Statue de Napoléon Ier à Cherbourg


À
ARMAND LEVÉEL
son
COMPATRIOTE
ARISTIDE FRÉMINE
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STATUE DE NAPOLÉON Ier
À CHERBOURG.
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I.

Voilà bien l’Empereur que le poëte rêve !
Son front vaste et songeur lentement se relève ;
La pensée a germé : son bras puissant s’étend ;
Le coursier sous sa main se recule et l’attend ;
Un sang généreux court sur la croupe nerveuse,
Il tord le frein d’acier dans sa bouche écumeuse.
Cheval et cavalier, le groupe est bien vivant !

Mais ce regard voilé comme un soleil levant,
Ce regard d’empereur que l’épais sourcil noir,
Quel est le but lointain où son ame l’envoie ?
De quel trône a-t-il vu son empire agrandi ?

Ses soldats couvrent-ils le Nord et le Midi ?
L’Empereur rêve-t-il à des guerres prochaines ?
Veut-il forger des lois, veut-il briser des chaînes ?
Est-ce son regard d’or du matin d’Austerlitz,
Quand sa voix des drapeaux faisait flotter les plis,
Couvrait de feux croisés la montagne et la plaine ?
Est-ce son long regard de l’île Sainte-Hélène ?

On le demande en vain : l’artiste est inspiré,
Il mêle dans son œuvre avenir et passé.
Sur cette tête où brille un éclair de puissance
Il fait lire au passant le deuil et la souffrance.
Tu vois Napoléon ; il suffit.

Mais, pourtant,
Si votre esprit songeur veut aller plus avant,
Savoir quelle est l’idée et la mère-pensée
Qui tendent cette main vers l’avenir dressée
Et de leurs rayons purs illuminent ce front
Tout à l’heure courbé comme sous un affront ;
Demandez au vieillard ce qu’était cette plage
Quand, laissant respirer l’Europe en vasselage,
L’Empereur vint un jour[1], invaincu, calme et fort,
S’admirer dans son œuvre et consacrer ce port.

Alors il était grand ; il ne se doutait guère
Que, quelques ans plus tard, foudroyé par la guerre,
Il resterait debout sur ses trônes perdus,
Qu’il s’en irait captif, que ces bras éperdus
Demanderaient ce fils qui lui venait de naître ;
Que ce fils loin de lui mourrait sans le connaître ;
Qu’il serait prisonnier sous la garde des mers ;
Que, foulant à ses pieds, gloire, malheur, revers,
Un comte Autrichien occuperait sa couche !

Oh ! son cœur eût souri ; certes, on eût vu sa bouche,
À ce mot d’avenir sur le présent jeté,
Se plisser sous le doute et l’incrédulité !

Pourtant sur ses traits bruns couraient de vastes rides ;
Il contemplait la mer avec des yeux avides ;
Il était sombre et haut quand son bras s’étendit.
Que regardait-il donc ? et le vieillard vous dit :

— Autour de lui, bruyant, heureux, un peuple immense
Par mille cris d’amour saluait sa présence.
Ces quais n’étaient pas là pour arrêter les flots ;
L’océan écumait contre un long banc d’îlots
Où des forts commencés, blanchissante ceinture.
Pour un port à créer, en domptant la nature,
Promettaient cette digue où s’endors tout regard ;
En rade, deux vaisseaux, débris de Trafalgar,[2]
Déployant leurs couleurs dans le combat noircies,
Se couronnaient des feux des triples batteries ;
Et les forts, répondaient : tout était poudre et nuit ;
Au ciel, des goëlands, effrayés par le bruit,
S’envolaient vers la Hague aux lointaines falaises ;
Puis, au large, veillaient les croissières anglaises.
....................
....................
Oh ! silence, poëte, arrête ; car, ici,
Le gouffre est à tes pieds et te jette un défi.
Puisqu’Anglais et Français aujourd’hui sont des frères,
Ne va pas rallumer des torches funéraires ;
Laisse les ans passer et tes aïeux dormir.
Accepte tant d’oubli sans crier, sans gémir,
Tâche de faire croire à ta muse ingénue
Que l’éclair à nos yeux ne fendra plus la nue ;
Que vaincus et vainqueurs du jour de Waterloo
Jamais sur un champ clos ne verront leur drapeau !

Il est vrai que les ans effacent bien des choses !
Pour les voix du passé nos oreilles sont closes ;
La mer après l’orage est si douce au nocher !
Oh ! depuis bien des jours est éteint le bûcher
Où, lys d’autel cueilli par une main profane,

Jeune et belle, en pleurant monta la pauvre Jeanne.
Ces soldats ramassés sur les sillons sanglants,
Saisis par l’ennemi, quand leurs cris haletants
Demandaient vainement cette mort qui délivre,
Ont renvoyé vers Dieu leurs cœurs lassés de vivre.
Le trépas sous son aile a caché leurs regrets
Et le ponton hideux garde bien ses secrets.
Suppliant sur le seuil enchaîné par son hôte,
Leur chef traîna longtemps sa souffrance plus haute.
Par sa pensée errante, évoqués, chaque jour
Ils venaient lui former une muette cour ;
Puis, quand il fut tombé, sous l’argile étrangère,
Il dormit quatorze ans couché dans sa misère,
Et s’il a, maintenant, un tombeau près de nous
Son ame n’est plus là pour crier : vengez-vous !

Oh ! France, vieille mère, il serait beau, peut-être,
D’être moins oublieuse et de mieux reconnaître
Pour des fils vénérés ces martyrs, ces héros,
En repoussant, du moins, la main de leurs bourreaux.
Au reste, laisse faire à cette mer brumeuse,
Que l’on nomme avenir, sa vague est paresseuse,
Que la voile au hasard vole ou sombre en voguant ;
Attends que Dieu sur elle appelle l’ouragan,
Car tu peux, après tout, oublier tes injures,
Puisque ton bras est fort et que tes mains sont pures.

Dormez donc dans l’oubli, dormez, ô nobles morts.
L’Anglais en frémissant passe devant nos forts.
De son berceau Cherbourg a secoué les langes :
Il est plein de canons, plein de rumeurs étranges ;
Force, grâce, beauté le parent tous les jours,
Son front, comme Cybèle, est couronné de tours ;
La mer l’endort heureux dans le fond de sa rade,
Et, quand il suit des quais la longue promenade,
L’étranger voit, à l’heure où le ciel clair et pur
Laisse la lune errer sur des chemins d’azur,
Où brillent de clartés les bruyères du Roule,
Où la brume sur l’eau lentement se déroule,

L’Empereur, près des flots dans un rêve acconduit.
Apparaître sévère et chevauchant la nuit !

II.

Mais avant que, du vent caressée ou battue,
La vague murmurât aux pieds de ta statue,
Avant que du colosse, aux demi-dieux pareil,
Le bronze étincelât des feux du grand soleil,
Levéel, combien de fois ta rapide pensée
Renversa-t-elle l’œuvre en ton front commencée,
Sous quels aspects divers, sans pouvoir l’arrêter,
L’Empereur à tes nuits vint-il se présenter,
Vision tout-à-coup par une autre suivie ?
Surtout, combien de fois la pâle jalousie
Qui prend dans ses réseaux les hommes grands et purs,
Comme la vigne prend la pierre des vieux murs,
Jeta-t-elle à ton œuvre une plainte envieuse ?

Le mépris ridait bien ta lèvre sérieuse ;
Sans détourner les yeux, de dédain souriant,
Tu restais au travail, tranquille et confiant.
Mais tu sentais au cœur s’ouvrir une blessure,
La main était plus lourde et la ligne moins pure ;
Ennuis, dégoûts, fatigue arrivaient t’attristant,
Les temps te semblaient durs ; l’homme vil et méchant.
Alors, comme un ormeau qui sous le vent s’incline,
Ta tête lentement tombait sur ta poitrine.
Tu laissais te parler tes pensers assombris,
Les champs de l’avenir se semaient de débris ;
Bientôt, rage et douleur, le doute de toi-même
Du génie à ton front ôtait le diadème ;
Tout semblait te haïr, tout semblait te raillier ;
Un jour livide et faux éclairait l’atelier,
La gloire, comme tous, te voilait son visage.
L’oubli t’enveloppait des brumes d’un nuage :
Et. brisé, dans la foule aux flots tumultueux,
Soudain tu t’enfuyais, et te croyais comme eux !

Mais, pourquoi contempler des tableaux qui s’effacent ?
Les douleurs ici-bas comme les plaisirs passent,
Après les vents d’hiver les brises de printemps :
Du concert qui te fête écoulons les accents.

Ainsi, quand l’étranger sur les Alpes sublimes
Avance lentement vers les neigeuses cimes.
Si petit près des monts que ses pas vont franchir,
Plus d’une fois, sans doute, il se sent défaillir.
Il entend le torrent qui rugit et qui fume
De rochers en rochers promener son écume.
Il marche ; le sentier sous ses pieds glisse et fuit,
L’abîme est au-dessus, l’abîme autour de lui ;
Les aigles de montagne, au milieu des nuages,
Aux bises du désert jettent leurs cris sauvages ;
Et, lorsqu’il va gravir la dernière hauteur,
Sa tête tourbillonne, il frémit, et son cœur,
Que déjà la mort vient endormir sous ses ailes,
Ne bat plus au frisson des neiges éternelles.
Mais il résiste, il lutte, il arrive ; et, soudain,
Il sent un air plus doux courir au ciel serein ;
Dans sa béatitude il s’arrête et s’oublie ;
C’est qu’à ses pieds, couchée, est la chaude Italie,
Nonchalente et rêvant au bruit de ses trois mers.
Au parfum des jasmins et des orangers verts,
Avec ses souvenirs, avec ses filles brunes,
Venise sommeillant au fond de ses lagunes,
Naples près des flots bleus, Rome aux grands horizons,
Les fêtes, la folie, éternelles chansons.

Mais que te fait la foule ou contente ou colère,
À quoi bon courtiser la hideuse chimère
Qui, tour-à-tour, maudit et caresse ses rois ?
Son amour, c’est le feu qui flambe au bord d’un bois.
Foyer errant, la nuit allumé par un pâtre
Et qu’au matin le vent bat d’une aile folâtre.
Jetant cendre et bruyère aux sentiers du coteau.
Regarde, les yeux secs, ce mobile tableau,
Car, semblable aux vertus, fruits de la conscience.
L’artiste trouve en lui sa seule récompense ;

Si son œuvre lui plaît, c’est assez. Tôt ou tard
Viendront fortune, honneurs, ces choses de hasard.
 
Dans l’île de Naxos, on dit qu’aux jours antiques,
Quand la Grèce était grande et que cent républiques,
Rivales sans repos d’art et de liberté,
De chefs-d’œuvre divers remplissaient la cité,
Un Pygmalion fit une Vénus si belle
Que le pauvre sculpteur s’éprit d’amour pour elle.
Nourrissant, solitaire, une ardeur sans espoir,
Le matin à ses pieds, devant elle le soir,
Il serrait dans ses bras en des instants d’ivresses,
La belle femme sourde et froide à ses caresses.
Son corps dépérissait, le repos l’avait fui.
Mais les dieux qui l’aimaient prirent pitié de lui ;
Jupiter ; à leur voix, anima la statue.
En levant sur Vénus sa prunelle abattue,
Pygmalion, un jour, voit ses traits s’alanguir,
Il sent sous les baisers le marbre tressaillir ;
Ces bras ne sont plus froids, bientôt, bonheur suprême,
Cette bouche a parlé pour lui dire : je t’aime !
Oui, c’est bien une femme au port majestueux :
Ils se prirent la main ; l’artiste était heureux !

Ainsi tu peux, Levéel, les yeux sur l’espérance,
Sans chercher au dehors de fade jouissance.
Sans demander au peuple un amour incertain.
Vivre avec les héros enfantés par ta main,
Jusqu’à ce que ton nom, qui déjà s’illumine,
Rejaillisse sur eux, de ses feux les anime ;
Que chacun les admire et les voie, ô sculpteur,
Porter une couronne à ton front créateur !

III.

Et maintenant, Levéel, il faut que je te dise
Pourquoi j’ai fait ces vers et les jette à la brise
Qui bientôt dans Paris te les ira porter.
Mon esprit, sans savoir, ne peut pas t’élever
Au-dessus des grands noms que le public honore,

Ni juger des détails dans un art qu’il ignore.
Je n’évoquerai pas l’ombre de Canova !
Respect au monument que sa main éleva.
Respect aux morts couchés dans l’oubli, dans la gloire !
Toujours la poésie à la profane histoire
Laissa le triste droit de fouiller le cercueil
Et de jeter au vent les plis saints d’un linceuil.
Point de comparaisons. Je hais les parallèles,
C’est vouloir arrêter de fugitives ailes,
Rappeler le navire emporté par le vent,
Dresser un piédestal sur le désert mouvant.

Chaque homme de génie a rempli sa carrière,
Amant des feux du soir, d’un rayon de lumière,
De l’ombre qui descend sur l’herbe du coteau,
Ou bien, être songeur, la main sur un ciseau,
Épris du corps humain dans sa noble structure,
Étudiant en lui l’œuvre de la nature,
Saisissant chaque trait, aimant chaque contour,
Épiant dans les yeux la colère ou l’amour.
Cherchant un idéal de douleur ou d’ivresse.
Rêvant sur un seul front vertu, malheur, vieillesse,
Exposant en pâture à nos cœurs haletants
Laocoon qui meurt après tous ses enfants,
Apollon à Délos, les traits purs et candides,
Ou Vénus des flots née au chant des Néréides.[3]
Évoquant sous les bois des fantômes d’amours
D’autres s’en vont pensifs, occupés des vieux jours,
Leur ame est une corde à tous les vents vibrante ;
Ils parlent à la mort comme à la nue errante,
Ils ont un chant plaintif pour toutes les douleurs,
Pour toute sainteté des hymnes et des fleurs.

Et le peintre, en mourant, le sculpteur, le poëte
Sont maîtres de leur œuvre ébauchée ou complète ;
Ils ont agi, pensé sous le regard de Dieu ;
Ils sont morts à la tâche, et, leur suprême adieu,

C’est ce tableau baigné du soleil qui se couche,
Ce groupe, cette tête, ou riante ou farouche,
Ce livre où toute une ame, invisible univers,
Nous apparaît pourtant sous le voile des vers.

Laissons donc place entière au banquet de la gloire,
À tout œuvre, à tout chant, comme à toute mémoire :
La foule peut grossir : l’aliment est divin ;
Or chacun doit avoir large part au festin.

Ce qui me plaît en toi ce sont tes lignes pures,
Tes traits forts, pleins de vie, et tes âpres figures.
Qu’il produise homme, femme, enfant, toujours, partout
Ton génie est sévère et français avant tout.
C’est-là son grand secret, je le crois : libre et triste,
Ton ame se déteint sur tes œuvres d’artiste.

Voilà pourquoi, laissant dormir l’antiquité,
Tu vins chercher ailleurs l’originalité.
Il te fallait courir sur des routes nouvelles,
Pouvoir prendre au besoin des allures rebelles,
Battre des champs percés par de rares sentiers,
Allumer ton génie à de plus chauds foyers.
Les dieux de Phidias cachaient leurs auréoles ;
Tu quittas vieux sujets, vieux noms, vieilles écoles,
Terrain vaste et fécond mais trop longtemps hersé.

Un jour tu regardas vers les jours du passé.
Tu vis au bord des eaux les Nymphes endormies,
Les Satyres lascifs courant sur les prairies,
Hercule aux bras d’airain sous sa peau de lion,
Minerve la guerrière et le bel Apollon,
Neptune de la mer écoutant les murmurés,
Bacchus, le front joyeux et ceint de grappes mûres,
Et Pluton et Vulcain, et Mars et Jupiter,
Les mille déités du ciel et de l’enfer,
Avec un peuple fier de guerriers et de sages,
Par la mort assoupis mais debout sur les âges.

Diane, en robe blanche, sous l’ombre des grands bois
Passait, et sur son dos résonnait le carquois.

Iris fendait les cieux, messagère inquiète,
Apollon s’asseyait à la table d’Admède,
Vénus allait dansant sur l’herbe de Paphos,
Platon à Sunium méditait près des flots,
Démosthène parlait à la foule agitée,
Le Caucase tremblait des cris de Prométée,
Les guerriers vers le ciel levaient leurs étendards,
Tous se tournaient vers toi, tous cherchaient tes regards.

Et tu les fixais bien ; mais ils voyaient ta face,
Comme un lac sur lequel nulle brise ne passe,
Comme un domaine inculte et pur de tout sillon,
Les contempler sans ride et sans émotion.
Tu semblais réfléchir ; tu te disais sans doute
Qu’en avançant vers eux tu ferais fausse route,
Que jadis des sculpteurs les avaient illustrés,
Que, sans donner un corps à des noms ignorés,
Le pays qui devait admirer ta jeunesse,
Bien qu’il ne brillât pas du soleil de la Grèce
Avait d’autres héros plus grands et moins anciens.

Dès ce jour tout fut dit : ces héros furent tiens,
Et lu t’épris d’amour pour nos vastes annales.
Pour les portails béants des vieilles cathédrales,
Pour les groupes rieurs portant les bénitiers,
Grimaçant en cordon à l’entour des piliers,
Pour les princes couchés dans leur mante guerrière,
Pour les prélats priant dans leurs livres de pierre,
Pour les murs de l’abside où l’artiste moqueur
Sculpta de son ciseau satyrique et censeur,
Sous le jour des vitraux peints de saintes légendes,
Des moines avinés dansant des sarabandes,

À d’autres les beaux chœurs et les sages antiques,
La Canéphore aux Dieux chantant de longs cantiques,
La Vestale qui craint quand un doux entretien
A jeté sur l’autel l’ombre du Tarpéien !
À peine voudrais-tu sculpter Caton d’Utique
Achevant, lorsqu’il meurt sur un glaive stoïque
En bénissant ses Dieux dont il avait douté,
Son hymen virginal avec la liberté.

Mais chaque être nourrit diverses espérances.
Tout homme a ses plaisirs, tout cœur ses préférences.
Si dans le marbre abrupte où taille ton ciseau,
Tu cherches avant tout le vrai, frère du beau,
Si tu rends à tout siècle un immortel hommage,
Si tu peux présenter aux ombres du vieil âge,
Parmi le peuple froid de ton inonde d’airain,
Charlemagne, à cheval et le globe à la main,
Si tu sculptas, un jour, les beaux traits de Tourville
Échappant sur les mers à Versailles servile
Au moment où, vaincu, par le nombre écrasé,
Il sacre, en l’achevant, le malheur commencé,
Sous un masque de marbre emprisonne sa fougue,
Et brûle ses vaisseaux sur les flots de la Hougue ;[4]
Il est sur le terrain des siècles révolus,
Des sentiers escarpés à tes pas mieux connus,
Il est parmi nos jours de désastre et de gloire,
Des jours dont tu te plais à buriner l’histoire,
Époque de forfaits et de grandes vertus,
Champ où fut retrouvé le glaive de Brutus.
Lutte où la mort brisa plus d’un cœur héroïque,
Coupe mystérieuse où l’enchanteur stoïque,
Appelant sur sa tête un orage éternel,
Versa l’absinthe à flots pour composer le miel.[5]

Oui, tu te plais au bruit des Bastilles qui tombent,
Aux sinistres clameurs des partis qui succombent.
Quand un rayon brillant inonde l’atelier,
Que, poussé par ta verve, il te faut travailler,
Souvent des chants, des cris viennent à ton oreille,
Sons qu’aime ton génie et dont l’appel l’éveille ;
C’est le grondement sourd du canon ennemi,

Le pas des citoyens au tambour de Valmy,
Les pleurs, les dévouements pour la cause commune,
Mirabeau de sa voix remplissant la tribune,
Le chant des Girondins qui marchent à la mort,
La guerre chevauchant du Midi jusqu’au Nord,
Le peuple rejetant par delà ses frontières
Les rois, leurs armements, leurs soldats, leurs bannières.

À ce bruit, aussitôt, de l’inspiration
Tu sens sur tout ton corps circuler le frisson ;
Le rayon t’illumine et, d’une main ardente,
Tu sculptes les lutteurs de la lice sanglante,
Penseurs, représentants, généraux, orateurs.[6]
Le grand drame renaît avec tous ses acteurs :
Les femmes, échappant aux travaux domestiques,
Prêchent la liberté sur les places publiques,
Un soldat de Dessaix, de Hoche et de Marceau
Sort du sillon lointain, son verdoyant tombeau,
Un groupe, scène chère à toute ame française,
Vient, couplet par couplet, chanter la Marseillaise.
Jusqu’à ce que, songeant à son Dieu, le hasard,
Vainqueur de l’Italie et du grand Saint-Bernard,
Entouré de canons, de drapeaux, de trophées
Où les vents du Tessin murmurent par bouffées,
Napoléon rêveur, jeune homme et déjà grand
Apparaisse à son tour sur le drame changeant.

Ce jeune homme affaissé sous sa pensée immense,
Sous le poids accablant des destins de la France,
Ballotté tous les jours au milieu des partis
Par des hommes puissants qu’il va faire petits,
Par les jalouses peurs du triste Directoire,
Saura tout rallier au flambeau de sa gloire.
Il quittera Paris, l’Europe, confiant ;
Sa tête brillera d’un reflet d’Orient.
Le Mameluk ardent et l’Arabe nomade

Verront dans leurs déserts revenir la croisade,
Sur leurs sables mouvants rouler le lourd canon,
Et le chef les dompter sous l’ombre de Memnon.
Et, quand il reviendra vers la France alarmée,
Il ira rassembler quelques lambeaux d’armée
Sans espoir et fuyant le fer autrichien.
Seul il rendra son vol au drapeau citoyen,
Ses clairons sur l’Adda retentiront encore,
Bientôt de Marengo l’éblouissante aurore
Inondera la France et l’Europe à genoux ;
Et, soupirant ensemble après des temps plus doux,
Lassés de liberté, de luttes, de tourmentes,
Voulant sur le chemin plier un jour leurs tentes,
Les peuples dresseront un pavois au vainqueur
Et feront du Consul le puissant Empereur.

L’artiste doit aussi conquérir sa couronne.
Autant que le génie un dur labeur la donne,
Il faut briser du pied, sans haine, sans courroux,
Bien des liens tendus par la main des jaloux.
Mais, à présent, Levéel, le chemin t’est facile ;
Avance ; et si, parfois, une plainte débile
S’élève des fossés et monte jusqu’à toi,
C’est le dernier écho de tes instants d’émoi.
Sans plus prendre aux débris du Forum et d’Athènes
Consacre d’autres temps, d’autres noms, d’autres scènes ;
Continue, ô sculpteur, va par tous les chemins,
Ta marche est triomphante et nous battons des mains !


ÉPILOGUE.

Levéel, ces vers chantés d’une chétive haleine,
Ces soupirs d’un roseau sur les lacs de la plaine
Pour ton nom, pour ta gloire, hélas ! ne peuvent rien :
Qu’importe ! Reçois-les comme un bon entretien.

Ils viennent du pays où, bien souvent, nos pères
Ont ensemble échangé leur joie et leurs misères.
Dans nos rêves d’enfants l’ombre des mêmes tours
Nous a vus écouter la voix des anciens jours ;
Ces bois, dont, au printemps, les têtes verdoyantes
Couvraient avec amour la vallée et les pentes
Ont souvent entendu nos pas, loin des sentiers,
Chercher leurs froids ruisseaux et braver leurs halliers.
Pense au donjon couvert de son manteau de lierre,
Comme un soldat drapé pour sa veille guerrière,
Aux champs où Dieu t’offrit les premières leçons,
Aux rochers dans les bois, aux eaux, aux horizons,
Aux cent choses sans nom qui font une patrie ;
Et ma voix te plaira comme une voix amie,
Comme un refrain d’enfance, un cantique d’autel,
Ou le chant d’un grillon du foyer paternel !

Tandis que dans Paris, au bruit sourd de la foule,
Tu vas pour le fondeur achever quelque moule,
Rêver d’autres sujets pour le marbre et l’airain,
Créer, grandir encor sous le souffle divin ;
Loin, bien loin de la ville à l’aspect monotone.
Moi je vais profiter des derniers jours d’automne,
Voir les dernières fleurs dessécher et mourir,
Apprendre qu’ici-bas tout être doit finir.
Je vais reprendre aux champs mes courses vagabondes
Par les sentiers déserts semés de feuilles blondes,
Errer sous les rayons d’un soleil tiède encor,

Aux bois où les couchants brodent des tapis d’or ;
Car bientôt vont venir l’hiver et la froidure,
La bise de décembre au lugubre murmure.
Déjà dans la vallée où dorment les brouillards
S’abattent mille oiseaux étrangers et criards,
Les vents glacés du nord bourdonnent par rafales,
La neige va couvrir nos collines natales,
Et force alors sera de rester près du feu.

Levéel, prends ton ciseau, j’ai mon bâton. Adieu !

A. frémine.

  1. 1811.
  2. Le Courageux et le Polonais. Tous les détails de cette scène sont historiques.
  3. Allusion au groupe antique du Laocoon, à l’Apollon du Belvédère et à la Vénus de Milo.
  4. Le modèle seul de la statue de Charlemagne a été fait. La photographie peut donner une idée assez vive de ce groupe qui est une véritable création.

    Le buste de Tourville, un des premiers ouvrages de Levéel, est déposé dans la salle du conseil général, Hôtel-de-Ville de St-Lô.

  5. Armand Levéel s’est, surtout, inspiré des scènes, des caractères, des physionomies de l’épopée républicaine, qui, pour nous, va du 5 mai 1789 au 5 mai 1821, de l’ouverture des États-Généraux à la mort de Napoléon Ier.
  6. Les douze vers suivants rappellent des œuvres de Levéel. Le Musée de Cherbourg en possède quelques-unes : un homme du peuple, un soldat chantant, un tambour et un fifre des quatorze armées, etc.