Charles Gosselin (p. 203-209).


CHAPITRE XXIII


Sur les hiéroglyphes du bon canonnier


Je passe aussi rapidement d’une idée à l’autre que l’œil de la lumière à l’ombre. Sitôt que je vis mon discours inutile, je me tus. M. de Chénier se leva, et je le reconduisis en silence jusqu’à la porte de l’escalier. Là seulement je ne pus m’empêcher de lui prendre la main et de la lui serrer cordialement. Le pauvre vieillard ! il en fut ému. Il se retourna et ajouta d’une voix douce (mais quoi de plus entêté que la douceur ?) : « Je suis bien peiné de vous avoir importuné de ma demande.

— Et moi, lui dis-je, de voir que vous ne voulez pas me comprendre, et que vous prenez un bon conseil pour une défaite. Vous y réfléchirez, j’espère. »

Il me salua profondément et sortit. Je revins me préparer à partir, en haussant les épaules. Un grand corps me ferma le passage de mon cabinet : c’était mon canonnier, c’était Blaireau, réveillé aussi bien qu’il était en lui. Vous croyez peut-être qu’il pensait à me servir ? — point ; à ouvrir les portes ? — pas le moins du monde ; à s’excuser ? — encore moins. Il avait ôté une manche de son habit de canonnier de Paris, et il s’amusait gravement à terminer, de la main droite, avec une aiguille, un dessin symbolique sur son bras gauche. Il se piquait jusqu’au sang, semait de la poudre dans les piqûres, l’enflammait, et se trouvait tatoué pour toujours. C’est un vieil usage des soldats, comme vous le savez mieux que moi. Je ne pus m’empêcher de perdre encore trois minutes à considérer cet original. — Je lui pris le bras : il se dérangea peu et me l’abandonna avec complaisance et une satisfaction secrète. Il se regardait le bras avec douceur et vanité.

« Eh ! mon garçon, m’écriai-je, ton bras est un almanach de la cour et un calendrier républicain. »

Il se frotta le menton avec un rire de finesse : c’était son geste favori, et il cracha loin de lui, en mettant sa main devant sa bouche par politesse. Cela remplaçait chez lui tous les discours inutiles : c’était son signe de consentement ou d’embarras, de réflexion ou de détresse, manie de corps de garde, tic de régiment. Je contemplai sans opposition ce bras héroïque et sentimental. — La dernière inscription qu’il y avait faite était un bonnet phrygien placé sur un cœur et autour : Indivisibilité ou la mort.

« Je vois bien, lui dis-je, que tu n’es pas fédéraliste comme les Girondins. »

Il se gratta la tête. « Non, non, me dit-il, ni la citoyenne Rose non plus. »

Et il me montrait finement une petite rose dessinée avec soin, à côté du cœur, sous le bonnet.

« Ah ! ah ! je vois pourquoi tu boites si longtemps, lui dis-je ; mais je ne te dénoncerai pas à ton capitaine.

— Ah ! dame ! me dit-il, pour être canonnier on n’est pas de pierre, et Rose est fille d’une dame tricoteuse, et son père est geôlier à Lazare. — Fameux emploi ! » ajouta-t-il avec orgueil.

J’eus l’air de ne pas entendre ce renseignement, dont je fis mon profit : il avait l’air aussi de me donner cet avis par mégarde. Nous nous entendions ainsi parfaitement, toujours selon notre arrangement tacite.

Je continuais à examiner ses hiéroglyphes de caserne avec l’attention d’un peintre en miniature. Immédiatement au-dessus du cœur républicain et amoureux, on voyait peint en bleu un grand sabre, tenu par un petit blaireau debout, ou, comme on eût dit en langue héraldique, un blaireau rampant, et au-dessus, en gros caractères : Honneur à Blaireau, le bourreau des crânes !

Je levai vite la tête, comme on ferait pour voir si un portrait est ressemblant.

« Ceci, c’est toi, n’est-ce pas ? Ceci n’est plus pour la politique, mais pour la gloire ? »

Un léger sourire rida la longue figure jaune de mon canonnier, et il me dit paisiblement :

« Oui, oui, c’est moi. Les crânes sont les six maîtres d’armes à qui j’ai fait passer l’arme à gauche.

— Cela veut dire tuer, n’est-ce pas ?

— Nous disons ça comme ça », reprit-il avec la même innocence.

En effet, cet homme primitif, habile sans le savoir, à la manière des héros d’Otaïti, avait gravé sur son bras jaune, au bout du sabre du blaireau, six fleurets renversés qui semblaient l’adorer.

Je voulais passer outre et remonter au-dessus du coude ; mais je vis qu’il faisait quelque difficulté de relever sa manche.

« Oh ! ça, me dit-il, c’est quand j’étais recrue : ça ne compte plus à présent. »

Je compris sa pudeur en apercevant une fleur de lis colossale, et au-dessus : Vivent les Bourbons et la Sainte-Barbe ! amour éternel à Madeleine !

« Porte toujours des manches longues, mon enfant, lui dis-je, pour garder ta tête. Je te conseille aussi de n’ouvrir que des bras bien couverts à la citoyenne Rose.

— Bah ! bah ! reprit-il d’un air de niaiserie affectée, pourvu que son père m’ouvre les verrous, quelquefois, entre les heures du guichet, c’est tout ce qu’il faut pour… »

Je l’interrompis, afin de n’être pas forcé de le questionner.

« Allons, lui dis-je en le frappant sur le bras, tu es un prudent garçon, tu n’a rien fait de mal depuis que je t’ai mis ici ; tu ne commenceras pas à présent. Accompagne-moi ce matin où je vais : j’aurai peut-être besoin de toi. Tu me suivras de loin dans le chemin, et tu n’entreras dans les maisons que si cela te plaît. Que je te retrouve du moins dans la rue ! »

Il s’habilla en bâillant encore deux ou trois fois, se frotta les yeux et me laissa sortir avant lui, tout disposé à me suivre, son chapeau à trois cornes sur l’oreille et tenant en main une baguette blanche aussi longue que lui.