Charles Gosselin (p. 229-236).


CHAPITRE XXVI


Une chaise de paille


Comme j’étais placé de côté sur cette chaise, ayant le dossier sous mon bras gauche, je ne pus m’empêcher de le considérer. Ce dossier fort large était devenu noir et luisant, non à force d’être bruni et ciré, mais par la quantité de mains qui s’y étaient posées, qui l’avaient frotté dans les crispations de leur désespoir ; par la quantité de pleurs qui avaient humecté le bois, et par les morsures de la dent même des prisonniers. Des entailles profondes, de petites coches, des marques d’ongles sillonnaient ce dos de chaise. Des noms, des croix, des lignes, des signes, des chiffres y étaient gravés au couteau, au canif, au clou, au verre, au ressort de montre, à l’aiguille, à l’épingle.

Ma foi ! je devins si attentif à les examiner que j’en oubliai presque ma pauvre petite prisonnière. Elle pleurait toujours ; moi, je n’avais rien à lui dire, si ce n’est : « Vous avez raison de pleurer » ; car lui prouver qu’elle avait tort m’eût été impossible, et pour m’attendrir avec elle, il aurait fallu pleurer encore plus fort. Non, ma foi !

Je la laissai donc continuer, et je continuai, moi, la lecture de ma chaise.

C’étaient des noms, charmants quelquefois, quelquefois bizarres, rarement communs, toujours accompagnés d’un sentiment ou d’une idée. De tous ceux qui avaient écrit là, pas un n’avait en ce moment sa tête sur ses épaules. C’était un album que cette planche ! Les voyageurs qui s’y étaient inscrits étaient tous au seul port où nous soyons sûrs d’arriver, et tous parlaient de leur traversée avec mépris et sans beaucoup de regrets, sans espoir non plus d’une vie meilleure, ou seulement d’une vie nouvelle, ou d’une autre vie où l’on se sente vivre. Ils paraissaient s’en peu soucier. Aucune foi dans leurs inscriptions, aucun athéisme non plus ; mais quelques élans de passions, de passions cachées, secrètes, profondes, indiquées vaguement par le prisonnier présent au prisonnier à venir, dernier legs du mort au mourant.

Quand la foi est morte au cœur d’une nation vieillie, ses cimetières (et ceci en était un) ont l’aspect d’une décoration païenne. Tel est votre Père-Lachaise. Amenez-y un Indou de Calcutta, et demandez-lui : « Quel est ce peuple dont les morts ont sur leur poussière des jardins tout petits remplis de petites urnes, de colonnes d’ordre dorique ou corinthien, de petites arcades de fantaisie à mettre sur sa cheminée comme pendules curieuses ; le tout bien badigeonné, marbré, doré, enjolivé, vernissé ; avec des grillages tout autour, pareils aux cages des serins et des perroquets ; et, sur la pierre, des phrases semifrançaises de sensiblerie Riccobonienne, tirées des romans qui font sangloter les portières et dépérir toutes les brodeuses ? »

L’Indou sera embarrassé ; il ne verra ni pagodes de Brahma ni statues de Wichnou aux trois têtes, aux jambes croisées et aux sept bras ; il cherchera le Lingam, et ne le trouvera pas ; il cherchera le turban de Mahomet, et ne le trouvera pas ; il cherchera la Junon des morts, et ne la trouvera pas ; il cherchera la Croix, et ne la trouvera pas, ou, la démêlant avec peine à quelques détours d’allées, enfouie dans des bosquets et honteuse comme une violette, il comprendra bien que les Chrétiens font exception dans ce grand peuple ; il se grattera la tête en la balançant et jouera avec ses boucles d’oreilles en les faisant tourner rapidement comme un jongleur. Et, voyant des noces bourgeoises courir, en riant, dans les chemins sablés, et danser sous les fleurs et sur les fleurs des morts, remarquant l’urne qui domine les tombeaux, n’ayant vu que rarement : Priez pour lui, priez pour son âme, il vous répondra : « Très certainement ce peuple brûle ses morts et enferme leurs cendres dans ces urnes. Ce peuple croit qu’après la mort du corps tout est dit pour l’homme. Ce peuple a coutume de se réjouir de la mort de ses pères, et de rire sur leurs cadavres parce qu’il hérite enfin de leurs biens, ou parce qu’il les félicite d’être délivrés du travail et de la souffrance.

Puisse Siwa aux boucles dorées et au col d’azur, adoré de tous les lecteurs du Véda, me préserver de vivre parmi ce peuple qui, pareil à la fleur dou-rouy, a comme elle deux faces trompeuses ! »

Oui, le dossier de la chaise qui m’occupait et qui m’occupe encore était tout pareil à nos cimetières. Une idée religieuse pour mille indifférentes, une croix sur mille urnes.

J’y lus :

Mourir ? — Dormir.

Rougeot de Montcrif,

Garde du corps.

Il avait apporté, me dis-je, la moitié d’une idée d’Hamlet. C’est toujours penser.

Frailty, thy name is woman !

J.-F. Gauthier.

A quelle femme pensait celui-là ? me demandai-je. C’est bien le moment de se plaindre de leur fragilité ! — Eh ! Pourquoi pas ? me dis-je ensuite en lisant sur la liste des prisonniers sur le mur : âgé de vingt-six ans, ex-page du tyran. — Pauvre jeune page ! une jalousie d’amour le suivait à Saint-Lazare ! Ce fut peut-être le plus heureux des prisonniers. Il ne pensait pas à lui-même. Oh ! le bel âge où l’on rêve d’amour sous le couteau !

Plus bas, entouré de festons et de lacs d’amour, un nom d’imbécile :

Ici a gémi dans les fers Agricola-Adorable FRANCONVILLE, de la section Brutus ; bon patriote, ennemi du Négociantisme, ex-huissier, ami du Sans-Culottisme. Il ira au néant avec un Républicanisme sans tache.

Je détournai un moment la tête à demi, pour voir si ma douce prisonnière était un peu remise de son trouble ; mais comme j’entendais toujours ses pleurs, je ne voulus pas les voir, décidé à ne pas l’interroger, de peur de redoublement ; il me parut d’ailleurs qu’elle m’avait oublié et je continuai.

Une petite écriture de femme, bien fine et déliée :

Dieu protège le roi Louis XVII et mes pauvres parents.

Marie de Saint-Chamans,

Agée de quinze ans.

Pauvre enfant ! j’ai retrouvé hier son nom, et vous le montrerai sur une liste annotée de la main de Robespierre. Il y a en marge :

« Beaucoup prononcée en fanatisme et contre la liberté, quoique très jeune. »

Quoique très jeune ! Il avait eu un moment de pudeur, le galant homme !

En réfléchissant, je me retournai. Madame de Saint-Aignan, entièrement et toujours abandonnée à son chagrin, pleurait encore. Il est vrai que trois minutes m’avaient suffi, comme vous pensez bien, pour lire, et lire lentement, ce qu’il me faut bien plus de temps pour me rappeler et vous raconter.

Je trouvai pourtant qu’il y avait une sorte d’obstination ou de timidité à conserver cette attitude aussi longtemps. Quelquefois on ne sait par quel chemin revenir d’un éclat de douleur, surtout en présence des caractères puissants et contenus, qu’on appelle froids parce qu’ils renferment des pensées et des sensations hors de la mesure commune, et qui ne tiendraient pas dans des dialogues ordinaires. Quelquefois aussi on ne veut pas en revenir, à moins que l’interlocuteur ne fasse quelque question sentimentale. Moi, cela m’embarrasse. Je me retournai encore, comme pour suivre l’histoire de ma chaise et de ceux qui y avaient veillé, pleuré, blasphémé, prié ou dormi.