Charles Gosselin (p. 79-82).


CHAPITRE XIII


Lorsque le désespérant Docteur eut achevé son histoire, Stello demeura longtemps muet et abattu. Il savait comme tout le monde la fin douloureuse de Gilbert ; mais comme tout le monde, il se trouva pénétré de cette sorte d’effroi que nous donne la présence d’un témoin qui raconte. Il voyait et touchait la main qui avait touché et les yeux qui avaient vu. Et plus le froid conteur était inaccessible aux émotions de son récit, plus Stello en état pénétré jusqu’à la moelle des os. Il éprouvait déjà l’influence de ce rude médecin des âmes qui, par ses raisonnements précis et ses insinuations préparatrices, l’avait toujours conduit à des conclusions inévitables. Les idées de Stello bouillonnaient dans sa tête et s’agitaient en tous sens, mais elles ne pouvaient réussir à sortir du cercle redoutable où le Docteur Noir les avait enfermées comme un magicien. Il s’indignait à l’histoire d’un pareil talent et d’un pareil dédain, mais il hésitait à laisser déborder son indignation, se sentant comprimé d’avance par les arguments de fer de son ami. Des larmes gonflaient ses paupières, et il les retenait en fronçant les sourcils. Une fraternelle pitié remplissait son cœur. En conséquence, il fit ce que trop souvent l’on fait dans le monde, il n’en parla pas, et il exprima une idée toute différente :

« Qui vous dit que j’aie pensé à une monarchie absolue et héréditaire, et que ce soit pour elle que j’aie médité quelque sacrifice ? D’ailleurs, pourquoi prendre cet exemple d’un homme oublié ? Combien dans le même temps n’eussiez-vous pas trouvé d’écrivains qui furent encouragés, comblés de faveurs, caressés et choyés !

— A la condition de vendre leur pensée, reprit le Docteur ; et je n’ai voulu vous parler de Gilbert que parce que cela m’a été une occasion pour vous dévoiler la pensée intime monarchique touchant messieurs les Poètes, et nous convenons bien d’entendre par Poètes tous les hommes de la Muse ou des Arts, comme vous le voudrez. J’ai pris cette pensée secrète sur le fait, comme je viens de vous le raconter, et je vous la transmets fidèlement. J’y ajouterai, si vous voulez bien, l’histoire de Kitty Bell, en cas que votre dévouement politique soit réservé à cette triple machine assez connue sous le nom de monarchie représentative. Je fus témoin de cette anecdote en 1770, c’est-à-dire dix ans précisément avant la fin de Gilbert.

— Hélas ! dit Stello, êtes-vous né sans entrailles ? N’êtes-vous pas saisi d’une affliction interminable, en considérant que chaque année dix mille hommes en France, appelés par l’éducation, quittent la table de leur père pour venir demander à une table supérieure un pain qu’on leur refuse ?

— Eh ! à qui parlez-vous ? je n’ai cessé de chercher toute ma vie un ouvrier assez habile pour faire une table où il y eût place pour tout le monde ! Mais, en cherchant, j’ai vu quelles miettes tombant de la table Monarchique : vous les avez goûtées tout à l’heure. J’ai vu aussi celles de la table Constitutionnelle, et je vous en veux parler. Ne croyez pas qu’en ce que j’ai dessein de vous conter, il se trouve la plus légère apparence d’un drame, ni la moindre complication de personnages nouant leurs intérêts tout le long d’une petite ficelle entortillée que dénoue proprement le dernier chapitre ou le cinquième acte : vous ne cessez d’en faire de cette sorte sans moi. Je vous dirai la simple histoire de ma naïve Anglaise Kitty Bell. La voici telle qu’elle s’est passée sous mes yeux. »

Il tourna un instant dans ses doigts une grosse tabatière où étaient entrelacés en losange les cheveux de je ne sais qui, et commença ainsi :