adieu, mon cher ami, je vous dirais presque, si je n'avais peur de vous pa­raître ridicule, si vous sentez en lisant cette lettre la douce émotion qui me l'ins­pira ? Que nos cœurs aient eu le bonheur de s'entendre ou non, croyez que les sen­timents qui m'animent ne changeront jamais ; j'aurais encore bien des choses à dire, mais j'ai peur de me trahir ; si vous m'avez entendu vous me répondrez et en vous écrivant je pourrai tout dire.

Avouez, mon cher Edouard, que voilà des phrases absolument inintelligibles. Je reviens sur la terre et vous apprends que je serai à Grenoble dans huit jours, et probablement à Paris au commence­ment du printemps. N'aurons-nous donc jamais le plaisir de nous revoir ? Il y a tant de moyens. Mais en attendant écri­vons-nous souvent, cela ne dépend que de vous ; j'aurai assez d'adresses si j'en ai une. Au diable avec vos énigmes !

Adieu, mon ami, ne brûlez pas ma lettre et trois jours après l'avoir reçue elles seront devinées, ou il y faudra re­noncer. Adieu de tout cœur.

B. 54. — Â

A EDOUARD MOUNIER

Grenoble, Pluviôse XII. [Février 1804.\

Mille pardons, mon bon ami, si j'ai, tant tardé à vous répondre. Depuis un mois, je suis plongé dans ce qu'on appelle les plaisirs du carnaval1. J'ai dansé ce matin jusqu'à six heures ; je me lève à quatre pour vous dire enfin une partie des choses que m'a fait éprouver votre lettre, car toutes c'est impossible. Depuis un mois, j'ai livré ma vie à toutes les dissipations possibles. Je vou­lais oublier de sentir. J'ai trouvé ici, comme ailleurs, beaucoup d'amour- propre et point d'âme. J'aime mieux les passions avec tous leurs orages que la froide insen­sibilité où j'ai vu plongés les heureux de ce pays. Elles me rendent malheureux aujourd'hui, peut-être un jour feront-elles mon bonheur ; d'ailleurs indiquez-moi le chemin pour sortir de leur empire ? Un moment de leur bonheur ne vaut-il

1. Le mardi-gras en 1804 tombait le 14 lévrier, et les redoutes s'ouvrirent à Grenoble, le 3 janvier 1804, dans la salle du concert, noua apprend le Journal de l'Itère-. pas toutes les jouissances d'amour-propre possibles ?

What is Uie woi'ld to me ? Its pomp, its pleasure, and its noiisen&e ail1 '?

Jamais plus belle occasion ne pouvait s'offrir pour voir Grenoble dans tout son lustre. Il y a redoute tous les mer­credis ; MM. Périer (Auguste), Teysseire, Giroud. Lallié, le général Molitor, le préfets, le receveur du département, le payeur, le général commandant le dépar­tement, etc., etc., ont donné des fêtes dans le genre de celles des ministres à Paris. Absolument dans leur genre, il y avait un peu de cette froideur que transpire l'habit brodé. On commence à sept heures, on soupe à minuit, et l'on danse jusqu'à six heures du matin. Il y a trois ou quatre tables servies splendidement, mais toujours une où il y a trente ou quarante femmes et deux hommes seulement ; le préfet et le général.

Mmes Silvy, Berriat, Loyer, Allemand etc., ont donné des fêtes beaucoup moins splendides sans doute, où le ton était bien moins brillant, mais on y riait sans

1. Qu'e3t le monde pour moi ? Sa pompe, son plaisir, et toute son absurdité ?

2. Le baron Fourierfut préfet de l'Isère de 1801 à 1815. s'en douter ; ailleurs on riait pour être aimable. Il y avait de votre connaissance à ces fêtes les deux Mallein, Alphonse Périer, Pascal, Turquin, Faure, Michoud, Colet, Montezin, Berriat, Giroud, etc., etc.

En femmes, mesdemoiselles Mallein, Pascal, Loyer, de Mauduit, d'Arancey, de Tournadre, Arnold, Girard, Dubois-Arnold. Mm<« Durand, Busco, Arnold, Molitor, Renard, Périer, Régi court ont dansé quelques contredanses et beau­coup de valses.

Je ne sais si vous pouvez vous figurer tous ces noms, et si ces détails vous plai­ront. Pour leur donner un peu plus d'in­térêt, j'y ajouterai que the happy feœ a trouvé que Turquin, Périer, Pascal, les Mal­lein, étaient les plus aimables ; Mlles Tour­nadre, Parent, Mallein, les plus jolies et les plus aimables en femmes. Toutes ces demoiselles sont de la société de Mme Périer où l'on me paraît s'amuser beaucoup. Le préfet y va tous les soirs, et on y joue des proverbes. Il y règne, suivant les uns, beaucoup de bonhomie ; suivant les autres, on y fait beaucoup d'esprit. Je suis des deux avis ; on y était gai et franc, on y devient spirituel et gai.

Vous voyez, mon cher Mounier, quelle a été ma vie depuis un mois : j'ai veillé six jours par semaine et j'ai fait un petit voyage à la campagne. De toutes les par­ties où je suis allé, celle où je me suis le plus amusé est celle de Mme Périer. On soupait au deuxième, on avait dansé au premier. Au milieu du souper nous nous échappâmes, Mlles Mallein, Loyer, Dubois et Tournadre, Félix Faure, Coiet, Arnold et moi, et nous dansâmes une douzaine de contredanses avec la joie de dix-huit ans.

Pour achever de vous mettre au fait, le public marie Mlle Loyer,chez qui nous dansons ce soir, à Casimir Périer et MUe Alex. Pascal à Alexandre Périer. Ceci entre nous, ainsi que tout le reste. Vous savez combien la discrétion est une belle chose ; ainsi brûlez ma lettre.

Vous parler de moi après tout cela, c'est bien présomptueux. Cependant, comme je suis bien persuadé de votre amitié pour moi, je suis le fil de mes idées et je réponds à votre lettre. Vous avez deviné mon secret, mais vous vous faites une fausse idée de moi : j'estime peu les hommes parce que j'en ai vu très peu d'estimables ; j'estime encore moins les femmes parce que je les ai vues presque toutes se mai conduire; mais je crois encore à la vertu chez les uns et chez les autres. Cette croyance fait mon plus grand bon­heur; sans elle je n'aurais point d'amis, je n'aurais point de maîtresse. Vous me croyez galant, et vous vous figurez sous mon nom un sot animal. J'en sens trop bien le ridicule pour l'être jamais dans toute la force du terme. J'ai pu avoir quelques bouffées d'amour-propre, comme tous les jeunes gens ; j'ai pu être fat par bon ton lorsque je me croyais regardé ; mais tout mon orgueil est bien vite tombé en voyant mes prédécesseurs et ceux qui me succédaient. Enfin vous achèverez de vous détromper de ma fatuité, lorsque vous saurez qu'ayant eu l'occasion de voir quelque temps la femme que j'aime, je ne lui ai jamais dit ce mot si simple : Je vous aime ; et que j'ai tout lieu de croire qu'elle ne m'a jamais distingué, ou que, si elle l'a fait un instant, j'en suis parfaitement oublié. Vous voyez qu'il y a loin de là à se croire aimé. J'ai eu quel­quefois l'idée d'aller la trouver et de lui dire  : Voulez-vous de moi pour votre époux ? Mais outre que la proposition eût été saugrenue de ma part, et que, comme vous le dites fort bien, j'eusse été refusé, je ne me crois pas digne de faire son bonheur ; je suis trop vif encore pour être un bon mari, et je me brûlerais la cervelle si je croyais qu'elle pût penser: « J'eusse été plus heureuse avec un autre homme. » Mon père m'a fait promettre, lorsque je le quittai pour la première fois, il y a six ans, que je ne me marierais pas avant trente ans.

Actuellement je n'avais d'ambition que pour elle ; quel motif aurais-je donc pour prendre un état? et quel état pourrais-je commencer ? Je suis tout à fait dégoûté des femmes, jamais aucune d'elles ne sera plus ma maîtresse, et celles qu'on a par calcul m'ennuient. Je prise peu l'estime d'une société particulière, parce que j'ai vu qu'en flattant tous ceux qui la com­posent on était sûr de l'obtenir. J'aurai trois ou quatre mille livres de rente, c'est assez pour vivre. Si j'étais ruiné, avec un an de travail je pourrais devenir pro­fesseur de mathématiques. Quel motif ai-je donc pour m'en aller par le monde flatter de la voix et de la conduite tous les hommes puissants que je rencontrerai ?

Je sens que j'aimerais vivement la gloire, si je parvenais à me guérir d'un autre amour. Il y a la gloire militaire, la gloire littéraire, la gloire des orateurs dans les Républiques. J'ai renoncé à la première parce qu'il faut trop se baisser pour arriver aux premiers postes, et que ce n'est que là que les actions sont en vue. Je ne suis pas savant, il ne faut donc pas penser à la deuxième. Reste la troisième carrière, où le caractère peut en partie suppléer aux talents. Et ce n'est que dans des circonstances rares que le peuple a besoin de vous, et vous pouvez mourir calomnié, et tant de gens sans talents ou sans vertu ont paru dans la lice, qu'il faut un bien grand génie pour être à l'abri du ridicule. Voilà les obstacles.

Donnez-moi vos avis sur tout cela, mon cher Mounier, franchement, sincè­rement et sans craindre de me parler raison. Pour le moment, je me jette au milieu des événements avec un cœur pur. je tâcherai d'acquérir des talents, je vivrai solitaire avec mon âme et mes livres, et j'attendrai pour voguer que le vent vienne enfler mes voiles.

Je sais bien que dans un moment de raison je pourrais prendre un état ; mais je ne sens pas la constance nécessaire pour le suivre, et il faut éviter de paraître inconséquent.

Voilà où j'en suis, mon cher Edouard. Je compte être à Paris dans trente ou quarante jours. J'y étudierai la politique et l'économie publique, science qui me paraît la base de l'autre dans un siècle où tout se vend. Donnez-moi tous les dé­tails possibles sur votre futur voyage et surtout éclairez-moi de vos conseils. Bonsoir, si vous ne dormez pas.

H. B. 55. — A

A EDOUARD MOUNIER

Genève, 8 Germinal XII. [Jeudi, S9 Mars ISOi.]

Mon cher ami,

Je vais à Paris. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'une des plus douces jouissances que je me promette dans ce pays-là est celle de vous embrasser, ï^ous n'en sommes plus à ces petites choses ; c'est ce qui fait que je ne vous fais pas la guerre sur ce que depuis trois mois vous ne m'écrivez plus. Les plaisirs du carnaval ont formé à Grenoble une société de jeunes gens où il ne manque que vous pour réunir tout ce que j'aime et estime dans ce pays. Vous en connaissez presque tous les membres, à l'exception peut-être de Félix Faure et de Ri bon ; les autres sont Mallein, Alphonse Périer et Diday. Je disais un jour à Alphonse et à Mallein qu'en allant à Paris, je voulais passer par Genève ; à l'instant ils se regardent, nous organisons notre voyage et nous partons le 29 ventôse pour venir passer deux jours à Genève ; nous passons par les Echelles où nous sommes reçus par mon oncle 1 ; par Cham-béry où nous restons vingt-quatre heures ; nous arrivons enfin à Genève. Nous de­vions n'y passer que deux jours, nous y sommes déjà depuis trois, et si je ne con­sultais que mon cœur, j'y passerais six mois. Nous avions plusieurs lettres de recommandations pour M. Pasteur, pour M. et Mme Mouriez, pour M. Pictet. Nous avons été souvent en société, tantôt reçus par les vrais Genevois avec cette politesse froide qui glace, tantôt avec empressement par ceux que nos mœurs ont déjà corrompus. En général, bien de la plupart des femmes, mal de tous les hommes. Je vous donnerai des détails là-dessus à notre première entrevue.

La chose qui nous frappa le plus en arrivant est la beauté des femmes et des demoiselles, et cette coutume singulière et admirable qui fait que les jeunes filles vont partout seules, la franchise tou­chante de leurs procédés qui montrent bien ces âmes qui ne comprennent pas seulement la coquetterie et qui sont si sensibles à l'amour. Je vous paraîtrais fou si je vous disais tout ce que je pense là-dessus ; je veux me retenir et je m'aper-

1. Komaln Gagnon qui, nous l'avons tu, habitait Les Echelles depuis son marLtge. çois que j'écris des phrases inintelligibles. Je désespérais de trouver au monde des femmes comme celles-ci ; je cherchais à me désabuser d'un espoir chimérique ; jugez de mes transports en trouvant à Genève plus encore que je n'avais imaginé. Cette franchise surtout, la seule chose que la coquetterie ne puisse imiter, cette pie pure d'une âme ouverte, je ne l'ai jamais si bien sentie, mon cher ami. L'âme qui dissimule ne peut être gaie ; elle a cette gaieté satirique qui repousse, elle n'a point cette joie pure de la jeunesse. Quelle différence des femmes que je quitte et de celles que je vais trouver à Paris. C'est pour le coup qu'on va m'ap-peler le Philosophe. Je veux tâcher d'écrire tout ce que j'ai vu dans ce pays ; nous en parlerons quand j'aurai le plaisir de vous voir. Vous avez été peut-être à Genève dans vos voyages ; dites-moi ce que vous en pensez. Pour moi, si je n'ai point d'état d'ici un an, je veux venir y passer six mois.

Je m'arrache de ce pays, mais comme Télémaque s'est arraché de l'île de Calypso. Mallein est déjà retourné à Grenoble. Perler part demain, il faut bien m'en aller ; mais ce n'est pas sans l'espoir de revoir ma chère Genève.

Adieu, mon cher Edouard, dites-moi tout ce que vous savez de Genève. Adres sez votre lettre à M. Crozet, élève des ponts et chaussées, hôtel de Nice et de Modène, rue Jacob, faubourg Germain, pour Henri B...

Fare you well.

56. — A

A SA SŒUR PAULINE

Pari?, 22 Germinal an XII. [Jeudi. 12 Avril 180i.]

Tonnerre ! je veux me fâcher bien fort ; ma malle n'est pas encore arrivée ; je suis Tantale !

Quelle leçon ! c'est pour le coup qu'il faut dire : « A qui donc se fier ? il faut tout faire par soi-même ! » Je sais bien que c'est sans doute pour ajouter quelque vétille à ma malle que vous l'avez retenue ; mais rappelle-toi qu'il faut aimer les gens à leur manière et non pas à la nôtre ; j'avais dit à Jean de mettre une malle à la diligence rapide, le jour de son arrivée.

Je ne suis point encore établi ici, je perds mon temps, parce que je n'ai pas tes plans d'étude qui sont dans ma malle. Je vais me faire un ordre de travail comme le tien, c'est le seul moyen d'avancer. Je veux au inoins profiter des derniers moments qui me restent ; il faudra prendre un état, et je ne vois que le militaire. C'est une triste chose de sacrifier sa vie entière à un préjugé. Je reviendrai soldat : c'est encore, de tous les états, celui qui m'ennuie le moins. Je pourrais me rendre indépendant d'une certaine façon, mais en me mettant sous le joug d'une autre. J'ai donné à déjeuner ce matin à un homme qui me rendait ma visite et qui m'a fait entendre que, si je voulais, on me donne­rait certaine demoiselle. Je lui ai fait débiter sa commission, qu'il a faite avec beaucoup d'esprit, et puis j'ai éloigné la proposition. La demoiselle a dix-huit ans ; elle est jolie, grande, bien faite, a trois cent mille livres aujourd'hui, et en aura cinq cent mille dans dix ans. Je suis aimé dans la famille, on y a de moi une idée exagérée en bien. Voilà le piège, mais je ne m'y prendrai pas. Je serais riche, mais esclave de tous les usages ; j'aurais un bel hôtel, mais peut-être pas un pigeon­nier où pouvoir lire tranquillement Corneille et Alfieri.

Cette proposition me trouble cependant : je pense à la douceur de ne plus dépendre. Si la chose se faisait, je me réserverais auprès de mademoiselle de Nardon de voyager quatre mois par an. J'ai fait connaissance en route avec un homme de trente-quatre ans, très instruit et profondément sensible ; j'ai un vrai plaisir d'être avec lui. Il vient d'Italie, où il a passé sept ans et va en Hollande ; nous parlons beaucoup d'Alfieri, de Monti, de Pindemonti, de Cesarroti, et je sens que j'aime l'Italie de passion,.

Il paraît un bon journal intitulé Archives littéraires ; il faudrait bien 1 âcher de le lire, il vous formerait le goût, à Caroline et à toi.

Dès que j'aurai reçu ma malle, je vais me mettre à travailler chaque soir ; je me délasserai à écrire mon voyage de Genève.

Mille choses à tout le monde et surtout à ma bonne Mari. On me dit que Gaétan travaille ; Caroline lui portera bientôt les Lettres persanes.

57. — A

A SA SŒUR PAULINE

21 Floréal an XII. [Vendredi, 11 Mai 1804.)

Je pense surtout à toi : dès que je vois quelque chose d'utile, je voudrais te l'expliquer. Voici l'habitude que je prends  : j écrirai tout ce que je te destine et, lorsque la feuille sera pleine, je te l'enverrai. Cela vient de ce que je suis très persuadé qu'on ne peut s'aimer qu'autant qu'on se ressemble, et je vou­drais que nous nous ressemblassions le plus possible.

Ne perds pas mes lettres ; elles nous seront utiles à tous deux : à toi, tu pourras comprendre par la suite ce que tu n'as pas saisi d'abord, à moi, elles me donne­ront l'histoire de mon esprit1.

Tu as à ta disposition un excellent moyen d'instruction, peut-être même le meilleur possible.

Je crois, et je te le démontrerai par la suite, que tout malheur ne vient que d'erreur, et que tout bonheur nous est procuré par la vérité : faisons donc tous nos efforts pour connaître cette vérité. Les divers sens que nous attachons aux mots dont nous nous servons souvent, sont une grande source d'erreur. Atta­chons-nous donc à voir ce que disent ces mots. Fais donc bien vite un cahier d'application, ne prononce jamais le mot de vertu sans te dire tout ce qui est utile au plus grand nombre. Le mot

1. Toute cette lettre ne lait que résumer les cahiers les plus importants que Beyle noircissait infatigablement à cette époque sous le titre de Filosofia nova, où ces mêmes dées «ont reprises et commentées avec abondance. éducation, art de former la tête (ou l'es­prit) de l'homme et son âme (ou le centre de ses volontés), en donnant à L'un et à l'autre le meilleur (le plus utile au plus grand nombre) développement possible.

Prends cette habitude : tu seras tout étonnée de te trouver un jour en état do comprendre les plus grands hommes, Bacon, Montesquieu, Lancelin, Vauve-nargues, Pascal, etc.

Mais rappelle-toi que le premier bien d'une femme est la réputation et que, si tu choques la vanité des autres, ils t'en puniront en te diffamant : cache donc ta science et sois plus douce qu'une autre pour racheter les moments d'oubli où tu aurais montré tout ce que tu sais.

Je t'enverrai toutes les définitions que je trouverai ; mais fais-en un cahier, ou je ne t'en parle de ma vie ; dis-moi dans ta première lettre de quel format (in-12, in-18) est ce cahier, et combien il a de feuilles.

Voici comment il faut écrire.

Physique. — Description des propriétés des corps considérés comme insensibles.

Métaphysique. — Description de la gé­nération et des lois de l'intelligence et de la volonté.

Si je disais, en jetant un rossignol au feu : œ Cet animal se consume et sent mauvais ; le rossignol, vers le milieu du printemps, chante tout le jour et presque toute la nuit ; on suppose que c'est pour amuser sa femelle qui couve. »

La première phrase serait de physique, la seconde de métaphysique.

C'est Lancelin qui m'a donné toutes ces bonnes idées.

Ecris-moi bien vite à quelle diligence on a mis ma malle, et envoie-moi la re­connaissance ; je commence à craindre qu'elle ne soit égarée. Si, par hasard, vous l'aviez encore, vous m'auriez joué un fier tour ! hâte-toi de me l'envoyer, tant il est vrai qu'il faut tout faire par soi-même : à qui se fier, si une famille aussi aimante trompe encore mes espé­rances? Adieu.

Octave, surnommé Auguste, avait un courage qui manquait à Antoine, et An­toine en avait un qui manquait à Au­guste.

La vanité est le signe le plus certain de la petitesse : Cicéron, le cardinal de Retz ont été vains, et cela fait que .beau­coup de gens leur refusent le titre de grands hommes, qu'ils méritent cependant.

Ecris-moi sur du papier très fin ; au­trement, c'est vingt-huit sous au lieu de quatorze ; il vaut mieux recevoir deux lettres. 58. —A A SA SŒUR PAULINE

[Mai, 1804.]

A. chère petite, ta lettre m'afflige beaucoup ; je t'écrirai tous les deux jours pour te distraire. J'écris aujourd'hui à mon papa pour le remercier des deux cent quatre francs qu'il m'envoie et qui ne pouvaient venir plus à propos : je portais depuis huit jours, des souliers percés, et j'avais besoin de tout mon es­prit pour glisser sous le trou une petite patte teinte en noir avec de l'encre.

Je dois à la pension où je mange et où je ne suis guère connu ; je dois à mon por­tier ; je dois à mon tailleur, qui venait me voir tous les matins ; il y a longtemps que ma montre est engagée. Je ne vais nulle part depuis quinze jours, faute d'avoir douze sous dans ma poche ; je néglige M. Daru, le général Michaud, mademoiselle Duchesnois ! que de raisons de me déses­pérer !

Eh bien, jamais je n'ai tant ri : il y a trois ans, je me serais désespéré ; je suis devenu raisonnable depuis. La vie de l'homme le plus puissant qui ait jamais été, d'Alexandre le Grand, et du dernier bourgeois se ressemblent en ce qu'elles sont un mélange de quelques jouissances vives et de nombreux moments où, si l'homme est sage, il est heureux ; s'il ne l'est pas, il s'ennuie et est malheureux. \t L'ennui n'est pardonnable qu'à ton âge, où l'on n'a pas encore appris à l'éviter ; plus tard, l'homme qui s'ennuie est un sot à charge aux autres, et par conséquent, fui de tout le monde.

Ayez une once d'ennui aujourd'hui, vos voisins s'en aperçoivent ils vous fuient ; le lendemain, vous en avez une livre ; le surlendemain, deux, et peu à peu vous devenez stupide.

J'ai passé par tous ces états-là.

Les hommes ont diverses ressources contre l'ennui :

D'abord, il faut remuer le corps quand on est ennuyé, c'est là le moyen le plus sûr. Je montais donc souvent à cheval ; je cherchais à me rendre témoin dans les duels, à me passionner enfin ; avec les passions, on ne s'ennuie jamais ; sans elles, on est stupide.

Mais ce principe a besoin d'être bien expliqué : là-dessus, le charmant auteur de Valérie1 dit une chose bien vraie  :

1. Valent, roman aatoblograpMaue de Mm" de Krudener, avait paru en 1803. « Les goûts (petites passions de quinze jours, un mois) charment la vie ', les passions la tuent. »

Je te dirai encore ici que je l'ai éprouvé : je me cite souvent, parce que je suis l'homme dont je connais le mieux le cœur.

L'homme moral se divise en. cœur ou centre des passions, et en tête ou centre de combinaisons et de jugements. On peut parvenir avec de la sincérité â connaître à peu près son cœur; il faut avoir bien peu d'orgueil pour connaître sa tête, et, comme on en a toujours, jamais on ne la connaît bien ; voilà dans quel sens on a raison de dire qu'il est très difficile de se connaître soi-même.

J'ai fait, en Italie et à Paris, des folies à me faire tout perdre, même l'honneur ; par exemple, j ai monté derrière une voiture pendant une soirée comme laquais ; j'ai pris dans une bibliothèque un livre où l'on m'avait rapporté que l'on cachait des lettres. Tout cela a passé par bonheur et par une franchise audacieuse que m'ins­pirait la passion et qui me fait frémir à cette heure.

Cependant, tout s'est su, même ce que je n'ai jamais confié ; on m'a dit que j'étais monté derrière une voiture, une livrée sur le dos, etc., etc.

Voilà la grande différence d'un homme à une femme ! la dix millième partie de ces aventures aurait perdu Lucrèce elle-même à jamais ; voilà ce qu'il faut bien te dire. Un homme d'esprit dit aux femmes : Soyez jolies si vous pouvez, soyez consi­dérées, il le faut ; on dit, il est trop vrai, que la considération est l'opinion du plus grand nombre ; le plus grand nombre est un sot ; il faut donc faire des sottises ? Non, mais souvent s'abstenir des choses raisonnables.

Je parle de toi à mon papa ; je l'invite à te donner des distractions, à te laisser lire quelques histoires amusantes, telles que Cleveland1.

Voici un travail qui est le plus utile de tous et que je t'engage à commencer le 26 prairial * : tu feras la liste des vertus et des vices et comme ceci :

Ambition. Intrépidité.

Envie. Patience.

Colère. Magnanimité (Scœvola se brûle

la main. Vertot, chap. XVIII,

page 512).

Tu mettras chacun de ces noms en haut d'une grande page in-4, et tu mettras en

1. Histoire de M. Clecdana", fils naturel de Crorm&l ou e Philosophe anglais (S vol. in-8, 17S*-17S8). Cet ouvrage

anonyme eut à son époque un ênoime succès et fut très goûté en Eïance.

2. 15 iuln. 1604. abréviation au-dessous le trait d'histoire en deux lignes au plus, et en citant l'en­droit d'où tu le tires. Tu pourras parcou­rir pour cela l'Histoire romaine de Rollin, qui est composée de deux choses ; ce qu'il traduit des anciens, qui est excellent; ce qu'il ajoute, qui est détestable. Il y a environ deux tiers de son cru ; tu sautes cela, tu profites du reste. Après les traits d'histoire, tu mettras les belles imitations poétiques, par exemple : colère — Achille, 3e livre de Vlliade d'Homère, page 412 du 1er volume.

Ce travail est le plus utile que j'aie pu trouver pour moi.

59. — A

A SA SŒUR PAULINE

Paris, 18 Prairial an XII. [Jeudi, 7 Juin 1804.]

Tu as bien perdu, ma chère petite, à ce que je ne t'aie pas répondu en recevant ton avant-dernière lettre : je fus charmé d'y voir un esprit mâle et vigoureux, entièrement exempt de misères. Je réponds bien vite à ta pe­tite lettre du 10, parce que tu es affligée ; j'ai le même vice que toi : je voulais l'écrire trop de choses sur ton avant-dernière lettre, et je n'ai rien écrit. J'avais en la lisant, trente ou quarante pages à te dire, mais l'écriture est si lente, qu'en traçant une phrase, on a le temps d'en oublier dix.

Tu ne te douterais pas d'une chose que je veux te faire remarquer en passant, c'est que ta dernière lettre est éloquente ; pourquoi '? c'est qu'en décrivant la dou­leur, tu m'as écrit ce que tu sentais et n'y as point mis d'esprit. Voilà ce que doit être une bonne tragédie, voilà ce qui est le rôle d'Hermione : elle sent et montre son cœur. J'appelle cœur le centre des sentiments (désirs, peines, plaisirs, etc., etc.) et tèle ou cerveau le centre des idées.

Je reviendrai une autre fois sur cette idée, qui est un flambeau qui éclaire bien dans la connaissance de l'homme.

Tu as vu la vie, ma chère Pauline : un moment de joie suivi d'un moment de tristesse. Pourquoi un paysan qui perd sa femme la pleure-t-il tant, et un riche Parisien qui perd la sienne ne s'en aperçoit-il qu'en ce que son habit tête de More est de­venu noir ? C'est que la femme du paysan lui est utile (elle travaille) ; agréable, parce qu'ils ne sont pas toujours ensemble. C'est là le seul moyen de se plaire long temps, L'homme change à chaque instant : de deux heures à deux heures et demie, j'ai été très gai, je reçois ta lettre, elle m'attriste, mais d'une douce pitié. Au sortir de chez moi, je serai, sans que je m'en aperçoive, triste ou gai, comme le voudra le premier événement que je rencontrerai.

Une chose me gêne depuis dix-huit jours, c'est que mon père, qui devait m'en-voyer de l'argent le 1er, ne m'a pas seule­ment écrit jusqu'au 18. Cela m'oblige d'emprunter, ce qui est très ennuyeux ; le mal de cela, c'est que, étant un peu ennuyé, on se livre davantage aux dépenses pour se distraire. Dis-moi pourquoi on ne m'envoie rien, je ne peux le pénétrer ; surtout, écris-moi souvent ; ne corrige jamais tes lettres ; elles me font plus de plaisir que celles de personne. Comment faut-il te dire cela : en musique ? en grec ? Il y a deux ans que je te le corne aux oreilles.

Mon grand-père et Caroline m'écrivent que tu travailles trop, etc., etc. ; il me semble que, pour ta santé, tu devrais t'aller promener une fois par semaine avec les M... Envoie-moi donc deux ou trois caractères de tes anciennes compagnes, j'y compte. Cette année que je suis de hang-froid et que je ne découvre dans les femmes que vanité, et puis vanité, et puis vanité, et toujours vanité (orgueil sur les petites choses).

La philosophie est l'art de rendre heu­reux : pour cela, plaisantons de tout ; rions sur chaque chose. Ceux qui rai­sonnent si longuement et si sérieusement sont les plus faux des hommes ; ils passent à chercher pesamment les moyens de jouir, le temps qu'il faudrait employer à jouir. En examinant la vie, on voit dans une vie de trente ans, par exemple, quatre cents jours de grandes émotions, et le caractère gai ne les diminue pas. L'homme gai sent autant que l'homme morose (ceci, les grands hommes exceptés) ; l'homme morose s'ennuie, lui et les autres.

30 ans — 400 jours = 28 ans 9 mois. _ L'homme gai pendant ce temps fait rire et rit aussi : d'ailleurs, la gaieté attache tout le monde, la tristesse ennuie. Un grand moyen de gaieté est l'argent ; ayons-en donc. Je suis content aujour-d5hui, parce que, hier, ayant quatre livres pour tout bien, je suis allé pour quarante-quatre sous à VOplimisie, char­mante comédie de Gollin, bien jouée. Je conclus qu'il faut penser au bon ordre. Efface ceci, garde le reste pour le relire quelquefois ; adieu. Dis à mon papa cjue je suis altéré d'argent, que je suis obligé d'emprunter à gros intérêt, et qu'il me fera bien plaisir de me retirer des mains des prêteurs. Dis bien des choses à Jean ' ; invite-le à être aussi gai que son maître, et, toi, songe à rire.

Le charmant Goldoni a dit : « Qui parle beaucoup finit par parler bien, qui parle peu craint toujours de dire une sottise et a toujours l'air gêné. »

Une lettre par semaine ! ce qui te viendra ; point de préparation, des fautes d'orthographe ; j'en fais beaucoup et je les aime ; je vois qu'on n'a point fait de brouillon, et rien de bête comme les lettres à brouillon. Celles que l'on prépare le sont un peu moins.

60. —_G

A LOUIS CROZET

[Paris, 8 Juin 1804[.

'espère bien que le comique où il faut presque du sang-froid ira plus vite. Sans cela, il me faudrait 3 ans pour faire les deux hommes. Un jour je faisais 8 vers, les deux jours sui-

1. Domestique des Beyle qui en 1806 ira rejoindre Henri Beyle en iJlemagne,

tl vanfcs j'en faisais un. G'esfc-à-dire j'en faisais 40 mauvais et puis le bon réappa­raissait tout fait, c'est ainsi qu'est venu

me croyant méprisée encor je t'adorais

que je trouve excellent (je te parle comme

à moi-même) parce qu'il montre le triomphe

de l'amour sur la vanité (orgueil des

petites choses), ce qui n'est pas peu dire,

car je crois les femmes tout vanité, au

, 99.999 moins les m^m-

Les 20 derniers vers m'ont coûté 2 jours chacun presque. Voilà pour une affaire.

J'ai écrit à Félix pour qu'il me fasse avoir 1.200 fr. que je veux emprunter. Il te remettra peut-être des billets que tu donnerais à ton voisin Parisl. J'espère que tu ne te feras pas une peine de me rendre ce service. L'emprunt doit être aisé. J'aurai au moins 1200 fr. sur le bien de ma mère qui ira peut-être à 100.000 fr. Tu demanderas le secret à Paris. Fais ça le plus vite possible, parles-en â Faure.

Je suis pressé, c'est pour pouvoir me

(lj Jacques Paris, agent do change, place Notre-Dame, à

Grenoble. lier ferme avec Mlle Duch[esnois] que nous nommerons à l'avenir Ariane. Fais-moi ça vite ; écris-en à Faure. Presto, presto, signori miei.

Je suis content comme un dieu, j'ai trouvé un excellent sujet de comédie, et tu 5' as contribué. Voici comment. Le 15 Prairial avant de me coucher à 11 h.Y2 je relus ta lettre du 5. Je me couche, je veux lire le philosophe] Vauvenargues, il m'ennuie, j'éteins ma chandelle. La chaleur m'empêche de dormir. Je pense à la drôle d'existence d'un homme qui fait des vers, d'un mélromane, surtout quand il veut les faire bons. Que de joie pour un bon vers accroché, que de peine quand il a passé sa journée sans pouvoir rien accrocher.

Je pense qu'il est presque impossible que cet homme-là ait une maîtresse qui l'aime assez ; je m'afflige, je pense aux gens moins sensibles, à Félixx, enfin à cette phrase de ta lettre :

... « et je pense comme toi que fâché de n'être pas très sensible, il se force pour le devenir. »

Gette phrase est un coup de lumière pour moi, j'y vois un caractère rendu très commun dans ce siècle par le sensible

!. Félix Faure. Jean-Jacques, qui doit l'être dans tous, qui est très ridicule ; je m'enflamme, et je forme le projet de faire Le faux méiro* mane1, comédie en 5 actes. Depuis lors plus j'y pense, plus je trouve ce sujet ex­cellent. C'est un homme riche, de 40 ans à Paris, du grand monde, qui affecte un goût extrême pour tous les arts et qui réel­lement ne sent rien, ou mal, ce qui sera peut-être encore plus comique. Naturellement il aime mieux une pointe qu'un sentiment.

Ge sujet me ravit. Depuis lors je ne fais plus qu'y penser. J'ai interrompu les i hfommesj ; mon cœur était fatigué, d'ailleurs je veux revoir le plan de près et le rendre plus comique. Faire qu'on y rie ferme de Mr Gh[amouc]y rival de Charte c'est-à-dire de moi-même, de Mr Del-mare et de Mme Ghf amoucjy qui ressemble à une vieille femme de ta connaissance avec un excellent ton cependant (cache bien ma lettre).

Sur toute cette lettre, je te recommande le plus profond secret. En homme, il n'y a à Grfenoble] que ton suffrage et celui de Gros que je désire. En femme, il yen aurait plusieurs, surtout celui de Mme Champ. Mais les femmes sont trop bavardes,

l. A rapprocher <2e cette lettre le fragment sur le Faux Mêtromane qui se trouve daw les pensées, édition du Divan, tome I, pp. 247-249. ainsi secret absolu. Ne brûle pas ma copie de vers cependant1. Garde-la pour si celle d'ici se perdait.

Je suis à rechercher si quelqu'un n'a point pensé à ce charmant sujet. J'ai lu hier à la Bibliothèque Nationale le faux savant de Du Vaure et il Cavalière di bunn gusto de Goldoni2. La première est une plate bêtise, la 2e un ouvrage charmant, mais qui n'a rien de commun avec moi. Je t'écris depuis 8 heures, 10 h. y2 sonnent, je vais à la bibliothèque. Je cherche à me dépas­sionner pour redevenir froid philosophe et faire mon plan. Voilà un des mille avantages d'être à Paris : en un instant je consulte tous les livres que je veux.

Voici les avantages du faux méiromane. Je devrais le faire en vers mais les bons sont si difficiles que je le mettrai peut-être en prose. En prose, c'est une affaire de 3 mois, et franchement, je suis las de l'obs­curité. Je donne mes pièces incognito, si sifflées personne n'en sait rien, si applau­dies au bout de 15 représentations je me nomme. Et avec l'argent de la gloire je vais voir mes amours à Rennes *.

1. La scène dn Kaceommodement dans lei Deux Somme»,

2. C'est le 18 prairial an XII (7 Juin 1804) que Stendhal dit, dans son Journal, avoir lu à la Bibliothèque Nationale la pièce de Goldoni, pour y découvrir quelque ohœe de commun avec le Faux Méiromane.

8. Victorine îtounler. Le faux mêlromane me donne • 1° l'occasion de tomber sur les critiques sans sentiments qui s'avisent de juger les grands hommes et que je déteste tant, La Harpe, Geoffroy, Petitot, etc., etc., car cette race ne finit pas. Tu sens que c'est l'espèce que je ridiculise, je ne nomme personne.

2° les hommes les plus civilisés de France qui forment le corps de mes juges, la bonne compagnie en un mot est composée  :

1. de vrais artistes, Guérin, David, N. Lemercier, Picard, Gollin, etc., etc., Lancelin, Parny, etc., etc.

2. de gens d'assez d'esprit, jaloux de tout mérite et encor plus des grands écrivains qui blessent leur amour-propre tels que mon oncle, etc., etc., etc. Ceux-ci forment l'immense majorité, et ne se las­seront pas d'applaudir une pièce qui satis­fera leur passion unique, la jalousie.

61. — A

A SA SŒUR PAULINE

Prairial an XII. [Juin 1804.]

^Tous jugeons les autres semblables à y nous-mêmes : rien de plus faux si " c'est une personne à sentiment qui parle. Une jeune fille passionnée s'imagine confusément que les passions gouvernent tout le monde, tandis que sur cent personnes il y en a quatre-vingt-huit qui n'ont d'autre passion que la va­nité (l'orgueil sur les petites choses).

Le langage du monde est trompeur ; on fait semblant de céder à un sentiment, on ne cède, en effet, qu'à l'intérêt plus ou moins bien calculé, et on joue la comé­die plus ou moins bien.

Dans ce qu'on appelle la bonne compa­gnie, il y a moins d'hypocrisie : cela vient, je crois, de ce que tout le monde y a lu Jean-Jacques, Helvétius, Sénèque, Duclos, etc., etc., et qu'on a reconnu que plusieurs de leurs principes sont vrais.

Fontenelle, l'homme qui a le plus affecté de finesse, et son disciple Marivaux, qui vaut mieux que lui, ont contribué à chasser l'hypocrisie des mœurs de la bonne compagnie.

L'homme qui se jette dans le monde renonce à vivre par lui ; il ne peut plus exister que par les autres, mais aussi les autres n'existent que pour lui.

Par exemple, un homme à la mode aujourd'hui (prairial an XIÏ) se lève à dix heures, passe une redingote, va au bain , de là déjeuner. Il revient, prend des bottes et un habit mi-usé, va passer son temps jusqu'à trois heures et demie à faire des visites, non pour affaires, mais pour parler avec ceux qu'il rencontre : de quoi ? il n'en sait rien lui-même en sortant. Il jase de ce dont on jase, A quatre heures, ii rentre, va dîner, revient, s'habille, va au spectacle de sept heures à neuf heures et demie, sort après la première pièce, met des culottes de peau, des bas de soie, un triple jabot et va aux thés, jusqu'à mi­nuit, une heure, restant où il s'amuse, filant dès que ce qui l'environne l'ennuie.

Mais il ménage toujours la vanité, passion universelle ; même en filant par ennui, il a l'air de se faire violence. Quand ses soirées l'ennuient, ii va à onze heures à Frascati, jardin où l'on prend des glaces et où il ne se trouve pas que des gens du bon ton. Il y a peut-être, dans ce grand Paris, mille jeunes gens élégants ; ils se connaissent tous de vue, et encore plus à la tournure : le sot peut, avec vingt-cinq louis, se bien vêtir ; mais, en le voyant à cinquante pas devant moi et par der­rière, je dirai : « Cet homme-là n'est pas du monde. »

Il y aurait cinquante pages à dire là-dessus.

— Comment reconnaître la bonne com­pagnie ? me diras-tu, toutes se nomment ainsi.

— A l'art avec lequel on ménage la vanité : plus une société a l'air d'être com­posée d'amis qui se chérissent à l'adora­tion, qui sont très spirituels et qui sont les gens les plus modestes du monde, plus elle est du bon ton.

Au fond, ils ne s'aiment ni ne se haïssent; pour la plupart, ils sont assez bonnes gens et ont une vanité poussée à l'extrême, c'est-à-dire qui s'offense et se réjouit des plus petites choses du monde - mais ils ne laissent jamais paraître aucun sentiment affligeant. Celui qui s'afflige en public (aux yeux du monde) est un sot, ou un homme plein d'orgueil.

S'il croit qu'on prend part à ses chagrins, c'est un sot ; s'il se croit assez important pour vous en faire affliger, c'est un orgueil­leux.

On ne peut pas décrire dans une lettre ce que c'est qu'un homme aimable : il faut les voir plusieurs ensemble pour les juger ; car, un homme aimable seul se laisse entraîner à vouloir primer, et ainsi tombe dans la plus grande faute possible ; il offense la vanité de tous ceux qui sont présents, d'abord de tous les hommes qu'il efface, ensuite de toutes les femmes auxquelles il ne s'adresse pas. On peut dire plus facilement ce que ne doit pas être l'homme aimable.

La société se perfectionne chaque jour, parce qu'on apprend à l'amuser davan­tage : un homme aimable de Louis XIV, Lauzun, Matha, le chevalier de Gram-mont, etc., qui ont laissé une si grande réputation, seraient des gens du dernier pesant aujourd'hui, avec leurs compbV ments longs d'une aune.

Les gens aimables d'aujourd'hui au­raient sans doute le même défaut dans cent ans s'ils se réveillaient comme ...l

La science du monde est si difficile ! Par cette raison, on n'en peut rien ap­prendre dans les livres ; au contraire, plus on lit, plus on se gâte. Il faut raisonner juste, et alors six mois d'usage et de bons conseils forment. Il y a cependant un livre qui est utile parce qu'il est un modèle de conversation, La Bruyère.

Adieu, ma chère petite ; je voulais écrire quatre phrases pour ma lettre de demain, je me suis laissé entraîner.Tâche, chaque jour, de comprendre mes lettres ; voilà qui te distraira.

Tu me demandes : qu'est-ce que la finesse?

C'est l'habitude d'employer des termes qui laissent beaucoup à deviner, et tellement à deviner qu'un provincial, qui arriverait, n'y comprendrait rien du tout, ou peut-être le contraire de ce qu'on veut dire.

1. Déchirure. 62. — A A SA SŒUR PAULINE

[Juin] 1804.

Ma chère petite, il y a bien longtemps que je ne t'ai écrit.Comment cela va-t-il ? Es-tu toujours ennuyée? Tu n'aurais pas, à coup sûr, cet ennui, si tu connaissais un peu plus de monde. Ma bonne Pauline, lorsque, sans nous perdre, nous ne pouvons pas changer de position, il faut rester où nous sommes, et, une fois bien convaincus qu'il y faut rester, chercher à nous la rendre le plus suppor­table possible, à nous y amuser même.

Le sacrifice n'est pas si grand que tu le penses ; toute position a ses peines : tu désires sans doute être à Paris avec la famille, lancée dans le monde, mais ici. il n'y a point de famille : une mère, un père ne sont point gênants pour leurs enfants ; mais aussi ils ne les aiment point ; tout est de convention.

Je parlais l'autre jour de M. R... à un des amis de cet excellent homme, un de ceux qui l'aimaient le plus ; il lui avait beaucoup d'obligations ; en un mot, il le chérissait. Nous vinmes à parler du deuil : « Mais je l'ai porté quinze jours, me dit-il, comme le prescrit l'Âlmanach national. »

Je fus stupéfait, je l'avoue, quoique je connusse ce trait de caractère de l'animal parisien ; je ne l'avais jamais vu si bien dans la nature et dans un objet aussi proche.

Dans l'alternative d'être gêné par ceux qui nous aiment ou de n'être point aimé du tout, j'aimerais encore mieux l'amour. La perfection sans doute est entre deux, mais elle est bien rare : où la trouver ? Il faudrait des gens parfaitement raison­nables ; et combien y en a-t-il ?

J'espère que tu travailles un peu et que cela t'aura distraite, à moins que ton ennui ne vienne de quelque passion se­crète ; en ce cas, dis-le moi franchement ; tu es sûre, sur cet article, du plus profond secret ; d'ailleurs, je connais presque tous les jeunes gens de Grenoble, par mes amis je connaîtrai les autres, et je pour­rai t'être bon à quelque chose ; nous trai­terons cette matière à fond s'il en est ainsi. Dans tous les cas, n'oublie jamais que mon père a excité l'envie, et qu'on nous traitera plus sévèrement que d'autres, surtout ayant le malheur d'avoir excité la jalousie de M...l, qui serait cru comme

1. H s'agit loi de Bomaïa Gagnon, jaloux de Chérubin étant de la famille. Je me convainquis pleinement de ce trait de son caractère, étant aux Echelles avec André*- : il tourna exprès la conversation sur toi pour dire que tu travaillais trop ; si tu n'avais pas travaillé, il aurait dit de même que tu étais trop dissipée. Je pris bien vite ce tort sur moi, l'occasion était importante.

Malgré lui, sa malignité tourna à ton avantage ; car comme, Caroline et toi, vous êtes des espèces d'anachorètes, André (tu sais qui c'est) était très curieux sur votre compte et surtout sur le tien par une drôle de circonstance. La veille de mon départ, je vous accompagnai dans la rue des Vieux-Jésuites. Tu sais que je m'entendis appeler en entrant dans l'allée ; c'était lui qui venait d'accompagner M. R... Tu avais ce soir-là sur ta tête un voile comme ce joli mezzaro des Génoises qui donne un air doucement affligé à la phy­sionomie ; tu l'étais peut-être un peu, de manière qu'il se fit la plus douce image de toi ; je vis que cette image l'avait frappé. Ta tournure exprimait à ses yeux le plus doux caractère d'une femme, cette

Beyle comme 11 le sera répété à nouveau dans la lettre du SI décembre 180t.

I. André dêVijîne sans doute Périer-Iiagrange qui devait plus tard épouser Pauline. Le voyage aux Echelles avait eu lieu en mars 1804, quand Beyle regagna Paris par Genève. tendre affliction, cette douce sympathie qui fait qu'on se dit (confusément) : elle partagera mes chagrins, elle est bonne, simple. Il n'en faut pas tant pour faire naître l'amour ; il ne cessait de parler de ta douce tournure.

Je ne voudrais pas, cependant, qu'il te rendît tendre : il ne faut pas, pour ton bonheur, que tu épouses un homme dont tu serais amoureuse ; en voici la rai­son : tout amour finit, quelque violent qu'il ait été, et le plus violent, plus promp-tement que les autres. Après l'amour, vient le dégoût ; rien de plus naturel ; alors, on se fuit pour quelque temps. Voilà qui va bien ; mais, si l'on est marié, on est obligé d'être ensemble, on est surpris de ne plus trouver que l'ennui dans mille petites choses qui faisaient le bonheur. Un jeune homme de ma connaissance aimait une jeune demoiselle : dans les petits jeux, cette demoiselle avait coutume de lui voler un mouchoir ; c'était charmant, elle l'a fait il y a quelques jours ; le jeune homme a trouvé cela du dernier bête. Ils ne se verront pas d'un an, et alors ils seront amis, ils se souviendront avec plai­sir du temps où ils s'aimaient.

Si, au contraire, ils habitaient ensemble, ils se seraient revus à chaque heure du jour ; la vanité de la femme eût été blessée, l'homme ennuyé, et ils se seraient détestés à la mort toute la vie, au lieu que, se mariant par raison, on n'est jamais irrité, parce qu'on trouve à peu près ce sur quoi on comptait. Il y a une fausse raison pro­fessée par tous les sots du monde, qui s'en servent pour blâmer les gens d'esprit ; mais il y en a une véritable qu'il faut connaître parce qu'elle fait le bonheur de la vie. En général, tout mal vient d'igno­rer la vérité, toute tristesse, tout chagrin, d'avoir attendu des hommes ce qu'ils ne sont pas en état de vous donner.

Pense à ça, ma chère Pauline, et écris-moi souvent comme tu penses, au hasard. Envoie-moi le caractère de F..., il me sera très utile. Je crois avoir découvert que toutes vos passions, mesdames les femmes, se réduisent à la vanité ; je veux pousser cette opinion, et si je la trouve vraie, vous ne me ferez plus faire de folies.

Connaissance de l'homme.

Il faut tâcher de te rendre raisonnable, c'est-à-dire être toujours prête à céder quand les événements que tu verras, ou dont tu seras certaine, te prouveront que tu as tort. Voilà ce qui distingue les femmes d'esprit de caillettes qui ne font que ré­péter quelques petites bêtises accrochées au hasard des hommes de leur société : ces femmes sont indécrottables. Une femme raisonnable au contraire, en huit jours, peut parvenir du plus mauvais ton au meilleur.

Je m'en vais te copier à la hâte quel­ques observations que j'ai faites cette semaine : je vois que ma lettre n'en payera pas davantage. Ne communique pas ces observations : je ne veux pas avoir le renom d'en faire, parce qu'alors on se cache de vous comme d'une espèce de censeur, et, comme je te le disais, il n'y a que vanité chez les femmes, et il y a beau­coup d'hommes-femmes ; ainsi ménageons le plus grand nombre qui est un sot sans doute, mais qui fait les réputations.

Quand tu ne comprendras pas quelque chose que je t'aurai écrit, demande-m'en l'explication.

Je cherche, depuis unmois, à me rendre moins sensible : j'ai eu plusieurs afflictions ici, particulièrement au sujet de deux Adèies 1. Je crois que mon père veut me prendre par famine ; je serai obligé de faire des dettes ; tout cela me rendait triste. Je me suis dissipé tant que j'ai pu ; j'ai commencé par ne faire que jouer la gaieté ; j'ai fini par la sentir.

J'ai donc étudié le rire et ses effets.

, 1, Adèle Eebuffel et Adèle de Nardon. C'est une chose si difficile qu'aucun phi­losophe n'en a encore parlé, que Hobbes*. C'est assez la coutume des petits aufeurs, ils sautent ce qu'ils ne peuvent expliquer, différents en cela des gens de génie, qui sont francs. Je commence à m'aperee-voir qu'Helvétius est plus des premiers que des seconds : il y a de bonnes choses dans son livre, mais elles ne sont pas de lui ; elle sont la plupart de Hobbes, Vau-venargues, La Rochefoucauld, Duclos, etc., etc.

Il ne faut jamais généraliser le fait dont on tire une conséquence, c'est s'ex­poser à de grandes erreurs.

Par exemple, quand je songe à une ac­tion de mon grand-père, il faut dire mon grand-père et non pas un grand-père, à moins que je ne fasse suivre ce nom de toutes les circonstances qui rendent mon père différent des autres pères, qu'il a soixante-dix ans, qu'il est médecin, le roi d'esprit de la ville, etc.

L'extrême politesse est celle de Paris actuellement, où se trouvent les gens les plus polis qui aient jamais existé, c'est-à-dire ceux qui ont le plus de vanité et qui savent mieux plaire à celle des autres. Avoir une plus grande vanité, c'est être

1. C'est aux environs du 15 juin que Beyle Ht Hobbes à la Bibliothèque Hatlonale. (Cf. Pensées, tome 1, p. 286). -susceptible sur des choses plus petites : se moucher mal à propos vous brouille ici avec l'homme qui raconte une histoire (si cet homme est un sot) ; l'extrême po­litesse, dis-je, est une suite nécessaire de l'extrême égoîsme (se préférer à tous les autres plus ou moins ; l'extrême égoïste est celui qui verrait avec plaisir tuer un homme pour s'épargner la peine de se faire les ongles ; il y a beaucoup de ces gens-là). L'égoîsme vient du gouvernement monarchique ; mais la comédie ne peut régner que dans l'extrême politesse ; donc, il n'y a point de bonne comédie sans monarchie \

Tu vois comme, en passant, l'homme qui réfléchit résout les problèmes qui ont fait et feront les sueurs des nigauds présents et à venir, des La Harpe, etc.

Sous la monarchie, les hommes ne s'intéressent plus les uns aux autres comme dans les républiques : il n'ont plus d'inté­rêts communs et en ont de contraires ; par exemple, il n'y a qu'une place de connétable : si vous l'avez, je ne l'aurai pas ; si vous faites une action plus bril­lante que les miennes, elle m'attriste,

1. C'est là une idée sur laquelle Henri Beyle reviendra souvent et çu'il développera notamment dans La Comédie est impossible en tS36, Cf. Mélanges de Littérature, t. m, p. «S. puisqu'elle vous rapproche de la place de connétable, que je désire aussi. Tandis qu'à Rome, tout le monde se réjouit de la belle action d'Horatius Coclès, qui les sauvait tous. Cherche comme cela des exemples dans les histoires que tu liras.

Sous la monarchie donc, les hommes ne s'intéressent plus les uns aux autres : il faut leur faire plaisir actuellement, si vous voulez qu'ils vous obligent dans une heure.

A Rome, on était considérable par ses vertus et par ses talents : ici, on l'est par la manière dont on est dans le monde. Etes-vous répandu ? ne l'êtes-vous pas ? Répondez sans vous flatter, vous saurez la manière dont on va vous recevoir dans la maison où vous allez. Or, vous êtes répandu à proportion de votre ama­bilité. Pour être aimable, il faut d'abord être supportable ; vous êtes supportable en n'offensant jamais la vanité de personne; vous deviendrez aimable en sachant plaire à cette vanité, l'amuser ; pour cela, il faut savoir faire rire.

Voilà tout le secret de nos mœurs et ce qui fait qu'un Français craint, moins d'avoir tort que d'être ridicule, grand principe, très fécond dans la vie. Nos mœurs actuelles (an XII) sont plus rai­sonnables que sous Louis XIV. Nous faisons dépendre notre considération de la manière dont on est parmi nous, et non plus de la manière dont on est avec îe maître. Nous nous sommes rapprochés de la raison et des républicains. Ce fruit est l'ouvrage de Voltaire, qui y travail­lait sans le savoir, et de Riquetti Mirabeau, grand homme, qui le voyait bien.

Pense à ces principes/ils te donneront l'art de vivre dans le monde.

Tu peux lire à Caroline l'article précé­dent : ce serait un grand coup de la sauver d'être caillette.

Qu'est-ce que le rire ? Qu'est-ce que le ridicule ? qu'est-ce que la plaisanterie ? Grande question, difficile à résoudre. Ceux à qui vous la faites vous répondent par un exemple ; mais il fallait découvrir les principes et en donner un exemple. Le rire est un mouvement subit de vanité produit par une conception sou­daine que nous avons quelque avantage comparé à une faiblesse que nous remar­quons actuellement chez les autres, ou que nous avions auparavant ; car nous rions des bêtises que nous fîmes l'année dernière.

Quand (dans l'Avare) maître Jacques sort en disant : « Qu'on me le pende ! qu'on lui brûle les pieds, et qu'on me le croche au plancher, etc. » et qu'Harpa­gon s'écrie ; « Qui ? mon voleur ? » nous rions de sa méprise, parce que nous nous di­sons, obscurément : «Si j'étais à sa place, je ne serais pas si bête, et je verrais bien qu'il s'agit d'un petit cochon et non d'un voleur. »

Cherche ainsi des exemples dans Mo­lière, et dans le Joueur, de Regnard, et le Légataire.

Quant à la plaisanterie, c'est un discours qui nous découvre finement quelque absur­dité.

J'ai bien sué pour arriver à ces deux principes : je refléchissais sur tout ce que |e voyais ; ma distraction faisait rire ; je fai­sais des quiproquos en répondant ; on riait, et c'est ce qui m'a fait voir la cause du rire, que je ne comprenais pas dans Hobbes.

Comprends-tu cela toi-même ? Cherche des exemples et dis-moi tes difficultés. Peut-être me montreras-tu mon erreur.

63. — A A EDOUARD MOUNIËR

Paris, 7 Messidor, XII, [Mardi, 26 Juin 1804.]

Je ne vous ai pas écrit depuis quelque temps, mon cher ami, et pour m'en punir je veux vous dire pour­quoi : c'est que j'avais honte. Je songeais aux folies que je vous ai contées pendant deux ans. Lorsque j'ai reçu vos lettres, j'ai renvoyé, et puis j'ai eu honte d'avoir renvoyé. II faut nécessairement, pour m'excuser, que je calomnie l'humanité et que je m'écrie : « Voilà l'homme ! » Au reste, je pense que la conspiration de vos Rennois vous aura distrait. Ces gens-là ont des familles qui ont dû remuer. George 1 et les autres non graciés ont fini hier, très bien, à ce que dit le peuple qui les a vus. Les Tracasseries, comédie en cinq actes de Picard, ont aussi tombé hier soir. Je ne sais où vous en êtes des nouvelles soi-disant littéraires ; si vous les savez, sautez les cinq ou six lignes qui suivent. Vous savez que rien n'est sévère comme le vulgaire lorsqu'il s'avise de vouloir faire de la vertu sur quelqu'un, et il montrait ou croyait montrer cinq ou six vertus différentes en sifflant le Pierre le Grand, tragédie de Carrion Nizas, tri­bun. Il faut avouer ausa qu'il a pris soin que la matière ne manquât pas. Il s'est rendu complètement ridicule et même odieux. Les femmes surtout étaient achar­nées contre lui. J'étais à la première repré­sentation. La pièce est pitoyable ; cela a occupé cinq ou six jours ; ensuite la

1. George Cadoudal, exécuté à Pari? le 25 juin 1S04. olitique, dont on n'est pas encore sorti.

'ai été étonné du bon sens que j'ai vu dans cette occasion, surtout celui des femmes.

On annonce une tragédie, nommée Octavie, aux Français. Est-ce Néron assas­sinant la femme qui lui a apporté le trône ? Est-ce celle d'Antoine ? Je n'en saie rien. Je ne sais pas davantage quel est l'auteur ; on dit Ghlnier ou Mazoyer. Mlle Duches-nois est toujours une actrice charmante ; elle l'est plus encore aux yeux de ses amis, parce qu'elle est persécutée. La vîtes-vous avant votre départ, ou si vous étiez déjà à Rennes ? Pour moi, Crozet m'a pré­senté chez elle et je suis enchanté de son ton naturel. Comme elle est bien laide, je m'attendais à la voir dans l'affectation jusqu'au cou ; point du tout, c'est le naturel le plus simple et le plus charmant.

Mais il faut que je revienne à la politique pour vous demander when your faiher shall be1 sénateur ? On le lui doit de bien des manières. On nomme des préfets, et votre département a dû vous donner de la peine à gouverner ; ce qui est très heureux pour M. Mounier, c'est parler de ses vic­toires que de parler de ses travaux. J'en voudrai toujours aux maudits nobles qui

§

1, Quand votre père serft-t-il... nous ont empêchés de le nommer candi­dat s. Je dis nous, car j'étais aussi enflam­mé que mon père et mon grand-père qui étaient électeurs. Laissez faire ; si on y revient, comme il le semble, nous vous montrerons ce que peut l'amour-propre humilié dans des cœurs généreux.

Si vous avez quelques espérances qui puissent être confiées à un ami discret, faites-moi cette grâce. Je serais bien charmé de pouvoir espérer de vous voir ici. Si vous venez avant cet hiver, nous courrons ensemble. Ne vous faites-vous pas une bien jolie image d'un carnaval à Paris ? Pour moi, j'en suis fou. Venez donc, nous valserons dans le même bal. Avec votre esprit si fin, vous observerez toutes les mères et nous rirons un peu de ces petites Parisiennes qui sont si abordables.

Vous n'avez pas d'idée combien je fais de découvertes dans ce pays. J'arrive seu­lement ; les autres fois j'avais des yeux pour ne lien voir. Venez vite, nous rirons bien.

Actuellement, tout le monde va les jeudis au Ranelagh ; on fait un tour de valse, et de là à Fracasti qui, les jeudis et presque tous les jours, dans ces grandes chaleurs est sublime. Donnez-moi quel-

1. Voir lettre du 15 décembre 1803. ques détails sur votre Rennes ; je vous enverrai par contre les tracasseries de notre endroit. Avez-vous des jeunes gens aimables ? On disait qu'un de vos géné­raux allait se marier ; voyez comme je sais les affaires. Entrez dans le dédale des aventures, n'ayez pas peur, j'aime assez ça, et, conté par vous, c'est un double mérite. On étudie l'homme et on rit ; l'âme s'é­claire et le cœur jouit. C'est le cas de le dire : fût-il jamais de temps mieux employé? Ne regrettez pas une demi-heure toutes les semaines ; je vous répondrai très exac­tement sur ce que vous voudrez ; je suis un homme raisonnable à cette heure. Voulez-vous de l'agriculture, je vous dirai qu'on vient de faire un livre sur le glanage ; voulez-vous du comique bourgeois, je vous répéterai ce qu'on me dit de la partie de Vizille \ chez M. Arnold, le lundi de Pâques ; c'est vieux, mais ce n'en est pas moins frais. Toutes les demoiselles dont je vous parlais dans une lettre de Gre­noble tombèrent dans quatre pieds d'eau. Vous jugez comme les tendres mouve­ments du cœur se déclarèrent dans les jeunes gens qui étaient au rivage. Mlle Cla­pier, conformément à ses grâces langou­reuses s'évanouit et puis eut des nerfs ;

1. Boarg des environs de Grenoble, célèbre par le château de Lesdlgulèrea et par les Etats tenus en 1788. la jolie Tournadre, qui n’a pas besoin de comédie, éclata de rire, changea ses habits mouillés et se mit à danser. Il me vient une idée : ne pourriez-vous pas venir pour le sacre de Leurs Majestés ? Il est honteux à vous, qui n’êtes qu’à 80 lieues de Paris, de n’y pas venir plus souvent. Je suis sûr que si vous y veniez une fois, vous y re­viendriez une seconde.

Adieu, écrivez-moi vite quatre pages comme ça currente calamo.

Si votre père se souvient encore d’un des hommes qui ont le plus de respect pour lui, faites-lui accepter mes hommages. Adieu.

H. B.

Rue de Lille, n° 500.

64. — A

A SA SŒUR PAULINE

17 Messidor, an XII.

[Vendredi, 6 Juillet 1804]

Ta lettre m’a fait le plus grand plaisir, ma chère Pauline ; aussi j’y réponds sur-le-champ, quoique je n’aie que du mauvais papier : je n’en achèterai du bon qu’en revenant de dîner ; je ne t'écrirais que demain matin ; peut-être quelqu'un viendra-t-il et je ne t écri­rais pas de quatre ou cinq jours. Celui-ci est cependant mal pris pour te répondre ; je suis ennuyé. Imagine-toi que nous sommes au 17 messidor, et que mon père ne m'a rien envoyé pour mon mois de messidor ; cela fait que je suis obligé d'emprunter, ce qui me rend moins gai ; étant moins gai, je suis moins aimable ; étant moins aimable, je vois d'autres avoir les succès qui auraient été pour moi. Voilà comment un malheur ne vient jamais sans l'autre. Heureusement, quand j'ai été comme cela deux jours, je le dis bonnement, et on rit de mon malheur, et je me mets à rire.

Mais je m'aperçois que je bavarde ; cependant tu peux voir que, dans la si­tuation que j'ai le plus désirée, jeune, libre et à Paris, il ne tiendrait qu'à moi de pleurer tout le jour. Il ne faut pas en conclure que la vie est pleine de chagrin ; il faut en conclure que l'homme a ses torts. La plupart de ces petits événements journaliers ne nous ennuient pas quand nous voulons bien ne pas nous en laisser ennuyer. Réfléchis bien à cela : si tu étais homme, je te dirais que tu es fait pour devenir un grand homme. Cette concep­tion d'un meilleur état, ce regret d'un bonheur que tu t'étais figuré, sont au commencement, de la vie de tous les vrais grands hommes. Ils nous l'ont appris eux-mêmes : Shakspeare, Corneille, Molière, J.-J. Rousseau commencent ainsi. Àlfieri dit expressément : « Ce fut l'ennui de toute chose qui me porta à faire des tra­gédies ; j'écrivis la première page pour me consoler uniquement ; j'écrivis la se­conde avec plus de plaisir ; il se trouva que j'étais dans le délire en faisant la troisième ; l'amour de l'art m'enflam­mait ; depuis lors, il fait tout mon bonheur. Je résolus de faire la meilleure tragédie possible. »

Shakspeare, Molière, Corneille, et lui sont les quatre plus grands modernes : on a su, par les amis d'Àlfieri, que, l'an­née 1775, où il écrivit Cléopâtre, sa pre­mière tragédie, il avait eu envie de se tuer. Il était jeune, beau, riche, plein d'esprit, et rien ne l'attachait : c'est que cette âme grande était faite pour un amour plus relevé.

Je te conseille donc de chercher^ une consolation dans la plus belle science qui existe, celle de l'homme. Remarque une chose : c'est que les pédants nous ont tant ennuyé de science, qu'ils dégoûtent les esprits vrais (qui n'aiment que la vé­rité et qui ne croient que ce qu'ils com prennent) de toute science. Je t'en parle d'après ma propre expérience : je ne me repens pas de n'avoir pas appris le grec ; mais, sans les pédants, je le saurais. Ils m'en ont dégoûté : ces ennuyeux-là ne louent, dans le divin Homère, que le peu qui est blâmable.

Mais nous voilà dans les nues. J'ai senti souvent ce mal aux joues dont tu te plains ; mais répète-toi bien que qui veut vivre avec les hommes doit contiibuer à leur plaisir, et que celui qui ne rit pas, là où l'on rit, n'y est pas admis une seconde fois ; d'ailleurs, ordinairement, à force de feindre de s'amuser, on finit par s'amuser réel­lement.

Au fond, ta lettre est délicieuse : je connais peu de femmes qui écrivent aussi bien que toi ; veux-tu en savoir la raison, c'est que tu n'est pas affectée ; tu n'affectes que de mettre le mot qui exprime le plus exactement possible tes idées, et voilà en quoi consiste tout l'art d'écrire. Cultive précieusement ce charmant talent, il est l'âme de la vie: l'homme éloquent est le vrai roi des cœurs.

Rappelle-toi les jolis vers de Charles IX au poète Ronsard.

La Rochefoucauld est un moraliste bien triste et pas toujours vrai.

J'ai bien réfléchi depuis toi ; mon voyage à Genève m'a bien fait réfléchir, et mes nouvelles connaissances de Paris encore beaucoup ; je suis devenu gai, d'horrible­ment triste que j'étais. Sais-tu ce qui m'a changé ? De ne plus demeurer avec Faure. Rien de pernicieux comme la compagnie d'un homme triste. Je te dis ça à toi ; je ne l'ai point dit à Bigillion parce que Faure serait fâché de passer pour triste. Je vois la vie bien différemment cette année : je suis plus gai et bien meilleur. C'est Mante, excellent philosophe, qui m'a dit ça1.

Mais, pour en revenir et ne pas bavarder sans fin, cherche à voir l'homme dans l'homme et non plus dans les livres.

Remarque que tous ceux qui ont écrit sur l'homme étaient presque tous de mauvaise humeur : c'étaient des malheu­reux ; c'étaient des gens tristes par carac­tère ; c'étaient enfin des vieillards qui étaient de mauvaise humeur contre les jeunes gens, dont ils ne pouvaient plus partager les plaisirs. Beaucoup même onl écrit,

Non pour la vérité, mais par un trait d'envie, Qui ne saurait souffrir qu'un autre ait le plaisir Dont le penchant de l'âge a sevré leurs désirs.

1. On lit dans le Journal à la date du 7 mais 1805 : « Xe eommerce de Mante et de Crozet commence à me guérir du mal infini que m'avait fait celui de Félix Faure. » J'ai encore ces vers divins dans la mé­moire ; je les ouï dire hier par la meilleure soubrette qui ait peut-être existé depuis Molière. On jouait Tartufe ; je n'étais pas allé au spectacle de près d'un mois. Le matin, un ami me prêta un louis ; je n'ai jamais tant joui, beaucoup plus que si J'avais reçu ma pension le premier du mois. On jouait, pour la première fois, Molière avec ses amis : c'est l'anecdote de Chapelle, Boileau, La Fontaine, Mignard, Lulli, qui veulent s'aller noyer : touchante réunion î que de grands hommes ! On les voit souper et s'enivrer sur le théâtre ; la pièce ne vaut pas grand'chose ; mais on ne cesse pas d'applaudir, toutes les fois surtout que les acteurs disaient en s'adres-sant la parole : « A toi, La Fontaine ! verse donc à boire à Molière! » on applaudit à tout rompre. Il y avait des larmes dans les yeux de tous les jeunes gens.

Lis la Vie de Molière par Grimarest, dans la vieille édition de Claix. Le jaloux et envieux Voltaire n'a pas manqué d'en faire faire une bien sèche qu'on imprime, à cette heure, à la tête des éditions nou­velles : cet homme n'a jamais manqué une occasion de nuire aux grands hommes ; aussi ne puis-je pas le souffrir.

J'en étais ici, lorsque mon portier m'ap­porta une lettre de mon père, qui est charmante ; il est on ne peut pas mieux disposé pour toi ; il me parle des demoi­selles M..., et il a raison ; voici le fait : Madame M..., qui a beaucoup d'esprit, a dit : « Mes filles ne sont pas riches; donc elles ne se marieront pas si elles ne peuvent faire tomber quelqu'un amoureux d'elles ; tâchons donc de prendre un nigaud. » Dès lors, elle les mène partout, accueille les jeunes gens, etc., etc. ; l'état des familles la favorisait ; cela a réussi pour l'aînée ; je crois T... amoureux d'elle ; mais, nouvel embarras ; la comédie allait bien jusque-là ; mais il n'y a point de comédie sans père barbare ; aussi M. M... ne veut point de T... ; voilà le roman de l'aînée ; j'ignore ceux des cadettes ; or, mon père sait le roman, et il court dans l'oreille à la ville.

Tu sens que les jaloux, dont mon père a beaucoup comme tout homme à talent, ne manqueront pas de dire : mademoi­selle Beyle aime mademoiselle M... par analogie ; elles se confient leurs tendres inquiétudes. Voilà ce qu'il te faut consi­dérer : vois toujours les demoiselles M.., mais éloigne la familiarité ; une fois ma­riées, vois-les familièrement, mais n'en fais pas des amies ; je sais l'aînée bavarde et les autres bêtes. Dans une petite ville, bavarde dit méchante. Réfléchis à cela ; songe bien que, dans cette vie, il faut être Heraclite ou Démocrite ; choisis.

Les hommes ont été peints par des gens qui, ne contribuant plus à leurs plaisirs, n'en recevaient plus de plaisirs ; pense bien à cela.

Je vois aujourd'hui que je suis de sang-froid, que je ne suis plus amoureux, que je ne joue plus la comédie, que rien n'est agréable comme les sociétés de bon ton ; elles sont gaies, et tous les moralistes sont tristes. Tu trouveras les hommes meilleurs que tu ne les imagines. Sur le tout, veux-tu rendre excellent pour toi le pire de tous, flatte-le. Je ne m'attendais pas qu'une femme eût jamais besoin d'un pareil conseil ; elles savent ça, ici, avant que de naître. Tu as un excellent modèle sous les yeux, madame Ch... veuve peu riche ; elle avait besoin de tout le monde, la nécessité l'a menée à la vertu, dont besoin, et elle est charmante.

Lis Molière : les Amants magnifiques ; c'est la meilleure peinture de la bonne société ; vois comme on y ménage la so­ciété ; regarde combien les mœurs se sont perfectionnées depuis Louis XIV : ce

3ui n'était qu'à la cour est actuellement ans deux mille maisons de Paris, Tout se perfectionne» A demain ; mais réponds-moi. Lis beaucoup Molière ; voilà le monde où tu vivras un jour ; on y parlera un français un peu différent, et voilà toute la différence. Ecris vite les remarques que tu as faites dans ton voyage aux Echelles. Rien de plus utile : je me suis mis à faire comme ça ; tu en seras charmée dans un an.

85. — A

A SA SŒUR PAULINE

18 Messidor an XII. [Samedi, 7 Juillet 1H04.]

Il y a une vertu, en ce monde, dont j'ai voulu te donner un exemple hier, pour t'en faire apercevoir aujourd'hui. On la nomme Prudence, c'est un beau nom ; son autre nom est Artifice. Je ne sais si tu te souviens encore d'une lettre où je te disais qu'on n'avait de crédit dans le monde qu'à proportion qu'on y était répandu. Le cachet d'un homme qui va partout est de tout savoir. On parvient à augmenter son crédit en racontant à un tiers, comme une chose que l'on sait depuis longtemps, ce qu'on vient d'apprendre. Je sais bien, ou du moins, D... et moi, nous soupçonnions le roman de T... ; mais je ne savais pas que le père fût contre le héros ; c'est mon père qui me l'a appris, et, d'après ma lettre, tu as peut-être cru que je savais ça depuis le com­mencement du monde. Là-dessus, tu as peut-être dit ; << Puisqu'il ne me disait pas ça et qu'il le savait, combien ne sait-il pas de choses ? Cet homme-là sait tout et au-delà. »

Voilà à quoi mène la belle vertu nom­mée Prudence.

C'est la première et la dernière fois que je l'aurai pour toi : j'ai voulu te donner un exemple des finesses dont se compose le monde, mais j'ai mai peint ; c'est ce qui arrive toujours lorsqu'on dissimule avec une personne que l'on aime beaucoup ; tu as dû remarquer de la gêne et même un peu de sécheresse vers la fin de ma lettre : je ne t'écrivais plus tout ce que je pensais ; j'étais attentif à ne rien dire qui pût me trahir, et puisque nous y sommes, voilà un grand désavantage des amis tendres dans le monde. Les hommes secs sont toujours secs ; il n'y a jamais de dif­férence en eux, parce qu'il n'y a jamais eu d'épanchement. Tu as pu en voir un exemple dans Helvétius : c'était une de ces âmes froides ; aussi son style est-il le même dans tout son livre. Je vois à cette heure qu'il s'est bien trompé. Peut-être même tout ce qu'il y a de bon dans son livre est-il copié de La Rochefoucauld, Duelos, Vauvenargues, Hobbes et Locke. Hobbes était le plus grand de tous ceux-là ; il était Anglais et écrivait en 1640.

A propos d'anglais, mon papa dit que tu veux l'apprendre : je voudrais bien pouvoir te céder ce que j'en sais ; ce sont de tristes raisonneurs que ces Anglais ; je ne connais pas de gens plus bavards et plus froids. Ils n'ont produit qu'un grand homme et un fou. Le grand homme est Shakspeare ; le fou, Miîton. Il n'y a que des morceaux de beaux dans le second, et M. Letourneur a donné une excellente traduction du premier, homme vraiment divin.

Apprends-moi l'italien : « Mais il n'y a point de maîtres. » — Apprends-le toute seule. Apprends cette belle langue où il y a Dante, Boccace, Arioste, Tasse, Alfieri, Goldoni, Metastasio, Machiavelli et tant d'autres. De tous ceux-là, il n'y a que Dante et Boccace passablement tra­duits ; encore Rivaroln'a traduit que le tiers du sublime Dante. Cherche l'histoire d'Ugo-lin, chant XXXIII ; voilà la plus terrible poésie qui existe : le divin Homère même n'a rien de semblable. C'est là le sublime du genre terrible; explique ce chant-là à coups de dictionnaire. Sois sûre que tu ne trouveras pas chez tous les Anglais (Shakspeare et Milton exceptés) un seul vers aussi beau que les quatre-vingt-dix de ce passage sublime. Apprends vite l'italien : il y a de la gaieté dans cette langue ; je n'en ai encore vu, en anglais, que dans Henri F, une des pièces de Shaks­peare ; au lieu qu'il faut cesser de lire, pour ne pas étouffer, quand on tient Boccace, Arioste, Goldoni. Il faut prendre les pièces écrites en toscan ; par exemple : il Cavalière di buon gusto, la Donna di Garbo, il Molière. Tu verras dans il Cava­lière di buon gusio et dans la Donna di Garbo des exemples à suivre.

J'ai enfin trouvé ce que c'est que Le ridicule  :

On nomme ridicule l'action d'un homme qui tend au même bonheur que nous, et qui se trompe de route, parce qu'il manque de quelque chose que nous avons et que nous croyons ne pas pouvoir perdre tant que nous tendons au même bonheur ; et ce­pendant tout le monde parle du ridicule : ils ne donnent pas en parlant une défini­tion, mais un exemple...1

l. ta fln de la lettre manque. 66. —- A

A SA SŒUR PAULINE

23 Messidor an XII. [Jeudi, 12 Juillet 1804.]

Tous les hommes agissent suivant ce qui leur paraît être et non suivant, ce qui est.

Cette vérité est consolante ; elle nous montre que souvent ils veulent faire le bien, quoique, en effet, ils ne produisent que du mal.

Ce qui est (ce que nous nommons la vérité) est ce qui paraît être aux sages, après avoir corrigé autant que possible leurs sens les uns par les autres.

D'après cela, tu vois que les sages peuvent se tromper : ils ne peuvent pas dire ce qui est sur les choses qui ne sont jamais tombées sous leurs sens.

La plupart des sages qui étaient des gens froids, et qui n'avaient jamais éprouvé les passions violentes, ne peuvent donc nous révéler ce qui se passe en nous, quand nous en sommes agités ; ils ne peuvent que nous répéter ce qu'ils ont observé chez les autres.

D'après cela, tu vois que le meilleur cœur (celui où règne le plus fortement l'amour de ce qu'il appelle la vérité) ne peut faire que peu de bien, quand il ne sera pas joint à une bonne tête qui lui aura dit ce que c'est que la vertu véri­table. (La vertu est le désir de rendre les hommes aussi heureux qu'il vous est possible.)

Louis XII, par exemple, n'avait pas une tête digne de son cœur ; le divin Brutus (Marcus) n'avait pas peut-être un meil­leur cœur, mais il avait une bien meil­leure tête, c'est-à-dire pleine de bien plus de vérités l.

J'appelle vérité l'énoncé de ce qui est. Il y a des vérités plus ou moins complètes : une vérité aussi complète que possible est une description complète d'une chose.

Par exemple : la vérité complète sur tout ce qui n'est pas vivant à Grenoble (la maison, les arbres) serait celle d'après laquelle un dieu tout-puissant pourrait bâtir un nouveau Grenoble exactement semblable et égal au Grenoble où tu es.

Lorsque deux vérités semblent se con­tredire, c'est qu'elles ne sont pas complètes;

1. Cette opposition de la tête et du oœur se retrouve à chaque page des Penaêes ou ÏUoêofia noua que dans le même temps Beyle rédigeait pour lui-même, les mêmes exemples y pont donnés. Toutes les lettres à Pauline de cette époque reflètent ainsi, résument et paraphrasent les préoccupa­tions philosophiques de Beyle et ses travaux personnels. par exemple, si une grande et subite ondée te surprenait au Jardin de ville et que quelqu'un te dît : « Causons sous les arbres, ils garantissent de la pluie, » et que tu te bTâtasses de te mettre sous ces petits tilleuls taillés en boule qui sont sur la grande terrasse, tu n'y serais point garantie du tout, et tu pourrais t'écrier :

« Les arbres ne garantissent pas de la pluie. »

Voilà deux vérités (énoncé de ce qui est) qui se contredisent ; car elles disent toutes deux que des choses contraires existent en même temps.

Ie Les arbres garantissent de la pluie.

2e Les arbres ne garantissent pas de la pluie.

Il n'y a qu'à chercher la vérité complète, et elles ne se contrediront plus ; les voici d'accord :

Ie Les arbres qui ont un feuillage très vaste et très épais garantissent pour quel­ques instants de la pluie quand il ne fait pas de vent.

2e Les arbres qui ont très peu de feuilles et qui sont très petits ne garantissent presque pas de la pluie.

Ces vérités, plus complètes que les pre­mières, ne se contredisent plus. Réfléchis à cela, et tu riras quand tu verras deux personnes se disputer ; tu auras en ta main le moyen de les accorder.Tu verras très rarement, dans la société où nous sommes appelés à vivre, un des deux disputants par­tir d'une erreur absolue ; ordinairement chacun applique mal une vérité incomplète.

Ces réflexions me sont venues en voyant hier une dispute fort vive entre deux hommes de beaucoup d'esprit. Le commen­cement de cette feuille prouve qu'il ne faut pas estimer notre conversation et, en général, notre rôle dans la vie commune par le mérite qu'il nous semble avoir, mais par l'effet que nous lui voyons pro­duire. Tel a dit des choses pleines d'esprit et a passé pour un sot ; les gens qui l'écou-taient étaient sots, et ne comprenaient pas.

Ma chère Pauline, j'écris une longue lettre à Gaétan plutôt qu'à toi, parce qu'il en a un plus grand besoin. Je tremble qu'il ne soit gâté par une éducation de lycée qui est organisée pour rendre savant à la vérité, mais bas et vil, et l'enfant est déjà timide. Prends soin de lui : nous jouirons de nos succès s'ils réussissent ; dans le cas contraire, une fois grand, nous ne le verrons plus ; car rien d'insuppor­table comme la société d'un mauvais cœur sot ; c'est ce qu'il y a de pire ; et voilà l'avantage de Paris sur la pro­vince : il y a bien autant de mauvais cœurs, mais moins de sots. Remarque qu'on n'est jamais en colère contre les hommes que pour avoir trop compté sur eux : Rousseau a été mal­heureux toute sa vie, parce qu'il cherchait un ami comme il en a existé peut-être une dizaine depuis Homère jusqu'à nous. Pour moi, je crois que tu n auras jamais de meilleur ami que moi ; lorsque nous serons vieux, nous pourrons nous réunir et passer huit mois à Paris et quatre à Glaix. Si le hasard me donnait quelque fortune, j'en achèterais un petit château près de Milan, pays délicieux, à Canonica, sur l'Adda, entre Milan et Bergame. Nous pourrions y passer, de temps en temps, deux mois de printemps : voilà mes projets les plus éloignés; souviens-t'en pour voir si nous changerons.

Quand à la liberté, elle n'est pas le partage des femmes dans nos mœurs : jusqu'à quarante ans, elles doivent mé­nager les sots qui font la majorité du public et qui dispensent la réputation, le bien le plus précieux des femmes.

Ces animaux-là sont très vaniteux, c'est leur caractère distinctif ; ménage donc leur vanité. Tu dojs comprendre à quel point ils détestent une femme plus instruite qu'eux, pusqu'ils abhorrent déjà un homme sage.

A demain. 67. — Â

A SA SŒUR PAULINE

Thermidor an XII. {Juillet ou Août 180i.\

Tu ne m'écris pas, toi qui disposes de tous tes moments ; moi qui suis obligé de voler des moments pour travailler, je t'écris. Ce n'est pas un reproche, mais une exhortation. Donne-moi des détails de six pages sur tes occu­pations : Gaétan m'a envoyé un journal des siennes qui m'a fort amusé ; juge, venant de toi !

Envoie-moi vite trois ou quatre ca­ractères peints par les faits ; raconte-les exactement, ensuite tire les conséquences. Cette méthode se nomme analyse, c'est la bonne.

Mon grand-père m'a écrit une longue lettre sur toi, par M. de Lavalette ; il est très content de toi au manque de con­fiance près ; il finit par ces mots : « Elle est gaie, bonne, obligeante ; elle a de jolies idées, il faut qu'elle s'y livre. » Cela est vrai ; acquiers le plus que tu pourras une conversation fleurie et aimable. Cela sert avec les indifférents, à qui ii faut parler et pourtant ne rien dire.

Pousse ferme pour faire abonner chez Falcon1; s'il a Shakspeare, c'est un coup de maître ; s'il ne l'a pas, d'autres l'auronts. Lis les tragédies de Shakspeare, en même temps que l'Histoire de Hume ; tu n'as pas d idée combien cela est inté­ressant ; je vais les lire tous deux, comme cela ; je conseille beaucoup de romans et de poèmes pour Gaétan ; tâche d'en ac­crocher quelqu'un. Je lis avec plaisir un roman tous les mois, cela remue l'âme : tu pourrais lire ceux de madame Ricco-boni, Gil Blas, Frédéric, Adèle deSénangess, et les quarante volumes in-8 de l'abbé Prévost. De tous ceux-là, il n'y a que Gil Blas qu'on puisse te refuser ; mais enfin c'est là le monde. Une personne qui a tout à attendre ou à craindre de son opinion, doit cependant le connaître.

I. Balcon était un libraire de Grenoble dont Beyle admi­rait les iPininieut!» républicain». 11 eu parle dan.-, la Fie éCBenrt Brulatd et le met en scène sous le nom de l'alcoi dans Le iiauge et le A'oir.

S. b'une lettre de i'auJne à son frère : « Falcon n'a pas SliaUspeate. J'avais prié mon gruna-père de le demander à M. Gattel. C'était pii-n facile. Mais depuis que j'ai refusé de lire le Jeune Anarharsis ii&ree Que je i'âvîas céjà com­mencé et qu'il m'ennuyait, toutes les rois que je lui en parle, il me gronde ; il me dit avant-Mer qu'il ne pouvait souffrir Si.ak-peare. »

t 8. Frédéric, ronun de Hévêo ; Adèle (Je Sennage, roman de ït«» de Souza. Tu sens bien que, dans les romans l'aven­ture ne signifie rien : elle émeut et voilà tout ; elle n'est bonne ensuite qu'à oublier. Ce dont il faut, au contraire, se rappeler, ce sont les caractères : le trait de l'arche­vêque de Burgos et de Gil Bias. par exemple: « Monseigneur, ne faites plus d'homélies, » est aussi célèbre que charmant. C'est là la nature. Demande à mon grand-père l'Histoire de la philosophie, de Gérando. Je ne l'ai pas lue ; tout ce que j'en sais, c'est que l'auteur est un lâche dans les deux sens, de style et de cœur. Dis-moi si elle t'amuse ; en général, varie tes lec­tures.

Ecris-moi bien vite une longue lettre, beaucoup de détails sur ta vie ; j'en suis inquiet ; écris-moi régulièrement tous les jeudis.

Je viens de lire, avant de dîner, la Vie de Voltaire par Condorcet. La partie litté­raire est une niaiserie ; Condorcet n'avait pas la sensibilité qu'il faut pour juger les poètes ; mais le reste est bon ; à me­sure que je voyais passer un fait, j'en tirais les conséquences ; j'envoie toutes ces conséquences à Gaétan. Ça fait une lettre, un peu sèche et pédante; mais il faut qu'il s'accoutume au style sé­rieux. Dis-moi en détail l'effet que mes lettres font sur lui. T'en parle-t-ii ? Est il discret ? S'il va dire partout : « Mon cousin dit que l'intérêt guide les hommes etc., etc., » j'y renonce. Je me suis déjà assez nui en parlant d'Helvétius, surtout devant mon oncle, qui dit du mal de moi à tout le monde : tâche de donner un meil­leur cœur à son fils, et surtout préservc-ie de la jalousie.

Au reste, j'ai découvert bien des erreurs dans Helvétius, et cela en lisant dans mes souvenirs, Je me suis dit : 'i. Lorsque telle chose m'arriva hier, quel sentiment éprouvai-je ? » Je tâchais d'y voir clair. Cela vaut mieux que tous les livres, parce que c'est sur la nature : emploie cette méthode.

Ma fièvre ne revient plus qu'à neuf heures et demie du soir ; je me purgerai demain ; puis j'irai voir représenter Cinna, A propos de Cinna j'ai été témoin de faits qui prouvent que le vieux Corneille bien connu le cœur humain : j'ai vu deux personnes très passionnées faire leb plus grands sacrifices sans combats, tout na­turellement, comme Auguste : « Soyons amis, Ginna ; » au lieu que Voltaire et Racine n'intéressent que par des combats interminables. Une chose m'a frappé ; on disait, à propos d'un de ces traits qui est public et par lequel je défendais Cor­neille : " Mais, au moins, convenez que la manière de Voltaire vaut mieux pour les femmes ; » je crois le contraire. Il me semble que vous faites beaucoup plus facilement les grands sacrifices, parce que, chez vous, la raison se tait entièrement lorsque la passion parle. Qu'en penses-tu?

Adieu ; écris-moi bien longuement. As-tu compris que le rire est une concep­tion (une vue) subite de quelque avan­tage pour notre vanité ?

La vue subite d'un bonheur pour une autre passion nous donne le sourire de jouissance. Quand une vérité intéresse quelqu'un, on peut toujours en tirer une plaisanterie qui le fera rire, voilà tout le secret. Interroge-toi quand tu ris.

68. — A A SA SŒUR PAULINE

[Août 1804.]

"ai toujours la fièvre, ma chère Pauline ; mais, hier, j'ai trouvé la jointure de me purger : je suis allé acheter deux onces de Glauber et les ai avalées. J'attends la fièvre h ce soir ; si elle vient, je prendrai du quina ; voilà l'état du corps.

J J'ai de grandes peines d'âme en ce moment : madame de [Nardon]va mourir; cela n'a pas besoin de commentaires.

Comme il faut me distraire de cette pers­pective cruelle, et qu'on ne peut guère réfléchir lorsqu'on est efflieé, je me suis mis à étudier l'histoire ; je bénis Flieureux hasard qui m'y a porté : j'ai trouvé une bonne manière de l'étudier, et cela par une conséquence de cette maxime qui est en gros caractères sur ma cheminée : « Quand un homme te parle, fais-toi avant tout ces questions : 1° Quel iniérêi a-t-il à le parler ? 2° Quel intérêt a-i-il â te parler dans ce sens ? Ne le crois que quand il a intérêt à le dire la vérité. »

J'ai besoin de m'inculquer ces maximes ; car mon caractère passionné m'en éloigne sans cesse, je suis toujours porté à croire les gens que j'aime. Mais je vois, chaque jour, qu'il n'y a point de bonheur sans connaissance de la vérité. Crois cela et agis en conséquence.

Au reste, je reviens de plus en pins sur la nécessité de la discrétion. On peut dire ce qu'on veut ici ; il n'en est pas de même parmi les sots provinciaux.

Lis beaucoup mes lettres à Gaétan ; je prends beaucoup d'intérêt à cet enfant ; je me suis fait une règle de n'aimer que les gens vertueux ; avec les autres, je tâche de n'être qu'excessivement poli ; il me serait bien pénible d'être obligé de le rayer de ma liste. Quelle joie, au contraire de ravir cette victime au poids de la détes­table éducation qui pèse sur lui ! C'est, dans ce moment-ci, la plus belle action que nous puissions faire l'un et l'autre.

D'ailleurs, en lui expliquant mes lettres, tu les comprendras mieux : tout cela est très pédant, et par conséquent du plus mauvais ton ; mais j'aime mieux être ridicule et t'être utile. Je n'ai mis ceci qu'afin que tu te garantisses de prendre ce défaut, le pire de tous en France.

Pourquoi le pire ? Parce qu'il choque la vanilé, la passion la plus générale.

Tu ne ferais peut-être pas mal de faire un cahier et d'y copier mes lettres, en laissant de la place pour les notes.

Il faut toute la force de ces institutions pour écarter 1p méphitisme de bêtises dans lequel on vît.

Mets-toi bien dans la tête que, d'ici à vingt ans, le ton de Paris aura pénétré en province et qu'alors, ce qui aujourd'hui y est de bon ton, y sera méprisé.

Ici, on ne cherche que la vérité dite sans offenser la vanilé : l'homme du meil­leur ton est celui qui sait le plus de vérités et qui offense le moins la vanité ; voilà le modèle. Pour offenser le moins la vanilé, il faut souvent dire en quatre pages ce qu'on eût exprimé en trois phrases. Voilà pourquoi je suis tranchant dans mes lettres ; je veux dire beaucoup en peu de mots. Mon ton est sérieux ; autrement, il serait badin.

Pourquoi badin ? Parce qu'il offense­rait moins la vanité. Comment ? Parce que, toutes les fois qu'on affecte d'être plaisant, la personne à laquelle vous parlez dit : il se donne ce soin-là pour moi, cela flatte sa vanité.

S'il y a une société où le bon ton per­mette d'offenser la vanité à 2/10, on peut dire à un homme une vérité qui offense la sienne à 5/10, si le ton dont on se sert la flatte en même temps à 3/10, parce qu'alors tout revient à 2/10 d'offense. Voilà l'avantage de la plaisanterie, le comprends-tu ? Il faut t'accoutumer à raisonner ainsi mathématiquement ; voilà le véritable usage des mathématiques.

Mon grand-papa me dit qu'il est très satisfait de toi, que tu es moins triste, et que tu modèles des médailles : pauvre occupation qui n'est bonne que comme distraction. On y peut apprendre deux choses : 1° les belles formes, en modelant le divin Antinous, Hélène et Paris, etc. ; 2° la science des physionomies, science réelle, mais qu'il faut se faire soi-même en lisant Lavater et l'entendant à sa ma­nière. Peu de gens le comprennent : je te recommande la maxime écrite sur la première page.

Tâche, à tout prix, de te procurer un ouvrage intitulé des Lettres de cachet, par Mirabeau. Ce livre de trois cents pages, bien lu, vaut mieux qu'un plein couvent de nigauds ou de traîtres comme Velly, Villaret et Garnier. Fais des extraits des vérités que tu trouveras dans cet excel­lent livre ; tu y verras ce que je t'ai écrit, il y a trois mois, avant de le connaître, que souvent Montesquieu avait menti pour ne pas se faire mettre en prison : son Esprit des lois est plein de mensonges de ce genre. En général, tous les livres imprimés avec privilèges du roi, depuis 1724, sont remplis d'erreurs. Inculque bien cette vérité au pauvre petit Gaétan : fais-lui faire un petit livre où il écrira les définitions des mots vertu, crime, honneur, etc. Tâche, en un mot, de le sauver pour lui et pour nous. S'il croit toutes les sottises qu'on lui dira, il se fera moquer de lui dans le monde de Paris, et c'est à celui-là qu'il faut plaire le plus qu'on peut, autant que cela s'accorde avec la pratique de la vertu.

J'ai étudié Louis XIV ces jours-ci1,

1. C'est en août 1804 que Beyte a étudié tout particulière­ment Ijouis XIV, (Cf. Pensées.) nommé le Grand -par les bas coquins Vol­taire et compagnie, et bassement flatté par Boileau, Molière, Quinault, etc. ; j'ai été étonné de sa bassesse et de sa bê­tise ; c'est le grand roi des sots, comme Iphigénie de Racine est leur belle tragédie. Le meilleur roi, pour les gens sensés, c'est Henri IV ; après lui, Charlemagne ; après ce dernier, personne ! Louis XIV était dissimulé jusqu'à l'horreur. Arrestation de Fouquet : à la mort du cardinal Mazarin il vole à son hoirie quinze millions ! le voilà bas voleur {Mémoires de Ghoisy, c'est un homme d'esprit qui dit quelques vérités, lis-le) ; il ne lui reste de vertu que la bravoure, et il n'y était pas ferme ; simple particulier, il eût été le plus lâche des hommes. Preuve, ce propos du vieux Chorat, qui, le voyant pâlir au feu, lui dit à l'oreille :« Il est tiré, Sire,ilfautleboire (Ghoisy). » Et voilà le grand Louis XIV. Nous pouvons en conclure que tout homme qui le vante est ou un traître payé, ou un sot qui ne réfléchit pas et qui prend pour vrai ce qui est imprimé par Voltaire, sous son successeur Louis XV. Lis toute ma lettre, excepté ce qui te regarde particulièrement, à Gaétan, et pèse sur cet article et sur la maxime. Quand tu auras lu l'histoire comme je viens de le faire ces jours-ci, tu' verras que toute la grandeur du siècle de Louis XIV était préparée ; qu'il fit souvent ce qu'il put pour l'étouffer ou qu'on le fit pour lui (l'exécrable Richelieu poursuivant le Cid, de Corneille). Pèse là-dessus avec Gaétan : cet exemple est fameux ; il y verra ce qu'il doit penser de l'opinion des sots quand il verra Louis XIV tant loué. Ce prince est un caractère singulier du reste ; il fut le plus médiocre des hommes et souvent le plus méchant. Voltaire dans son histoire est un bas coquin, d'autant plus dangereux qu'il eut assez d'adresse pour se faire passer pour philosophe. Pèse surtout cela avec Gaétan ; je lui en­verrai bientôt un bon petit livre. Lisez tous deux Plutarque et Mirabeau ; lisez-les, ayez assez de force pour vous les pro­curer ; prouve un peu de vigueur dans cette affaire.

Je suis mécontent d'avoir approfondi Louis XIV, parce que je croyais que mon opinion, d'après Helvétius, Raynal et Alfieri, était exs» gérée contre lui ; elle était faible. Sauf, if est vrai, qu'il faut voir les choses par soi-même, j'oubliais qu'Hel-vétius imprima son livre avec permission, ce qui lui fit masquer la vérité. Au reste, j'ai découvert beaucoup d'erreurs dans ce livre depuis l'année dernière.

Fais tout au monde pour faire lire à Gaëtan Roland le Furieux, l'Iliade, les Mystères d'Udolphe1, Cleveland, la Phar-sale de Lucain, traduite par Marmontel; Don Quichotte, modèle de bonne plaisan­terie ; l'histoire de Henri IV par Péréflxe, les Mémoires d'un homme de qualité2 ; mais surtout l'Iliade, la Jérusalem, Roland et le Confessional des pénitents noirs. Son imagination a besoin d'être secouée ; il est bon, mais il n'a pas de force dans sa bonté ; il faut retremper son âme, autrement ce ne sera qu un faible, et, avec son gros nez, on se moquera de lui. Dis-lui qu'il lui faut plus d'esprit qu'à un autre, avec ce gros nez ; qu'il lise Plutarque et ne croie pas tout ce qu'on lui fait lire de moulé (la religion toujours exceptée ; je n'en parle jamais et crois bien sincèrement à l'enfer, mais je le rem­plis autrement qu'on ne fait commu­nément, je le remplis de tous les scélérats quels qu'ils aient été).

1. Boman de Mis. Radcllffe.

2. De l'abbé Prévost. 69. — A

A SA SŒUR PAULINE

20 Thermidor an XII [Mercredi, S Août 1804.]

Ma chère Pauline, je t'écris avant de me coucher à A... deux mots sur Gaétan.

L'esprit tient beaucoup à l'imagina­tion ; tâchons de faire que Gaétan désire fortement de venir à Paris ; si nous avons une fois cette passion, c'est une force qu'il ne s'agit plus que de diriger. Alors, en lui montrant la vérité : que les grands talents sont ici, depuis notre heureuse Révolu­tion, le plus court chemin pour parvenir, nous les lui donnerons ; et je crois que le bonheur tient beaucoup aux grands ta­lents. Au point de civilisation où nous en sommes, un homme â talent est respecté à Londres, Paris, Madrid, Vienne, Saint-Pétersbourg, etc., etc., et il trouve tou­jours son bonheur en lui-même. Lors-qu'Alfieri faisait une de ses immortelles tragédies, qui pouvait lui ôter la satisfac­tion infinie qu'il trouvait à faire parler les hommes qui se sont jamais le plus rap­prochés de la divinité, les Brutus, les Timoléon, etc., etc. ? Personne. Voilà le seul bonheur que les hommes ne puissent empêcher. Sans faire de Gaétan un Al-fleri, tâchons d'en faire un homme d'une belle médiocrité ; nous entrons dans un siècle où les sots joueront un triste rôle. Anciennement, un sot de grande maison, un sot cardinal, un sot maréehal de France étaient respectés ; maintenant, plus ' un homme est élevé, plus on lui veut d'esprit. Cette partie de l'opinion publique a totalement changé ; voilà un des mille Bons effets de la Révolution. Tâche donc de passionner Gaétan pour Paris : il faut bien se garder qu'il aperçoive ce dessein, il s'en dégoûterait. Tu reconnaîtras que le germe pousse, lorsqu'il deviendra moins bavard. C'est la vanité qui le rend bavard ; fais-lui donc mépriser un peu ceux qui l'admirent, et tu le corrigeras de ce défaut. Je crois que nous ferons là une très bonne action"; c'est même la meilleure que nous puissions faire, que le bonheur de cet enfant. Nous aurons donc le plaisir si doux d'être vertueux, et ensuite, si jamais nous avons des enfants, nous ne seront pas neufs dans le grand art d'élever des hommes. Notre position à cent qua­rante lieues de la capitale est divine pour cela. Ici les petits succès de vanité cor­rompent les enfants dès douze ans. Aussi, délicieux à quinze ans, sont-ils aussi plats que bêtes à dix-neuf. J'ai vu cela hier encore : un enfant, charmant en l'an X, est un sot maintenant.

Je suis réconcilié avec le monde ; je vois de loin des sociétés composées d'hommes et de femmes supérieurs ; il n'y a presque pas d'erreurs en circulation dans ces so­ciétés ; c'est de la terre bien labourée pour le bonheur ; c'est à vous d'y semer de bonne graine ; mais combien j'ai couru avant de trouver cette terre labourée !

Les gens heureux savent, s'ils ont de l'esprit, que l'immense majorité des hommes, plongée dans l'ennui, n'en est retirée que par la passion de 1 envie ; ils cachent donc leur vie ; voilà leur secret. Nous qui avons le bonheur inappréciable d'être passionnés, tâchons de déraciner les passions que probablement nous ne pourrons pas satisfaire ; d'aviver, au con­traire, celles que nous pourrons désaltérer, et nous serons très heureux ; mais le pas­seport pour entrer dans ces sociétés, c'est beaucoup d'esprit, c'est-à-dire une tête pleine de vérités, la plupart sur les sujets ordinaires de conversation, qui sont l'homme et ses passions.

Observons donc ; cela ne fait qu'aug­menter la sensibilité de notre âme, et <ms sensibilité point de bonheur. Jean-Jacques s'était ennuyé dans le monde, et il me l'avait fait mal voir ; je suis enfin guéri de mon humeur. Lis ce grand homme ; mais songe qu'il était toujours de mauvaise humeur. Dis-moi ce que tu lis ; envoie-moi donc quatre ou cinq caractères de femmes, tu me feras bien plaisir ; écris-moi plus souvent. Que diable fais-tu donc ? es-tu amoureuse ? Grande folie ! Prends garde à te marier

Ear amour ; à moins que tu n'épouses un omme de beaucoup d'esprit, tu ne seras pas heureuse. Si j'étais toi, je prendrais un honnête homme, bien riche, moins spirituel que toi. Au reste, c'est l'avis de mademoiselle de M...

70. — A A SA SŒUR PAULINE

Thermidor an XII. [Août 1804.]

Les mœurs influent sur les effets des passions ; les mœurs changent â peu près tous les cinquante ans. Je donne le nom de mœurs à l'action que fait une troupe d'hommes en regardant une action comme bonne ou mauvaise, honorable ou 'déshonorante, ridicule ou belle, de bon ton ou de mauvais ton.

Les passions veulent agir sur leurs con­temporains ; leur première étude doit donc être celle des moeurs.

Exactement parlant, chaque ville a ses mœurs ; dans chaque ville, chaque so­ciété a les siennes, et enfin chaque homme a les siennes. Voilà la vérité complète ; tu vois donc qu'en France où il y a actuel­lement trente millions d'hommes (d'indi­vidus), il y a trente millions de moeurs différentes ; mais ces mœurs ont des points de ressemblance. La majorité des habi­tants d'une même ville pense à peu prés la même chose sur le même fait. L'étude des mœurs de notre siècle et celle des meilleures mœurs possibles nous suffisent pour vivre heureux ; l'étude des mœurs des siècles passés n'est qu'un objet de curiosité.

Chaque nation a des mœurs différentes : on peut s'amuser à chercher les mœurs séculaires de chaque peuple, par exemple, les Espagnols, les Allemands, les Fran­çais, les Anglais. Quelles étaient les mœurs de ces peuples au XIVe siècle, depuis l'an 1300, le 31 janvier, jusqu'au 31 jan­vier 1400 (le 31 janvier, en supposant que l'année commençât alors, ce qui n'est pas : elle commençait à Pâques), Quelles ont été leurs mœurs depuis l'an 1400 jusqu'en 1500, etc., etc., depuis 1800 jusqu'à aujourd'hui ?

Par exemple, aujourd'hui (thermidor an XII), un homme d'esprit qui veut plaire à une femme, en Espagne, va chaque nuit chanter sous ses fenêtres en s'accom-pagant de la guitare ; l'Italien procure à la femme à qui il veut plaire des parties de plaisir sur les lacs, ou dans de belles maisons de campagne où tout est plaisir ; le Français s'introduit dons la société de la femme, et prend tous les moyens que lui suggère son esprit et que lui permet sa fortune pour flatter le plus possible sa vanité.

Je n'ai vu ce tableau que dans les deux dernières nations ; mais, en le sup­posant vrai, tu vois trois mœurs con­temporaines très différentes : l'homme qui, en France, ferait la cour comme un Espagnol, se ferait moquer de lui, et, comme c'est une pauvre conquête que celle d'un homme ridicule, c'est-à-dire comme elle ne peut pas beaucoup flatter la vanité, il ne réussirait pas.

L'Italien qui ferait sa cour à la fran­çaise passerait bientôt pour un bavard ennuyeux.

; Le Français qui la ferait comme l'Ita­lien serait moins ridicule que s'il la fai sait à l'espagnole, parce que les mœurs ita­liennes sont plus rapprochées des nôtres que les espagnoles ; on irait chez lui parce qu'on s'y amuserait, on le flatterait pour y aller toujours ; mais ce ne serait pas lui qui plairait (généralement) à sa maîtresse : ce serait le jeune homme invité qui trou­verait le moyen de flatter le plus sa vanité.

Je crois les mœurs françaises les plus parfaites qui existent : mais j'en conçois d'autres bien plus parfaites qui régneront peut-être dans quatre ou cinq siècles, et comme les mœurs se sont, en général, tou­jours perfectionnées depuis que nous les connaissons (depuis Homère), on ne peut pas assigner le terme où elles cesseront de se perfectionner.

Il y a donc deux choses qu'il faut con­naître, et pour cela, observer ;

1° Les passions, c'est-à-dire l'effort qu'un* homme, qui a mis son bonheur dans telle chose, est capable de faire pour y parvenir ;

2° Les mœurs, ou ce que les hommes ont successivement jugé être bien, mau­vais, ridicule, beau, de bon ton, de mau­vais ton, cruel, doux etc., etc.

Exemple ; le poète tragique peut se passer d'une connaissance approfondie des mœurs. Pourvu qu'il ait une légère idée des meilleures possibles, il peut faire une bonne tragédie : il peint l'effet des passions sur des gens qui iraient au but sans craindre ni ridicule, ni autre chose.

Tu vois cela dans Andromaque ; il n'y a qu'une faible peinture des mœurs grecques.

Corneille a peint les mœurs romaines dans Cinna, Horace, Othon, etc., etc. ; les mœurs espagnoles et chevaleresques dans le Cid. Shakspeare a peint les mœurs romaines dans César, Coriolan, etc., etc., et les mœurs vénitiennes dans le sublime Othello, les anglaises dans Richard 'III, les anciennes mœurs anglaises dans Lear, Macbeth et toutes les pièces historiques.

Comme le poète tragique peut se passer presque entièrement de la connaissance des mœurs, le poète comique peut se passer presque entièrement de celle des passions. Il n'y a que fort peu de connaissance des passions dans les Précieuses ridicules de Molière, qui ont été peut-être la pièce la plus comique possible pour les spectateurs à qui elle fut adressée. Maintenant elle vieillit : on n'y reconnaît plus Molière, qu'à la vigueur des traits et à la scenegiatura (mot d'Alfieri).

Les mœurs changent, mais non les pas­sions ; les moyens de passions changent avec les mœurs.

Les passions ne changent pas, les tra­gédies ne peuvent vieillir (lorsqu'elles ont peint les passions les plus fortes possibles, dans des cœurs dont les têtes savaient le plus de vérités possible), YOreste d'Alfleri sera aussi sublime dans cinq mille ans s'il existe, qu'aujourd'hui.

Les comédies vieillissent, parce que tout ce qui est mœurs dans elles vieillit ; les comédies peignent : 1° les mœurs ; 2° les passions ; il n'y a que les passions qui ne vieillissent point.

La vanilé qui produit les travers de Bélise, Armande et Philaminte, dans les Femmes savantes, existera bien toujours ; mais les moyens qu'elle emploiera pour se satisfaire seront différents. Il y a quatre ans, par exemple, elle leur faisait apprendre la chimie ; à cette heure, ce défaut n'existe plus dans la bonne compagnie.

U ambition qui pousse le Tartufe existe encore ; souvent encore, elle prend le même chemin (l'hypocrisie) pour parvenir. Je t'observe, en passant, qu'excepté dans les républiques bien organisées l'ambi­tieux est toujours un peu hypocrite ; remarque Cromwell parvenant au trône l'Evangile à la main, et s'en moquant avec ses favoris. Le Tartufe est donc joué bien plus souvent que les Femmes sa­vantes, parce qu'il intéresse plus.

II ne manque au Philinte de Fabre que d'être plus gai et mieux écrit pour être joué tous les jours ; voilà le caractère que l'on trouvait à chaque instant, en 1780, à Paris ; actuellement, il n'est que sur le second rang ; le premier est occupé par le Tartufe de sentiments tendres. Ce carac­tère est plus général, parce qu'il a les femmes pour lui, au lieu que le premier n'avait que celles qui avaient jeté leur bonnet par-dessus les moulins.

Le Tartufe de Molière existe encore sous les traits de Geoffroy, de Fiévée, de Wailly, peut-être de Chateaubriand *■ ; La Harpe en était un bien comique.

Voilà, ma chère Pauline, quatre pages de philosophie que je viens d'écrire sur du papier à lettres, au lieu de les mettre sur mon cahier ; j'avais besoin de trouver une vérité nouvelle, et voilà le chemin pour y parvenir : beaucoup d'exemples. Dès qu'on s'en écarte, on tombe dans les systèmes, on rêve, et ceux qui vous écoutent se moquent de vous. C'est ce qui, de nos jours, est arrivé à Montesquieu et à Bufîon ; Rousseau a aussi un peu donné dans la même erreur ; le premier a, je crois, erré par lâcheté, le second par un peu de vanité, ie troisième presque toujours de bonne foi. Montesquieu flatte les tyrans ; c'est

1. Ce nouveau Tartufe que Beyle rêvait d'écrire en ridi­culisant Geoffroy et Chateaubrlind, c'est son LeUUUr dont on trouvera toutes les ébauches dans le Thêdtrs. pour cela que le vulgaire le loue ; il ne dit rien d'Alfieri, qui lui fait peur.

Mais sortons de là : que fais-tu ? écris-moi souvent ; aide-moi à connaître les mœurs provinciales et les passions ; décris-moi les mœurs de chez mademoi­selle Lassaigne. J'ai besoin d'exemples, de beaucoup, de beaucoup de faits ; écris-vite comme moi, sans chercher la phrase. Le premier des mérites, même pour qui veut faire de l'éloquence (dans ce siècle-ci) est la simplicité. Donne-moi donc beaucoup, beaucoup de faits ; tu me feras le plus sensible plaisir ; tu m'aideras à me corriger de mes folies ; j'étais bien fou l'année dernière : je faisais comme beau­coup d'autres, je jugeais les autres d'après moi, j'oubliais la vanité. J'ai enfin connu cette passion, si générale en France cette année ; le premier de ses heureux effets a été de me faire abandonner la décla­mation, par laquelle je l'offensais régu­lièrement cinq ou six fois par mois, en public ; le second a été de me faire aban­donner l'amour.

Contribue donc à me faire connaître les femmes, je compte beaucoup sur toi pour cela ; commence tout de suite : des faits ! des faits ! donne un nom en l'air par exemple, pour FI... du CL. : Superba ; donne-moi la liste de ces noms et va en avant. Si je n'étais pas trop vieux, à mon âge, ou si j'étais riche, sous quelque prétexte j'irais me mettre dans une pen­sion ; c'est là vraiment qu'on étudie les hommes. On est trop longtemps avec eux pour qu'ils aient (généralement) la force de se déguiser. Je ne sais pas où cela me mènera ; mais ça a pris la place de la dé­clamation, même la manie est plus forte, ce me semble : elle entrait déjà dans la déclamation ; je m'amusais aux bonnes peintures ; je regarde le modèle, mainte­nant. Je passe des dix heures de suite à lire ; hier je ne suis allé dîner qu'à huit heures : je lisais Louvet, Histoire de France, qui est toute en 299 pages in-18 et divinement faite. Cette passion me con­sole au milieu des chagrins ; cela est divin ; elle m'amuse encore les soirs, lorsque je me retrouve las du monde que j'ai vu.

Mais, je m'aperçois que je tombe dans le défaut des gens passionnés : je fais l'éloge de mon saint.

Des détails sur tes compagnes, vite ! vite ! vite ! 71. — A

A SA SŒUR PAULINE

3 Fructidor an XII. [Mardi, SI Août 1804.]

J'aurais bien besoin de toi ici, ma chère Pauline : il y a des moments » où l'âme, dégoûtée du travail, cherche à aimer, s'attache de plus en plus aux objets de son affection, se renferme dans eux et voudrait pour tout au monde être auprès d'eux. Je suis, depuis plu­sieurs jours, dans cet accès de sentiment qui ne revient que trop souvent pour mon bonheur. Tant que l'âme est froide ou médiocrement agjtée, Paris est la ville du bonheur ; mais, dès qu'elle redevient tendre, je regrette Grenoble, tout ennuyeux qu'il est. Que ne puis-je te voir ici avec une autre personne ! que mon bonheur serait grand de pouvoir passer la soirée au milieu de vous, loin de toutes les in­trigues et de tous soins du monde ! que ne puis-je réunir autour de moi une fa­mille comme je conçois qu'il en peut exister. Je crains bien que nous n'ayons pas cette jouissance de toute notre jeu­nesse ;^aussi nous passerons le temps d'aimer sans en goûter en entier le bon­heur, et ce ne sera que lorsque notre âme affaiblie ne sentira plus que faible­ment, et que notre tête vieillie aura pris de la raideur, que nous pourrons vivre ensemble.

Je te dirai en grand secret que j'ai com­mencé aujourd'hui, 3 fructidor, à prendre des leçons de déclamation de La Rive, cé­lèbre acteur tragique. Ce n'est pas que je m'occupe encore de cet art ; mais les mé­decins m'ont conseillé de me distraire ; ils m'ont dit que je périrais de mélancolie si je ne prenais pas ce parti. J'y vais avec Martial Daru, que nous appellerons dé­sormais Pacé. J'y suis donc allé ce matin ; j'en suis revenu à onze heures pour tra­vailler, mais rien ne m'intéressait ; j'avais besoin d'être auprès de gens que j'ai­masse, de leur parler, de les serrer contre mon sein, et non de travailler à connaître de nouvelles vérités. J'ai pris des romans, ils m'ont tous parus niais et enflés au lieu de tendres ; j'ai voulu lire la Nouvelle Héloïse ; mais je la sais par cœur. J'ai donc passé toute ma journée à rêver, et, à cette heure, je vais à la comédie pour me distraire. Ge n'est pas que l'état dans lequel je suis, cette surabondance de ten­dresse, soit pénible, il serait le bonheur si on avait à qui dire ; « Je vous aime ! » mais je ne puis voir ici que des esprits ou des demi-âmes. Toutes ces petites filles d'ici m'ennuient ; leur tendresse n'est que minauderie et que petites grâces étudiées ; rien d'absolument franc, de naturel, d'éner­gique. Tout ce que j'aime est à Grenoble ou à quatre-vingts lieues d'ici ; je ne puis écrire qu'à toi, l'autrem'a peut-être oublié : voilà ce qui me rend mélancolique. A force de rêve, j'ai cependant trouvé un moyen de lui écrire ; mais que pensera-fc-elle de ma lettre ? Y répondra-t-elle ? N'en aime-t-elle point un autre ? Il me passe une bonne folie par la tête : avant de retourner à Grenoble, je veux aller incognito dans la ville où elle est, et, là, me rassasier du plaisir de la voir. Ge moyen est romanesque, mais il me fera bien plaisir et il ne nuit à personne ; je ne vois pas pourquoi j'y résisterais. Je me mettrai dans peu à économiser pour cela : elle serait bien étonnée si, en se promenant le soir, dans les jardins publics, à la tombée de la nuit, elle m'apercevait entre les arbres *.

Que fais-tu à Grenoble ? s'ennuie-t-on toujours autant dans les avant-soupers ?

1. Dan3 tout ce pissa^e, Henri Beyle tilt allusion à sou amour pour VioWrtae Mouolar qu'il rêve ainsi d'aller sur prendre à Hennés et pour qui, en réalité, 11 écrit quand il s'adresae 4 son frère. Et toi, que fais-tu ? Donne-moi beau­coup de détails sur ta vie : vois-tu souvent les demoiselles M... Songe toujours que l'amour est une chose divine, excepté quand il dirige votre mariage ; mille exemples me prouvent chaque jour cela ; il faut se marier par raison ; sans cela, je le serais déjà.

Pour moi, il me semble que le bon A...!,1) te convient à merveille. Fs'y a-t-il rien de nouveau là-dessus 1 Au voyage de.... il était à moitié l'esclave de tes beautés.

72. — B

A SA SŒUR PAULINE

lî Fructidor XII. [Mercredi, 29 Août 1804.]

a. lettre m'effraye au delà de toute expression. Tu vas faire une foîie. Songe que d'aller à Voreppes, à Finsu de ton père, te dégrade à jamais de l'état que tu peux avoir dans le monde, et te met au rang des filles perdues.

Voilà la vérité en mon âme et conscience.

1. Probablement P. Bêrler-Lagrange, qui eu effet épousa Pauline Beyle.

2. Bourg à trois Heues de Grenoble. Jeïte jure de ne jamais rien communiquer. Songe que de ta place, tu ne vois que le bonheur de la vie errante. Tu en ôtes tous les inconvénients. Tu dois recevoir un de ces jours une lettre qui est la meilleure réponse à celle du 5. Tu y vois combien on est quelquefois triste d'être isolé, et encore quelle différence de toi à moi.

Comme homme, j'ai le cœur 3 ou 4 fois moins sensible, parce que j'ai 3 ou 4 fois plus de raison et d'expérience du monde, ce que vous autres femmes appelez dureté de cœur.

Comme homme, j'ai la ressource d'avoir des maîtresses. Plus j'en ai et plus le scandale est grand, plus j'acquiers de réputation et de brillant dans le monde. Je suis paiti de Grenoble à 17 ans ; j'en ai 21 ; j'ai eu dans cet intervalle tout ce qu'on peut avoir en femmes ; hé bien, depuis deux ans, je commençais à me dégoûter de ce genre de vie. Cela est au point que, malgré mon âge de 21 ans, et mon heureuse position de n'avoir pas 12 fr. de rente par an, j'épouserais une autre Pauline si j'en trouvais une qui ne fût pas ma sœur, quitte à vivre de quelque métier, comme imprimeur, par exemple, fai­seur de journaux ou autre encore plus triste.

Ayant l'âme bien plus tendre et ne l'ayant pas dégoûtée par 4 ans de vie dans le grand monde, avant 2 ans tu brûlerais de trouver un homme aimable. Tu le dési­rerais tant que tu finirais par te persuader (comme Mary Wollstonecraft Godwin, an­glaise célèbre) que tu l'as trouvé, et il n'en serait rien. Ce serait tout bonnement un gredin. A force de désirer une chose dans ce genre où l'illusion est si facile, on finit par se persuader qu'elle est. El l'irrépa­rable faute de s'être trompée éloigne à jamais le pouvoir d'avoir un époux digne de soi.

Songe à cette vérité : qui voudrait, même en étant amoureux, épouser une fille qui se serait sauvée de chez ses parents?

Je suis l'homme le plus dépourvu de préjugés que j'aie rencontré, et je t'assure que je ne le ferais pas. Si je l'aimais, je la rouerais, et puis la planterais là.

Songe que dans le monde, tu ne trouveras pas 2Cf âmes qui comprennent la tienne ; que moi qui ai fait 20 fois plus d'expé­riences que tu n'en pourrais jamais faire, je n'en ai pas trouvé 4. Remarque ce nombre. Une d'elles est Mlle Victorine Bigillion1 qui vient de faire exactement ce que tu voudrais. Elle a vécu solitaire à Saint-IsmierE, cela a augmenté la force

1. 8œur de deux oa.man.des d'Henri Beyle à l'Ecole cen­trale et avec qui dans sa jeuneMP, il pis«a de charmantes heure» d'intimité. Cf. la Vit d'Benri Brulard.

2. Village dans la vallée de Grcalvaudan. de ses passions et de sa tête. Elle en a une si bonne que son père l'a décidément prise pour folle. Là-dessus on l'a renfermée presque comme une folle ; la pauvre petite a été poussée a bout ; elle s'est enfuie jusqu'à Moirans ; on l'a rattrapée, et elle est actuellement, je crois, en prison à la Grande-Chartreuse où elle restera tant qu'il plaira à ses parents, gens qu'elle a offensés de toutes les manières. Elle ne pourrait s'en tirer que pour se marier, et qui en voudrait ?

Voilà la vérité sur cette aventure. Tâche de te la faire raconter, et tu verras com­ment le public juge les âmes fortes. S'il les voyait telles qu'elles sont, il n'en serait que jaloux ; mais il ne les comprend pas et les croit folles.

Jamais exemple ne fut plus près de toi que cette pauvre Victorîne.

J'ai connu en Italie une femme nommée Angelina1 que j'ai aimée au delà de toute expression. Elle avait exactement ton caractère. Elle a passé sans folies le temps de la jeunesse, qu'elle a passé (2 ans du moins) enfermée dans un couvent, de force. Elle s'est enfin mariée et est, depuis 8 ans, la plus heureuse des femmes.

Songe bien que Saint-Preux est un per-

1. Angelina Ketïagrua qui devint la maîtresse de Beyle en 1811, Volt le Journal. sonnage imaginaire, de même que tous les héros de roman. Lis Molière, La Bruyère, l'histoire : voilà l'homme.

Apprends par cœur Cinna : les rôles à'Oresle, de Ladislas1, d'Herrnione, du Misanthrope. Cela te portera aux cieux un jour.

73. — A

A SA SŒUR PAULINE

3 Vendémiaire an XIII. [Mardi, 25 Septembre 1S04.\

cris-moi donc bien vite ! quelle diable d'idée as-tu que tu peux m'ennuyer ? mets-toi bien dans la tête que je n'ai pas de plus vif plaisir que de lire et de relire tes lettres, et que je te serais allé embrasser si j'avais pu compter qu'on me laissât revenir pour le premier brumaire. On fit, il y a quelque temps, une consul­tation pour madame de M...2 Les médecins qui avaient dit qu'elle ne verrait jamais l'an XIII en ont répondu pour trois mois ; peut-être même guérira-t-elle. Là-dessus, je forme le projet d'aller passer un mois

1. Ladislas est un personnage du Venceslas de Rotrou.

2. Madame de Naidon. à Grenoble, ou, pour mieux dire, à Claix. Je suis enchanté de mon idée, je rentre chez moi ; j'écris à mon papa, j'écris à toi ; je fais un paquet de mes deux lettres et je le donne au portier pour le porter â la poate. J'étais si content du plaisir que j'aurais à te voir et le reste de la famille, que j'étais encore à Paris à cinq heures ; je prends un cabriolet, j'arrive a Àuteuii à six heures pour dîner ; il y avait grand monde. Je ne puis dire mon projet à Adèle qu'à sept heures ; là-dessus, elle va dire à sa mère : « Vous ne savez pas ? M. Beyle nous quitte et s'en retourne à Grenoble ». Là-dessus, la mère jette un cri, je m'ap­proche, je lui conte la chose en détail : elle ne veut point se rendre quoique je lui dise que par ma lettre je demande la permis­sion de revenir pour le 1er brumaire ; elle dit que je ne reviendrai pas de l'hiver, que c'est une affaire faite, que jamais on ne me laissera revenir, que je me laisse trop mener pour avoir le courage de partir. Enfin, elle fait tant que je viens tout cou­rant à Paris, ne sachant comment reprendre mes lettres à la poste et fort inquiet de l'effet qu'elles produiraient à Grenoble, si je ne pouvais les reprendre. Heureusement, mon portier avait calculé qu'il suffisait qu'elles y fussent à midi le lendemain et, là-dessus, les avait bravement gardées. Voilà ce qu'il en a été de mon cher voyage, qui aurait été délicieux pour moi et qui peut-être vous eût fait quelque plaisir. Voilà comment le manque de liberté paralyse tout : j'aurais passé à Claix six semaines délicieuses ; au lieu de ça, je cours les champs ici. Je suis allé ces jours derniers dans la forêt de Montmorency. Cette cam­pagne est charmante, mais j'aurais mieux aimé notre Claix. Dis-moi ce que vous y faites et surtout ne dis rien de ce projet de voyage. Je suis très aûligé de ce que mon père ne m'écrit plus, c'est affreux ; je ne sais qu'en penser. Cela est d'autant plus fâcheux qu'il faudra que je lui écrive, un de ces jours pour lui demander de quoi m!habil­ler eet hiver, et qu'il pourra dire avec raison quejeneluiéerisquecomme à unintendant ; mais c'est que je ne sais que dire à quel­qu'un avec qui la décence m'empêche de plaisanter, et qui ne me dit rien. Je suis vraiment fâché de cet état de choses ; tâche d'en pénétrer la cause et dis-lui (s'il te le demande et sans que ça ait l'air de venir de moi) que je suis bien triste de son silence ; tu ne diras que la vérité. Je crains que ce ne soit ces maudites affaires d'argent qui ne m'aient mai mis auprès de lui, mais enfin il faut vivre. Il m'a-vait promis, en partant de Grenoble, deux cent quarante francs par mois et des ha billements ; il ne me donne que deux cents francs, et point d'habillement, de manière que je suis criblé de dettes. Or, avoir des dettes et être brouillés, c'est trop de la moitié ; je ne les ai faites que par l'ennui de lui demander à chaque instant, et rien ne semble plus ridicule à un habitant de Grenoble que la dépense d'un Jeune homme à Paris. II ne conçoit pas qu'on puisse dépenser dix louis par mois, rien ne va plus vite cependant. Tout cela m'ennuie et ce qui m'achève, c'est d'être mal avec lui. J aurais envie de devenir banquier ; je n'en parle pas, parce que jamais il ne me donnerait de fonds. Pour me distraire, j'ai voulu te faire banquière, ou, tout au moins, te mettre dans le cas de le devenir si tu voulais. Ne lui ai-je pas parlé dans ma dernière lettre de te marier à A... : qu'en dis-tu ? Tu sens qu'il n'en sera que ce que tu voudras ; mais, ma foi, à ta place, j'accepterais bien vite ; c'est une triste chose que de dépendre toute sa vie.

Adieu ; écris-moi souvent, et tâche de rire un peu ; il n'y a que cela qui soulage ; il faut prendre son parti, il faut être dans ce monde Heraclite ou Démocrite, et, franchement, Démocrite vaut mieux.

A ce que je viens de te dire près, je mène, depuis un mois, la vie la plus gaie du monde ; nous nous rions de tout, tâche d'en faire autant. Si tu ne le peux pas, réfléchis sur l'homme, voilà la seule bonne science, et tu verras combien elle te servira dans le monde.

Adieu ; pourras-tu me lire ? Il y a une conspiration entre mes plumes, mon canif, mon papier et mon encre ; rien ne peut aller. Ainsi devine, si tu peux.

74.— A A SA SŒUR PAULINE

[An 'XIII 'h]

Réponds-moi donc bien vite une grande lettre de détails sur Claix, sur ta position, sur ce que vous y faites. Quand ces choses n'auraient pas, dans tous les temps, beaucoup de prix pour moi, elles en auraient infiniment dans ce mo­ment que, rassasié des plaisirs de la ville, je ne soupire qu'après la campagne. J'y serais avec toi, comme tu sais, si j'avais cru pouvoir en revenir quand il me plairaic. Voilà comment la liberté, suite de l'équité, augmenterait le bonheur ; mais souvent

1. Cette lettre doit être du début de l'an XIII, dono der­nière semaine de septembre 3804. on a le bon cœur de vouloir le bonheur des autres, sans avoir la bonne tête nécessaire pour en assurer les moyens. Tu vois que je pense tout haut avec toi, et que je saisis, quand l'occasion s'en présente, le moment de te dire en deux mots ce que de graves auteurs ont dit au milieu de deux volumes de pédanterie ; mais retiens bien, une fois pour toutes, que c'est là le plus mauvais tour que l'on puisse avoir dans une lettre, qui doit toujours être gracieuse, contente et gaie. Quand tu écriras à d'autres que moi, mets toujours ces règles en pratique et souviens-toi qu'il faut toujours cher­cher à ne pas déplaire avant d'essayer de plaire ; autrement, c'est vouloir courir avant de savoir marcher, et tu sais ce qu'il arrive alors.

Je disais donc que je me fais une image charmante de Claix et que j'aurai bien du plaisir à m'y trouver avec toi au prin­temps ; mais ce plaisir sera encore gâté par l'idée qu'on le fera durer trop long­temps. Les médecins me conseillent tous d'aller à la campagne, de tâcher de m'y amuser et d'y monter à cheval surtout. Ils m'ont déclaré nettement, ce matin, que l'habitude de réfléchir m'avait jeté dans une indolence naturelle qui serait très funeste avec mes obstructions, en un mot, que, si je n'avais pas recours à la cavalerie, je tomberais dans la bradyspepsie, de la tradyspepsie dans la catalepsie, de la ca­talepsie dans la Russie, et de la Russie dans la privation de la vie.

Je crois tout cela très vrai, de manière qu'il faut que Je m'arrange pour avoir un cheval à Grenoble ; car cet état d'obs­truction finirait par me rendre habituel­lement malheureux, et il est de trop bonne heure à vingt-deux ans. Mais, avoir un cheval, voilà le diable ; car comment v faire consentir mon père à ce luxe effroyable. Il y a un moyen qui est juste ; c'est que je l'achète de mon argent, c'est-à-dire de celui qu'il a promis. Il faut donc que je tâche de bien consoli­der cette promesse de cent livres par an. Alors, en arrivant à Grenoble, j'achète un briquet de vingt-cinq livres et je le fais trotter jusqu'à ce qu'il m'ait ôté mon mai ou que je l'ai tué. Ainsi, tu vois qu'il a un grand intérêt à ce que je guérisse, chef-d'œuvre d'adresse, dit Beaumarchais.

Madame de Nardon a fait un codicille où, entre autres présents à ses amis, elle me laissait mille louis. Je lui ai si forte­ment déclaré qu'elle me désobligerait, que je me suis rayé de ma main.

Je suis malade assez sérieusement depuis quinze jours ; depuis trois, j'ai pris en si grand dégoût non pas toutes les choses de la vie, mais toutes les choses comestibles de la vie, que je prends le triste ipéca-cuanha mêlé d'émotique après-demain. Ne dis pas cela à ma taian, que cela inquié­terait inutilement. Cette maladie, qui est un embarras intestinal et qui ne me gêne que par l'embarras de ma bourse, n'est rien au fond ; mais elle me rend toujours incapable de bonheur sept à huit jours, et de pareilles semaines finissent par composer une vie ; je suis donc fer­mement résolu à me guérir. Ce matin, les savanlissimi dodores m'avaient tellement persuadé que, sans le sacre, je serais allé vous voir tout de suite ; niais il serait nigaud de quitter Paris en ce moment, d'abord pour le sacre, ensuite pour les bais. Je n'irai donc à Grenoble que vers la fin de pluviôse.

C'est bien long cinq mois ! si j'osais, je partirais presque le 18 ; mais, toujours la grande raison ! il faut réfléchir quand on entre et qu'on ne sait pas quand on sorti­ra. Je mourrais de peur de me repentir en arrivant à la porte de France.

Tu vois que je ne te parle pas beaucoup de madame de Nardon : c'est exprès, pour ne pas l'attrister. Cette excellente femme n'embellira plus le monde bientôt et c'est une des raisons qui fait que j'au­rai besoin de Claix. Tâche d'y faire faire ma chambre et rends-moi le service de m'éerire une fois par semaine au moins.

Cette lettre est bien sérieuse ; mais, ma pauvre petite, je suis si las de faire de l'esprit, avec le corps et le cœur souffrants, que je suis heureux de trouver a compre-hensive soul1. Pardon de ces trois mots an­glais, c'est une distraction ; je les aime beaucoup parce qu'ils renferment une belle chose presque intraduisible. Dryden s'en sert pour exprimer que Shakspeare à une âme compréhensive, une âme qui com­prend tous les chagrins et toutes les joies, qui a le plus haut degré de sympathie. Voilà le vrai baume d'un homme que la sensibilité rend malade ; cela est bien ri­dicule à dire, mais bien pénible à sentir ; voir qu'il n'y a de bonheur que dans la rencontre d'une âme compréhensive et se dire  : « Cette âme n'existe pas. »

Je lis les poètes ; cela me distrait ; en dernière analyse, c'est le plus vif plaisir. Hier, voulant lire quatre vers pendant mes nausées, je parcourus tout Pompée de notre Corneille et je fus ravi ; les autres me paraissent bien froids.

Tu sens bien que tout ce bavardage n'est que pour toi ; il faut ne communi­quer aux indifférents que les plaisanteries

l. Une &me qui me comprenne. et les nouvelles, quand il y en a. Cepen­dant, tu peux en parler à nos parents, pour ne pas avoir l'air de la réserve ; ils peuvent se tromper sur les moyens de nous rendre heureux ; mais, au fond, ils le veulent. Dis-toi souvent cela, et sur­tout écris-moi. C'est vraiment mal de ne pas me répondre depuis un mois, quand mon pauvre cœur a aussi grand besoin d'amitié. Je ne demande pas de phrases. Tu vois par mes lettres le cas que je fais des fautes contre le français et l'ortho­graphe, divinités des sots.

75. —• A A SA SŒUR PAULINE

An XIII. [1804.]

Tu trouveras dans le monde, ma chère petite, beaucoup d'âmes sèches : ces gens-là n'ont jamais eu dans leur vie un moment de tristesse, de cette tris­tesse onctueuse que nous avons éprouvée souvent ; ils ne sont ordinairement sen­sibles qu'à deux passions, la vanité et l'amour de l'argent. Cette sécheresse vient de l'âme. Il nous arrive souvent, à nous autres gens sensibles, de pleurer pour une idée qui nous passe par la tête. En venant d'acheter ce papier, je passais par une rue nommée des Orties et assez bien nommée, car ii n'y passe personne ; un des côtés est formé par la majestueuse galerie du Muséum. Cette galerie est très élevée et très noire ; la rue est étroite et silencieuse, et vis-à-vis des maisons très hautes. J'ai rencontré là une femme de quarante ans, vieille de misère, qui portait son enfant derrière elle et qui chantait pour demander l'aumône. Cela, joint à l'espect de la rue qui faisait déîâ son effet, m'a touché. En prêtant l'oreille, j'ai en­tendu qu'elle chantait une chanson de corps de garde ; cela m'a serré le cœur et fait venir les larmes aux yeux. J'ai doublé le pas, et ce n'est que sur le pont Royal que je me suis aperçu que je ne lui avais pas donné. Il y a tant de charlatans pauvres à Paris qu'il est nécessaire, lors­qu'on n'est pas très riche, de ne pas donner. Cependant, je me suis repenti de n'avoir pas donné à cette pauvre mère. J'ai ré­fléchi ensuite que sa chanson m'avait fait venir les larmes aux yeux, parce que je voyais que les paroles,* qui en étaient cra­puleuses, devaient détruire dans le cœur des écoutants le sentiment duquel elle espérait quelque charité. Chaque mère, en la voyant passer avec son enfant sur le dos en avait pitié, parce qu'elle se disait : « Un jour, je puis en être réduite là ; » lors­qu'elle entendait sa chanson, la pitié ces­sait : «. jamais je n'aurai de mauvaises mœurs ; cette femme en a sans doute, sa chanson le prouve, et ce sont sans doute ses mauvaises mœurs qui l'ont mise là. »

Remarque combien la tête influe sur le cœur : mille personnes dans Paris, en pas­sant là, pouvaient avoir les mêmes senti­ments ; il n'y en a pas quatre peut-être qui les eussent analysés. Beaucoup ne 1 auraient pas pu ; la majeure partie, du reste, aurait chassé cette image impor­tune. Tu vois là, en deuxième lieu, l'in­fluence de la léle sur le cœur ; cette femme désirait la charité, sa pantomime était bonne, elle avait bien fait de mettre son enfant sur son dos, mais la chanson était mal choisie ; il fallait une romance triste ; voilà donc un défaut d'esprit qui paralyse tout le reste.

Tu te souviens sans doute que je t'ai écrit que l'homme était composé de trois parties : 1° le corps ; 2° l'âme ou toutes les passions ; 3° la tête ou le centre des com­binaisons. Etudie-le d'après cette dis­tinction, c'est la plus commode ; observe dans chaque individu l'âme et la tête. Dans le paysan, par exemple, tu trouveras souvent des âmes rares ; la tête n'y ré­pond pas. Si Jean, par exemple, fût né à ma place, il serait colonel à l'heure qu'il est ; il a vraiment l'ambition perçante, celle qui réussit. Le corps et la tête sont les valets de l'âme, et l'âme obéit elle-même au moi, qui est le désir du bonheur. Le corps et la tête, à force de faire la même chose, la font plus facilement : cela s'appelle prendre une habitude. Je sup-pose qu'une passion règne deux ans chez un homme : la passion cesse, mais les ha­bitudes de la tête et du corps durent. Que cette passion ait été l'amour, que la femme qui l'inspirait portât habituelle­ment un chapeau avec deux touffes d'hor­tensia (la mode actuelle), qu'il la vît ordi­nairement au jardin du Luxembourg : voilà le corps et la tête influant sur l'âme ; cela est bien sec, j'en conviens, mais cela mène à tout ce qu'il y a de sublime dans la science de l'homme. Demande-moi ce que j'aurai mal expliqué.

Encore un mot : il y a des passions, l'amour, la vengeance, la haine, l'orgueil, la vanité, l'amour de la gloire. Il y a des états de passion : la terreur, la crainte, la fureur, le rire, les pleurs, la joie, la tris­tesse, l'inquiétude. Je les appelle états de passion, parce que plusieurs passions dif­férentes peuvent nous rendre terrifiés, craignants, furieux, riants, pleurants, etc.

Il y a ensuite les moyens de passion, comme l'hypocrisie.

Il y a encore les habitudes de l'âme ; il y en a de sensibles, il y en a d'utiles : nous nommons les utiles, vertus; les nui­sibles, vices. — Vertus : justice, clémence, probité, etc., etc. — Vices : cruautés. Et vertus moins utiles ou qualités : modestie, bienfaisance, bienveillance, sagesse etc. —■ Vices moins nuisibles ou défauts : fa­tuité, esprit de contradiction , le menteur, l'impertinence, le mystérieux, la timidité, la distraction, etc.

Remarque que beaucoup de ces choses sont en même temps habitudes de l'âme et défauts ; une passion peut rendre dis­trait, menteur ; cela est bien différent avec avoir l'habitude de la distraction, l'habitude de mentir, sujets traités par Regnard et Corneille. Pense à ces divisions de l'âme.

Songe qu'on voit toujours tous les dé­sagréments de l'état où l'on est, et aucun de ceux de l'état que l'on souhaite : je l'ai éprouvé trois ou quatre fois déjà. 76. — B

A SA SŒUR PAULINE »

26 Vendémiaire XIII. [Jeudi, 18 Octobre 1804.]

Je vais, je crois, ma chère petite, changer encore une fois de loge­ment ; le bon marché m'avait fait monter au 6e, mais je sentais qu'à cette époque du couronnement je recevrais beaucoup de visites d'amis lointains, qui seraient scandalisés de ce genre d'éléva­tion ; j'ai donc cherché et, je crois, trouvé un autre logement plus présentable au 4e ; il est tout près d'ici, rue de Ménars. En attendant, prie qu'on m'adresse mes lettres toujours rue de Lille n° 500.

J'ai pris hier l'ipécakuana qui n'a pas fait tout son effet, mais qui, au moins, m'a ôté un mal de tête sourd, et rendu la gaieté. Etrange chose que l'homme, ou plutôt étrange aveuglement des Occi­dentaux. Les Sages Orientaux, quand ils sont tristes, ne cherchent point à se con­soler, ils prennent de l'opium qui les égaie. J'ai aussi une raison morale qui contribue

LASP" Pauline B?jle, chez M. Beyle.rur J.-J. Rousseau, Grenoble beaucoup à ma tranquillité. J'ai raisonné hier avec [Mante] sur notre Banque future. Elle s'offre d'une manière on ne peut pas plus riante. Son père lui donnera 30.000 fr. ; si le nôtre veut m'en prêter autant, au bout de la première année, je n'aurai plus besoin de pension pour vivre, et au bout de 8 ans nous aurons 50.000 écus de bien chacun. Nous avons calculé que très probablement dans 10 ans d'ici, notre banque nous rendra à chacun 15.000 fr. de rente.

Tous ces résultats, isolés des raisons qui les prouvent, ont l'air de châteaux en Es­pagne, mais nous les avons bien analysés, le crayon à la main. Mfante] est la meil­leure tête que je connaisse ; il a com­mencé par être grand mathématicien ; cela reste ; je suis son meilleur ami, le seul de tous avec qui il soit toujours d'accord ; il sera très riche un jour. C'est il me semble, le maximum de conve­nances ; quand je me serais bâti un as­socié, je ne l'aurais pas fait autrement.

Me voilà, ma chère amie, avec la pers­pective du plus bel état. Si nous vivons encore 40 ans l'un et l'autre, nous aurons 100.000 fr. de rente chacun. Tout cela en commençant avec 60.000 fr. Mais, comme dit J.-J., les premiers mille francs sont plus difficiles à gagner que le dernier million. C'est ce qui va arriver, du moins à moi. Son père lui a promis de l'argent, mais je sens que j'aurai les plus grandes peines du monde à en obtenir. Surtout pour [un] état comme la Banque, contre lequel on a les plus grands préjugés, malgré l'exemple des Périer1. Je ne vois qu'un moyen : mon papa me fait 2.400 fr. de pen­sion, je lui proposerai de prendre un fond perdu de 2.400 fr, de rente ; ce seront 24.000fr. en supposant que nous le trouvions à 10 %. Ce marché ne lui coûterait que 24.000 fr. parce que la lre année à cause des trais de bureau, d'impression, etc., je ne pourrais pas vivre du revenu du fonds prêté. Que dis-tu de cette idée ? En attendant que j'aie 50.000 fr. de rente, je n'ai pas le sou pour me vêtir et je serai obligé de demander un de ces jours 3 ou 400 fr. sur ma pension, tout cela est bien ennuyeux pour lui et pour moi ; mais je n'ai pas un habit vaillant. Sache un peu quel sera le succès de ma demande et réponds-moi vite rue de Lille.

1. Les frères Périer avaient continué la bançue qu'ils tenaient de leur père. L'un d'eux, Casimir, devint le mi­nistre célèbre de la monarchie de juillet. 77. — A

A SA SŒUR PAULINE

1804.

J’ai changé de logement, ma bonne amie ; j’habite actuellement la plus belle rue de Paris, nommée la rue de la Loi, et, dans cette rue, un joli hôtel nommé hôtel Ménars, vis-à-vis la rue Ménars[19]. Dis cela à nos papas afin qu’ils adressent là leurs lettres. J’espère bien aussi que tu y en adresseras quelques-unes, et franchement tu m’en écrirais davan­tage si tu savais le plaisir qu’elles me font ; mais tu dois le savoir, ou tu ne sauras jamais rien, depuis le temps que je te dis qu’elles m’ont toujours fait beaucoup de plaisir, mais que, dans ce moment, elles m’en font tant, qu’elles me deviennent nécessaires.

Diverses circonstances m’ont éloigné de la société des gens qui sentaient avec moi : mon excellente amie[20] n’est plus qu’un instrument à douleurs ; je ne veux pas sentir avec sa fille, et je tâche, au con traire, de ne lui parler jamais qu'avec mon esprit, pour ne pas augmenter ce qu'il lui plaît d'appeler sa passion pour moi ; je crains bien que, sous peu, je ne sois forcé d'appliquer à cette passion le plus grand de tous les remèdes, l'absence. Il ne sera plus convenable que je la voie, dès que je ne pourrai plus la voir auprès de sa mère. Après ce fatal événement, auquel je tâche d'habituer mon esprifc,_ je vais me trouver dans une assez singulière position, solitaire dans ce Paris, où, il y a deux ans, je voyais tant de monde. C'est que je suis devenu sévère : il me semble que, tôt ou tard, on se rapproche du ni­veau de sa société, si on ne le prend pas. D'après ce principe, si je fréquente des sots, me suis-je dit, je m'abêtirai, et, lorsque je rencontrerai une femme d'es­prit capable de faire mon bonheur, je serai hors d'état d'atteindre à ce bonheur ; il faut donc ne me lier qu'avec des gens de mérite. Mais il se trouve que les gens d'es­prit se laissent aborder très difficilement ici ; ils savent qu'un sot non seulement ne sent pas un homme de mérite, mais encore le hait ; il faudrait au moins de la fortune.

On vient me voir ; adieu. 78. — A

A SA SŒUR PAULINE

7-25 Brumaire an XIII. [29 Octobre-lf> Novembre 1804.]

l me prend envie de t'éerire ; non pas que j'aie rien d'extraordinaire à te dire, mais par la même raison qui ferait que si, j'étais à Grenoble, j'irais dans ta chambre me chauffer avec toi. Pourquoi ne m'écris-tu pas fixement une lettre par semaine ? Tu sais bien que je ne demande pas de phrases et que, pourvu que la lettre soit de toi, elle est sûre de me faire plaisir.

« On ne vieillit point à table ! » J'aime beaucoup ce mot de Mme de Thianges : tu sais que je suis malade, je ne puis presque rien manger. Je me suis bourré comme un fou hier tout en riant et n'ai point eu de mal au cœur ; ça ne m'empêcha pas de me trouver hier à la Rotonde1 du Palais-Royal, rendez-vous de toute la terre, et où j'en avais donné un à P[enet], jeune homme de Grenoble dont tu as peut-être ouï parler. C'est une de ces

1. Restaurant qui venait de s'ouvrir an PaWs-Boyal et cxui fut renommé.

I plantes rares, destinée par la nature à avoir un caractère décidé. Celui-ci est aimable naturellement et quoi que le sort fasse pour l'en empêcher, il a été quatre ans négociant à Marseille et n'y a point pris la grossièreté provençale ; il est établi à Grenoble rue J.-J.-Rousseau, chez M. Rfeybaud], et n'a point pris le ton pesamment moral ou gros farceur des petites villes ; il ne sent rien trop vive­ment et tourne tout à la gaieté ; avec cela, on aperçoit dans les intervalles de ses rires un bon cœur et qu'il est tel qu'il se montre. C'est là ce naturel sans lequel on ne plaît jamais vivement et avec lequel on est presque sâr de plaire. Nous naissons tous originaux : nous plairions tous par cette originalité même, si nous ne nous donnions des peines infinies pour devenir copies et fades copies : il faut être un Moié pour sa­voir représenter un caractère à faire illusion :

Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant, Mais la nature est vraie et d'abord on la sent.

Cherche la neuvième épitre de Boileau, où cet homme judicieux développe très bien cette grande vérité.

Nous nous trouvons sept au perron : P[enet], Mfante], Dfupuy]1, jeune voyageur

1. Sur ee déjeuner au Mais-Royal on comultera le Journal & la date du 28 octobre. d'une maison de Laval, qui revient d'Es­pagne où il a passé quatre ans ; Afllegret], esprit de province, de ces hommes qui se mettent naturellement au niveau du ton médiocre d'un pays, ridicule parce qu'il habite V...; je crois très passable, si le sort l'eût fait naître â Paris ; deux pro­vinciaux stupides, ne disant rien, ou ou­vrant un large bec pour accoucher d'une généralité, comme : « Quand on sait le latin, l'italien et le français, on apprend aisément l'espagnol, qui en dérive. » Ce ridicule de réciter de vieilles vérités est un de ceux qu'on sait le mieux saisir et faire ressortir à Paris. Al. Mallein est un de ceux qui en sont le plus exempts : tu peux observer en lui de bonnes qualités.

Nous nous trouvons donc sept au Palais-Royal ; nous allons chez Grignon dans un cabinet particulier ; ma maladie, qui me rend faible, me laisse mon sang-froid au milieu du tapage général ; mais, tout à coup, Dupuy se met à nous parler d'Es­pagne, de ce vieux Calderon, de M. de Cervantes, de Lope de Vega, du prince de la Paix, premier ministre plus puissant que le roi.

Cela me mit absolument hors de moi ; j'ai toujours aimé ce peuple, c'est l'image du Cid et de don Quichotte ; j'éprouvai, pendant trois quarts d'heure, un des plus vifs plaisirs que j'aie sentis depuis long­temps. Dupuy a une figure singulièrement vive, franche et spirituelle ; il ajoutait à l'illusion ; je me crus au milieu de ce peuple si brave, si franc et si généreux, exempt de tous les petits intérêts de la vie, et vivant comme un frère avec tous ces hommes si aimables et si grands qui excitaient le rire par leurs ouvrages in­génieux, pouvant exciter l'admiration par leurs actions courageuses.

Voilà de ces plaisirs vifs que donne le monde ; mais ils ne paraissent pas, parce qu'on n'en avertit pas son voisin, et on ne les raconte pas, parce que, dans le monde, c'est-à-dire avec des gens froids, ayant des passions flétries, à la vanité près, rien de plat comme de ra­conter un bonheur qu'on ne fait pas par­tager à son voisin en le racontant. C'est ce qui fait que les philosophes ont tracé des images si tristes des plaisirs du monde, ils ne les connaissaient pas, n'y allant jamais.

Je suppose un de ces messieurs dans la chambre à côté de celle où, hier, nous dîmes tant de folies et sans doute de sot­tises ; le brave homme aurait haussé les épaules à chaque mot, et aurait dit ensuite que ces plaisirs sont bêtes et ennuyeux. Eh ! non, censeur idiot ! C'est vous qui ne pénétrez pas que cette bêtise que je dis est une censure de ce que vient de dire Allegret, qui fait sourire Penet, M[ante] et Dupuy, ouvrir ses petits yeux à Allegret et de grandes bouches béantes aux deux stu-pides.

Voilà le sort des philosophes qui n'al­laient pas dans le monde, tels que Charron, Pascal, et tous les auteurs chrétiens. Ceux qui y allaient y étaient précédés de leur réputation qui offensant les vanités, faisait qu'on ne les traitait jamais de pair à compagnon, chose sans laquelle le monde ennuie. Les deux personnes qui s'ennuient le plus chez le roi, sont le garçon qui mouche les bougies et le roi; l'un et l'autre sont hors de la société, et, s'il y avait à parier, ce serait pour le laquais, qui satis­fait au moins sa curiosité et recueille des contes dont il ira réjouir les femmes de chambre.

Voilà pourquoi les peintures du monde sont si tristes chez les philosophes : ils ont peint ce qu'ils sentaient et qui, en effet, était fort triste : ajoute à cela que presque tous ont écrit dans un âge avancé. N'as-tu jamais passé, ayant bien dîné et même trop, devant une table chargée de ragoûts exquis ? Tu as sans doute éprouvé le dégoût le plus profond pour toutes ces odeurs de viandes qui t'auraient charmée il y a une heure, avant ton dîner. Voilà le monde ; les philosophes qui n'aiment plus les femmes, charme de la vie, sont les mangeurs rassasiés qui veulent décrire les plaisirs des voyageurs affamés qui arrivent en montrant ce qu'ils sentent eux-mêmes. C'était sur des descriptions de ce genre que beaucoup de jeunes gens se faisaient moines sous l'ancien régime.

Il y a un autre défaut que j'ai eu long­temps et dont je cherche à me guérir chaque jour. Ne voyant personne chez mon grand-papa, je portai toute mon attention sur les ouvrages que je lisais : Jean-Jacques eut la préférence ! Je me figurai les hommes d'après les impressions qu'il avait reçues de ceux avec qui il avait vécu. Par là, il fit sur moi ce que les Ro­mains, dont il avait nourri sa jeunesse, avaient fait sur lui.

Etonné de ne point trouver dans le monde ces hommes parfaits (en bien comme en mal) que j'y attendais, je crus que mon malheur m'avait fait tomber dans une société d'ennuyeux et de gens froids. Lorsque j'arrivai en Italie, dans la société de Mme Petiet, mes erreurs multi­pliées ne me corrigèrent un peu qu'en me rendant mélancolique ; je croyais que je méritais un meilleur destin, et véri­tablement, comme tous les jeunes gens entichés de cette erreur, j'étais meilleur que je ne le suis actuellement, j'étais ce qu'on appelle tout cœur. Cette folie me donna quelques moments de la plus divine illusion, dont celles mêmes qui en étaient la cause ne se doutèrent pas ou, qu'elles ne purent comprendre ; mais, en général, elle me donna une existence mélancolique, j'étais misanthrope à force d'aimer les hommes, c'est-à-dire que je haïssais les hommes tels qu'ils sont, à force de chérir des êtres chimériques, tels que Saint-Preux, milord Edouard, etc., etc. Quelque­fois je croyais en trouver, je me livrais à eux, ils me trompaient, tout en agissant le plus honnêtement du monde avec moi, je croyais avoir à me plaindre d'eux. Je m'en plaignais et devenais sans cesse plus misanthrope, nourri dans ma folie par la mélancolie, qui est un sentiment, profond et doux à la vanité ; il consiste, comme tu sais, à se dire : « Je méritais un meilleur sort ; si bon, comment ne puis-je pas trouver des hommes tels que moi ? » Le hasard m'a fait bavarder sur cette folie dont j'ai eu tant de peine à me guérir, si tant est que je le sois, et comme tu te donnes la même éducation que moi, celle des livres, j'ai voulu te prévenir contre une erreur qui peut faire ton malheur éternel. Les erreurs des hommes sont sans conséquence dans ce genre-là ; celles des femmes les déshonorent à jamais ; regarde cette pauvre Vfictorine]1.

Cette folie est l'effet naturel et imman­quable de l'éducation des livres. Lorsqu'ils en sont guéris, elle fait rechercher les gens qui en ont été atteints, parce qu'ils sont la fleur de la société ; ils n'ont qu'un écueil à éviter, c'est le manque de naturel. Trouvant les hommes hors d'état de les comprendre, ils se font une conversation maniérée, pleine de maximes outrées, dans le sens opposé à ce qu'ils sentent, de manière que qui les écoute les prendrait pour les plus grands scélérats possibles.

Le joli Lobstein, de chez madame V..., était comme cela. Ayant passé par cet état de folie, je le désirai et me liai avec lui, quand tout le monde le fuyait. Les pro­fonds connaisseurs du cœur humain trouvaient tout simple que cet homme vrai, qui l'était tant qu'il jouait bien Cinna, fît son ami d'un pareil monstre, et ce pauvre Lobstein était l'âme la plus candide que j'aie rencontrée. Il s'est marié à une femme de caractère et vit le plus heureux du monde à Hambourg.

J'ai bien ri, il y a huit jours, en voyant

I. Victorine Bigffllon, voir la lettre du 29 août lSÛt. que ia même chose était arrivée à moi-même.

Ne pouvant pas entremêler l'éducation du monde à celle des livres qui est le meil­leur parti, il faut discerner avec soin les auteurs qui ont peint les choses le plus ressemblant par les grands événements et les scènes tragiques : ce sont- sans contredit Shakspeare et Plutarque. En observant que nous avons infiniment plus d'idées qu'on n'en avait du temps de Plutarque (par exemple, toutes celles qui sont rela­tive à cette lettre, plume, canif, papier, sable ; les anciens ne connaissaient rien de tout cela), Mme P... écrivait à un de ses amis : « Votre cœur est indé­chiffrable comme vos pieds de mouche et vos sentiments pâles comme votre encre. » Plutarque n'aurait absolument rien compris à cela, et ces petites compa­raisons donnent les moyens d'exprimer toutes les nuances de sentiment, nuances que probablement les anciens ne sentaient pas et qu'ils n'ont certainement pas décrites. Il n'y a pas une idée fine dans Homère (le Tasse en est plein), et même du temps de Shakspeare.

Molière a cherché le rire et, pour cela, a peint des originaux tels qu'ils peuvent exister. C'est l'homme qui fait le mieux connaître le cœur humain, mais il faut en avoir la clef. Je comprends tous les jours, par ce q_ue je vois, des traits sur lesquels je glissais en lisant ce grand peintre.

La Bruyère a bien peint les mœurs de la bonne compagnie de son temps ; le tableau serait bien différent aujourd'hui : la bonne compagnie est infiniment plus raisonnable et plus honnête. En feignant la gaieté, on finit par ne plus songer à ses maux ; il y a donc une disposition à la tristesse ou à la gaieté. Depuis deux mois que je n'ai pas lieu d'être content, je suis plus gai que jamais, parce que Dieu m'a fait comprendre que souffrir était d'un sot, et qu'à une chose arrivée tout le remède était de n'y plus penser ou d'en plai­santer. Je crus d'abord que c'était par hasard que je tournais mes maux en plai­santerie et que je n'y pensais plus : avec un peu de soin, tu prendras cette habitude.

C'est le plus beau secret que je puisse te donner, avec celui pourtant d'étudier le cœur et la lêle de l'homme. Tu connais bien le cœur et tu as une âme ardente qui te l'explique assez ; reste la tête. Je t'enverrai incessamment l'Idéologie de Tracy ; c'est là la seule chose qui reste, tout le reste est de mode, et ce qui est charmant aujourd'hui, an XIII, sera ridi­cule en l'an XL. La science de l'homme te rendra la femme la plus spirituelle de Paris à soixante ans. Si nous avons le bonheur de vivre, nous habiterons la même maison, et passerons ainsi notre soirée de la vie agréablement, faisant la liste des passions, vanité, ambition, haine, etc., etc., des états de passions, espé­rances, jouissance, désespoir. Observe les habitudes de l'âme comme celle de Dorante de mentir à tout ce qu'on lui dit, et mets à côté de chaque nom le trait où tu l'as vu développé.

Adieu ; tu es bien heureuse de ne pas être obligée d'étudier la banque pour avoir un état. Malgré mon horreur pour les dévots, s'il était 1750 au lieu d'être 1805, je me serais fait abbé pour vivre en paix, loin de Smith1.

Bon gré mal gré, je veux t'être utile à mon voyage au printemps : lis donc vite Condillac, Tracy, Hobbes. Pense, en un mot, si tu veux qu'on te fasse la cour en 1845, où nous commencerons à vieillir ; songe que ce qui paraît trop savant pour une femme aujourd'hui sera de première nécessité dans quarante ans. Le siècle marche, marchons avec lui.

Songe donc que ce qui te paraît trop savant aujourd'hui sera tout simple dans

1. Adam Smith que Beyle lisait déjà et çta'U devait tra­vailler plus à îosd, en même temps que Say, avec Ctoiel, en septembre 1810. notre vieillesse ; car il n’y a qu’une science toujours de mode, celle du cœur et de la tête. Tu as une âme ardente, donne-toi une bonne tête.

Lorsqu’on est dans sa famille et qu’on voit qu’on est plaint et compris par tout le monde, on s’abandonne au sentiment des moindres maux, on s’occupe à bien souffrir, au lieu de s’occuper à ne point souffrir ; on devient une madame Romagnier; à force de faire attention à ses maux (mo raux ou physiques) on finit par souffrir infiniment. C’est l’histoire du Français à qui on avait persuadé en Egypte que l’engourdissement était le symptôme de la peste ; le pauvre malheureux a été fou de peur pendant six mois, fou à lier. L’usage du monde, apprenant, qu’on n’in­téresse, en général, qu’autant qu’on donne du plaisir, fait qu’on cherche par soi-même à diminuer les douleurs.

Un enfant gâté est disposé à souffrir de tout ; un homme sage à souffrir le moins possible, et, en ne s’occupant pas de ses maux physiques, en prenant l’habitude de plaisanter de ses chagrins, il finit paï­en plaisanter avec lui-même seul dans sa chambre, pendant que l’enfant gâté san­glote.

Lis Saint-Simon, si tu peux ; lis Condil-lac, s’il ne t’ennuie pas ; Destutt est bien plus amusant ; et surtout écris-moi une fois par semaine pour me faire plaisir ; je l'exige de ton amitié ; éeris-moi des faits sur l'objet de ta dernière lettre ; il n'y a dans le monde que les faits de certains.

Pour que mon prochain voyage ne te soit pas aussi inutile que le dernier, je veux t'apprendre au moins à déclamer ; car il faut savoir danser pour bien marcher. Tu attends un frère tendre, il t'arrivera un ennuyeux pédant, sermonnant toute la journée au lieu de t'amuser. C'est que tout le monde peut t'amuser et que je suis le seul au monde qui soit en situation de te parler franchement : amant et mari auront intérêt à te ménager. Nous ferons donc régulièrement un cours d'idéologie, un de littérature et le troisième de décla­mation. Que me donneras-tu pour tout cela? Apprends donc quatre ou cinq rôles parfai­tement par cœur en les lisant chaque soir ; j'exige cela, qui te sera utile toute ta vie.

Promets-moi cela dans ta première lettre : apprends de préférence ceux de Ciium, Oreste, Sévère, le Misanthrope, le Menteur, Hermione, Andromaque, Phèdre. Pour cela, copie-les. Prononce chaque jour vingt vers haut ; ne te décourage pas si tu t'ennuies, mais songe que c'est à son ennui que la grande Catherine (épouse de Pierre III, conjuration de Rulhière1] dut l'empire. Aie autant de force qu'elle. Cet ennui, à ton âge, est ce qui peut t'arriver de plus heureux pour le reste de ta vie, si tu l'emploies. Si jamais j'ai des enfants, je les engagerai, à vingt ans, à une prison de six mois. Promets-moi donc d'apprendre ces rôles en com­mençant par le Misanthrope et Hermione. Tu verras, quand tu viendras à Paris, combien il te sera utile de bien parler on parle très mal à Grenoble, où on dit paire, maire, avice, cence, deuce.

Réponds-moi courrier par courrier ; dis-moi ce que tu penses ; il est incroyable que tu ne me croies pas quand je te dis que de toi tout m'intéresse et qu'il n'y a pas vingt, femmes à Paris qui te vaillent.

79. — A

A SA SŒUR PAULINE

10 Nivôse an XIII. [Lundi, 31 Décembre 1804.)

a chère Pauline, tu ne saurais croire de quel plaisir tu me prives en ne m'écrivant pas ; tes lettres, qui m'en font toujours tant, me seraient encore

1» Bnlhtère : Anecdotes sur la Révolution Russie (1797).

»! plus douces dans ce moment où mon père m'abandonne de la manière la plus cruelle. Imagine-toi que, par un froid de 10 degrés, je n'ai point de bois ni de chandelles ; je n'en suis pas moins gai pour cela ; ça m'empêche seulement de travailler ; ne pouvant être chez moi, je cours tout le jour, et cette vie inoccupée accommode assez ma paresse.

Mon oncle1 qui était arrivé le 11 fri­maire, jour du couronnement, mais à deux heures du matin, est parti hier à neuf heures ; je te conterai, au printemps, toutes ces fêtes que j'ai parfaitement vues. Je t'avais envoyé Vauvenargues, et h Gaétan les Lettres persanes ; mais mon grand-père m'écrit que je suis un homme si dangereux, qu'il a cru à propos de les lire avant de vous les donner. Le procès des pauvres Lettres persanes est déjà ter­miné ; elles ne seront pas remises, comme attentatoires à la religion et à la pudeur ; quant à Vauvenargues, qui finit cependant par une prière, on l'examine encore.

Pour les provinciaux, tout ce qui est raisonnement est philosophie, et tout ce qui est philosophie est odieux ; le fort déplaît toujours au faible ; voilà le secret de bien des inimitiés : je ne puis te com-

1. Romain Gagnera. prendre ; ma raison me dit, malgré moi, que tu pourrais m'être supérieur ; je te fiais.

Serrons-nous, ma chère amie, nous qui nous aimons et que rien ne peut dis­joindre ; laissons errer les hommes à leur gré : il y en a bien peu d'estimables et encore moins d'aimables. Tâchons de nous arranger de manière à passer notre vie ensemble ; mais pourquoi, en attendant ces heureux moments où, libres comme l'air, ce qui est un grand bien, nous jouirons du bien, encore plus grand, de loger dans la même maison, refuses-tu de nous unir le plus possible en nous écrivant souvent ? As-tu encore la crainte puérile et tant de fois démentie de m'écrire des lettres qui ne m'intéressent pas ?

Je te crois plutôt paresseuse, je ne dis pas amoureuse, la rime le dit pourtant. Dis-moi quelque chose de ce que tu fais ; je ne dis pas tout, quoique je le désirasse bien : mais ce serait peut-être le moyen de ne rien avoir. Le sort qui fait souvent dépendre le bonheur d'un homme de la volonté d'un autre, quisonge plus àépierrer ou à planter un champ qu'à donner de bons ordres, me fera aller à Grenoble le plus tard que je pourrai, mais, enfin, en messidor au plus tôt. Je volerais avec enthousiasme dans ce beau pays si je savais t'y trouver, et, avec toi, la liberté ; car, après toi, ce que j'aime le mieux, c'est la vallée du Grésivaudan ; ce nom est baroque, mais cela n'empêche pas que je l'aime. Au lieu de ce divin bonheur que nous concevons trop bien et dont nous voyons trop bien les douceurs sublimes pour ne pas savoir nous le procurer un jour, je te trouverai dolente, je me trouve­rai esclave et sans le sou, de manière à faire prendre les tristes actions, suite do ma pauvreté, pour des défauts de carac­tère. Voilà la différence ; mais il ne tient qu'à nous d'y faire venir la ressemblance. Ayons l'âme assez forte pour chercher le bonheur même dans ce gouffre. Si tu veux, et si ces braves gens le souffrent et n'y voient point quelque impiété, nous ferons ensemble des cours de quatre ou cinq sciences différentes ; à ce mot de science, je te vois bâiller ; mais songe qu'à Gre­noble le père D[uoros] est un savant, et qu'ici ce ne serait qu'une fichue bête, et un détestable ennuyeux qu'on laisserait aux laquais.

La solitude et l'ennui où tu te trouves seraient l'état le plus heureux pour toi, si tu avais assez vu le monde pour te con­vaincre, par ia propre expérience, seule chose que nous croyons, que plus on a l'esprit cultivé, plus on est susceptible de bonheur, et que, tôt ou tard, vous êtes apprécié, recherché, par les gens qui sont à ia même hauteur que vous. On a beau dire, la société des sots, à la longue, est insupportable ; quelque bons qu'ils soient, ils finissent par faire vomir.

Je voulais t'envoyer la Nature humaine de Hobbes et l'Idéologie de Tracy, deux chefs-d'œuvre qui sont sur la frontière de la science et qui t'aideraient à la re­culer chez toi ; mais tu es plus gardée du côté du bon sens qu'une odalisque. Oh! mon Dieu, voilà un mot de ces damnées Lettres persanes ! Je demande bien pardon de l'avoir employé ; car enfin, connaissant la somme de péchés que fait faire cet exé­crable livre du plus scélérat des hommes, et le nombre de mots qui le composent, on pourrait apprécier ma faute, car on aurait cette équation  :

Le nombre total des mots (a) odalisque = le mal total moins %.

Transposant et résolvant, on aurait ia valeur de ma faute ; car je crois que, quoique le raisonnement soit une chose uamnable, il est permis de l'employer, lorsqu'il s'agit de confondre un grand scélérat comme Montesquieu et un petit scélératino comme moi.

Lorsque, à quatre-vingts ans, nous conterons tout cet intérieur de famille à nos enfants, ils croiront que nous rado­tons ; voilà cependant ce que la vanité, révoltée contre ce qu'elle ne comprend pas, produit dans les trois quarts des provinces et les deux septièmes de Paris. Tu n'as pas d'idée combien le caractère de mon oncle ressemble à celui de mon grand-père : il m'accablait d'injures lorsqu'il me voyait prendre Lancelin, Hobbes, ou tout autre livre qu'il ne comprend pas.

Je crois que ce voyage, me faisant, malgré moi et malgré tous les ménage­ments possibles, offenser sa vanité si sensible, me l'aura rendu encore plus ennemi. Mais l'explosion di quesio rancor sera retardée, quelque temps ; il a vu la triste misère et l'affreux abandon où mon père me laisse, il l'a vu me refuser un ser­vice que des étrangers me rendraient sans difficulté. Si j'avais souffert cela de la part de tout autre, je n'aurais eu que la juste punition de ma détestable originalité ; de la part de mon père, dont le grand ca­ractère l'offense depuis plus longtemps, c'est une horreur. Il va se donner le plaisir de le dire pendant six mois : ce sera alors à peu près que mon tour viendra. Regarde si tel sera l'ordre de nos supplices. Un homme avec la dose d'esprit qu'il a, et vivant à Paris, serait bien moins ridicule et plus aimable, parce que les usages sont, ici, fondés sur une morale bien plus appro­chante de la meilleure que la bêtise so­ciale qui forme l’usage, le bon et le mauvais ton à Grenoble : c’est ce que nous autres savants appelons la bonté de l’Ecole. Notre regard d’aigle voit, dans un butor de Patris, de combien de degrés il aurait été plus butor en province, et, dans un esprit de province, de combien de degrés il vau­drait mieux, élevé à Paris. Cette méthode échoue devant les gens d’un caractère ori­ginal, nés d’eux-mêmes, tels que Ducros, etc., etc.

Voilà que je bavarde, sachant que plus on sait avec un bon cœur, meilleur on est. Je désire sans cesse te rendre encore plus parfaite, pour te rendre encore plus digne de nos adorations.

Donne-moi une longue description de ce que fait mon pèie, de ce qu’il dit sur moi et prie-le de m’envoyer au moins de quoi avoir du bois ; car mes bottes trouées me font enrhumer dès que je sors, et je souffre comme un diable dans ma chambre sans feu. Ne va pas t’affliger de cela, c’est tout simple, c’est la suite naturelle de l’agrioul-turomanie. 80. — A

A SA SŒUR PAULINE

11 Nivôse an XIIL [Mardi, I" Janvier 1805.]

a jouissance la plus constante que nous puissions éprouver est celle d'être contents de nous. Lorsqu'au bout d'un an, par exemple, nous venons à penser aux choses qui nous rendaient satisfaits de nous, il y a un an, nous voyons souvent que nous n'avions pas raison de l'être ; ce souvenir nous attriste et diminue notre bonheur actuel.

Ce bonheur d'être content de. nous n'est pas le plus vif que nous puissions sentir ; mais il est la base de tous les autres et il s'y mêle. C'est le pain du bonheur, non le meilleur aliment, mais celui qui se mêle à tous les autres, et le seul qui ne dégoûte jamais.

En examinant les causes qui nous fai­saient tromper il y a un an, nous voyons que nous raisonnions mal ; que nous fai­sions des raisonnements de cette force : deux et deux font quatre ; ôté un, reste deux. Tous les hommes désirent quelque chose ; l'absence du désir est l'ennui ! lorsque cette absence devient habituelle, l'homme se tue.

Pour arriver à leur but, les hommes ont une conduite à tenir, c'est le raisonne­ment qui chez tous trace cette conduite ; il est tout simple que, quand le raison­nement est mauvais, nous n'arrivions pas au but désiré, comme nous n'arriverions pas à Voreppe, si nous nous avancions par le chemin du cours, vers le pont de Claix.

Tu vois donc qu'il importe de bien rai­sonner : tout le monde sent cette vérité qui est triviale, mais beaucoup d'entre eux croient raisonner parfaitement et se trompent.

Tous les hommes, en général, croient savoir bien faire ce qui est nécessaire à tous ; tous les hommes croient bien mar­cher et bien manger, c'est-à-dire de la ma­nière la plus propre au bonheur. Cepen­dant, qu'il se présente une grande route à faire pour une émigration inattendue ; à forces égales, le danseur de l'Opéra marche bien plus vite et se fatigue bien moins que l'homme ordinaire.

Que deux hommes aient l'estomac faible ; celui qui marchera le plus long­temps guérira, l'autre périra. De même, dans la vie, l'homme gui raisonne bien arrivera à son but ; celui qui raisonne mal restera en route.

Mais comment apprendre à bien rai­sonner ? Comme nous apprenons à bien marcher, en nous regardant faire. Je marche, je m'aperçois que, tous les cinq ou six pas, mon talon droit heurte, en passant en avant, ma cheville gauche in-lerne( celas'appelle se couper en terme de manège). Cette partie est très sensible ; cet accident me fait vivement souffrir ; je porte mon attention sur mon pied droit ; en deux jours de marche, l'habitude de ne plus me couper est prise, je n'ai plus be­soin de penser à mon pied droit, et je ne souffre plus.

Apprenons de même à raisonner : toutes les actions qui forment un raison­nement tel que ce papier blanc se passent entre les idées, ici entre les idées de pa­pier et celle de blancheur.

La science qui nous occupe, cet épou-vantail si terrible aux tyrans, cette science n détestée des charlatans de toutes les espèces, est la chose du monde la plus en­fantine, la plus simple.

Nous la nommerons idéologie ; idéo, veut dire idée ; logîe, discours ; le mot entier veut dire discours sur les idées.

Locke a trouvé cette science en 1720, je crois. Gondillac a commencé à lui donner un corps en 1750. Destutt de Tracy l'a portée à la perfection actuelle, il y a deux ans ; tu vois qu'elle n'est pas vieille.

Avant ces grands hommes, on avait fait beaucoup de bons raisonnements, mais sans s'occuper de la manière de les faire ; chaque homme était obligé de se créer une idéologie. Annibal en avait une, César une ; mais c'étaient des hommes supérieurs. Actuellement, avec neuf livres d'argent et une heure par jour pendant six mois, nous pouvons raisonner aussi juste que ces grands hommes et il ne nous manque plus que leur expérience et leurs passions pour les égaler.

Cette science est haïe à un si haut point par les charlatans, parce qu'elle les force à des réponses étranges. Par exemple, au quatrième acte de Tartufe, Cléante pressant le fourbe de V'exhérédation de Damis, le pousse par un raisonnement si bon, que Tartufe lui dit :

... II est, Monsieur, trois heures et demie, Certain devoir pieux me demande là haut, Et vous m'excuserez de vous quitter si tôt.

Si Cléante avait trouvé Tartufe dans un salon devant vingt personnes, c'en était fait de Taitufe.

Voilà pourquoi tous les charlatans haïssent si fort les bons raisonneurs. Les filous fuient les réverbères. Les lois, qui sont les réverbères, ne pouvant pas pré­voir tous les cas, éclairer tous les recoins, c'est à nous à nous munir d'une bonne lanterne. Pour cela, apprenons à ne faire que de bons raisonnements.

Idéologie. — Qu'est-ce que penser ?

Tu penses, tu le dis à chaque instant ; mais as-tu examiné ce que tu fais en pen­sant ? je crois que non. Tu sens, ma chère amie, tu ne fais que cela. Penser est sentir ; mais tu me diras ; « Qu'est-ce que sentir ? » Approche ton doigt de la flamme de la bougie, tu sentiras la chaleur ; en-îonce-le dans de l'eau à demi glacée, tu sen­tiras le froid. Voilà ce que c'est que sentir. Nous sentons ces effets ; le comment per­sonne ne le sait.

Mais nous pouvons prouver que pen­ser n'est que sentir.

1. Quand je dis: Ce vin est rouge, je sens que la qualité de rouge convient, à ce vin. Il ne s'agit pas ici de rechercher si j'ai raison ou tort, ni d'où peut venir mon erreur ; nous verrons cela dans la der­nière partie de l'idéologie. Penser, ici, est apercevoir un rapport de convenance entre les idées de vin et déroute. C'est sen­tir un rapport.

2. Tu dis : Je pense â notre promenade d'hier au Belvédère1, quand le souvenir de cette promenade vient te frapper. Penser, dans ce cas, c'est donc éprouver une impression d'une chose passée. C'est sentir un souvenir.

3. Tu ne dis pas : Je pense que je voudrais voir mon frère, mais plus brièvement : Je voudrais voir mon frère. Tu éprouves une impression interne qu'on appelle désir : tu sens un désir. — J'en sens aussi un bien vif de te voir.

4. Quand tu te brûles le doigt, tu dis : Je souffre. Cependant le dérangement mécanique qui s'opère dans ta main est une chose différente, distincte delà dou­leur que tu sens. La preuve en est que, si le bras est paralysé ou gangrené, on te brûlerait le doigt jusqu'à le faire tomber en cendres, que tu ne le sentirais pas. Pen­ser, dans ce cas, est donc tout bonnement sentir une sensation ou sentir. Quand tu dis : « Je pense que je me brûle, ou sim­plement : « Je me brûle », tu ne fais donc que sentir. Sentir, cette chose que tout le monde connaît par expérience, et

1. Le Belvédère était non loin de la propriété des Beyle à Clais. C'est de là qu'en 1S05 Pauline écrivait à son frère : » Je suis au Belvédère, il est huit heures. Les arbres qui m'entourent sont tourmentés par l'orage, les paysans qui travaillaient dans les champs voisins ont cessé leur» ouvrage* et de temp? en temps le vent apporte les sons de la cloche cie Yaïse qui sonne l'angelus... « que personne, jusqu'à cette année 1805, n'a pu décrire.

Mais, puisque penser et sentir sont la même chose, pourquoi a-t-on fait deux mots ? Parce que c'est la majorité des hommes qui fait la langue et non dix ou douze philosophes.

On t'a dit que toute idée est une image ; cela n'est pas toujours vrai. Ça l'est pour la figure de Fia vie ; l'idée que tu en as est bien une image ; mais, quand tu t'es brûlé le doigt, l'idée de cet accident est-elle l'image du changement arrivé à ton doigt, ou du corps chaud qui l'a produit ? Non. Donc, etc., etc.

Nous venons de remarquer que nous avions des idées ou perceptions de quatre espèces différentes  :

1. Je me rappelle que je me suis brûlé hier ; c'est un souvenir que je sens.

2. Je juge que c'est cette pincette chaude quia causé ma brûlure ; c'est un rapport que je sens entre ma douleur et la pincette.

3. Je veux éloigner cette pincette, dès que je sens le mal ; voilà un désir que jesens.

4. Je sens que je me brûle actuellement ; c'est une sensation que je sens ; j'aurais dû la mettre1 la première.

RI. Le mot ■ mettre » ne ?e prononce pas Maître comme ù Grenoble, mais bien métré (ê comme le (îernier de Ubedê). (Note tle Beyle.) Voilà quatre sentiments ou vulgaire­ment quatre idées bien différentes.

L'expérience nous prouvera par la suite qu'elles composent en entier la fa­culté de penser.

Amuse-toi à chercher une pensée qui ne soit pas de l'espèce d'une de ces quatre ; si tu en trouves, envoie-les-moi; tu feras peut-être une grande découverte.

De la sensibilité el des sensations. — La sensibilité est cette faculté, ce pouvoir, cet effet de notre organisation, ou, si vous voulez, cette propriété de notre être en vertu de laquelle nous recevons des im­pressions de beaucoup d'espèces, et nous en avons la conscience.

Chacun de nous ne la connait par expé­rience qu'en lui-même. Il la juge dans les autres par les signes de la déclamation.

Fais-toi expliquer les nerfs par mon grand-papa, en lui faisant cette question : « Qu'est-ce que les nerfs ? Montre-moi un nerf. Combien y en a-t-il ? où commencent-ils ? où se terminent-ils ? », etc.,etc., etc. Tâche d'en voir un, ceux d'une dinde par exemple. »

Tu connais cinq sens ; mais le mal de cœur, le mal au reins, à quel sens appartien­nent-ils? je n'en sais rien. Cela te prouve l'insuffisance des classifloations, conventions de l'homme et non choses existantes. Les passions sont un effet de la volonté ; maïs le sentiment pénible donné par la haine, le sentiment doux et agréable que donne l'amitié, sont sensations internes.

Tu vois que ces idées ne sont pas bien difficiles. ïl n'y a pas plus loin de l'avant-dernière idée du livre de Tracy, à la der­nière, que de la première à la seconde, comme il n'y a pas plus loin de quatre-vingt-dix-neuf à cent que de un à deux.

Voilà cependant, ma chère Pauline, cette science dite si difficile par les tar­tufes, qui craignent qu'il ne se forme des Cléantes.

Copie ces neuf pages tout de suite, en changeant les exemples, les mots le plus possible. Si tu savais l'italien, cette langue sublime, je te dirais de les copier en ita­lien ; en tout, les mots ne sont rien. Que me fait de dire :

Donnez-moi du pain, Give me some bread, Date mi del pane, Da miîii panem,

pourvu qu'on me donne un bon morceau de pain.

Adieu ; écris-moi vite. Figure-toi que hier, en escarpins, à onze heures du soir, j'ai fait une lieue pour aller acheter Tracy. Je sortais du Philinle de Molière, par Fabre, et ce chef-d'œuvre m'avait telle ment enflammé pour la vertu, et je sen­tais si bien les choses par lesquelles j'ai commencé ma lettre, que la peine n'était rien pour moi ; j'en lus soixante pages, sans feu, avant de me coucher.

A propos, je te souhaite une année fé­conde en jours heureux ; songe que notre bonheur dépend presque entièrement de nous, et que tu es dans le plus beau pays du monde.

Âs-tu lu les Scandinaves, bon roman hé­roïque en deux volumes ? Demande-le à Ghalvet.

Je te dirai comme au régiment : Sou­haite une bonne année pour moi à tous ceux qui se soucient encore de moi, et songe que tu me la procureras, cette bonne année, en m'écrivant souvent.

Fais faire ma chambre à Claix, et presse mon papa pour qu'il m'envoie de l'argent. Quelle impression font mes lettres ?

Apprends-tu Alceste, Oreste, Cinna ? Allons donc paresseuse ! Ecrivez-moi sou­vent. Lis-tu quelquefois la divine Madame Roland ? je bénis souvent le hasard qui me força ici à Tacheter et le hasard qui me fit oublier le premier volume à Grenoble. Mon grand-papa a ton Vauvenargues : demande-le-fui. 81. — A

A SA SŒUR PAULINE

13 Nivôse an XIII. [Jeudi, S Janvier 1805.]

n lisant ce- soir, ma chère Pauline, les Confessions de Jean-Jacques, non point pour les faits, mais pour le style divin, comme une oreille exercée se plaît à entendre diuinamenie suave d'un instrumenta, j'ai trouvé, page 135, du tome II que, dès qu'il eut élevé un binôme au carré et qu'il eut trouvé que ce carré égalait le carré de la première partie -f- deux fois la première par la seconde -j- le carré de la seconde, il crut s'être trompé, et qu'il le crut jusqu'à ce que la figure le détrompât.

J'ai été étonné de ne jamais avoir approfondi cela, moi qui ai tant étudié et aimé les mathématiques ; mais il me semble qu'on n'approfondit qu'à mesure que l'âge vient ; prends de bonne heure cette utile habitude ; je me suis donc amusé à faire la figure et la décrire sur les pages blanches que j'ai fait mettre à la fin de chaque volume relié, et il m'est venu dans l'idée de t'écrire ça. Ce soir, me promenant sous les galeries de bois du Palais-Royal, j'ai remarqué qu'une partie était en pierre. Mante a été étonné ; je n'avais pas vu ça, m'y prome­nant depuis trois ans une fois tous les deux jours au moins. J'aurais bien juré que le tout était couvert en bois ; il ne faut pas jurer de ce qu'on n'a examiné ; cela m'aurait fait perdre un beau pari.

La seconde promenade de Rousseau, l'histoire de la chute par le chien danois, est un chef-d'œuvre de style, elle fait sur moi la même impression que l'air sublime del Matrimonio segreto, Cimarosa  :

Ah! pietade troveremo Se il ciel barbaro non é.

lorsqu'il est bien chanté, c'est-à-dire qu'elle me procure un délicieux bonheur. Voilà deux plaisirs dont Jean n'a point d'idées ; bienfait de l'éducation ; mais que de peines qu'il ne sent pas et que nous avons! Je crois, cependant, pour une âme qui est parvenue à chasser tous les vices, et a su faire une habitude delà justice, l'état de Ja culture de beaucoup le plus heureux, à cause des beaux-arts et des sciences, mais surtout des beaux-arts : peinture, poésie, représentation, sculpture, architecture. 82. — A

A SA SCEUR PAULINE

25 Pluviôse an XIII. [Jeudi, lé Février 1805.]

e suis honteux, ma chère petite, de répondre si tard à ta charmante et trop courte lettre ; mais c'est que je voulais répondre auparavant à une grande lettre de mon père et que je veux le faire d'une manière solide.

Ne voit-on point les lettres que je t'écris ? Réponds-moi là-dessus et ne te fie pas aux apparences. Si tu as des soup­çons, mets dans ta lettre ces mots italiens : II grande Al fier L ; sinon, non.

De tous les temps de ma vie, il n'y en a pas où j'aie été aussi heureux que celui qui s'est écoulé depuis le départ de mon oncir1 jusqu'à ce jour. Je suis dans les intrigues du monde jusqu'au cou, et je vois de quel immense avantage est, dans la conduite de la vie, la connaissance approfondie et rai&onnée de l'homme et de ses passions. Tu n'as pas d'idée de la facilité que ça donne.

Je fais, en me jouant, ce que des hommes qui ont quarante ans d'expérience, re-

J gardent comme le chef-d'œuvre de l'habi­leté, et n'exécutent qu'avec toutes les peines de la plus laborieuse attention. Il n'y a d'un peu pénible que le premier mois ; on est étonné de la facilité qu'on trouve ; on croit se tromper lorsqu'on ne rencontre pas les obstacles qu'on vous avait annoncés. Cet état de crainte jette de l'incertitude dans la marche. Je ne sais si tu comprendras ce barbouillage ; en y pensant un quart d'heure, je l'aurais rendu clair et frappant d'éloquence, mais j'aime mieux le passer à m'entretenir avec toi. Tu as un esprit si naturel et si franc que tu dois saisir cela.

Conserve longtemps ce charmant style ; je montrai dans mon enchantement ta lettre à madame de N...1 ; elle en fut en­chantée, ravie ; voici ses propres termes : « Vous m'aviez bien dit qu'elle avait de l'esprit, mais non pas du génie ; elle peut aller à tout ; c'est votre faute si elle ne va pas plus loin que vous. »

Ce n'est pas ce que tu disais, quoique charmant, qui la frappait ; c'est la ma­nière dont tu dis et qui montre ton âme, l'état de l'instrument, un ton et une pen­sée.

Coligny les suivait à pas précipités, ou,

1. 31e" de Nardon 1 à pas précipités Goligny les suivait, sont deux choses très différentes pour une âme sensible ; cherche des exemples dans La Fontaine et Shakspeare.

Cultive avec soin cet esprit si naturel ; une bonne méthode abrège infiniment l'étude en augmentant la mémoire. Fais une liste de toutes les passions et états des passions, et, à la suite de chaque nom, comme hypocrisie, mets : 1° les traits d'hy­pocrisie que tu as vus, premier degré de vérité, en tâchant de les raconter justes ; 2° ceux qu'on t'a contés ; 3° ceux que tu as lus ; 4° les meilleures peintures par les poètes (dans cette passion le Tartufe de Molière, lago à'Olhello de Shakspeare).

Cette manière d'étudier embrasse tout : 1° connaissance de l'homme ; 2° étude des beaux-arts. Fais cela je t'en conjure, ma chère Pauline ! L'application d'une méthode répugne d'abord, parce que ça ralentit le travail ; mais, au bout de quinze jours de patience, que de trésors on dé­couvre ! c'est étonnant, crois-en mon expé­rience.

Pendant le peu de temps que je passe­rai à Grenoble et qui est peut-être le dernier pour bien longtemps, je veux te faire, 1° un cours d'idéologie (science des idées, art de les expliquer en grammaire, art de les lier de manière à produire une idée vraie, c'est-à-dire exprimant ce qui est, ou logique ; exemple : deux idées, Paris, Grenoble). L'idéologie proprement dite (premier volume de Tracy) apprend comment on a ces deux idées, ensuite comment les peuples sont parvenus à les exprimer (grammaire), ensuite la ma­nière d'en tirer une idée ou jugement vrai ; je puis dire : « Grenoble est plus grand que Paris, » et : « Paris plus grand que Grenoble ». La logique m'apprend que c'est la seconde idée qui est l'expression de ce qui est ou la vérité, que la première est l'expression de ce qui n'est pas, ou une fausseté. Elle apprend la manière dont on doit lier ses idées pour ne parvenir qu'à la vérité. Tu vois que c'est là l'instrument général nécessaire à tout et que tout le monde a une logique plus ou moins bonne, même Marion, pour acheter deux pieds de cardons à la place. Voilà ce que les sots ne peuvent se mettre dans la tête.

Même les chats, en prenant une souris, en ont une. La logique forcée par les be­soins existe toujours plus ou moins chez tout individu qui a besoin de tout, sait plus de vérités et sait mieux les découvrir que qui n'a besoin de rien.

Le" deuxième cours de littérature qui ne sera qu'un développement du troi-, sième, qui sera un cours de connaissance^ des passions ; il n'y aura en plus que l'art de les peindre de manière à produire tel sentiment dans le cœur du spectateur. J'ai là-dessus un gros volume de choses neuves dans la tête, que je n'ai jamais eu le temps d'écrire.

Le quatrième et dernier sera un cours de déclamation ; ce dernier est le plus indis­pensable : c'est la peau qui recouvre tout le corps, Que dirais-tu d'une femme qui aurait les os (l'idéologie) et les muscles (connaissance des passions) parfaitement bien faits, mais qui serait éeorchée ; elle serait affreuse. De même une femme d'esprit aux yeux des sots. Il faut donc nécessairement (dans nos mœurs monarchiques et par là corrompues) qu'une îemme soit hypocrite.

Fais-toi donc une langue avec les sots et tâche de leur plaire ; je voudrais que tu pusses lire Delphine, de madame de Staël ; tu verrais les épouvantables malheurs où conduit une belle âme sans... \ La pru­dence n'est presque que Fart de ménager les sots : à Paris, il y en a dix-huit sur vingt, la proportion est la, même en province et les gens d'esprit sont tout au plus bons à être des sots à Paris. Exemple ; il noslro Zio2, Movel. Je ne connais que Savoye-Rollin et le charmant père Ducros. Etudie

1. Un mot coupé. Sans doute : hypocrisie. 8. L'oncle Romain Gagnon, cet homme, à qui il n'a manqué que de le vouloir pour être un grand homme.

Occupe-toi des caractères de Flavie et autres. J'ai commencé avec N... l à faire feux des jeunes gens que nous connais­sons. C'est la seule bonne étude qui nous reste. Fais le caractère de tout ce qui t'entoure, Jean, il Zio, Caroline, et autres. Rappelle-toi que je te le recommande comme ia pierre philosophale ; fais-le par amitié pour moi. Apprends, je t'en supplie, Monime, Hermione, le Misanthrope, Cinna, le Métromane, si tu as la Métromanie, le Menteur, etc. Apprends, je t'en supplie '. tu as tout pour être une femme rare, suis ta destinée, et rappelle-toi que, pour la suivre, il faut te cacher aux badauds ; sans cela, ils te tuent à l'entrée comme la mal­heureuse Delphine. Tâche de venir à Paris pour ton mariage ; je te promets le bonheur jusqu'à quatre-vingt-dix-neuf ans, si nous y allons. Aie les yeux sur N... ; donne-toi de la grâce ; songe que la grâce n'est autre chose que de la faiblesse, et qu'une femme qui a l'ànae d'Emilie de Cinna et qui raisonne comme Tracy, n'est

1. 'S. doit désigner ici Louis Crozet.

On trouvera dans les Mélanges de Littérature sous le titre d' c Essais psychologiques ». les portraits et caractères qu'à cette époque Beyle écrivait en collaboration avec Crozet et dont les modèles sont empruntés au milieu des Ponts et Chaussées où vivait alors ce dernier. jamais faible, par conséquent jamais gra­cieuse, et ce vers :

Et la grâce plus belle encor que la beauté...

est archîvraï ; sois donc hypocrite et com­mence par plaire : voilà le digne fruit de nos mœurs corrompues, la nécessité de l'hypocrisie. Songe que ce sont nos proches qui commencent notre réputation et que même une grande âme ne t'épousera que sur ta réputation. Il faut que la femme de César ne soit pas même soupçonnée. Sens La Fontaine, et lis Saint-Réaî : Usage de l'Histoire; l'édition en cinq volumes.

Où en sont les mathématiques ? As-tu lu tous les livres que j'ai laissés dans la commode ? Si non, lis-les.

83. — A A SA SŒUR PAULINE

7 Vc-ntô^e an XIII {Mardi Gras,.] [26 Février 1805.}

Eh bien, les cent écus qui devaient venir à la fin de la semaine ? Et il y a trois semaines que cette se­maine est passée.

Fiez-vous, fiez-vous aux vains discours des hommes 1 Je chantais cette chanson ce matin, lorsque mon tailleur est venu, pour la dixième fois, me demander un acompte ; je lui ai dit : « Fiez-vous, fiez-vous aux vains discours des hommes, » etc., etc.

Dis-moi donc où en est cette affaire, dis à mon père que, s'il veut m'accorder une avance, el'e ne saurait mieux venir. Mon oncle ne vient-il point à Grenoble ? Ma dernière lettre à mon père ne l'a-t-eîle point fait revenir de l'espèce de froid où il est à mon égard ?

C'est moi qui puis me plaindre, et c'est moi qu'on querelle. Je n'ai pas, à la vé­rité, droit de me plaindre ; mais j'en ai encore moins à être grondé. Car enfin, tout mon crime est d'avoir demandé, en vendémiaire x, une avance qu'on commence à me promettre en ventôse, et puis l'on parle de sensibilité ! 0 lempora ! o mores ! mais dépêchons-nous vite de rire de tout cela, de peur d'être obligé d'en pleurer. Au fait nous avons tort de croire les hommes meilleurs qu'il ne sont, et dou­blement tort de croire les paroles, nous qui répétons sans cesse qu'il ne faut croire que les actions. C'est qu'une âme vrai­ment sensible connaît les hommes en gé­néral, mais fait souvent, sans s'en douter,

l. Voir îa lettre <}n_25 septembre 1804. exception pour l'homme avec qui elle a affaire, surtout quand cet homme est un père. L'intrigant ne connaît point les hommes, les passions, mais sait par cœur l'individu qu'il veut faire mouvoir : ob­serve cette différence dans le monde.

Donne-moi de grands détails sur votre vie actuelle ; je songe qu'il y a onze mois que je suis parti de Grenoble. Dis-moi les changements arrivés depuis lors dans les habitudes ; car l'homme est sans cesse en révolution. Qu'est-ce que votre loge­ment actuel ? Et, pour finir ma phrase, qu'est-ce que la promesse des cent écus ? Est-ce une mauvaise plaisanterie ? Ou y a-t-il quelque bonne intention ? En ce cas, tu peux dire la vérité *: c'est que, dans cette espérance, j'ai fait faire des habils, pour le prix desquels on me tourmente.

Au reste, à part ces petites bêtises aux­quelles je ne plie mon esprit qu'avec dé­goût, jamais je ne fus si heureux. Mon existence dans la société était trop forte, trop brillante si j'ose le dire, pour avoir de la grâce. Quand j'étais présent on me faisait accueil ; mais, moi absent, on di­sait du mal de mes actions. J'ai changé tout cela en me mettant moins en avant ; avis au lecteur.

Mon parti est décidément pris, je ne compte sur mon père qu'à concurrence d'une légitime, qu'il ne peut presque pas me refuser. Je mettrai ces vingt ou trente mille livres dans la banque1, et je pio­cherai comme un diable, laissant Claix, le Cheylas et toutes les belles espérances à Caroline ; c'est, je crois, la seule corde qui reste.

Voilà, belle Pauline, à quel point nous en sommes 1

A travers tout cela, j'ai accroché, hier 6 ventôse, une j'ournée charmante et qui, tout pesé, est la plus belle de ma vie.J'ai eu, de midi à trois heures et demie, une conduite au-dessus de l'humain, telle que Molière^urait pu la composer et que Mole aurait pu la jouer. Enfin tu connais ma laideur ; des femmes que j'ai offensées me firent compliment sur ma flgure. J'étais en bas, culotte, gilet noir, habit bronze, cravate et jabot superbes. Hein ! suis-je fat de te conter cela, mais je pense tout haut avec toi.

N'est-il pas piquant d'être arrêté dans mes projets parce que je ne puis aller ce soir au Français ? Je pourrai avoir de

1. Nous voyons se préciser ici ces plans pour faire fortune dans la banque qni n'aboutiront au mois de juillet suivant à ne faire d'HenriBeyle, pressêde rejoindre l'actrice Ixmason, qu'un commis-épicier â Marseille. plus grands succès, mais jamais je ne déploierai autant de talent ; je n avais rien fait d'approchant de ma vie. C'est la première fois, à vingt-deux ans et un mois, que j'ai pu prendre assez d'empire sur moi-même pour être aimable par prudence et non pas par passion.

Je te conterai tout ça de vive voix, et. tu verras combien la chanson que je te cite au commencement est loin d'en être une. Réfléchis à cela et songe à ne pas te laisser entraîner par les jolies choses que tu verras faire pour toi1.

Campe moi donc deux ou trois lettres de quatre pages pleines de détails ; écris, paresseuse ! écris ! et envoie-moi mes cent ecus. Vous verrez bientôt Mante ; observe l'homme le plus vrai et un des plus grands idéologues qui existent ; j'espère que la simplicité d'un homme fait pour devenir si grand te plaira.

1. Ce grand succès est raconté tout au long dans le Journal, ,ï la date du 25 février 1803. 84. — A A SA SŒUR PAULINE

17 Ventôse an XIII. [Vendredi, S Mars 1805.]

'est donc décidément une plaisan­terie, que cette promesse de cent écus ?

Ou m'a promis cent écus

Pour ne pas dire que j'ai vu,

Biais je l'ai vu et il est noir, etc., etc.

Gonnais-tu cette excellente anecdote de Grenoble ? Ne la demande pas, mais écoute si on la dit.

Pont de Veyle (le frère de madame du Deffant), rencontré un jour qu'il faisait très froid, très légèrement vêtu :

— Comment faites-vous pour être si légèrement habillé par le temps qu'il fait ? — Je gèle.

Voici ma recette : Je suis tout le jour dans le monde. B..., à qui j'avais prêté cent francs cet été, m'en a prêté cent cet hiver ; j'ai un bel habit : avec cela, je cours comme un diable.

Jusqu'ici, le monde était une distrac­tion de mes études ; il est devenu mon objet, depuis que la générosité de mon père me tient au-dessous de zéro. J'y ai bien fait des découvertes depuis deux mois ; apprête-toi à être endoctrinée ferme, à mon voyage. Ce voyage qui s'approche commence à me faire une peur du diable. Quoi ! quitter ce Paris où je n'ai peines que celles qui me viennent de Grenoble pour aller à Grenoble, cela fait frémir ; aussi je crois que je le pousserai un peu. Le seul chagrin que j'en ai est de ne pas pouvoir t'instruire, au moins par tradi­tion, de ce monde où tu es faite pour être adorée, et où, avec l'adresse d'épouser un homme riche, ou avec la patience de me le laisser devenir, tu peux entrer un jour.

Sais-tu que madame de Baure1 est enchantée de tes lettres ; elle y trouve l'esprit naturel, et c'est tout. Je te dirai, un jour, ce que c'est que l'esprit naturel ; en 'attendant donne-m'en plus d'échan­tillons. Pourquoi ne pas m'écrire plus souvent ? Je n'ai que des choses tristes à dire : tu les candis avec ton âme, elles deviennent charmantes.

Hein ! voilà ce que c'est que d'avoir vu faire des gratins à Claix.

Tâche de lire Delphine et les Mémoires de Saint-Simon. Plais à tous ceux qui ne

1. Sœur de Pierre et Martial Dam, te plaisent pas et qui t’entourent ; c’est le moyen de sortir de ton trou. Mme de Tencin était bien plus loin des sociétés aimables que toi, et elle y parvînt. Comment ? En se faisant adorer de tout le monde, depuis le savetier qui chaussait Montfleury jusqu’au lieutenant général qui commandait la province. Il faut, pour plaire, que les choses flattent ce qui est bas et ennuyeux ; les femmes n’ont besoin que de leurs grâces, qu’on appelle naturelles, parce que, toutes en sentant la nécessité, toutes en ont.

La connaissance de l’esprit des lois de la société dans un salon est bien plus intéressante et bien plus utile que celle de l’esprit des lois de la société au Forum de Rome. Il faut autant d’esprit pour les connaître ; elles sont toutes un corollaire de l’esprit d’Helvétius.

Allons, cela est si utile, que je me détermine à faire le pédant encore une fois.

Or donc, écoutez ce raisonnement, lequel est des plus forts :

Une vue faible est éblouie d’un éclair pendant la nuit ; cet éclair la trouble et la transporte tant, elle le sent si fortement, qu’elle n’a pas eu le temps (la présence d’esprit) d’examiner sa direction, ni le nombre de ses zigzags.

Une vue plus forte, qui en est moins émue, qui le sent moins fortement, le décrira mieux, parce qu'elle l'aura mieux observé.

Voilà la sensation et la perception ; tu trouveras dans le monde des gens à sen­sation et d'autres à perception. Presque toutes les jeunes filles, et, parmi les hommes, les têtes romanesques, sont toutes à sensation.

Voilà une grande base ; observe-la dans le monde ; il y aurait quatre cents pages de développement à faire ; fais-les toi-même.

Je t'ai expliqué ce que c'était que la tête et le cœur ; comme quoi, avec la même dose d'impulsion, on pouvait ne faire rien qui vaille. Voilà la véritable raison de la nécessité de l'instruction, raison â jamais invisible aux pédants.

D'après cela, voici ce qu'on appelle esprit naturel dans le monde, esprit qui est le superfm, mais qui, comme toute chose,n'étant senti que pareeux qui l'ont, ne l'est peut-être que dans les grandes sociétés de Paris, Rome, Naples surtout, où le climat le fait abonder.

La plupart des hommes ont un esprit appris : ils savent deux cents anecdotes, trente plaisanteries. Au bout de deux mois, de six, d'un an au plus, suivant l'ampleur du sac, on les sait par cœur. Rien d'agréable à la longue que l'esprit naturel, celui qui est inventé â chaque ins­tant par un caractère aimable sur toutes les circonstances de la conversation. La raison en est bien simple, il donne une comédie de caractère dont le protago­niste est aimable. Voulez-vous donc avoir de l'esprit : travaillez votre caractère, chassez-en non seulement les vices, mais même les défauts, et dites ensuite dans chaque occasion tout ce que vous penserez.

Apprenez tous les esprits appris (les calembours par exemple) ; pratiquez-les deux mois pour avoir droit de les mépri­ser ensuite et n'être point ébloui. Voilà l'esprit de ce charmant Matta {Mémoires de Grammont, livre à lire) ; c'est dans ce sens que Ninon disait à un père dolent : « Votre fils ne sait rien ; tant mieux ! il ne citera pas ».

Adieu ; en récompense de ces beaux dietons, envoie-moi cent écus, tu me don­neras les moyens de voir plus souvent les personnes si aimables qui m'ont servi à tracer ce caractère, et dont je vais me séparer, hélas ! peut-être pour toujours. liai ! crudella morte !

Mais, hélas ! le ciel donne aux uns une âme sans richesses, aux autres des richesses sans âme, c'est ce qui fait qu'il y a tant de mélancolie et d'ennui au monde. Etudie des rôles, Ariane de Thomas Corneille, par exemple ; en te les faisant dire, je t'apprendrai mille petites règles du monde ; saches-en seulement par cœur sept ou huit ; connais les autres.

Adieu ; mille choses à tout le monde. Mes cent écus ! mais, dans tous les cas, une lettre de quatre pages ; écris donc, paresseuse ?

Mais tout sied bien aux belles On souffre tout des belles !

85. — A

A SA SŒUR PAULINE

28 Ventôse an XIII. [Mardi, 10 Mars 1805.}

oohquoi ne m'écris-tu plus ? Il me faut une réponse là-dessus. Songe donc, petite imbécile, que, mal­heureusement destinés à passer notre jeunesse au moins dans des pays éloignés, c'est avancer autant qu'il est en nous le temps où la mort nous séparera, que de vivre inconnus l'un de l'autre. Je crains que la manie des phrases ne te prenne et que tu n'aies pris la résolution de ne m'écrire que lorsque tu auras quelque chose d'essentiel à me communiquer. Songe que c'est le degré d'intérêt que nous prenons aux choses qui les rend impor­tantes pour nous. Une femme que j'aime doit aller ce soir au Français, au lieu d'aller au bois de Boulogne ; je pense toute la journée à ce changement. Rien ne serait plus insipide qu'une telle nou­velle aux yeux des indifférents ou même d'un simple ami ; pour moi, c'est une des choses les plus intéressantes.

Mets-toi donc dans l'esprit que tout ce que tu fais m'intéresse beaucoup et écris-moi sans gêne tout ce qui te vient. Je ne passerai probablement qu'un mois ou deux à Grenoble : je me séparerai ensuite de toi pour deux ou trois ans ; si nous prenons le parti de ne pas nous écrire, nous deviendrons bientôt étrangers l'un à l'autre ; peux-tu soutenir cette idée ?

Dis-moi ce que fait mon père, s'il est un peu plus content de moi, de quel air il en parle ; enfin, s'il paraît disposé à ni'en-voyer l'avance que je sollicite depuis six mois.

Avez-vous vu Mante ?

Réponds-moi sur tout cela et donne-moi des détails sur la famille. Car il y a demain, 29 ventôse, un an que je suis parti pour Genève ; moi, pendant cette année, je suis devenu un peu moins passionné et un peu plus raisonnable. Dieu m'a fait la grâce de voir que j'étais destiné à mourir de faim, non point à cause de la récolte de cette année et de la guerre, mais à cause de l'amour croissant de mon père pour l'agriculture. J'ai eu la force, dans cette année, de refuser un mariage qui me mettait à jamais à l'abri des ca­prices de mon père ; mais les gens sévères l'auraient trouvé peu délicat1. Je me jette donc à corps perdu dans la banque ; je m'abandonne à cinq ou six ans d'ennui et d'inutilité pour mes études, pour avoir de quoi vivre : je vais en ce moment lire des livres de banque à la Bibliothèque nationale.

Actuellement, je pense que mon père me refusera des fonds ; il ne me manque plus que cela : j'en aurai plus de mérite à devenir millionnaire. Il sera beau voir mon père se montrer plus chiche que Dupré ; mais gaudeamus bene naît, c'est les mœurs du pays ; ici, ce ne serait point ça : les Parisiens ont moins de sensibilité de mots et plus d'action. Moi, homme grossier, je donne la préférence à la se­conde.

Donne-moi de grands détails sur le

1. Peut-être s'agit-U d'un mariage avec Adèle de Nardon ; Beyle était sans doute l'amant de la mère. secours de quinze louis que mon oncle et toi m'avez annoncé. S'il n'y en avait que sept de prêts, j'aimerais mieux cette avant-garde que rien du tout ; tiens la main à cela et écris-moi dans les vingt-quatre heures.

Sais-tu quel est le prix réel de chaque chose ?

C'est la quantité de peine qu'il faut que celui qui en a besoin prenne pour l'ac­quérir.

Je songeais ce matin à te faire bsnquière. En supposant que tu épouses un homme vulgaire, nous lui aurions une place à Paris, et, moi, je te mettrais à ma banque où tu pourrais gagner de dix à quinze mille livres de rente.

Il y a ici sept ou huit banquiers dont les femmes font les affaires, songe à cela ! ça paraît ridicule à nos nigauds de Gre­noble ; tout ce que leur grand génie ne leur montre pas, l'est. Songe que c'est peut-être le seul moyen d'habiter Paris. Madame Le Brun * à bien fait pis : elle faisait sa cuisine, point de domestique ; elle a actuellement dix mille francs de rente ; le travail et l'esprit viennent à bout de tout.

Pense à cela ; lis Smith, que mon papa

1. Née Daru. a ; dans tous les cas, c'est une bone étude, elle peut faire ton bonheur ; il nous faut, primo, avoir de quoi vivre ; ensuite, nous songerons à jouir.

Réponse prompte ; n'oublie pas les rôles.

86. — A

A SA SŒUR PAULINE

Paris, 25 Germinal an XIII. [Lundi de Pâques, 15 Avril 1805,]

e destin qui nous fait à son gré courir, nous arrêter, sauter de joie, périr de langueur, et qui nous conduit comme des pantins, m'empêche, depuis huit jours, de répondre à ta divine lettre. Je crois qu'il ne se donne même pas la peine de tirer les fils, qu'il s'amuse de nous tout bonnement, et qu'il s'en rapporte à nos folies pour produire des mouvements bizarres qui le fassent rire. Imitons-le donc ; on gagne toujours â imiter le maître. Il m'a poussé à faire voir ta lettre à un de mes amis, que je connais homme de beaucoup d'esprit, qui, à peine arrivé à la moitié, voulait prendre la poste pour aller t'épouser. Il était ravi, enthousiasmé, et aurait voulu être trans­porté. Je le retins par la manche.

— Vous allez faire un bel esclandre a Grenoble ! voilà un beau projet !

— Très beau. Vous me dites qu'elle est jolie !

— Mais il y a mille difficultés : par exemple, vous êtes marié, vous avez trente-six ans, etc., etc.

Enfin, je suai sang et eau, comme Jésus-Christ avait fait. 1805 ans auparavant, vers la même heure ; mais je ne fus pas crucifié, ce qui fait que je t'écris.

Alors, ce monsieur, pour se consoler prit une plume et une grande feuille de papier et se mit à la remplir tout entière de ces mots : « Mademoiselle Pauline, sublime ! » Je t'en envoie un échantillon.

Quand son admiration lui permit de voir en détail  :

— Quel goût de plaisanterie, mon ami, quel bon ton, mais c'est merveilleux ! ça ne s'apprend point en province ! Je vois votre affaire, c'est une intrigue épouvantable.

— Comment, une intrigue ?

— Oui, une intrigue ; vous voyez sou­vent madame R.... qui est brouillée avec ma femme,

— Comment brouillée ?

— Ces comment, dit L,.., ne finiront jamais ! oui, brouillée, il s'agit d'une noir­ceur faite au colin-maillard.

— C'est un jeu très noir, en effet.

— Madame R... et vous, vous êtes réunis pour fabriquer cette lettre ; vous l'avez envoyée à votre sœur ; la petite lui a donné, en la copiant, le charme de la candeur que vos âmes noires ignorent, et vous venez me la lire pour me faire di­vorcer. C'est fort bien à vous ; vous jouez là un beau rôle !

Madame R... est une vieille personne de vingt-deux ans, jolie comme les vierges de Raphaël, pleine d'ebprit et de senti­ments dans ton genre, mais ne t'appro-chant que de loin encore.

Il est parti de là pour publier partout que j'avais une sœur qui avait plus d'es­prit et de grâce qu'il n'en avait jamais vu réunis.

Si jamais tu viens ici dans cette société, ta réputation est faite. Je m'en vais entrer dans quelques détails, parce qu'il est possible que tu te laisses tenter et que tu partes à la réception de ma lettre.

Huit ou neuf jeunes filles s'instruisaient il y a six ans dans une pension presque aussi sublime que celle de mademoiselle Lassaigne. Elles avaient de l'esprit malgré la pension ; cet esprit les réunit ; elles se promirent de se voir étant mariées, quelque état qu'eussent leurs maris. Elles ont tenu parole : six le sont à des gens d'une fortune assez inégale ; ça n'empêche pas chacune d'elles de recevoir à son tour. Excepté sept ou huit parents d'obliga­tion, tout le reste est jeune, gai et spi­rituel. C'est une manière adroite de te dire que je suis tout cela. L'air de la maison est mortel pour les sots, ils s'enfuient bien vite en criant partout que c'est un gouffre, une réunion de gens à mauvais cœur qui ne respectent rien, et qui se moquent de tout depuis Dieu ; ils ne disent pas jusqu'à nous, parce que le chemin est bien long pour les autres, mais il le pensent.

Si tu n'as pas assez d'argent pour par­tir, le remède est tout simple : viens ap­prendre la banque avec moi et Mante ; il y a ici vingt femmes qui tiennent des maisons, et qui, en cinq ou six heures d'un travail moins pénible qu'un bas gagnent quinze ou vingt mille livres. Tu feras comme elles, et tu jouiras en même temps de cette liberté que tu désires tant, et des charmes de la plus aimable société. La liberté est ici à son comble ; ce pays te convient ; je ne comprends pas com­ment tu ne prends pas la poste. Tu es faite pour y avoir tout le succès possible, et c'est vraiment (pour parler les termes de notre état futur) le local où tu peux éta­blir avec le plus d'avantages la manufac­ture de bonheur.

A propos de bonheur, j'aurai celui de te voir quand mon père m'aura envoyéde l'argent pour payer mes dettes ; car l'abon­dance où il me tient commence à m'ef-frayer : je crains qu'il ne se dérange pour moi, et c'est à moi à mettre des bornes à ses bontés, puisqu'il n'en connaît point lui-même. Réellement ses bontés sont sans bornes.

Prépare-toi donc à travailler ferme pendant les cinquante ou soixante jours que j'aurai le bonheur de passer à tes pieds ; je m'en vengerai en te grondant sans cesse. En attendant ces débats, je t'envoie un feuilleton de ce journal, qui, contre son ordinaire est sensé, et qui t'aidera à perfectionner le talent, qui te fait faire des conquêtes à cent quarante lieues de distance.

Ecris-moi bien vite, je ne montrerai plus tes lettres. Às-tu vu Mante ? Il te prêtera peut-être Tracy. Que disent nos parents l Que je trouve, en arrivant, huit ou dix caractères de faits, ou je prends la grande colère du père Duchesne, bgrml patriotique. C'est dommage qu'on ne voie pas nos lettres : savez-vous ce qu'il ap­prend à sa sœur, et pourquoi il lui écrit bi souvent ces grosses lettres qui coûtent seize sous ? II lui apprend à jurerk? 0 l'âme noire, ô le scélérat. ! ô le philo­sophe !

87. — A A SA SŒUR PAULINE

29 Germinal an XIII. } Vendredi, 19 Avril 1805.]

J'avais besoin, ce matin, de jouis­sances intimes et tendres ; j'ai relu tes lettres, elles m'ont charmé, surtout une du 9 messidor où tu es encore plus toi qu'à l'ordinaire ; il est vrai que tu te crus obligée de l'excuser le lendemain, parce que tu craignais qu'elle ne m'eût ennuyé. Voilà une belle crainte 1 Tu es faite, ma Pauline, pour devenir une femme extraordinaire. Une chose fait naître le grand génie, c'est la mélancolie. Une âme grande et qui conçoit les jouissances célestes se les figure dans la vie, et les attend ensuite lorsqu'elle voit qu'elles n'y sont pas ; c'est-à-dire que les âmes froides et sèches qui sont en immense majorité ne peuvent ni sentir ses trans­ports ni les lui rendre ; elle se croit mal heureuse et se dit à elle-même ; « Je mé­ritais mieux ! » Et les douces larmes de la mélancolie lui viennent aux yeux. Alors, ces jouissances acquièrent un charme de plus par le regret de ne pouvoir les trouver ; on se les détaille pour se con­soler, et, par là, on devient capable de les peindre. Voilà par où ont passé Jean-Jacques, Racine, Shakspeare, Virgile, etc., etc., et tous les grands génies sensibles. Lorsqu'ils ont joint à cela une bonne tête et qu'il ont connu la vraie vertu, comme Homère, Corneille, ils ont pu produire les plus beaux ouvrages hu­mains. Figure-toi une tragédie où il y aurait un rôle d'Hermione ou de Phèdre et où les hommes seraient les Horaces, Cinna, Sévère. Le cœur humain ne pour­rait pas tenir à tant de beautés si elles étaient bien jouées par les acteurs ; tout le monde suffoquerait au troisième acte et sortirait au quatrième avec un mal de tête horrible. Nos poètes font bien sortir, mais par un motif plus tranquille. Polyeucle approche de ce beau idéal.

Tous les grands peintres sensibles ont aussi commencé par la mélancolie ; elle est inspirée par les têtes du divin Raphaël et par les paysages du Poussin. Lorsqu'on est même bien disposé, ils produisent l'illusion la plus complète, et celle qui a le moins besoin de secours de notre part, mais souvent et presque toujours leurs ouvrages sont gâtés par la vraie connais­sance de la vraie vertu. Quel tableau aurait fait Raphaël si au lieu de peindre des nigauderies comme ses 'Sainle Famille éternelles, il eût peint Tancrède recon­naissant sa maîtresse qu'il vient de tuer ! Pour un génie sensible en peinture, c'est là le plus beau sujet existant, comme pour un génie sublime (ou tendant à la terreur) le plus beau sujet est Jupiter foudroyant les géants. Le second est assez bien traité par Jules Romain, au palais du Té, à Mantoue : sur le premier, je n'ai vu qu'une mauvaise croûte au mu­sée d'ici.

Toutes les femmes célèbres ont com­mencé comme toi par être tristes ; ma­dame Roland par exemple. L'impéra­trice de Russie, qui détrôna son mari, dut tout son génie à sa prison, aux livres français et à l'amitié de la princesse Kou-rakine. Lis Rulhière.

Ce sort pour les femmes est bien plus commun dans le monde qu'on ne le croit ordinairement, les femmes n'ayant point d'action directe dans nos mœurs et ne pouvant agir qu'en poussant les autres. Gombien de malheureuses périssent de langueur, faute de secours, et sans que les barbares qui les tuent s'en doutent.

Le malheur des âmes sensibles vient d'expliquer à leur manière les paroles des gens secs ; ils te disent que le premier des biens est la liberté. Cela peut être vrai pour eux, non pas exactement pour nous ; il faut bien un certain degré de liberté, sans quoi, tout se tourne en poison ; mais la liberté absolue est l'isolement et c'est le péril des États. Vois ce mendiant de quatre-vingts ans qui se prive de la moitié de son pain pour nourrir son petit chien.

Mille choses, qui glissent sur leurs âmes sèches et qu'elles n'aperçoivent pas, font le bonheur ou le malheur d'une âme tendre, et la plupart des choses que nous envions sur la parole des secs ne sont pas même des plaisirs pour nous, comme toutes les jouissances de vanité par exemple. Une âme comme la tienne, ma chère Pauline, tire plus de plaisir d'un bel arbre qu'elle rencontre à la promenade, qu'eux d'un superbe équipage tout neuf dans lequel ils veulent briller ; ils voient que, en général, ils brillent bien moins qu'ils ne fe'y attendaient, et, toi, sous ton arbre, tu te figures des amants heureux, des époux faisant promener ensemble leur petit enfant de deux ans, Sapho faisant; retentir les forêts de ses accents sujjiimes, et les mule ec mille tableaux que ton imagination a fournis à ton cœur.

Il faut chercher à réaliser le plus pos­sible ces tableaux dans ta vie ; pour cela, étudier ton siècle et prendre garde que ton âme ne te fasse pas illusion en te montrant ce qui n'existe pas.

Ce siècle est commode ; il n'y a qu'un mobile, l'argent ; sous Louis XIV, par exemple, il y en avait trois ou quatre ; il était impossible quelque argent qu'on eût, de réparer le manque de naissance et de vaincre certains préjugés que Vol­taire et Rousseau ont détruits. Je suppose que tu eusses voulu faire un colonel de ton fils ; s'il n'avait pas été noble, tu au­rais en vain jeté des millions par la fe­nêtre. Actuellement avec de l'adresse et cinquante mille francs, tu pourrais en venir à bout. Julie d'Etange fut mal­heureuse toute sa vie avec tout ce qu'il faut pour le plus divin bonheur, à cause de la sotte manie du baron son père. Tu vois cette seule erreur de tête faire le mal­heur de Julie, de sa mère, de Saint-Preux et de Claire.

Vois donc les services que rendent les philosophes, quelque froids qu'ils soient, en chassant les préjugés.

Le bonheur consiste à pouvoir satis faire ses passions, lorsqu'on n'a que des passions heureuses. La haine, la vanité, la cruauté, par exemple, sont des passions qui, généralement parlant, donnent plus de malheur que de bonheur. On peut croire le contraire de l'amitié, l'amour, l'amour de la gloire, celui de la patrie, etc. II faut donc faire le premier travail sur soi, ot tâcher de déraciner de son cœur les passions malheureuses ; cela est facile lorsqu'on le veut ; il faut ensuite acquérir les habitudes propres à diminuer autant que possible les inconvénients qui pa­raissent inévitables.

Tu es destinée à passer encore deux ans de ta vie avec des sots. Prends l'habitude de les considérer du côté comique, et cherche à en tirer de bons contes pour faire rire tes amis. Pour toi, étudie l'homme ; vois comment ils sont parvenus avec beaucoup de peine à se rendre aussi sots, ce en quoi les circonstances ont contribué à ce noble dessein, ce qu'ils ont fait eux-mêmes. Cherche le chemin que tu aurais dû tenir, si tu avais été à leur place, pour éviter les habitudes de la tête et du cœur {ou le caractère) qu'ils se sont données.

— « Mais à quoi bon étudier N... ou N... J'abandonne ces gens, à leur triste mé­tier, et dans le clair obscur de leur dédale in£àme, je ne me mêle pas... L'Eglanhne.» Tu as tort ; tu acquiers sur ces pécores le talent qui te fera lire dans le cœur des grands hommes, si tu en rencontres, et dans celui des gens de qui ton destin peut dépendre un jour.

L'étude est désagréable ; mais c'est en disséquant des malades, morts à l'hôpi­tal de maladies souvent contagieuses, que le médecin apprend à sauver cette beauté touchante qu'un abcès à l'esto­mac allait enlever à ses parents et à son amant éperdu la veille de leurs noces. Il est excellent que l'ennui te force à cette étude dégoûtante et nécessaire. Voilà pourquoi de jeunes Parisiens qui ne s'en­nuient jamais à seize ans, sont si sots, si ennuyés, et si ennuyeux à vingt-six; c'est là le vice" radical des maisons pari­siennes. Fais donc des caractères sur les illustres qui font la partie ; suppose qu'un tribunal composé de Shakspeare, Helvé-tius, Montaigne, Molière, et Jean-Jacques te demande une description de M. X... Que lui répondras-tu ?

Une fois qu'on a déraciné de son cœur les mauvaises passions, ce qui, je crois, est aisé en le voulant fermement (pour cela, il faut se démontrer qu'elles rendent malheureux dans tous les cas possibles), il est clair qu'il faut chercher à satis faire le plus celles qui restent. Le degré de bonheur dont on est susceptible se mesure alors sur le degré de force des passions. Il faut considérer que ce sont les hommes avec qui vous êtes destiné à vivre qui vous rendront heureux et mal­heureux. Ici, comme nousfaisons la même étude, nous pourrons nous être utiles, et bien plus que deux amis de même sexe, en ce que, avec une âme sensible, le bon­heur dépend toujours beaucoup de l'autre, et que tu m'aideras à connaître les femmes, tandis que je pourrai te dire ce que je sais des hommes. Regarde, ma bonne amie, que tout nous unit, et que, quand nous ne nous aimerions pas, le froid in­térêt nous rassemblerait encore, et nous pouvons nous croire malheureux S

Les hommes que nous rencontrerons, dans le voyage de la vie que nous com­mençons, seront ou, comme nous, âmes ardentes, ou entièrement froids et secs, ou entre deux. Le nombre des âmes ardentes est infiniment petit, et il est très aisé de s'y méprendre. Nous sommes les amis nés de ces grandes âmes, nous sommes dépo­sitaires de leur bonheur, comme elles du nôtre. Il suffit de se connaître pour s'aimer à jamais ; nous pourrons avoir les plus grands torts avec elles, elles avec nous, nous finirons toujours par être re jetés dans les bras l'un de l'autre, les secs nous sont trop insupportables.

Pour les secs, nous ne pouvons espé­rer de les faire contribuer à notre bon­heur qu'en leur montrant le leur dans les mêmes objets. Pour cela, il faut acquérir de la séduction dans l'esprit, c'est là où (siècle de François 1er) les femmes brillent. Car tu trouveras des secs si sots, que tu auras toutes les peines du monde à leur faire faire les choses qui leur sont avan­tageuses et à toi aussi ; tu sens que, pour ces secs, la tristesse d'une grande âme. quand même elle leur serait intelligible, est d'un ennui mortel (elle ne leur est pas intelligible), parce que, pour avoir pitié, il faut se mettre à la place et ils ne se reconnaissent pas dans nous. On voit tuer une mouche sans peine, on frémit de voir mater un bœuf ; ce serait bien pis si on voyait- tuer un orang-outang. Il faut donc se faire un système de gaieté avec ce vulgaire, étudier ce qui les fait rire, sans nous peindre à leurs yeux d'une ma­nière supérieure, et par conséquent offen­sante. Ôuand nous aurons cette bonne habitude, nous n'aurons plus qu'à acqué­rir de la fortune pour être maîtres de notre destin autant qu'un homme peut l'être.

Je suis bien loin de mettre tout cela en pratique ; peut-être se passera-t-il bien des années avant que je puisse acquérir ces bonnes habitudes ; mais il me semble que voilà la route du bonheur ; d'ailleurs, en avançant, nous corrigerons.

Je voulais te dire encore cinq ou six pages de détails ; mais onze heures sonnent, il faut que je m'habille et que je sois à midi à une demi-lieue d'ici.

Tu vois toi-même tous les corollaires : comme quoi la position dans laquelle tu te trouves, et qui te porte à regarder la carte géographique au commencement de la route, est la plus heureuse possible, en regardant la vie dans l'ensemble, si elle est un peu pénible dans le moment. Je puis t'assurer que tu es bien plus heureuse qu'Adèle Rebuffel qui n'a qu'une mère, qui a dix-sept ans et vingt mille livres de rente ; mais elle n'a pas ton âme. G'est là tout ; le reste s'acquiert. Tu crois avoir perdu ton temps cette année, tu l'as em­ployé aussi bien que possible et bien mieux que tu ne t'en doutes : tu as pensé à toi et, par là, à l'homme ; tu as étudié les autres dans toi-même. Viens à Paris, et je me charge de ton bonheur. Ne te figure pas Paris sur la description des secs et sur la critique des environs, Paris est le lieu du monde où chacun fait le plus son sort : avec de l'argent et de la gaieté dans le caractère, et une bonté aimable, on y est tout ce que l'on veut. Il faut de tout cela pour y être le mieux possible ; mais on y est encore bien, quoiqu'il y manque quelque chose. Avec ton âme seule, tu y serais adorée, une fois connue, et si tu y choisissais une société digne de toi.

Le seul danger des âmes grandes est de prendre des secs pour leurs égales, et de se mettre à les aimer comme elles savent aimer ; alors que de douleurs ! Pour un homme encore passe, ça ne fait pas tache ; qui sait que j'ai aimé trois ou quatre femmes qui m'ont plus ou moins trompé ? Si on le sait, cette faiblesse me donne de la çrâce aux yeux des femmes qui disent : « Bon ! nous en ferons ce que nous vou­drons. » Mets-toi à ma place, tu es dés­honorée à jamais.

Travaille ferme la déclamation ; en t'apprenant à dire les expressions des passions, je t'apprendrai bien des choses sur les passions ; je te recommande Her-mione, Phèdre, Alceste, Aménaïde. Tu pourrais apprendre tout ça par cœur. J'ai découvert, il y a deux jours, que c'est le meilleur remède à la tristesse ; moi qui ne me croyais point de mémoire, j'ai appris le récit d'Œdipe, soixante-dix-sept vers, en une heure. C'est charmant ! je compte bien profiter de ce remède ; outre que, quand on est dans une voiture à s'ennuyer, ou dans une chaise à écouter un sermon, on se remet à lire Hermione ou Phèdre dans sa mémoire, et à sentir les choses profondément horribles de ces notes ; c'est une trouvaille.

Je ne renonce point au projet de te faire banquière. Riante te prêtera peut-être Tracy ; je te l'aurais envoyé à la ré­ception de ta lettre ; mais je n'avais pas les moyens, comme dit le bon Plana. Je te le porterai, ainsi que Say (Economie politique) ; nous travaillerons toujours ensemble, nous serons peut-être après séparés pour deux ans. Où logez-vous ? Quelle chambre aurai-je 1 ? Que dit mon père de moi ? Réponds-moi en détail à toutes ces questions, courrier par courrier. Médite profondément Saint-Simon ; où le prends-tu, friponne ? Je dirai à Bigil-lion de te donner Shakspeare, si je trouve cela de bonne politique en y pensant-Songe que la grâce est la couleur du rôle d'une jeune fille et que, sans faiblesse, point de grâce : le sublime est l'opposé de la grâce. Je te porterai Gil Blas. Adieu ;

1. Chérubin Beyle et ses filles alMent quitter la maison de fimille de Iï rue des> Vieux-Jésuites pour la maison neuve située à l'angle de la place Grenette et de la rue de Bonne. Nous savons d'après une lettre de Pauline à son frère, du 21-24 septembre 1805, et une autre du 27 janvier X808, de Chérutin Beyle à son fite que cette installation n'eut lieu qu'environ le 16 septembre 1805. aime-moi comme je t'aime, c'est-à-dire beaucoup, et peins-moi cela dans huit

Ï>ages. Midi sonne, bon Dieu ! Apprends e joli rôle de Cléopâtre dans Bodogune ; je te le recommande.

38. — A

A SA SŒUR PAULINE

9 Floréal an XIII. [Lundi, 29 Avril 1805.]

Je suis bien peiné, ma bonne amie, du ton de tristesse et de brièveté qui règne dans la lettre qui m'a apporté les cent écus. Tu désires un genre de vie qui n'est pas sans ennuis. Le bonheur vient de nous-mêmes ; la posi­tion n'y fait presque rien. J'ai bien des choses à te dire là-dessus, actuellement que je suis assuré de ce caractère coura­geux et de cette âme sublime que je ne faisais qu'espérer il y a un an. Tu verras ma vie ; nous chercherons ensemble des moyens de bonheur ; je crois qu'en nous corrigeant de quelques défauts et en nous procurant une fortune indépendante, nous 1p trouverons. Je serai bientôt à tes pieds, peut-être dans un mois et demi : l'amour me retient ici1, mais il faut que je m'en arrache, et plus j'y reste, plus ma faiblesse augmente. Que je vois bien combien les connaissances de l'esprit influent peu sur les détermi­nations du cœur ! J'ai cherché à connaître les passions depuis que j'existe ; peut-être les vois-je assez bien dans les gens qui me sont absolument indifférents, je n'en suis pas moins entraîné comme un enfant. Madame de R... me disait, il y a deux ans ; « Vous êtes terrible dans un cercle, lorsque vous passez devant vingt personnes ; mais dans le tête-à-tête, vous n'êtes qu'un enfant. » Je ne comprenais pas ce propos, je le sens actuel­lement. Ma maîtresse était allée huit jours à la campagne ; elle revint il y a îrois jours ; j'eus le courage de ne pas y aller. Vendredi, je croyais avoir dompté ma passion, j'étais très gai, je voyais tout du côté comique. J'y allai hier ; j'y trouvai du monde, je la vis et tout fut oublié ; je lui baisai la main, elle eut be­soin de me dire : « Embrassez-moi ! » Je ris, mais ce n'était plus cette joie forte de l'homme blasé sur tout et maître de

1. L'amour pour Mélanie Guilbert, dite louason. Beyle quittera Paris en même temps qu'elle le 8 mal et arrivera & Grenoble le 15 ou 16 mai. Sur cette partie de la vie d'Henri Beyle, on consulteia avec fruit son Journal, lui que je croyais avoir la veille. De là, j'allai chez les P... toucher les trois cents francs que j'attends depuis assez long­temps pour être content de leur arrivée. Je reviens chez moi -j'étais triste, tris-te de honte de ne pouvoir diminuer ma passion, d'être si enfant, et bien plus triste de me trouver jaloux, au fond du cœur, de l'homme que j'avais trouvé chez elle.

Combien il m'eut été doux en ce mo­ment de t'avoir auprès de moi ! mais rien : des amis de l esprit, des gens qui m'amusent et à qui je tâche de le rendre ; point de cœur qui entende le mien ; je crois saisir et presser la main d'un homme et d'un ami, je trouve une main de bois, comme dit le sensible Werther.

Et cependant tout se réunissait pour me rendre heureux dans ce moment. Je suis jeune et sensible ; j'ai de l'argent et je suis libre ; voilà la vie, ma chère Pauline. Il faut s'y faire ; en dernière analyse, on ne trouve de constamment bon que la société de gens sensibles ei spirituels, tels que tu les réunirais ici, si tu y tenais maison avec quinze mille francs de rente. Voilà où nous devons tendre tous les deux ; je ne sais si tu y trouveras ton bon­heur ; pour moi, après tant de passions, j'y trouverai la tranquillité riante et l'ai­mable gaieté de tous les jours me retirera de l'abîme des passions. Alors, tu sentiras tout le prix des grandes qualités que les Bertrand et les Romagnier te donnent ; sans eux, aurais-tu pensé ? Catherine, sans sa prison ; madame Roland, sans les ennuyeux qui assiégeaient sa mère, aurait-elle été cette femme sublime qui fait dire à tous les jeunes gens dignes de le sentir : « Je sauterais d'un second étage, dans l'espérance de lui baiser la main. »

N'as-tu jamais lu le Mariage de Figaro ? Eh bien, pour avoir le sens commun dans ce monde, il faut prendre tout comme lui, gaiement. On diminue, par là, ses maux à ses yeux, et on les diminue encore d'une autre manière en plaisant à tout le monde ; car la plaisanterie de bon ton entraîne tout ; amuse les hommes et ils t'aimeront ; c'est là le grand principe de conduite en France. Je pensais hier tout ce que je t'écris là, assis sur une chaise dans le salon d'un homme d'esprit, où il y en avait trente autres dont vingt-neuf s'en croyaient et dix en avaient ; j'étais mélancolique sans être malheureux ; je pensais à toi, qu'avec toi, à Grenoble, j'oublierais tout ce que je laisse à Paris, lorsqu'un homme qui prend parfaitement tous les tons, qui prétend qu'il n'y a de bon que le rire et qui est ewcellent pour les autres, se mit à nous conter cette aventure de l'abbé de Molière, prenant admirablement vite le ton de l'abbé et du voleur.

L'abbé de Molière était un homme simple et pauvre, étranger à tout, hors à ses travaux sur le système de Descartes ; il n'avait point de valet et travaillait dans son lit, faute de bois, sa culotte sur sa tête, par dessus son bonnet, les deux côtés pendant à droite et à gauche. Un matin, il entend frapper à sa porte. « Qui va là ? — Ouvrez. » Il tire un cordon et la porte s'ouvre. L'abbé de Molière ne re­gardant point : « Qui êtes-vous ? — Donnez-moi de l'argent. — De l'argent ? —■ Oui, de l'argent. — Ah ! j'entends, vous êtes un voleur ? — Voleur ou non, il me faut de l'argent. — Vraiment, oui, il vous en faut ? Eh bien, cherchez là-dedans. » Il tend le cou et présente un des côtés de sa culotte. Le voleur fouille. « Eh bien, il n'y a point d'argent. — Vraiment non, mais il y a une clef. — Eh bien cette clef ? — Cette clef, prenez-la. — Je la tiens. — Allez-vous-en à ce secrétaire ; ouvrez. » Le voleur met la clef à un autre tiroir. « Laissez donc ; ne dérangez pas ; ce sont mes papiers 1 Vendrebleu ! fînirez-vous ? ce sont mes papiers. A l'autre tiroir, vous trouverez de l'argent. — Le voici. — Eh bien, prenez. Fermez donc le tiroir. » Le voleur s'enfuit. « Monsieur le voleur, fermez done la porte. Morbleu ! il laisse la porte ouverte. Quel chien de voleur ! Il faut que je me lève par le froid qu'il fait ; maudit voleur ! » L'abbé saute en pied, va fermer la porte et revient se mettre au travail.

Je mourais de rire, comme tout le monde, dès le milieu du conte. Ce qu'il y a de bon, c'est qu'il est vrai ; il vient de l'abbé de Molière lui-même.

Le mot de culotte^ qui y joue un grand l'ôle le gâte un peu pour toi ; cependant tu peux t'en faire honneur en disant que tu t'as entendu raconter à mon oncle ou à moi. Si on le trouve de trop bon comique pour une petite Grenobloise qui, décem­ment, doit être sotte et niaise, tu leur diras ce trait d'un paysan de la Beauce :

ïi avait fait quatre parts de son bien et les avait données à ses quatre fils, se réservant le droit de vivre tour à tour chez chacun d'eux. Au retour d'un de ses voyages, ses amis lui demandèrent  :

— Comment vous ont-ils traité ?

— Comme leur enfant.

Ce mot paraît sublime dans la bouche d'un tel père.

Adieu ; réponds donc à mes trois longues lettres ; remercie bien mon papa ; dis-moi où vous logez, si j'y aurai une chambre indé pendante. Mais surtout réponds quatre pages des premières choses qui te vien­dront : elles seront divines pour moi et même pour tout le monde ; car ma Pau­line est charmante.

— Qu'est-ce que votre Pauline ? me demandait un jour madame de Nardon.

— C'est la Pauline de Polyeude, lui répondis-je.

Lis ce rôle tendre et sublime.

89. — B A SA SŒUR PAULINE

10 Floréal an XIII. [Mardi, 30 Avril 1805.]

Je partirai dans peu de jours, ma chère petite, transporté d'une ar­deur qui ne peut être oisive. Je compte vous embrasser, boire un coup, et partir pour alier gagner ce diable de Marseille où je compte trouver ce qui ne fait pas le bonheur, mais ce qui y aide. Nous travaillerons comme des diables pendant le temps que je resterai à Gre­noble. Serrons-nous l'un contre l'autre, ma bonne amie. Nous ne trouverons jamais personne qui aime Pauline comme Henri, ni Henri ne trouvera jamais une plus belle âme que Pauline. Je m'en vais peut-être vous ennuyer par ma sombre tristesse. Je sais bien que le sérieux des passions ardentes n'est pas aimable1. Aussi m'empresserai-je de vous délivrer de moi. Je compte rester trois semaines avec vous. Je sacrifie à mon père deux mois de séjour ici. S'il sait apprécier ce sacrifice, il doit croire à la bonté de mon cœur.

Apprends par cœur des rôles. À propos de déclamation, je t'apprendrai mille choses. Je te porte un Gil Blas et un Tracy. Je suis au désespoir de ne pas pouvoir vous porter des bonnets. Mais attendez, peut-être un jour viendra que... comme dit Calino.

Je serai peut-être avec vous dans les dix premiers jours de prairial. On m'an­nonce une chambre où je ne serai pas libre et où je ne pourrai pas seulement déclamer. Tâche de déranger cet arrange­ment. Un solitaire est jaloux de sa liberté. C'est son plus grand bien, comme c'est celui de tous les hommes.

Je compte sur toi pour me faire oublier ce que je quitte et me faire rire par de bons contes. Tu peux dire que je ne

1. Allusion à sa passion pour Méianie GuUberi. compte rester que trois semaines. Je re­viendrai en quittant M[arseille] pour aller à Anvers dans dix mois.

90. — G

A MÉLANIE GUILBERT *

1 Messidor. [Grenoble, Jeudi, 20 Juin 1805.]

Ma charmante amie.

Il semble que nous soyons deve­nus absolument étrangers l'un à l'outre, depuis que je suis exilé dans ce triste payp, et vous êtes devenue si fort étrangère aux sentiments d'un cœur dont vous faites tous les sentiments que vous craignez de m'ennuyer en me disant vos chagrins. Vous voulez être triste toute seule, vous ne me dites rien de tous ces petits détails qui me seraient si précieux et que vous m'aviez promis cependant, s'il vous en souvient. Ils fe­raient mon bonheur, je me figurerais ce que vous faites à chaque heure de la jour-

1. Cette lettre reproduit un brouillon, deux brouillons peut-être même, d'une réponse S, Mélauie Guilberfc. Mais nous ignorons au juste es q.ue Beyle en a retenu dans sa réponse définitive. née, je vous verrais, je saurais comment est fait votre appartement, à quelle heure vous jouez, quels sont les jours où vous jouez, et toutes ces petites choses char­mantes parce qu'elles vous tiennent d» si près. Au lieu de cela je ne sais rien. Peu à peu il arrivera mille petits événements qui vous paraîtront trop ennuyeux à raconter parce que vous ne m'aurez rien dit des choses précédentes. Vous n'aurez plus rien à me dire, vous ne m'écrirez plus qu'avec ennui, et bientôt vous ne m'écrirez plus du tout. Ainsi tout sera fini, et cette Mélanie tant aimée ne vou­dra plus rien être pour moi et me traitera en étranger. Ah ! mon amie, ce pays m'est insupportable, et quand je devrais perdre quarante futures, il faut que je le quitte.

J'aimais mes parents avant que de vous connaître, je venais toujours vers eux avec un nouveau plaisir. J'oubliais toutes les femmes que j'avais connues auprès des charmantes sœurs que le ciel m'a données. Leur attachement me pa­raît insipide aujourd'hui. Vous m'avez dégoûté de tout, je suis triste partout. Je reçois vos lettres, je suis fou pendant une demi-journée, tout le monde s'aper­çoit du changement de mon humeur. Je les relis vingt fois, je reste appuyé dessus des heures entières. Je m'aperçois enfin qu'il n'y a d'amour que celui que j'y mets. Vous ne me dites pas même ce que vous diriez à un ami, car au moins si je mérite ce titre, si je ne suis pas aussi âgé et si mon attachement n'a pas duré aussi longtemps que celui de ceux que vous nommez ainsi, songez que je vous adorai du premier moment que je vous vis, et que je n'aime que vous, que je n'ai point d'autre ami, que vous m'avez détaché de tout au monde, que vous faites seule mon sort. Et je vois bien après tout cela que je serai trop heureux d'être un froid ami comme les autres. Il me faudra traiter en étrangère cette per­sonne que j'ai tant aimée, lui faire des politesses et en recevoir d'elle. Vous ne serez plus pour moi qu'une connais­sance. Ah ! quelle pensée accablante, , je me sens la mort dans le cœur. Rien ne me rit plus, je ne désire plus rien pour l'avenir. Je vois bien qu'il faut que je prenne le langage d'un ami. Il vaut mieux prendre ce parti de moi-même que de me le faire dire.

Je désirerais bien savoir quels gens ce sont que les acteurs qui jouent avec vous, comment ils jouent, si le premier a au moins quelques lueurs de talent seulement obscurci par le genre affecté et outré de la province, ou si n'ayant point de traits de naturel et de sensibi­lité il est tout-à-fait détestable. Quelles sont les actrices, quel est le répertoire, quel est l'esprit du public. S'il est seule­ment bavard et inattentif par habitude, mais si, au milieu de la conversation, il est ému par l'expression naïve et simple des sentiments profonds comme ces mo­ments charmants que vous eûtes un jour que vous dîtes la première scène de Phèdre chez Dugazon, devant M. de Castro, ou si le mauvais goût l'a rendu tout à fait insensible. Il me semble que des méridionaux peuvent être étourdis, mais doivent sentir au fond. Leur carac­tère doit les rendre d'excellents specta­teurs ; jamais ils ne se conduisent par le raisonnement, ils sont presque toujours passionnés : ils doivent se reconnaître dans une imitation si parfaite et si char­mante de la nature et, une fois rendus attentifs, ils doivent vous suivre partout où vous les voulez mener et pleurer ou frémir, quand vous voulez.

Les actrices ont dû susciter les cabales contre vous, les acteurs se décider sui­vant le parti de leurs maîtresses, les plus aimables abandonner les leurs, le public être travaillé en tous sens, se ré­volter peut-être contre la protection réelle ou supposée de M. Th.1. Je sup­pose tout, même les plus grandes absur­dités, parce que je vois de près la stupi­dité d'une petite ville.

[Je suppose] un journaliste avancer peut-être une opinion qui n'aura été sui­vie que parce qu'elle était énoncée et que les nigauds des cafés auront trouvé du plaisir à trouver des phrases toutes faites à répéter sur la jeune actrice qui par sa personne et son talent occupe toute la ville. Je suppose tout, même les plus grandes absurdités, parce que je vois de près la stupidité des bavards d'une petite ville.

Mon imagination erre dans tous les accidents possibles depuis que je sais que vous n'êtes pas aussi heureuse que vous devriez l'être, et que je sais qu'une de ces choses existe puisque vous me dites que vous n'êtes pas heureuse. Quelle vie menez-vous à Marseille ? Sortez-vous beaucoup, ou vivez-vous solitaire ? Voyez-vous souvent les acteurs qui jouent avec vous ? Voilà les pensées qui m'agitent depuis quatre jours que je sais que vous n'êtes pas heureuse et que je combine de toutes les manières. Je donnerais ma vie pour savoir la vérité là-dessus, parce

1. Thlbaudeau, préfet de Marseille. que je me figure sans cesse des causes plus graves à_ votre tristesse, et qu'au Heu de me faire trouver un remède au mal qui peut exister, mes réflexions m'en font sans cesse découvrir un plus considérable. Je n'ose me fixer à rien, et je serais déjà parti vingt fois si je n'avais pas précipité par là la fortune indépen­dante que je puis me promettre un jour des assurances de mon père.

Vous n'avez d'idée des tourments que je souffre depuis quatre jours, le pire de tous est de n'oser vous en découvrir la cause de peur de vous paraître indiscret, impertinent ou même jaloux. Vous savez trop si j'ai quelques droits de l'être. Quand aux premières imputations, si vous ne m'aimez absolument pas plus que M. de Saint-Victor ». je dois vous paraître tout cela, et vous jetterez ma lettre au feu ; mais si, au contraire, j'ai pu vous inspirer un peu d'amour ou même ae pitié, vous songerez que je suis seul, retenu loin de vous, par le motif le plus désagréable, isolé au milieu d'êtres qui ne peuvent comprendre les chagrins qui m'agitent, ou qui, s'ils les comprenaient, ne le feraient que pour s'en moquer.

1. « Elle (Mélanle) m'a racoaté ses relations avec Hoché, le rédacteur du Publwiete, et Saint-Ylctor,le poétereau.auteur de VEtpérance. » {Journal de Stendhal du 20 février 1805.) Vous savez bien si je veux vous déplaire. Si j'étais encore dans le temps où je jouais un rôle je n'aurais pas toutes ces agitations, je saurais bien distinguer ce que je puis me permettre, mais ici ce qui me semble raisonnable eu naturel, un moment, me paraît impertinent et trop hardi le moment d'après ; dix fois depuis que j'ai commencé ma lettre, je l'ai in­terrompue, et je n'écris pas une phrase sans me repenth à la fin de l'idée que j'ai entrepris de vous exprimer au commen­cement. Dans les autres inquiétudes que j'ai eues en ma vie, à force de réflé­chir, je voyais plus nettement la difficulté, et parvenais à me décider ; ici, plus je pense, moins je vois. Si je dois oser vous dire ce que je sens, je vois bien nette­ment ce que j'aurais pu espérer de Sé-raphine ou de telle autre femme sur une telle demande, mais sur vous, Madame, je ne vois absolument rien. Tantôt je vous vois bonne et douce, comme vous avez été quelquefois, mais bien rarement pour moi, tantôt froide et polie, comme certains jours chez Dugazon, lorsque je croyais que je ne vous aimais plus, et que je tâchais de ne m'occuper que de Fé-lippe \ Le comble du supplice est de pen-

1. Félippe était une jeune femme, sans doute une appren­tie actrice, qui prenait des leçons de déclamation chez Duga ser que quelques sentiments que j'aie, il faut vous écrire une longue lettre pour vous les exprimer, et que cette longue lettre vous paraissant offensante et insi­pide augmente encore mes torts par sa longueur au lieu de vous porter à les pardonner. Le pire des tourments est cependant cette affreuse incertitude ; d'abord, ce qui m'inquiétait, était de savoir si vous souffrirez ma lettre. Il me semble que vous me haïssez, je relis toutes vos lettres en un clin d'ceii, je n'y vois pas la moindre expression, non pas d'amour, je ne suis pas si heureux, mais même de la plus froide amitié. Je n'ai pas même gagné dans votre cœur d'y être comme Lalanne. J'aimerais mieux tout que cela. Ecrivez-moi tout bonne­ment. Ne vous imaginez pas que je vous aie jamais aimé ni que je vous aime ja­mais. Je ne sais pas ce que je ferai, mais au moins je me livrerai franchement à mon désespoir et je cesserai au moins d'être tiraillé sans cesse par le désespoir et de fausses espérances. Rien n'est pire que cela. Aidez-moi, je vous en supplie, à me guérir d'uni amour qui vous im­portune, sans doute, et qui, par là, ne peut faire que mon malheur ; daignez

son ; Beyle lui taisait quelque peu la cour, surtout pour piquer la jalousie de Kélanle. fCt. le Jovmal.) me dire une fois ouvertement, ce que vous tae dites dans toutes vos lettres sans l'ex­primer. Actuellement que je les relis froidement et de suite, je crois que vous avez dû vous étonner de ce que j'aie été si longtemps à entendre un langage aussi clair. Une froideur si constamment sou­tenue en disait bien assez, il est vrai. Pardon, je les ai relues cinquante fois ces lettres, mais je songeais toujours à celle que je tenais sans penser à la com­parer aux autres.

91. — A A SA SŒUR PAULINE

Bourg Saint-Andéol. Mardi, 7 h. V2 du soir

(4 Thermidor an XIII.) [Mardi, 23 Juillet 1S0S.]

Je t'écris, ma chère Pauline, d'une chambre donnant sur le Rhône et ayant une vue de plus de quinze lieues. Eues est arrangée à l'italienne avec une galerie en dehors, ce qui, joint au parler bref et vif des habitants, m'a rappelé la douce Italie. Les habitants me plaisent beaucoup avec leur tournure méridionaie. Je suis arrivé ce matin à Valence. Mademoiselle Réoul est venue avec nous jusqu’à l’allée. Je l’ai écoutée avec honnêteté, parce que j’avais vu à côté d’elle mademoiselle Talencier. Ge mouvement était naturel. Le vieux Pythagore avait raison de dire qu’une jolie figure était la meilleure des recomman­dations. Le troisième habitant de la voi­ture était un sot vaniteux qui avait beaucoup voyagé, et écrit l’histoire de sa vie et de ses voyages en 7 vol, in-8. L’hu­manité a perdu cet ouvrage honnête dans un naufrage que fit le grand homme auteur, et où il ne fut pas si heureux que Camoêns.

Hier soir, à Saint-Marcellm, sans doute de mauvaise humeur de notre mauvais souper, et pour prouver à nos yeux toutes les belles choses qu’il nous avait racontées de son courage, il chercha dispute dans la rue à trois jeunes avocats. Je me mis au milieu d’eux en fumant un cigare, et j’eus l’avantage d’être appelé en témoignage par les deux par­ties qui faisaient chacune autant de ta­page avec aussi peu d’envie de se battre. L’hôte conduisit mon sot en voiture où je me suis endormi au bruit de ses ex­ploits. — Arrivé à Valence, petite ville à pavé pointu, vis-à-vis de vilaines fa­laises, à six heures, on m’a déclaré que je ne pouvais partir que demain par la dili­gence Dervieux, s'il y avait place, ou le soir par le coche. Je 'n'ai point désespéré du salut de la République ; je me suis fait mener moi et ma malle sur le port, et, une heure après, a passé un grand mau­vais bateau qu'on doit vendre à ou en Avignon pour faire le feu et je m'y suis embarqué. Sauf le risque de noyaison, j'y ai été cuit jusqu'à deux heures, que le vent sud a fraîchi, terme de marine auquel il faut que tu t'accoutumes. Je l'emploierai souvent dans la relation de mes grands voyages. Vous avons ramé jusqu'à Saint-Àndéol, nous mourrions de faim et de chaud, nous avons bu en riant, et ri en buvant, observé le vent jusqu'à sept heures, vu la ville, et nous allons nous coucher. Je te dirais tout ce qui m'a fait rire depuis deux heures, mais l'encre me manque. L'auberge très bonne, à la provençale (au Soleil levant, chez Vauboutranel) est composée de deux filles assez jolies ; l'une l'est beaucoup avec de la finesse, de la délicatesse dans les yeux qu'elle a bleus et très jolis : on lui donnerait dix-huit ans à peine, elle en a vingt et un, est mariée, a eu des enfants qui sont morts ; mais mon encre m'arrête au milieu de mon exposition. Prie mon papa de remettre quarante neuf francs à Bigiliion qui a eu la bonté de m'en prêter dix-neuf à ...» et les trente autres à Grenoble. Prie-le aussi de payer le cordonnier Richard, rue des Prêtres, et le bottier, l'allemand, rue Sainte-Claire ; je comptais le voir hier, mais je n'ai pas eu ce plaisir avant que de partir. Adieu, je me recommande à toi, je compte trouver une de tes lettres à Marseille chez M. Mante, rue Paradis, pte 86, n° 8. Ferme tout ce que j'ai laissé dans l'ar­moire dont j'ai eu l'usage à Grenoble. Dis mille choses à tout le monde, et dis** moi l'impression que la Grande-Char­treuse a faite sur toi.

Montre ma lettre si tu veux à notre bon grand-papa, et si jamais tu vois ma­demoiselle Perot, marque-lui ma recon­naissance de son bon vin. Je compte être dans trois jours à Marseille. J'ai vu à Tullins, M., M«°e et M«« Mante. Dis mille choses pour moi à Mlle Mallein, Demande-lui bien pardon de ce que je ne suis pas allé me dégager de la partie de Chartreuse, mais ne montre pas ma lettre, elle n'est pas assez lourdement insignifiante pour être dans la couleur de décence qu'il faut absolument que tu donnes à ta conduite. Às-tu porté un

1. Un mot,déchiré. ouvrage aux Chartreux, ou as-tu eu la sottise d'offenser les gens qui ne savent pas lire, en lisant devant eux1.

92. — A A SA SŒUR PAULINE

Marseille. [7] Thermidor. [Vendredi, 26 Juillet 1805.)

a divine Pauline, je suis aussi heu­reux que possible et bien que possible, car hier, en arrivant, les choses agréables que Mante me dit me donnèrent d'abord mal à la tête, et en­suite un anéantissement complet, la vie se retirait de moi. Voilà le plus vif bon­heur que j'aie senti de ma vie. Mais qu'il est doux ! Que j'aurais été sot de me tuer quand j'en avais envie. Je donnerais, je crois, pour quinze jours d'une vie telle que je la pense mener ici, trois mois de celle que je traîne à Grenoble, tu vois combien je t'estime, je ne te parle pas davantage de mon bonheur. Cette chose, peut-être, est comme les jeunes fruits ;

1. Note âe Pauline sur l'adresse:

Beçu mardi à 7 h. H du soir, 11 y a 8 jours à cette heure Henrn'écrivaitJ'étafedans le préde laGEraiide]ChDiitreu3eJ.

» on la gâte en y touchant ; il est un bon­heur qui ôte l'usage de la pensée. Vis, ma Pauline, supporte les maux en acqué­rant de la vertu, tu te rends susceptible de ses joies divines. Je n'ai encore vu que Mante ici. Je compte beaucoup sur tes lettres, écris souvent à ton heureux frère Que le bonheur ne peut-il s'envoyer dans une lettre ! Je t'enverrais bien vo­lontiers une part du mien. La seule chose qui puisse le troubler est le sentiment de ton ennui. Si tu étais heureuse et que je fusse sûr de ma pension (mais tu sens combien cette seconde nécessité est loin de la première), mon bonheur me semble­rait aussi inaltérable que parfait. Je me trouve étrange dans le bonheur, je sons que je n'y suis pas encore accoutumé : je me fais, par exemple, des joies infi­nies des moindres détails. Je te le répète, aie soin de mon bonheur en m'écrivant souvent, deux fois par semaine, la pre­mière chose venue. Adieu. Tâche de me faire envoyer deux cents francs le 1er fruc­tidor. L'argent ne me paraît rien dans ce moment-ci, mais si j'en manquais, j'en sentirais le besoin.

Tâche vite de te marier, pour te donner par là droit à la protection de la société, et après laisse-moi faire fortune,, nous serons heureux. Si mon père pouvait mfi donner trois mille francs de fonds dans deux mois, ces trois mille francs seraient peut-être devenus dix mille dans deux ans, mais cela n'est pas même proposable. Tâche seulement d'alimenter sa bonne volonté en présence de mon grand-père pour me donner des fonds dans deux ans ou dix-huit mois, quand il aura vendu. [Mante] a la même opinion que nous sur lui. J'ai empoité ton canif, sois sûre que je ne taillerai pas une plume sans me souvenir d'une des créatures les plus angéliques qui existent. M [ante] croit qu'il t'est très facile de trouver le bonheur ; en général, il est plus commun qu'on ne le croit. Le malheur crie comme un diable, l'homme heureux se cache, soit

Ear calcul, et il est excellent, soit tout onnement comme les oiseaux de proie, si fiers ordinairement, se cachent en buvant, action pendant laquelle leurs yeux sont dans l'eau. Le bonheur relâche tous les ressorts, et laisse l'homme heu­reux sans défense. Juge combien je suis heureux d'avoir Mfante] avec moi. Je t'enverrai peut-être des lettres que tu feras mettre à la poste de Grenoble. Cache bien ma lettre, mais prends en géné­ral l'habitude de parler un peu plus que tu ne le fais. Dis la vérité toute nue à mon G[rand]-P[ère] sur mon séjour de Grenoble, et envoie-moi des chemises, ce matin j'en ai déchiré une en la prenant. Je te dis tout cela par habitude. Si tu savais le latin, je te dirais que je suis nil mortale sonans. Je ne sens plus rien de mortel, de terrestre dans moi. Donne, si tu le crois prudent, un deuxième volume que tu as dû trouver dans mon armoire à Gaétan. Rendons nos amis heureux, en leur montrant la vraie vertu. Lance-lin vient de faire une découverte sublime que je t'expliquerai dès que je la connaî­trai par moi-même, elle explique par l'aîlraclion seule une grande partie de la création. Je ne croyais t'écrire que trois lignes ; fais de même. Mille choses à ma bonne Tatan. Lie-toi davantage avec elle, tu y aurais regret, si elle mourait, tu te reprocherais de ne l'avoir pas assez aimée K

FIN DU MME PREMÏER

1. Note de Pauline sur l'adresse:

Reçue en arrivant de la Chartreuse lundi matin.
TABLE
DU PREMIER VOLUME

Préface de l’éditeur 
 i
Avertissement 
 xvii
91. À sa sœur Pauline 
(9 mars 1800) 
 3
92. À sa sœur Pauline 
(mars ou avril 1800) 
 6
93. À sa sœur Pauline 
(10 avril 1800) 
 7
94. À sa sœur Pauline 
(avril ou mai 1800) 
 11
95. À sa sœur Pauline 
(29 juin 1800) 
 13
96. À sa sœur Pauline 
13 (juillet - août 1800) 
 16
97. À sa sœur Pauline 
(10 septembre 1800) 
 19
98. À sa sœur Pauline 
(28 septembre 1800) 
 21
99. À sa sœur Pauline 
(7 décembre 1800) 
 24
10. À sa sœur Pauline 
(23 décembre 1800) 
 27
11. À sa sœur Pauline 
(27 décembre 1800) 
 30
12. À sa sœur Pauline 
(fin décembre 1800) 
 33
13. À sa sœur Pauline 
(31 décembre 1800) 
 36
14. À sa sœur Pauline 
(1800 ou 1801) 
 37
15. À sa sœur Pauline 
(22 février 1801) 
 38
16. À sa sœur Pauline 
(24 février 1801). 
 41
17. À sa sœur Pauline 
(18 avril 1801) 
 43
18. À sa sœur Pauline 
(9 mai 1801) 
 45
19. À sa sœur Pauline 
(14 juin 1801) 
 47
20. Au ministre de la guerre 
(22 juillet 1801) 
 49
21. À sa sœur Pauline 
(18 novembre 1801) 
 50
22. À sa sœur Pauline 
(6 décembre 1801) 
 52
23. À Édouard Mounier 
(6 juin 1802) 
 57
24. À Édouard Mounier 
(5 juillet 1802) 
 63
25. À sa sœur Pauline 
(juillet 1802) 
 67
26. Au ministre de la guerre 
(26 juillet 1802) 
 71
27. À sa sœur Pauline 
(22 août 1802) 
 71
28. À Édouard Mounier 
(18 septembre 1802) 
 74
29. À sa sœur Pauline 
(1er janvier 1803) 
 75
30. À Édouard Mounier 
(11 janvier 1803) 
 78
31. À sa sœur Pauline 
(22 janvier 1803) 
 82
32. À sa sœur Pauline 
(29 janvier 1803) 
 85
33. À sa sœur Pauline 
(30 janvier 1803) 
 94
34. À sa sœur Pauline 
(8 février 1803) 
 99
35. À sa sœur Pauline 
(21 ou 28 février 1803) 
 107
36. À son père 
(3 mars 1803) 
 109
37. À Édouard Mounier 
(18 mars 1803) 
 111
38. À sa sœur Pauline 
( 19 mars 1803) 
 113
39. À Édouard Mounier 
(26 mars 1803) 
 117
40. À sa sœur Pauline 
(1803) 
 121
41. À sa sœur Pauline 
(1803) 
 126
42. À sa sœur Pauline 
(avril 1803) 
 127
43. À son père 
(1 mai 1803) 
 131
44. À sa sœur Pauline 
(1er mai 1803) 
 135
45. À sa sœur Pauline 
(2 juin 1803) 
 138
46. À Édouard Mounier 
(5 juin 1803) 
 139
47. À sa sœur Pauline 
(juin 1803) 
 141
48. À Édouard Mounier 
(28 juin 1803) 
 145
49. À Édouard Mounier 
(31 juillet 1803) 
 149
50. À Édouard Mounier 
(août-septembre 1803) 
 154
51. À Louis Joinville 
(17 septembre 1803) 
 156
52. À Édouard Mounier 
(13 octobre 1803) 
 157
53. À Édouard Mounier 
(15 décembre 1803) 
 159
54. À Édouard Mounier 
(février 1804) 
 165
55. À Édouard Mounier 
(29 mars 1804) 
 172
56. À sa sœur Pauline 
(12 avril 1804) 
 175
57. À sa sœur Pauline 
(11 mai 1804) 
 177
58.À sa sœur Pauline 
(mai 1804) 
 181
59. À sa sœur Pauline 
(7 juin 1804) 
 185
60. À Louis Crozet 
(8 juin 1804) 
 189
61. À sa sœur Pauline 
(juin 1804) 
 194
62. À sa sœur Pauline 
(juin 1804) 
 199
63. À Édouard Mounier 
(26 juin 1804) 
 209
64. À sa sœur Pauline 
(6 juillet 1804) 
 214
65. À sa sœur Pauline 
(7 juillet 1804) 
 222
66. À sa sœur Pauline 
(12 juillet 1804) 
 226
67. À sa sœur Pauline 
(juillet ou août 1804) 
 231
68. À sa sœur Pauline 
(août 1804) 
 235
69. À sa sœur Pauline 
(8 août 1804) 
 243
70. À sa sœur Pauline 
(août 1804) 
 246
71. À sa sœur Pauline 
(21 août 1804) 
 255
72. À sa sœur Pauline 
(29 août 1804) 
 258
73. À sa sœur Pauline 
(25 septembre 1804) 
 262
74. À sa sœur Pauline 
(septembre 1804) 
 266
75. À sa sœur Pauline 
(1804) 
 271
76. À sa sœur Pauline 
(18 octobre 1804) 
 276
77. À sa sœur Pauline 
(1804) 
 279
  1. À la citoyenne Pauline Beyle, Grande-Rue, n° 60, à Grenoble (Départ. de l’Isère).
  2. Beyle avait quitté Grenoble le 30 octobre précédent.
  3. Beyle avait écrit cellà suivant l’habitude qu’il avait d’écrire ainsi ce mot. (Cf. la Vie d’Henri Brulard, chap. 41.) Mais dans ces lettres on a partout corrigé l’orthographe capricieuse de Stendhal.
  4. Adélaïde ou Adèle Rebuffel était par sa mère apparentée aux Daru et était elle-même quelque peu cousine de Stendhal. Elle habitait avec sa mère au fond de la cour le premier étage de l’habitation des Daru, où le père négociant qui demeurait, rue Saint-Denis, avec Mlle Barberen, son associée et sa maîtresse, les venait voir un quart d’heure par jour. Voir la Vie d’Henri Brulard, et le Journal.
  5. Ancien professeur d’histoire de Beyle à l’École Centrale de Grenoble, il était bibliothécaire à la bibliothèque de la ville.
  6. Leur plus jeune sœur, Marle-Zénaïde-Caroline.
  7. Dubois-Fontanelle, voir la lettre suivante.
  8. Selmours était une pièce que le jeune Beyle avait tiré de la lectures de Florian, (Cf, Théâtre, Édition du Divan, t. I, p. 3.
  9. Il s’agit de Claude Petiet qui, sur la recommandation des Daru, avait pris Beyle dans ses bureaux. Claude Petiet eut deux fils, Alexandre et Augustin. Ce dernier se battit en duel à Milan, à la fin de 1800, avec Henri Beyle, et Alexandre devait épouser quelques années plus tard, à Paris, sa cousine Adèle Rebuffel.
  10. En-tête du papier : No 21, Armée d’Italie.
  11. En-tête du papier : Armée d'Italie.
  12. Le général Michaud, qui avait choisi Henri Beyle comme aide de camp sur la recommandation de Romain Colomb, cousin de celui-ci.
  13. Antoine Arnault (1766-1834), académicien auteur de Marius à Minturnes(1791), Lucrèce(1792), Phrosine et Mélidor(1798), Oscor fils d'Ossian(1796), les Vénitiens(1797), Germanicus, etc. Le titre de la pièce dont parle Beyle est Don Pèdre ou le Roi et le Laboureur, drame. (Note de F. Oortéird qui le premier a publié les lettres de Beyle à Edouard Mounier.)
  14. Vie de Henri Brulard, chap. 5.
  15. Georges Gros, professeur de mathématiques de Beyle qui en a parlé dans son Journal et la Vie d’Henri Brulard et l’a mis en scène dans le Rouge et le Noir et dans Lucien Leuwen.
  16. Un des amis et condisciples de Beyle, d’origine Piémontaise et qui fit sa carrière plus tard à Turin comme professeur de mathématique et astronome.
  17. De Rennes le 26 thermidor XI [dimanche, 14 août 1809] Edouard Mounier avait écrit à Henri Beyle et terminait ainsi : « Vous ne me dites pas ce que c'est que Claix d'où vous datez votre lettre. C'est sans doute quelqu'un de nos charmants villages ? Faites-m’en une description bien ossianique. » C'est pour répondre à cette invitation que Beyle au verso même de la lettre de son ami a griffonné les éléments d'une réponse que je reproduis ici.
  18. « Laquelle aurai-je de ces femmes ? Elles sont trois. »
  19. Beyle dut venir habiter l’hôtel Ménars vers novembre 1804.
  20. Sans doute Mme de Nardon.