Charles Gosselin (p. 93-105).


CHAPITRE V


Une lettre anglaise


Jamais la vénérable ville de Londres n’avait étalé avec tant de grâce les charmes de ses vapeurs naturelles et artificielles, et n’avait répandu avec autant de générosité les nuages grisâtres et jaunâtres de son brouillard mêlés aux nuages noirâtres de son charbon de terre ; jamais le soleil n’avait été aussi mat ni aussi plat que le jour où je me trouvai plus tôt que de coutume à la petite boutique de Kitty. Ses deux beaux enfants étaient debout devant la porte de cuivre de la maison. Ils ne jouaient pas, mais se promenaient gravement les mains derrière le dos, imitant leur père avec un air sérieux charmant à voir, placé comme il était sur des joues fraîches, sentant encore le lait, bien roses et bien pures, et sortant du berceau. En entrant je m’amusai un instant à les regarder faire, et puis je portai la vue sur leur mère. Ma foi, je reculai. C’était la même figure, les mêmes traits réguliers et calmes ; mais ce n’était plus Kitty Bell, c’était sa statue très ressemblante. Oui, jamais statue de marbre ne fut aussi décolorée ; j’atteste qu’il n’y avait pas sous la peau blanche de sa figure une seule goutte de sang ; ses lèvres étaient presque aussi pâles que le reste, et le feu de la vie ne brûlait que le bord de ses grands yeux. Deux lampes l’éclairaient et disputaient le droit de colorer la chambre à la lueur brumeuse et mourante du jour. Ces lampes, placées à droite et à gauche de sa tête penchée, lui donnaient quelque chose de funéraire dont je fus frappé. Je m’assis en silence devant le comptoir : elle sourit.

Quelle que soit l’opinion que vous aient donnée sur mon compte l’inflexibilité de mes raisonnements et la dure analyse de mes observations, je vous assure que je suis très bon ; seulement je ne le dis pas. En 1770 je le lassais voir ; cela m’a fait tort, et je m’en suis corrigé.

Je m’approchai donc du comptoir, et je lui pris la main en ami. Elle serra la mienne d’une façon très cordiale et je sentis un papier doux et froissé qui roulait entre nos deux mains : c’était une lettre qu’elle me montra tout à coup en étendant le bras d’un air désespéré, comme si elle m’eût montré un de ses enfants mort à ses pieds.

Elle me demanda en anglais si je saurais la lire.

« J’entends l’anglais avec les yeux », lui dis-je en prenant sa lettre du bout du doigt, n’osant pas la tirer à moi et y porter la vue sans sa permission.

Elle comprit mon hésitation et m’en remercia par un sourire plein d’une inexprimable bonté et d’une tristesse mortelle qui voulait dire : « Lisez, mon ami, je vous le permets, et cela m’importe peu. »

Les médecins jouent à présent dans la société le rôle des prêtres dans le moyen âge. Ils reçoivent les confidences des ménages troublés, des parentés bouleversées par les fautes et les passions de famille. L’Abbé a cédé la ruelle au Docteur, comme si cette société, en devenant matérialiste, avait jugé que la cure de l’âme devait dépendre désormais de celle du corps.

Comme j’avais guéri les gencives et les ongles des deux enfants, j’avais un droit incontestable à connaître les peines secrètes de leur mère. Cette certitude me donna confiance, et je lus la lettre que voici. Je l’ai prise sur moi comme un des meilleurs remèdes que je puisse apporter à vos dispositions douloureuses. Ecoutez.

Le Docteur tira lentement de son portefeuille une lettre excessivement jaune, dont les angles et les plis s’ouvraient comme ceux d’une vieille carte géographique, et lut ce qui suit avec l’air d’un homme déterminé à ne pas faire grâce au malade d’une seule parole :

My dear madam,

I will only confide to you…

« O ciel ! s’écria Stello, vous avez un accent français d’une pesanteur insupportable. Traduisez cette lettre, Docteur, dans la langue de nos pères, et tâchez que je ne sente pas trop les angoisses, les bégaiements et les anicroches des traducteurs, qui font que l’on croit marcher avec eux dans la terre labourée, à la poursuite d’un lièvre, emportant sur ses guêtres dix livres de boue.

— Je ferai de mon mieux pour que l’émotion ne se perde pas en route, dit le Docteur Noir, plus noir que jamais, et si vous sentez l’émotion en trop grand péril, vous crierez, ou vous sonnerez, ou vous frapperez du pied pour m’avertir. »

Il poursuivit ainsi :

« Ma chère madame,

A vous seule je me confierai, à vous, madame, à vous, Kitty, à vous, beauté paisible et silencieuse qui seule avez fait descendre sur moi le regard ineffable de la pitié. J’ai résolu d’abandonner pour toujours votre maison, et j’ai un moyen sûr de m’acquitter envers vous. Mais je veux déposer en vous le secret de mes misères, de ma tristesse, de mon silence et de mon absence obstinée. Je suis un hôte trop sombre pour vous, il est temps que cela finisse. Ecoutez bien ceci.

J’ai dix-huit ans aujourd’hui. Si l’âme ne se développe, comme je le crois, et ne peut étendre ses ailes qu’après que nos yeux ont vu pendant quatorze ans la lumière du soleil ; si, comme je l’ai éprouvé, la mémoire ne commence qu’après quatorze années à ouvrir ses tables et à en suivre les registres toujours incomplets, je puis dire que mon âme n’a que quatre ans encore depuis qu’elle se connaît, depuis qu’elle agit au-dehors, depuis qu’elle a pris son vol. Dès le jour où elle a commencé de fendre l’air du front et de l’aile, elle ne s’est pas posée à terre une fois ; si elle s’y abat, ce sera pour y mourir, je le sais. Jamais le sommeil des nuits n’a été une interruption au mouvement de ma pensée ; seulement je la sentais flotter et s’égarer dans le tâtonnement aveugle du rêve, mais toujours les ailes déployées, toujours le cou tendu, toujours l’œil ouvert dans les ténèbres, toujours élancée vers le but où l’entraînait un mystérieux désir. Aujourd’hui la fatigue accable mon âme, et elle est semblable à celles dont il est dit dans le Livre saint : Les âmes blessées pousseront leurs cris vers le ciel.

Pourquoi ai-je été créé tel que je suis ? J’ai fait ce que j’ai dû faire, et les hommes m’ont repoussé comme un ennemi. Si dans la foule il n’y a pas place pour moi, je m’en irai.

Voici maintenant ce que j’ai à vous dire :

On trouvera dans ma chambre, au chevet de mon lit, des papiers et des parchemins confusément entassés. Ils ont l’air vieux, et ils sont jeunes : la poussière qui les couvre est factice ; c’est moi qui suis le Poète de ces poèmes ; le moine Rowley, c’est moi. J’ai soufflé sur sa cendre ; j’ai reconstruit son squelette ; je l’ai revêtu de chair ; je l’ai ranimé ; je lui ai passé sa robe de prêtre ; il a joint les mains et il a chanté.

Il a chanté comme Ossian. Il a chanté la Bataille d’Hastings, la tragédie d’Ella, la ballade de Charité, avec laquelle vous endormiez vos enfants ; celle de Sir William Canynge qui vous a tant plu ; la tragédie de Goddwyn, le Tournoi et les vieilles Eglogues du temps de Henri II.

Ce qu’il m’a fallu de travaux durant quatre ans pour arriver à parler ce langage du quinzième siècle, dont le moine Rowley est supposé se servir pour traduire le moine Turgot et ses poèmes composés au dixième siècle, eût rempli les quatre-vingts années de ce moine imaginaire. J’ai fait de ma chambre la cellule d’un cloître ; j’ai béni et sanctifié ma vie et ma pensée ; j’ai raccourci ma vue et j’ai éteint devant mes yeux les lumières de notre âge ; j’ai fait mon cœur plus simple et l’ai baigné dans le bénitier de la foi catholique ; je me suis appris le parler enfantin du vieux temps ; j’ai écrit, comme le roi Harold au duc Guillaume, en demi-saxon et demi-franc, et ensuite j’ai placé ma Muse religieuse dans sa châsse comme une sainte.

« Parmi ceux qui l’ont vue, quelques-uns ont prié devant elle et ont passé outre ; beaucoup d’autres ont ri ; un grand nombre m’a injurié ; tous m’ont foulé aux pieds. J’espérais que l’illusion de ce nom supposé ne serait qu’un voile pour moi ; je sens qu’elle m’est un linceul.

O ma belle amie, sage et douce hospitalière qui m’avez recueilli ! croirez-vous que je n’ai pu réussir à renverser la fantôme de Rowley que j’avais créé de mes mains ? Cette statue de pierre est tombée sur moi et m’a tué ; savez-vous comment ?

O douce et simple Kitty Bell ! savez-vous qu’il existe une race d’hommes au cœur sec et à l’œil microscopique, armée de pinces et de griffes ? Cette fourmilière se presse, se roule, se rue sur le moindre de tous les livres, le ronge, le perce, le lacère, le traverse plus vite et plus profondément que le ver ennemi des bibliothèques. Nulle émotion n’entraîne cette impérissable famille, nulle inspiration ne l’enlève, nulle clarté ne la réjouit ni l’échauffe ; cette race indestructible et destructive, dont le sang est froid comme celui de la vipère et du crapaud, voit clairement les trois taches du soleil et n’a jamais remarqué ses rayons ; elle va droit à tous les défauts ; elle pullule sans fin dans les blessures mêmes qu’elle a faites, dans le sang et les larmes qu’elle a fait couler ; toujours mordante et jamais mordue, elle est à l’abri des coups par sa ténuité, son abaissement, ses détours subtils et ses sinuosités perfides ; ce qu’elle attaque se sent blessé au cœur comme par les insectes verts et innombrables que la peste d’Asie fait pleuvoir sur son chemin ; ce qu’elle a blessé se dessèche, se dissout intérieurement, et, sitôt que l’air le frappe, tombe au premier souffle ou au moindre toucher.

Epouvantés de voir comment quelques esprits élevés se passaient de main en main les parchemins que j’avais passé les nuits à inventer, comment le moine Rowley paraissait aussi grand qu’Homère à lord Chatham, à lord North, à sir William Draper, au juge Blackstone, à quelques autres hommes célèbres, ils se sont hâtés de croire à la réalité de mon Poète imaginaire ; j’ai pensé d’abord qu’il me serait facile de me faire reconnaître. J’ai fait des antiquités en un matin, plus antiques encore que les premières. On les a reniées sans me rendre hommage des autres. D’ailleurs, tout à la fois a été dédaigné ; mort et vivant, le Poète a été repoussé par les têtes solides dont un signe ou un mot décide des destinées de la Grande-Bretagne : le reste n’a pas osé lire. Cela reviendra quand je ne serai plus ; ce moment-là ne peut tarder beaucoup : j’ai fini ma tâche :

Othello’s occupation’s gone.

Ils ont dit qu’il y avait en moi la patience et l’imagination ; ils ont cru que de ces deux flambeaux on pouvait souffler l’un et conserver l’autre. — Ynne Heav’n Godd’s mercie synge ! dis-je avec Rowley. Que Dieu leur remette leurs péchés ! ils allaient tout éteindre à la fois ! J’essayai de leur obéir ; parce que je n’avais plus de pain et qu’il en fallait envoyer à Bristol pour ma mère qui est très vieille, et qui va mourir après moi. J’ai tenté leurs travaux exacts, et je n’ai pu les accomplir ; j’étais semblable à un homme qui passe du grand jour à une caverne obscure, chaque pas que je faisais était trop grand, et je tombais. Ils en ont conclu que je ne savais pas marcher. Ils m’ont déclaré incapable de choses utiles ; j’ai dit : Vous avez raison, et je me suis retiré.

Aujourd’hui que me voici hors de chez moi (je devrais dire de chez vous) plus tôt que de coutume, j’avais projeté d’attendre M. Beckford, que l’on dit bienfaisant, et qui m’a fait annoncer sa visite ; mais je n’ai pas le courage de voir en face un protecteur. Si ce courage me revient, je rentrerai chez moi. Tout le matin j’ai rôdé sur le bord de la Tamise. Nous voici en novembre, au temps des grands brouillards ; celui d’aujourd’hui s’étend devant les fenêtres comme un drap blanc. J’ai passé dix fois devant votre porte, je vous ai regardée sans être aperçu de vous, et j’ai demeuré le front appuyé sur les vitres comme un mendiant. J’ai senti le froid tomber sur moi et couler sur mes membres ; j’ai espéré que la mort me prendrait ainsi, comme elle a pris d’autres pauvres sous mes yeux ; mais mon corps faible est doué pourtant d’une insurmontable vitalité. Je vous ai bien considérée pour la dernière fois, et sans vouloir vous parler, de crainte de voir une larme dans vos beaux yeux ; j’ai cette faiblesse encore de penser que je reculerais devant ma résolution si je vous voyais pleurer.

Je vous laisse tous mes livres, tous mes parchemins et tous mes papiers, et je vous demande en échange le pain de ma mère, vous n’aurez pas longtemps à le lui envoyer.

Voici la première page qu’il me soit arrivé d’écrire avec tranquillité. On ne sait pas assez quelle paix intérieure est donnée à celui qui a résolu de se reposer pour toujours. On dirait que l’Eternité se fait sentir d’avance, et qu’elle est pareille à ces belles contrées de l’Orient dont on respire l’air embaumé longtemps avant d’en avoir touché le sol.

Thomas Chatterton. »