Statistique littéraire de la production intellectuelle en France depuis 15 ans/01

Statistique littéraire de la production intellectuelle en France depuis 15 ans
Revue des Deux Mondes, période initialetome 20 (p. 255-286).
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STATISTIQUE LITTERAIRE




DE


LA PRODUCTION INTELLECTUELLE


EN FRANCE DEPUIS QUINZE ANS.




I. La Littérature française contemporaine, dictionnaire bibliographique, 1840-47.[1]
II. Journal de la librairie, — 1830-47.


Théologie, Droit, Philosophie, Économie politique
I.

Positive comme la statistique, aussi aride en apparence, mais non moins féconde en enseignemens inattendus, parce qu’elle groupe les idées comme la statistique groupe les faits, la bibliographie, qui touche à toutes les sciences, qui les embrasse, les éclaire, les rattache entre elles, est généralement, malgré son extrême utilité, renfermée en France dans un cercle restreint d’hommes spéciaux, et c’est peut-être à cette indifférence du public et même des gens de lettres et des savans pour les études bibliographiques que nous devons tant d’ouvrages inutiles sur des sujets déjà plus heureusement traités, tant d’omissions inexcusables dans les livres les plus sérieux, et surtout cette ignorance de notre histoire littéraire que nous reprochent les Anglais et les Allemands, mieux renseignés que nous, il faut en convenir, sur les écrivains qui font leur gloire. L’homme de lettres qui écrit son livre s’inquiète peu de ce que d’autres écrivent autour de lui. Le public, de son côté, lit souvent sans chercher ce qu’il doit lire, sur l’enseigne trompeuse d’un nom, sur la foi plus trompeuse encore d’une mention complaisante ou intéressée, et, pour un volume qu’on ouvre au hasard, on en laisse passer mille sans en soupçonner même l’existence. Le bibliographe, au contraire, fidèle à sa devise : Livres nouveaulx, livres viels et anticques, s’embusque à l’affût de tout ce qui s’imprime et se réimprime. Il dresse le bilan de toutes les idées humaines ; il sait tous les détours des nécropoles silencieuses de la science et des lettres, et, cicérone intelligent, il indique à chacun la place où dorment les morts qu’il cherche, ce que ces morts ont laissé de leur passage dans ce monde, et les volumes qu’il faut fouiller.

Au XVIe siècle, quand on touchait aux origines de l’imprimerie, quand l’apparition d’un livre était encore un événement, la bibliographie était nécessairement fort restreinte, et tout se bornait à quelques catalogues qui ne donnaient que des titres ; mais, dans le siècle suivant, les progrès furent rapides. Les catalogues s’éclairèrent par la critique, se complétèrent par l’histoire littéraire et par la biographie. De nos jours, la science bibliographique, par l’accumulation même des livres, a pris une extension nouvelle. Elle a produit des travaux également utiles à ceux qui lisent, composent, achètent ou vendent des livres. Il suffit de nommer parmi les auteurs de ces travaux MM. Van Praët, Barbier, Renouard, Brunet, auteur du Manuel du libraire, vaste encyclopédie à laquelle l’Allemagne elle-même n’a rien à opposer ; Nodier, qui porta dans l’étude des livres la science de Bayle, l’esprit de Sterne et la mélancolie d’un poète ; M. Quérard, qui, après vingt ans d’un travail assidu, et par un véritable tour de force de patience, a dressé, sous le titre de la France littéraire, l’inventaire de tous les livres français publiés soit en France, soit à l’étranger, dans le cours du XVIIIe siècle et la première période du XIXe, inventaire que complète jusqu’à l’année 1845 le dictionnaire bibliographique intitulé ; la Littérature française contemporaine, dictionnaire qui renferme, outre les titres des livres français publiés depuis vingt ans, des notes critiques, historiques, littéraires et biographiques.

Pour quiconque veut embrasser d’un coup d’œil rapide et sûr le mouvement intellectuel d’une époque, un catalogue annoté comme l’ouvrage dont nous venons de parler sera toujours un guide utile, car les bibliographes donnent surtout des faits. Ils savent de quel côté se tourne la curiosité des esprits, la faveur du public, parce qu’ils ont compté pour chaque genre le nombre des volumes, pour chaque auteur le nombre des éditions. Ils savent les phrases que les changemens de règne ont fait disparaître, les dédicaces pour lesquelles on a fait des cartons, les comédies en cinq actes qu’on a réduites en vaudevilles ; enfin ils peuvent compter pour toutes les gloires la hausse et la baisse, car ils ont le tarif exact par le catalogue des ventes au rabais. L’histoire des livres, on l’a dit souvent, est aussi curieuse, aussi instructive que celle des hommes : c’est là qu’il faut chercher la vie morale d’un peuple, et cette remarque, banale à force d’être vraie, est surtout vraie pour notre époque, où tout individu qui pense ou qui croit penser s’empresse de prendre le public pour confident ; mais nous avons marché si vite dans les voies les plus diverses, les plus contraires même, que nous n’avons guère eu le temps de mesurer la route parcourue. Nous croyons donc qu’il n’est pas sans intérêt d’utiliser dans une sorte de tableau synoptique les renseignemens contenus dans la Littérature française contemporaine, et de dresser, à l’aide de quelques autres publications bibliographiques, telles, par exemple, que les tables du Journal de la librairie du savant M. Beuchot, un résumé sommaire du mouvement intellectuel de ces quinze dernières années dans ses rapports avec la production matérielle des livres. Nous procéderons dans ce travail comme les bibliographes eux-mêmes. Nous donnerons d’abord, aussi exactement que possible, la moyenne approximative du nombre des ouvrages publiés dans la période qui nous occupe ; il sera plus aisé de constater ensuite les envahissemens de l’industrie dans la littérature, les branches que la spéculation a exploitées avec le plus d’ardeur, les évolutions de l’opinion publique, et sur les divers points le progrès ou la décadence, l’échec ou le succès. En partant de la théologie pour arriver aux journaux, nous parcourrons le catalogue complet de l’immense bibliothèque qui s’étale devant nous, et nous aurons soin surtout de laisser parler les faits, qu’on se montre en général trop disposé à remplacer par des phrases, quand il s’agit de mettre en scène le siècle où nous vivons.

Ce qui frappe d’abord, lorsqu’on jette un regard rétrospectif sur les années qui viennent de s’écouler, c’est la confusion extrême (les idées, la rapidité avec laquelle elles se succèdent, les contradictions qui éclatent à chaque pas, d’une part l’attachement obstiné à des traditions vieillies, de l’autre l’engouement irréfléchi pour toutes les nouveautés, l’absence de passions profondes au milieu d’une agitation fébrile, et la puissance du bon sens publie en présence des excentricités individuelles les plus étranges. Tous les désordres de l’esprit se montrent à la fois, et parmi ces désordres il n’en est aucun qui ne soit à son tour jugé, condamné, puni comme il le mérite. Tout est spontané, le succès comme le revers. Les idées se produisent par explosion. On peut marquer par une date précise leur avènement et leur disparition, comme on peut marquer dans la biographie des hommes le quantième de la naissance et de la mort. Les médiocrités vaniteuses et les talens sérieux affluent jusqu’à l’encombrement. On se permet tout en fait de tentatives hasardées, d’excès téméraires, de hardiesses heureuses, et, en politique comme en littérature, c’est tout à la fois le chaos et la création. A peine la révolution de juillet avait-elle donné gain de cause aux espérances des partis, que, le lendemain même de la victoire, les esprits ardens formaient des espérances nouvelles. La souveraineté des rois et la souveraineté des peuples, le mariage, les croyances, la famille, la propriété, tout fut mis en question. La théocratie du moyen-âge eut ses apologistes comme la démocratie de 93, et chaque fois que ceux qui vivaient au milieu de ce tourbillon se demandaient : — Que se passe-t-il autour de nous ? Sommes-nous en progrès ? sommes-nous en décadence ? Nos victoires compensent-elles nos défaites ? — ils entendaient s’élever les voix les plus contradictoires ; — « Rien n’a dégénéré, la France est toujours le flambeau des nations… Cette époque est grande… Elle est grande par la science, grande par l’éloquence, grande par l’industrie, grande par la poésie et par l’art… Il n’y a plus à cette heure, dans l’univers, qu’une seule littérature allumée et vivante, c’est la littérature française. » - Voilà ce que disait M. Victor Hugo à l’Académie française, dans son discours de réception, en juin 1840, et, trois ans auparavant, un penseur qui certes sait aussi juger son époque proclamait précisément le contraire devant une autre académie. — « Le culte vrai et désintéressé de la science s’est affaibli parmi nous, disait M. Guizot en 1837 ; on veut du bruit ou du profit, une prompte satisfaction d’amour-propre ou un avantage matériel. » - Faut-il, dans un sujet aussi grave, en croire le grand poète ou le grand historien ? ou bien encore s’en tenir simplement à cette maxime de Montaigne : « L’écrivaillerie est symptôme d’un siècle débordé. » - Nous ne décidons pas ; nous nous bornons à constater cette contradiction qui éclate à tout instant dans les jugemens portés sur l’époque contemporaine.

Si les avis sont partagés en ce qui touche la question du progrès ou de la décadence, on est d’accord sur la prodigieuse activité des presses françaises, parce qu’ici du moins on peut marcher appuyé sur des données précises. En suivant, depuis les dernières années de l’empire jusqu’à nos jours, le mouvement de la production littéraire ou scientifique, on reconnaît que cette production est aujourd’hui plus que triplée relativement à ce qu’elle était dans les premières années du siècle. Nous donnons ici, comme point de comparaison, le mouvement des presses françaises dans les six premiers mois de l’an X :

Théologie : 25
Mythologie : 2
Philosophie : 46
Législation, jurisprudence : 41
Agriculture, commerce, finances : 42
Antiquités, biographie : 67
Astronomie, géographie, voyages : 26
Peinture, architecture, musique, art militaire : 47
Mathématiques, arithmétique : 19
Botanique, minéralogie : 31
Physique, chimie : 7
Anatomie, chirurgie : 39
Grammaire, dictionnaires, mélanges : 55
Poésie : 57
Théâtre : 53
Romans : 128
Journaux littéraires, ouvrages périodiques consacrés aux sciences et aux lettres, almanachs : 36

Soit en six mois 721 ouvrages, soit enfin pour l’année entière 1,450 environs En 1814, le chiffre est de 2,683. En 1828, il s’élève à 7,616, tandis que l’année 1826 n’en donne que 4,347. Depuis 1830, on est resté constamment au-dessous de 1828 ; mais le nombre des journaux est plus que sextuplé. Ces journaux ont considérablement agrandi leur format en resserrant leur texte. On a, en outre, dans la librairie sérieuse, multiplié les volumes compactes, et il en résulte qu’une quantité de lignes et de phrases égale, sinon plus grande, a été mise dans la circulation. En dressant depuis quinze ans, d’après les tables du Journal de la librairie, qui renferme cependant encore un très grand nombre d’omissions, la moyenne des produits de la librairie française, on se rappelle en souriant cette phrase de Nodier : « Le livre imprimé n’existe que depuis quatre cents ans au plus, et s’accumule déjà dans certains pays de manière à mettre en péril le vieil équilibre du globe. La civilisation en est arrivée à la plus inattendue de ses périodes, l’âge du papier. » Le spirituel bibliographe a raison, car la production du papier a pris un tel développement, que ce qui s’en fabrique en France dans le cours d’une année suffirait à mettre le royaume sous enveloppe. Ce calcul a été établi par l’un de nos principaux fabricans. Que de feuilles et de rames ne faut-il pas, en effet, pour suffire à la consommation de ces presses toujours actives, dont la vapeur vient encore redoubler l’activité, et qui nous donnent, dans les quinze ans qui nous occupent, une moyenne annuelle de 5,862 volumes ou brochures, éditions nouvelles ou réimpressions, non compris les périodiques, c’est-à-dire les journaux et les revues, soit un total de 87,930 ! Or, en supposant en moyenne à chaque ouvrage deux volumes et demi, ces 87,930 ouvrages donnent environ 220,000 volumes, et, en portant chaque édition à douze cents exemplaires, ce qui certes est bien restreint, on arrive au chiffre total de 264 millions de volumes. Ce premier chiffre une fois posé, voyons comment la production s’est répartie entre les diverses branches des connaissances humaines, et, en fouillant dans ce passé qui nous touche encore et qui pourtant est déjà si loin, cherchons ce qui reste de tant de livres entrés dans le monde au bruit de mille fanfares, de tant d’essais qui, patiemment mûris, auraient pu faire des œuvres durables, de tant d’utopies qui promettaient le bonheur, de tant de rêves poétiques qui promettaient la gloire.


II.

La première science qui se présente à nous est celle qui traite de Dieu mis en rapport avec l’homme par la révélation. Les bibliographes, quand ils ont dans cette série à classer d’anciens livres, comptent ordinairement six grandes sections, qui sont : l’Écriture sainte, la liturgie, les sermonnaires, les catéchistes, les mystiques, les apologistes, auxquels on ajoute, comme appendice, les théologiens hétérodoxes et les illuminés. Nous suivrons les bibliographes, et nous nous arrêterons d’abord à l’Écriture sainte, car c’est là l’éternel point de départ.

Au XVIIe siècle, la publication, la traduction des textes bibliques agitait le monde et armait les peuples ; au XVIIIe siècle encore, c’était la source d’ardentes discussions, et Moïse se trouvait sans cesse aux prises avec les encyclopédistes. Aujourd’hui il s’est fait de ce côté un apaisement complet : tandis que les sociétés bibliques de l’Angleterre inondaient le monde entier de leurs publications et répandaient, de 1827 à 1846, 19,771,770 exemplaires de la Bible, tandis que le protestant Daniel Kieffer, savant orientaliste né à Strasbourg, traduisait l’Ancien Testament en langue turque et distribuait pour sa part, dans la seule année 1832, 160,000 exemplaires des saintes Écritures, le clergé catholique abandonnait aux éditeurs de livres illustrés la propagande biblique[2]. Le succès qui couronna ce nouvel empiétement de l’illustration excita l’émulation des spéculateurs, et on vit paraître, entre les Femmes de Shakespeare et les Belles Femmes de Paris, les Femmes de la Bible, dessinées et gravées par nos meilleurs artistes.

L’exégèse, la critique sacrée, qui soulève encore en Allemagne des polémiques brûlantes et qui forme l’une des branches les plus importantes de notre ancienne littérature religieuse, n’a rien produit chez nous qui mérite d’être noté. On a vécu sur les anciens auteurs, Guenée, Nonotte et Bergier. L’église de France, qui, dans l’origine, prit part à toutes les grandes luttes, qui combattit Arius par saint Hilaire de Poitiers, Pélage par saint Germain, Luther et Calvin par Bossuet, l’église de France semble aujourd’hui désarmée dans la guerre que la science sceptique livre à la tradition. Elle a laissé passer sans réponse, sans réfutation sérieuse, l’ouvrage le plus menaçant peut-être qu’on ait écrit depuis Voltaire, la Vie de Jésus, du docteur Strauss. C’est là un grave symptôme d’indifférence ou d’impuissance. On se détourne des hautes questions pour escarmoucher dans des polémiques compromettantes. Les ouvrages sur l’Écriture sainte, sur les points fondamentaux du christianisme, figurent dans la bibliographie contemporaine pour une moyenne de vingt-cinq par année, et cette moyenne est de beaucoup inférieure à celle des livres écrits en faveur de l’ultramontanisme, des jésuites et des petits séminaires. Faut-il conclure de ce rapprochement que, même en religion, les intérêts actuels et mondains ont le pas sur les intérêts éternels ?

La seconde subdivision de la littérature religieuse se compose de la liturgie, qu’on peut subdiviser elle-même en trois sections : l’une historique, l’autre purement théologique, contenant les livres du culte ; la troisième littéraire et toute mondaine, dans laquelle nous placerons les prières poétiques et les cantiques.

Mabillon et dom Martène, entre autres, ont montré quel parti on peut tirer de l’ancienne liturgie pour l’histoire des mœurs, des croyances et des arts ; mais cette étude, exclusivement cultivée par les hommes savans des ordres religieux, était complètement abandonnée depuis plus d’un siècle. Elle a repris faveur dans ces derniers temps. Les bénédictins, qui se sont reconstitués à Solesmes depuis la révolution de juillet, ont publié les Institutions liturgiques ; les archéologues, de leur côté, ont étudié avec grand soin tout ce qui se rattache aux vêtemens sacerdotaux, aux objets servant à la célébration du culte, aux cérémonies ecclésiastiques, et de la sorte ils ont posé, vers 1834, les bases d’une branche nouvelle de l’érudition à laquelle on a donné le nom de symbolique chrétienne.

Les livres destinés aux usages du culte forment une librairie exceptionnelle placée sous la tutelle du clergé, nécessairement soumise à sa censure et exploitée par lui conjointement avec les éditeurs. On sait en effet que dans chaque diocèse il existe an libraire qui, moyennant privilège, est autorisé par l’évêque à reproduire, à l’exclusion de tous autres, les livres d’offices et de prières. De récens débats judiciaires nous ont appris que ce privilège est quelquefois payé par un versement à la caisse diocésaine, ce qui donne matière à procès et peut exposer le clergé au reproche de simonie, lorsqu’on le voit prélever ainsi indirectement une sorte de droit d’auteur sur les prières de saint Ambroise et des docteurs du moyen-âge, qui certes ne songeaient pas à se faire payer leurs hymnes, fût-ce même pour en répandre les profits en aumônes. Toujours lucrative, la branche de librairie qui nous occupe a pris depuis dix ans un développement nouveau par la grande quantité d’associations pieuses qui se sont établies tant à Paris que dans les provinces, et pour lesquelles il a été fait, ainsi que pour les couvens, un nombre considérable de livres spéciaux. On pourrait se croire parfois au cœur même des âges mystiques en parcourant le catalogue de ces livres où figurent le Cérémonial des sœurs augustines, le Saint rosaire vivant, le Vestiaire des vierges, la Messe du précieux sang, le Coutumier du monastère de l’Annonciade céleste, les Neuvaines de la sainte robe, etc.

Si nous arrivons maintenant à la liturgie que nous avons appelée mondaine et qui parle français, nous rencontrons, parmi les auteurs des recueils de prières ou de cantiques, d’une part des femmes, de l’autre des abbés. Les femmes s’adressent aux ames tendres qui demandent un Dieu comme une jeune fille un premier amour, et souvent leurs livres sont signés de noms qu’on retrouve, dans le Livre rose ou le Journal des Modes, au bas d’une nouvelle de coeur, ou d’un premier-Paris sur les magasins de nouveautés. La foi n’est là qu’un caprice, et Mmes de Lamartine et de Duras ont seules dans ce groupe mystique trouvé des accens vraiment dignes de l’ascétisme chrétien. Les abbés s’adressent principalement aux affiliés des associations pieuses, aux jeunes filles qui suivent les stations du mois de Marie, et l’on peut dire que, sous le rapport de la poésie, les cantiques modernes sont loin des noëls du vieux temps. Ajoutons cependant que quelques éditeurs de cantiques spirituels ont compris combien ces pauvretés littéraires étaient compromettantes auprès des esprits sérieux. Reconnaissant que l’inspiration n’est pas moins rebelle que la grace, ils ont pris le parti de l’emprunter à ceux qui l’avaient trouvée, et on amis en musique, pour l’usage des associations de piété, quelques-unes des odes de M. de Lamartine et la Prière pour les petits enfans, improvisée dans une école de village. C’est là certes, parmi tant d’autres triomphes, un triomphe flatteur pour le grand poète que de donner ainsi aux fils du pauvre des hymnes pour converser avec Dieu.

A la suite de la liturgie viennent se placer les apologistes, c’est-à-dire les écrivains qui défendent la vérité du christianisme et qui cherchent à la prouver, soit par la démonstration philosophique, soit par l’histoire, soit par la science. La production de cette série a été très nombreuse, et elle a porté principalement sur les écrivains de la primitive église et du moyen-âge, se rattachant ainsi non pas seulement au mouvement théologique, mais à l’histoire et à la philosophie. Vers 1836, les frères Gaume et M. l’abbé Migne, fondateur de l’imprimerie catholique du Petit-Montrouge, la plus active peut-être de toutes les imprimeries, parisiennes, commencèrent la série complète des écrivains chrétiens, et donnèrent, en fait d’ancienne littérature ecclésiastique, de très estimables éditions qui se répandirent sur tous les marchés de l’Europe. On a même, dans ce genre d’entreprises, poussé la témérité jusqu’à publier, sous le titre de Patrologioe cursus completus, une collection d’écrivains ecclésiastiques qui ne formera pas moins de 200 volumes in-4o. Les éditeurs ne surent point s’arrêter à temps ; ils exhumèrent des livres que le moyen-âge a profondément marqués de l’empreinte de son ignorance et de sa barbarie, et qu’il eût été prudent de laisser dormir dans leur tombe, par exemple la Légende dorée de Jacques de Vorage, que déjà les catholiques du XVIe siècle avaient mise à l’index comme un ramas de fables qui outrageaient à la fois la religion et la raison humaine.

Cette renaissance de la littérature religieuse du moyen-âge, qui coïncide avec les études des archéologues sur l’art chrétien et les dithyrambes des poètes sur les cathédrales, a déjà fait son temps. On a reconnu que, pour convaincre les sceptiques du XIXe siècle, il fallait d’autres argumens que ceux qui servaient à combattre Arius ou Pélage, les manichéens ou les païens. On s’est donc rapproché un peu de notre époque, et les apologistes du siècle de Louis XIV, Bossuet, Fénelon, Fleury, Pascal, ont eu, non pas une résurrection, car l’oubli n’était jamais venu pour eux, mais une popularité nouvelle qui s’est révélée par une succession rapide d’éditions. Il semblait qu’on voulût offrir à notre génération inquiète tous les élémens d’une enquête solennelle sur les preuves du christianisme.

Malgré cette résurrection des vieux livres, les apologistes contemporains sont fort nombreux, et ils se divisent en deux classes, les ecclésiastiques et les laïques ; par une bizarrerie singulière, les ecclésiastiques sont en minorité. Nier la raison, s’insurger contre la science, récuser l’histoire et surtout déclamer contre la révolution française, telle est trop souvent la tactique des apologistes du clergé. On peut citer comme exemple M. Lacordaire, qui voit dans la raison une fille de Satan. La science est souvent traitée comme la raison, et un écrivain ecclésiastique est allé jusqu’à défendre récemment le système de Ptolémée contre celui de Copernic. Quant aux apologistes laïques, ils forment la plus étrange église qu’on puisse imaginer, et l’on voit figurer parmi leurs docteurs des poètes, des femmes, des auteurs dramatiques, des ingénieurs, des juges de paix, des avocats, des officiers des armes spéciales. Leurs ouvrages se produisent avec les allures les plus bizarres ; ils rechristianisent les décatholiseurs, composent des préservatifs contre l’incrédulité, des dynamiques intellectuelles dans lesquelles ils appliquent les formules algébriques à la théologie, comme autrefois les alchimistes les appliquaient aux sciences occultes. Dans les livres du XVIIe siècle, on sent que les apologistes s’adressent à des hommes convaincus, avec calme, avec sérénité, sans craindre de rencontrer jamais la négation absolue. Aujourd’hui au contraire, en tout ce qui touche au dogme, on semble éviter les mystères, comme en philosophie on évite les grands problèmes, parce que d’un côté comme de l’autre on sent la certitude échapper. On discute avec emportement, comme il arrive toujours quand on redoute la contradiction ; enfin, au lieu de démontrer le catholicisme, on s’attache, en partant de l’Essai sur l’indifférence, à démontrer la nécessité de la foi.

Les mystiques, qui ne s’adressent qu’au sentiment, sont beaucoup mieux accueillis que les apologistes, qui s’adressent à la raison, et ici encore le grand succès appartient aux morts des vieux âges. Le Château intérieur, l’Horloge de l’ange gardien, l’Aimable virginité, le Gémissement de la colombe, le Zodiaque chrétien et autres opuscules du même genre écrits au XVIe ou au XVIIe siècles occupent dans les tables du Journal de la librairie une place beaucoup plus grande que les livres les plus populaires des grands écrivains. C’est ainsi qu’il a été fait depuis 1827 trente-huit éditions du chanoine Boudon, mort archidiacre d’Évreux en 1702. Quant aux mystiques modernes, il semble qu’ils ne savent plus converser avec Dieu. Des hauteurs infinies de l’ascétisme ils sont tombés dans une dévotion étroite et mesquine ; ils n’ont plus la passion du ciel, mais la passion des confréries. Descendans directs des porteurs de rogatons du XVIe siècle, ils matérialisent le culte et le réduisent à des pratiques extérieures, comme on peut le voir dans le Manuel du Rosaire vivant, le Manuel de la confrérie du Scapulaire, l’adoration du Sacré-Cœur, du précieux Sang, de la vraie Croix, etc.

Les miracles ainsi que les confréries ont repris faveur. La robe sans couture de Trèves, la sainte robe d’Argenteuil, la statue merveilleuse de Notre-Dame de Paris, et surtout les médailles de l’immaculée conception que la Vierge en personne distribue dans les campagnes, font le sujet, chaque année, d’une dizaine d’ouvrages. Nous remarquerons à ce propos que les choses se passent exactement comme au XIIe siècle. C’est presque toujours la Vierge qu’on met en scène, surtout quand il s’agit de convertir des pécheurs ou de guérir des malades. Quant aux saints, qui jouent un si grand rôle dans les anciens miracles, ils ont à peu près disparu des légendes, et le diable en est tout-à-fait banni.

Comparés aux apologistes et surtout aux mystiques, les prédicateurs, qui tenaient une si grande place dans l’ancienne bibliographie théologique, ne donnent dans la bibliographie contemporaine qu’un chiffre fort restreint. On va entendre M. Lacordaire et M. de Ravignan ; on achète Massillon, Bossuet, Bourdaloue. Ainsi, depuis quinze ans, Massillon a eu trente éditions. Bourdaloue en a eu quinze. Combien pourrait-on citer de prédicateurs contemporains qui en aient compté deux ? Les sermons, recueillis, comme les plaidoyers, par des sténographes, sont allés mourir la plupart dans les colonnes de quelques recueils périodiques complètement inconnus du public. Cette décadence de l’éloquence religieuse tient, nous le pensons, à deux causes : la première, c’est qu’au lieu de rester simplement chrétienne, elle s’est faite tour à tour ultramontaine, absolutiste, démocrate, légitimiste, nationale, humanitaire et romantique ; la seconde, c’est qu’elle s’est faite marchande : on a pu lire, en effet, au bas des sermons et des conférences publiés en manière de feuilleton ou de premier-Paris dans les journaux dits religieux, une note qui en interdisait la reproduction, sous peine de procès, comme cela se pratique pour les romans ou les œuvres littéraires. En voyant ainsi la parole évangélique soumise à la législation sur les droits d’auteurs, les sceptiques et même les croyans sincères n’ont-ils pas le droit de se demander ce que devient le précepte du maître : Ite et docete[3] ?

Vous avez parlé de la liturgie, des apologistes, des mystiques, des prédicateurs, nous dira-t-on peut-être ; pourquoi donc n’avez-vous point parlé de la morale, qui forme avec le dogme l’inaliénable domaine de la littérature religieuse ? — C’est, hélas ! que les moralistes chrétiens sont remplacés dans cette littérature par les catholiques humanitaires, descendans romantiques des millénaires. Les catholiques humanitaires, qui donnent la main aux socialistes, font descendre sur la terre la Jérusalem céleste ; ils suppriment les frontières qui séparent les peuples, convertissent les Turcs, donnent à la société le véritable point d’appui de sa hiérarchie, et réhabilitent les anges de la terre, personnifiés dans les femmes considérées à tous les âges et dans toutes les circonstances. De plus, ils font disparaître chez les rois les abus de l’autorité, dans la société la misère, dans le ménage l’infidélité, dans le cœur humain les passions. Ils prédisent l’avènement de l’humanité et lui apportent une seconde rédemption en l’affranchissant, dès cette vie, de la lutte et de la souffrance. C’est un nouvel Apocalypse, mais un Apocalyse hétérodoxe, qui nous annonce l’âge d’or pour la fin des temps, au lieu de ce règne de l’antéchrist que la tradition sacrée nous prédit comme une épreuve suprême. L’intention sans doute est excellente, mais supprimez la lutte : où sont les mérites du chrétien ? supprimez la souffrance : où sera le dogme de l’expiation ?

La polémique, pour laquelle les théologiens ont eu de tout temps des sympathies particulières, est à peu près restée aujourd’hui ce qu’elle était dans le passé, la branche la plus stérile de la littérature religieuse sous le rapport intellectuel et moral ; mais, à part ce point de similitude, elle s’est complètement modifiée. Dans le moyen-âge et le XVIIe siècle, les disputes portent avant tout sur le dogme et les mystères ; elles se prolongent pendant plusieurs années, et provoquent souvent une agitation profonde. Aujourd’hui, la polémique des livres ecclésiastiques se rattache plutôt à la politique qu’au dogme, et elle a perdu cette puissance qu’elle avait autrefois d’ébranler l’opinion. Les questions d’ailleurs se succèdent avec une rapidité qui laisse à peine le temps de les débattre. Qu’on examine en effet ce qui s’est passé depuis quinze ans. Quelques ecclésiastiques, obstinés aux vieilles querelles, viennent de loin en loin rompre une lance contre le protestantisme ou contre le fantôme du jansénisme. M. Châtel un instant fait oublier les protestans. M. de Lamennais, à son tour, fait oublier ceux qui parlent ou écrivent à ses côtés. Une rumeur étourdissante s’élève autour des Paroles d’un Croyant. En deux ans, toute cette rumeur est calmée. Vers 1838, les jésuites apparaissent brusquement sur la scène ; les attaques et les apologies se croisent comme au temps des Provinciales ; la question du jésuitisme se complique bientôt de la question de l’éclectisme, de la question du rationalisme, de la question du panthéisme ; enfin, en 1845, le gallicanisme est à l’ordre du jour, et tous ces conflits divers viennent se fondre en se mêlant dans une guerre générale, la guerre de l’enseignement. On exhume les vieux livres, les Monita secreta et toute la casuistique. Des évêques et des romanciers, des professeurs et des pamphlétaires sont en présence, et ce fanatisme rétrospectif, cette agitation pacifique, ces persécutions sans victimes, cette guerre acharnée où les ennemis se touchent la main, montrent après tout le progrès de la raison publique, trop éclairée pour se laisser égarer par de pareilles disputes.

Ainsi, en moins de quinze ans, nous avons vu se débattre sous nos yeux, sans que la paix en fût troublée autrement que par les luttes inoffensives de la plume, ’huit ou dix grandes querelles de théologie, dont la moins ardente aurait suffi autrefois à mettre le royaume en feu. Nous avons vu surgir du choc de ces querelles plus de quatre cents ouvrages ; combien en reste-t-il dont on se souvienne aujourd’hui ? Les morts vont vite ; c’est toujours la devise de notre temps. Ils vont vite en effet, car, en additionnant la moyenne des livres de théologie et en faisant seulement la part de la littérature orthodoxe, ou du moins de celle qui s’annonce comme telle, nous trouvons en fait de réimpressions ou d’éditions nouvelles le chiffre suivant par année :

Écriture sainte : 35
Liturgie : 55
Catéchistes et sermonnaires : 50
Apologistes : 90
Polémique : 25
Mystiques : 250
Mélanges : 70

soit pour chaque année un total de 575, soit enfin pour quinze ans un total de 8,525 ouvrages. Sur ce nombre, la popularité est restée uniquement concentrée sur les vieux livres, et c’est là sans aucun doute la plus irrécusable critique qui puisse être faite des livres modernes : de plus, les mystiques formant plus d’un tiers de la production totale, on est autorisé à conclure que, dans l’état actuel des croyances, le côté sentimental prédomine sur le côté pratique, l’aspiration rêveuse et flottante sur la foi réfléchie. Enfin on peut dire aussi qu’à de très rares exceptions près, la littérature religieuse de notre temps est restée au-dessous de sa mission et surtout au-dessous de ce qu’elle a été dans le passé et même pendant la restauration.


III.

Comme appendice à la théologie orthodoxe, les bibliographes ont établi une subdivision dans laquelle ils rangent les déistes, les incrédules, les disciples de la religion naturelle, les Juifs, les hérétiques de toutes les sectes et les illuminés. Commençons par les déistes et les incrédules.

Le seul fait que nous ayons à constater dans cette catégorie, qu’on pourrait appeler la théologie négative, c’est la disparition à peu près complète des écrits brutalement hostiles au christianisme, et dans lesquels l’incrédulité est ouvertement professée, tels que le Testament du curé Meslier, le Citateur de Pigault-Lebrun, etc. Dans les dernières années de la restauration, ces livres se réimprimaient constamment et se vendaient à grand nombre. A la révolution de juillet, ils disparaissent rapidement, au moment même où disparaît la religion de l’état. N’est-ce pas là, nous le demandons, l’argument le plus plausible qu’on puisse invoquer en faveur de la liberté de conscience, dans l’intérêt même de la religion ? Disons-le d’ailleurs pour l’honneur de notre pays, pour l’honneur du catholicisme français : chez aucun autre peuple de l’Europe, cette liberté, l’une des plus précieuses conquêtes de l’esprit moderne, n’est aussi bien comprise, aussi bien respectée qu’en France. Il suffit, pour s’en assurer, de jeter un coup d’œil sur la théologie israélite. Des cinq ou six ouvrages dont se compose chaque année le contingent bibliographique de cette théologie, le tiers au moins a pour objet l’amélioration morale des Israélites, et quelquefois aussi l’amélioration de leur condition sociale, car il est à remarquer que, parmi les Juifs, les discussions politiques même relèvent encore de la théologie, et qu’elles se produisent souvent sous la forme mystérieuse et symbolique des lamentations ou des prophéties. Or, c’est de la France que partent les prophéties et les lamentations, telles qu’Israël vengé, l’Avenir du Judaïsme, la Régénération d’Israël, et d’autres livres du même genre. Quand les Juifs en Orient, et même chez quelques peuples de l’Europe, sont encore mis hors la loi par un fanatisme intolérant, hors la société par les préjugés d’un autre âge, c’est le consistoire de Paris, c’est M. Crémieux, vice-président de ce consistoire, qui les défend à Damas et au Caire contre une populace féroce, en Italie contre une encyclique sauvage, et, comme témoignage de reconnaissance, on trouve dans la théologie rabbinique des prières en vers hébraïques pour appeler la bénédiction du ciel sur la France, le seul pays du monde peut-être que depuis la chute de Jérusalem aient célébré les harpes exilées de Sion.

La théologie protestante, qui figure dans les tables du Journal de la librairie pour vingt-cinq ouvrages environ par année, a pour principaux centres de production Paris, Strasbourg et Nîmes. Elle compte, outre les livres, vingt-quatre journaux, formant par an cinq cent soixante-deux feuilles d’impression, soit environ vingt-deux volumes in-8o. Dans leurs journaux comme dans leurs livres religieux, les protestans sont aujourd’hui supérieurs aux catholiques leurs contemporains. Ils pèchent encore souvent, comme au temps de Calvin, par la sécheresse et la raideur, mais ils ont du moins la sagesse de ne point mêler la politique et la religion ; ils se préoccupent beaucoup plus qu’on ne le fait dans l’église romaine des questions morales et de la discipline de la vie. Ils ont eu surtout le bon goût et le bon sens de résister à l’envahissement du romantisme et des idées humanitaires ; on peut prendre pour point de comparaison les éloquens sermons de M. Coquerel, président du consistoire de Paris, et les conférences de M. Lacordaire, ou, dans un autre ordre de publications, l’Assomption de la Femme, de M. l’abbé Constant, et le Mariage au point de vue chrétien, de Mlle de Gasparin, ouvrage qui fut simultanément mis à l’index par l’église et couronné par l’Académie française. On trouverait d’un côté un supplément au Mérite des femmes, de l’autre un bon manuel de vertus et de bonheur domestiques.

Quant à la polémique, elle est restée dans le protestantisme ce qu’elle était au XVIe siècle. Les réformés, beaucoup plus agressifs et plus intolérans que les catholiques, en sont encore à débattre les questions qui les occupaient à l’origine. Ils attaquent le purgatoire, l’idolâtrie de la messe, le culte des saints, les reliques juives et païennes de M. l’archevêque de Paris, et ils vivent de Calvin comme leurs adversaires de de Maistre et de Bonald, sans oublier et sans apprendre. Tout en combattant l’église romaine, ou, comme on dit encore quelquefois, le papisme, les protestans se livrent entre eux depuis quelques années, sur le terrain même de la réforme, des batailles fort vives. C’est ce qu’on pourrait appeler la guerre du méthodisme.

Lors de leur apparition en France, vers 1830, les méthodistes, qui prétendaient rétablir dans les églises réformées la pure doctrine de Calvin, altérée au XVIIIe siècle par l’incrédulité philosophique, commencèrent par proclamer, comme M. de Lamennais, l’indépendance absolue de l’église vis-à-vis de l’état, et ils élevèrent, dans le faubourg du Temple, une chapelle sur la porte de laquelle on lisait : Culte non salarié. Leur premier triomphe fut de convertir une trentaine de jansénistes. À la fin de 1833, ils ouvrirent des cours publics, des conférences dans les salles de la Société de civilisation. Depuis ce temps, ils ont gagné un terrain considérable, et aujourd’hui ils sont en majorité dans le consistoire de Paris, où ils font une propagande active par les livres, les journaux, et même, autant qu’ils le peuvent, dans les maisons particulières, où ils vont lire la Bible et chanter des psaumes[4].


Nous venons de faire la part de ce qu’on pourrait appeler la théologie officielle et légale, c’est-à-dire la théologie des cultes reconnus et salariés par l’état, des cultes qui ont des temples, des ministres, des fidèles. Pour en finir avec la littérature religieuse, il nous reste à parler maintenant des écrits publiés par les messies, les prophètes, les voyans, rêveurs isolés, famille impérissable, qui, sous des noms nouveaux, se reproduit sans cesse à travers les âges. Ramener l’homme à l’Évangile primitif, le mettre en rapport avec Dieu, rétablir entre les membres de la grande famille humaine la prétendue fraternité des premiers temps, tel est le but que les rêveurs et les mystiques poursuivaient au milieu des ténèbres du moyen-âge, tel est le but qu’ils poursuivent encore aujourd’hui.

Parmi les sectes qui se rattachent directement au passé, nous trouvons au, premier rang les templiers. S’il fallait en croire les publications des affiliés, cette secte, descendante directe d’un ordre célèbre, n’aurait jamais été complètement détruite. Tout ce que nous savons, c’est qu’en 1804 il y eut à Paris un couvent général de l’ordre, qu’en 1811 les templiers, avec l’autorisation de la police impériale, firent célébrer à Notre-Dame un service solennel pour le repos de l’ame de Jacques de Molay, enfin que le dernier grand-maître était le docteur Fabré Pélaprat, mort tout récemment et intronisé, dans le couvent général de 1804, sous le nom de Bernard Raymond ; nous ajouterons que les templiers ont résumé leurs doctrines dans divers livres publiés principalement de 1831 à 1834. Pour l’illuminisme, la politique ou la littérature, c’est là, en effet, l’époque de toutes les excentricités, de toutes les résurrections, de toutes les tentatives aventureuses. Parmi ces livres, nous indiquerons Levitikon, Jérusalem et Rome, et de l’Église chrétienne primitive.

Jérusalem reparaît encore dans les publications d’une autre secte qui a dans l’histoire des racines beaucoup moins profondes, mais qui, en fait de rêveries bizarres et de somnambulisme intellectuel, ne le cède en rien aux visionnaires les plus troublés. Cette secte parait vers 1838 ; elle procède de Swedenborg, qui avait déjà obtenu, dans les dernières années du XVIIIe siècle, un assez grand succès en France et une quinzaine d’éditions. Les affiliés ont pris sur leurs livres le nom de Novi-Jérusalémites, ou Disciples de la nouvelle église du Seigneur Jésus-Christ, et ils ont publié, sous le titre de la Nouvelle Jérusalem, un journal qui paraissait à Saint-Amand, département du Cher, et qui apportait au public le compte-rendu des miracles accomplis dans le monde des esprits.

Moins heureux que Swedenborg, les illuminés qui, de notre temps même, se sont relevés spontanément, sont restés isolés dans leurs rêves, et la plupart, pour arriver au public, ont été obligés de se faire imprimer à leurs frais et de distribuer leurs livres gratis. A la révolution de juillet, nous voyons reparaître M. Coessin, qui s’était rendu célèbre dans les dernières années de l’empire en fondant à Paris, sous le titre de Maison Grise, un établissement où il se proposait de réunir la famille spirituelle des enfans de Dieu. Pour élever les membres de cette famille au plus haut degré de la perfection chrétienne, il leur recommandait l’abstinence de nourriture et la société des femmes. M. Coessin trouva des disciples ; mais le bruit qui s’était fait autour de lui s’apaisa rapidement, et, lorsqu’en 1834 il adressa aux personnes de bonne volonté de l’un ou de l’autre sexe le bulletin des familles spirituelles, il s’aperçut que son rôle de révélateur était terminé, et il rentra prudemment dans l’ombre. La place ce pendant fut bientôt reprise ; M. Gabriel Galland, envoyé de Dieu pour annoncer la vérité aux hommes, vint à son tour leur expliquer l’Apocalypse, et leur prédire le second avènement du Christ. M. François Bon, du Puy-en-Velay, publia en 1839, pour éclairer le monde à la fin des temps, l’Avènement de l’esprit de vérité et l’Histoire de la vérité sortie du fond du Puy, sans doute du Puy-en-Velay. M. Cheneau, le serviteur des hommes de progrès rationnel, a établi vers 1840, rue Croix-des-Petits-Champs, la librairie de la troisième et dernière alliance de Dieu avec la créature, et là il a édité une douzaine de brochures dans lesquelles il annonce, entre autres, qu’en janvier 1841 il a eu avec l’empereur Napoléon un long entretien, dans lequel l’empereur l’a chargé d’instituer un nouveau baptême. M. Augustin Gauthier, envoyé de Dieu et rédacteur de l’Esprit de Vérité, professe la croyance à laquelle se soumettra l’univers, et M. Glouton, prophète du Seigneur, s’annonce comme le Christ du second avènement. En 1831, M. Hoéné Wronski nous donne le Messianisme, importation slave, qui reparaît en 1845 dans un livre de M. Mickiewicz, le grand poète polonais, qu’on rencontre à regret dans cette énumération des messies contemporains. N’oublions pas M. Châtel. Rappelée en peu de mots, l’histoire de l’église française montrera quelles sont au XIXe siècle les destinées d’une hérésie.

La loi naturelle, toute la loi naturelle, et rien que la loi naturelle, telle était la profession de foi de M. Châtel. M. Châtel, proclamé en 1831 primat des Gaules par l’élection du peuple et du clergé[5], déclara croire à l’unité de Dieu dans toute la rigueur du mot, et n’admettre que la trinité platonicienne, c’est-à-dire la trinité d’attributs. Le primat des Gaules ajoutait que le Christ est un philanthrope qui faisait des miracles à l’aide du magnétisme, que Socrate, Platon, et Napoléon sont de la même lignée, avec cette différence que Napoléon est un docteur guerrier et le Christ un docteur pacifique. Le primat rallia des disciples, et, par une transaction sans exemple dans les annales de l’hérésie, il donna sur l’ouvrage intitulé Profession de foi de l’église française et sur son Vatican nomade une hypothèque, en vertu de laquelle un riche propriétaire, qui avait pris des actions dans la réforme, s’engagea à fournir les fonds nécessaires à la propagation des doctrines religieuses, en se réservant une part dans la vente du livre que nous venons de citer et dans les recettes des temples. Pendant quatre ans, l’hérésie nouvelle rallia quelques curieux autour des sermons et des fêtes bizarres qu’elle avait substitués aux grandes solennités de l’église. En 1836, l’église française entonnait encore un chant de triomphe, et annonçait la chute inévitable et prochaine du catholicisme romain. En 1838, pour ranimer sa vie défaillante par des alliances nouvelles, elle publiait, par la plume de M. Châtel, le Code de l’humanité, et essayait dans ce livre de s’appuyer sur le véritable socialisme. Quatre ans plus tard, elle était descendue, pour n’en plus sortir, dans les limbes de l’oubli. C’est par un journal, le Réformateur, écho de la religion et du siècle, qu’elle s’était révélée au monde ; c’est par un journal nouveau, le Réformateur religieux, que, douze ans plus tard, elle a fait ses adieux à la vie, comme si les journaux devaient servir aujourd’hui de linceuls à tous les rêveurs. Ceux qui ont pu s’intéresser quelques instans à cette malencontreuse hérésie et qui l’ont à son origine accueillie avec intérêt, parce qu’elle avait inscrit sur sa bannière les mots de liberté, de tolérance, se demanderont peut-être ce qu’est devenu le primat des Gaules. – Est-il allé en pèlerinage dans la ville sainte, pieds nus, comme au XIIe siècle, et ne vivant que des herbes arrachées le long des routes ? Serait-il, comme les Mérovingiens détrônés, enseveli dans quelque sombre couvent ? Serait-il à Rome aux genoux du saint-père ? L’église a-t-elle accepté son acte de contrition ? — Qu’on se rassure : M. Châtel, pour vivre tranquille, n’a pas même eu besoin de faire pénitence, et la Littérature contemporaine nous apprend que, vers 1845, le primat des Gaules était directeur d’un bureau de poste aux lettres qu’il tenait de la munificence de l’état.

En résumant, au paragraphe de la théologie orthodoxe, l’importance littéraire ou intellectuelle de cette théologie, nous avons dit, sans nous croire injuste à son égard, que, malgré le mouvement qui s’est opéré dans les idées religieuses, elle est restée complètement au-dessous de son rôle, et surtout au-dessous de son passé. Nous pouvons répéter la même remarque à propos des réformateurs qui se sont insurgés contre la tradition au nom du progrès. Les écrivains de l’école catholique moderne, en essayant de construire des monumens chrétiens, n’ont fait, comme les architectes du moyen-âge, qu’adosser des masures au pied des cathédrales. Les réformateurs, à leur tour, ont dégradé l’édifice en voulant le restaurer, et cependant, malgré la nullité des uns et la témérité des autres, malgré la stérilité de la littérature religieuse de notre temps, le christianisme anime, soutient et console encore notre société vieillie. C’est qu’aujourd’hui il est assez respecté, même par ceux qui doutent, pour ne souffrir en rien des apologies maladroites de ceux qui se croient appelés à le protéger ou qui ont l’orgueil de le refaire. Qu’importent les livres des théologiens à la religion qui a donné l’Évangile ?


IV.

Lorsque, des théologiens qui commentent les lois divines, nous passons aux jurisconsultes qui commentent les lois humaines, nous nous trouvons tout à coup sur un terrain nouveau. Le moyen-âge, qui tout à l’heure se représentait sans cesse sous toutes les formes, disparaît complètement, et la section relative à la jurisprudence est, sans contredit, de toutes les sections bibliographiques, celle qui, depuis un demi-siècle, a subi la transformation la plus complète. Tout est changé, jusqu’aux mots qui se lisent sur les titres des livres. On sent qu’une révolution profonde a passé là, qu’une société tout entière s’est abîmée dans un immense naufrage. Dans la science que nous venons de quitter, nous remontons à l’origine même des temps, et tout repose sur le souvenir : ici, l’antiquité ne nous est révélée que par quelques livres romains ; nous arrivons sans transition de l’empereur Justinien à l’empereur Napoléon, et si la science moderne s’éclaire encore des lumières que les Cujas, les Domat, les Pothier, ont versées sur les lois, les jurisconsultes contemporains ne se rattachent pour ainsi dire à l’ancienne société que par les traditions de la raison et de la conscience. Nous avons vu la théologie en pleine décadence ; nous trouvons au contraire, dans les études du droit, un mouvement actif, multiple et fécond. Dans ce pays qui eut toujours l’initiative des révolutions, il semble qu’on ait senti plus vivement, au sortir d’une révolution nouvelle, la nécessité de s’élever dans la connaissance des lois, et de soumettre, au fur et à mesure que la civilisation marche, tous les droits, tous les instincts à des règles égales pour tous, qui protègent également tous les intérêts.

Comme prolégomènes, nous rencontrons dans la bibliographie de la jurisprudence une certaine quantité de livres qui traitent de la science au point de vue de son organisation administrative, et qui ont surtout pour but de provoquer des réformes dans l’enseignement. Les législations étrangères, le droit romain, la philosophie du droit, science nouvelle en France et dont le point de départ est marqué par les travaux de MM. Lerminier et Jouffroy, l’ancien droit français, qui s’était perdu à la révolution de 89, ont donné depuis quinze ans un contingent de volumes fort nombreux. On a publié, annoté la plupart de nos anciens légistes, les monumens les plus- précieux de notre droit municipal et coutumier. La curiosité est aujourd’hui si vivement excitée sur toutes les questions qui se rapportent au droit européen du moyen-âge, qu’un sujet ottoman attaché à l’ambassade de Constantinople près la cour de Prusse, Garabed-ArtinDavoud-Oghlou, a publié à Berlin, en 1845, un livre français sur l’Histoire de la législation des anciens Germains.

Le droit moderne, né du code civil, a ouvert un champ plus vaste encore aux méditations des jurisconsultes ; mais depuis vingt-cinq ans les études ont changé de direction. Au moment de la promulgation des codes, le principal travail fut de les expliquer par l’histoire de leur formation même, de les confronter avec la jurisprudence à laquelle ils succédaient. C’était alors l’exposition dogmatique qui dominait ; aujourd’hui c’est l’analyse et la critique, et, comme un des grands bienfaits de la législation moderne est d’avoir rendu la justice expéditive, il s’ensuit que l’avocat et le juge ont avant tout besoin d’ouvrages où les recherches sont faciles et auxquels on n’adresse jamais une question sans recevoir de réponse. Les recueils de MM. Sirey, Dalloz et Ledru-Rollin sont devenus aujourd’hui pour la jurisprudence ce que les sommes théologiques étaient autrefois pour les casuistes et les prédicateurs. Les manuels se sont multipliés comme les grands recueils, et ces sortes d’ouvrages, qui donnent une moyenne de quatre-vingt-dix volumes par année, en présentant la science toute faite, répondent à cette ambition de savoir sans apprendre qui est aujourd’hui si commune.

Les études relatives au droit pénal et au droit administratif ont pris, comme toutes les autres parties de la science, un développement considérable. Dans la législation criminelle, les jurisconsultes ont donné la main aux philanthropes ; dans la législation administrative, ils se sont alliés aux économistes et aux écrivains politiques. Cette dernière science, théoriquement formulée pour la première fois par M. de Cormenin et inaugurée dans l’enseignement en 1835, a produit depuis dix ans d’importans travaux, et elle est devenue la spécialité des maîtres des requêtes, des conseillers d’état et des employés supérieurs des divers ministères.

Les plaidoyers, qui formaient dans les œuvres des anciens jurisconsultes une section importante, ne comptent guère aujourd’hui comme productions littéraires. Malgré la popularité qui entoure le nom de quelques avocats, leur parole n’a d’autre écho que le journalisme, écho fugitif comme elle. Les grands recueils de plaidoiries ont à peu près disparu. Cela tient sans aucun doute au dédain que certains praticiens affichent pour les études littéraires, et surtout aux habitudes d’improvisation dévorante qui ont envahi le barreau, habitudes imposées d’ailleurs aux avocats en renom par la force même des choses et le train des affaires. Ici, en effet, comme dans la médecine, comme dans la littérature, c’est souvent au début qu’il faut chercher les études les plus sérieuses et les succès les mieux mérités ; mais, les succès obtenus, on s’en repose sur la faveur du public, et la réputation, qui a bien aussi ses hasards et qui fait tout affluer vers le même homme, les cliens vers l’homme de loi, les éditeurs vers l’homme de lettres, les directeurs de théâtre vers les dramaturges, la réputation, qui donne la fortune, devient, à un certain moment, un obstacle invincible au travail sérieux. On s’étonne que les journalistes, les romanciers, les écrivains dramatiques, puissent résister à la production accélérée qu’ils s’imposent comme un labeur quotidien. A plus forte raison doit-on s’étonner que les avocats résistent au régime épuisant d’incessante loquacité auquel ils sont soumis[6].

Grâce à la publicité donnée par la presse aux affaires portées devant les tribunaux, il est encore, dans la bibliographie du droit, une section importante très goûtée du public, et qu’on peut appeler la littérature judiciaire. Cette littérature offre, sur le mouvement des idées, des indications qui sont véritablement du domaine de l’histoire ; consultons par exemple, de 1832 à 1834, les dossiers des procédures politiques. À cette date, chaque année donne au moins deux cent cinquante pièces. Ici des vicaires, devenus capitaines de la garde nationale, plaident contre leurs évêques pour avoir droit de prendre femme ; là des saint-simoniens proclament la commandite matrimoniale et l’avènement du dieu père et mère communiant avec les hommes par l’amour céleste, et calmant ou réchauffant tour à tour, par l’entremise de la femme, les passions surexcitées ou engourdies. Les légitimistes et les républicains sont côte à côte au banc des accusés. La Tribune en est à son quatre-vingt-sixième procès. Journalistes, membres des sociétés secrètes, soldats de l’émeute, écrivains et prolétaires, viennent tour à tour à la barre défendre leur cause et leurs doctrines, avec quelle violence, on s’en souvient, et s’abriter sous le patronage des noms les plus redoutables de 93. Pour un grand nombre de ceux qui sont en cause, il s’agit d’accusations capitales ; et, en présence de ces associations, de ces pamphlets, de ces réquisitoires menaçans, de ces plaidoyers passionnés, on se demande comment un gouvernement pressé par tant de dangers pourra se tenir debout. Consultons de nouveau, après dix ans, le dossier des procédures politiques. Dix ans, c’est un long espace dans la vie d’un homme ; c’est un espace encore plus long dans la vie d’un peuple comme le nôtre. Cette armée du républicanisme, qui comptait de si vaillans soldats, s’est dispersée tout entière. Parmi ses chefs, quelques-uns se sont réfugiés dans l’étude, et ce n’est plus dans la bibliographie de la politique, mais dans celle de la littérature, de la poésie, du roman même, qu’il faut chercher leurs noms. Les complots contre la sûreté de l’état ont fait place à de simples délits de presse, et, au lieu de ces causes retentissantes qui, en 1832, 1833 et 1834, tenaient en émoi le pays entier, nous trouvons en 1845, dans les procédures qui se rattachent à des questions d’intérêt public, quatre brochures sur le péage des ponts de Paris. Aujourd’hui une nouvelle espèce de causes semble se produire ; le gouvernement n’a plus à se défendre contre ceux qui l’attaquent, mais contre ceux qui le servent et le compromettent.

La littérature, comme la politique, a des dossiers nombreux dans la procédure contemporaine. Cliente assidue des avoués, elle a laissé les huissiers faire irruption dans son domaine, et de nombreux débats entre les écrivains et les éditeurs ont initié le public, en le scandalisant parfois, à tous les secrets de ce qu’on appelle la boutique. On a publié, dans le XVIIIe siècle, un livre piquant, les Querelles littéraires ; on pourrait publier aujourd’hui, comme appendice, les Procès des gens de lettres. L’histoire de la lutte des vanités se compléterait ainsi par l’histoire de la lutte des intérêts.

Quant aux causes criminelles, le dossier de ces affaires constitue maintenant une littérature à part, qu’on peut désigner sous le nom de littérature de la cour d’assises, laquelle forme, avec le drame et le roman, une trilogie où le public va s’approvisionner d’émotions et de larmes. Ces affaires sont reproduites d’abord par les journaux judiciaires et les journaux politiques. Les éditeurs s’en emparent ensuite pour les faire paraître de nouveau sous la forme de volume, et plus le crime est grand, plus la spéculation est avantageuse. Dans tous les temps, sans doute, les causes de ce genre ont occupé le public, et le nom de la Brinvilliers montre qu’on arrive à la popularité par la scélératesse. A d’autres époques du moins les scélérats n’éveillaient que la curiosité et n’inspiraient que les faiseurs de complaintes ; aujourd’hui ils excitent l’intérêt, surtout quand ils donnent une théorie sociale de l’assassinat, ou qu’ils poétisent l’empoisonnement par une mise en scène romanesque. On sollicite alors des autographes de leur bienveillance. Les libraires éditent leurs lettres et leurs volumes ; ces volumes, que chacun peut nommer à notre place, trouvent des lecteurs empressés, et le pilori est encore un piédestal. Qu’avant de monter sur l’échafaud ou de voir la porte de la prison se refermer à jamais sur eux les grands coupables laissent pour adieu un défi ou une insulte à la société qui les tue ou les jette jusqu’à la mort dans la cellule pénitentiaire, c’est le dernier privilège de la libre défense ; mais que ceux qui sont dans le droit chemin de la vie, que des femmes fidèles à l’honneur souillent leur pensée par ces lectures impures ou sanglantes ; que la presse oublie, pour reproduire des drames odieux, les grands intérêts du pays ; qu’on trouve dans une même année vingt livres différens sur un même crime ; que le théâtre évoque sur ses planches ceux que la cour d’assises vient de voir sur ses bancs, c’est ce qu’on a peine à comprendre, c’est surtout ce qu’on est affligé d’avoir à constater.


V.

A la suite des théologiens qui expliquent Dieu et commentent les lois divines, à la suite des jurisconsultes qui interprètent le code, nous trouvons les philosophes qui enseignent ou du moins qui devraient enseigner les lois de la morale et l’amour de la sagesse. Le premier fait qu’on ait à noter en étudiant la bibliographie philosophique, c’est la différence qui existe à dix ans de distance dans la moyenne annuelle du nombre des livres. L’histoire de la philosophie contemporaine se divise en effet en deux périodes distinctes, qu’on peut appeler l’une la période de stagnation ou l’état de paix, l’autre la période d’activité ou l’état de guerre. La période de stagnation commence en 1830 et se prolonge jusqu’en 1838 ; la période d’activité s’étend de 1838 à 1845, et se continue même encore aujourd’hui, ce qui surprend quand on songe avec quelle rapidité les choses changent et se Succèdent à l’époque où nous vivons.

Dans les années qui suivent la révolution de juillet, la philosophie semble disparaître brusquement de là scène active du monde ; elle vit toujours, mais pour elle-même, s’enfermant dans l’école, s’occupant de son organisation, évitant les grands problèmes, discutant avant tout sur la méthode, le programme, les conditions de la science, recrutant des élèves plutôt que des disciples, cherchant à se connaître elle-même, n’y réussissant pas toujours, et se demandant parfois, ainsi qu’on l’a dit : « Suis-je possible, et comment suis-je possible ? » Durant cette période stagnante, les chefs les plus illustres se retirent sous leur tente et laissent dormir leurs armes. La moyenne des livres philosophiques est réduite à vingt ouvrages par année, volumes ou brochures ; aucun système ne se produit ; mais, vers 1838, une réaction s’opère. L’agitation commence dans les idées quand la société s’apaise. Au moment même où les économistes célèbrent l’avènement de l’industrie, les idéologues proclament l’avènement de la métaphysique, et, comme les théologiens et les poètes, ils annoncent qu’ils viennent arrêter l’humanité sur la pente de l’abîme. Sauver le monde et le gouverner, c’est aujourd’hui l’ambition universelle.

Au moyen-âge, sous Louis XIV et dans le XVIIIe siècle même, un système suffisait à plusieurs générations, et, suivant les temps, on était scotiste, thomiste, réaliste, nominaliste, cartésien, sensualiste, athée. Aujourd’hui les distinctions sont moins faciles à établir, car on ne sait pas toujours nettement ce qu’on est, et quelquefois même on cherche à paraître ce qu’on n’est pas. On peut cependant ranger en trois catégories les philosophes contemporains, en mentionnant seulement pour mémoire l’école sensualiste, triomphante sous l’empire et vaincue dès les premières années de la restauration. Aujourd’hui nous trouvons : 1° l’école théologique ou catholique, 2° l’école révolutionnaire ou socialiste, 3° l’école éclectique ou spiritualiste rationnelle, qu’on peut appeler aussi conservatrice. Entraînées par la force des choses sur le terrain de la réalité, ces trois écoles convergent toutes, par des voies différentes, vers la politique et correspondent aux trois opinions qui divisent la société.

L’école théologique, qui a pour chefs de Maistre et de Bonald, s’appuie uniquement sur l’autorité de l’église. Partie de la révélation pour aboutir à l’absolutisme (nous verrons tout à l’heure M. Buchez partir de la révélation pour aboutir à la démocratie), alliée du pouvoir de 1815 à 1830, cette école perd, à la révolution de juillet, le caractère semi-officiel de philosophie de l’état, qu’elle cède à l’éclectisme, tout en continuant d’animer de son souffle la littérature catholique. Depuis vingt ans, à côté de ses illustres chefs, elle ne présente en ligne aucun homme nouveau et marquant, et ne produit que des ouvrages qui vont grossir, sans profit pour la science, la Bibliothèque des bons livres. Au lieu de faire servir la raison et la philosophie à l’exposition ou à la défense de la foi, comme l’avaient fait tous les pères, elle se sert de la foi pour attaquer la philosophie et la raison : elle arrive ainsi à la négation complète de la science au nom de laquelle elle parle[7].

L’école révolutionnaire, qui aboutit à la démocratie, se place en dehors de toutes les traditions scientifiques. Elle ne relève ni de Descartes, ni de Hegel, mais de la convention mitigée par l’évangile des millénaires, du saint-simonisme, du journal l’Avenir, et par ses représentans divers elle confine aux utopies du XVIIIe siècle et aux hérésies politiques du moyen-âge. Cette école, qui se partage en plusieurs branches, remonte aux dernières années de la restauration, mais à cette date elle sommeille pour ainsi dire entre les bras du saint-simonisme ; après la révolution de juillet, elle s’absorbe dans la politique, et ce n’est que vers 1838, au moment où commence la guerre dans les sciences spéculatives, qu’elle apparaît à l’état de système. MM. Auguste Comte, Pierre Leroux, de Lamennais et Buchez en sont les principaux représentans.

Après avoir travaillé au Producteur, journal saint-simonien, qui fut accusé par Benjamin Constant de papisme industriel, et au Catéchisme des industriels, journal fouriériste, M. Comte, esprit vigoureux et hardi jusqu’à la témérité, a résumé ses doctrines dans le Cours de philosophie positive dont le premier volume parut en 1839. Le principal sujet de ses méditations est la loi du développement de la perfectibilité humaine ; son système s’appelle système de physique sociale, et il est fondé sur la combinaison des indications de la science physiologique avec les révélations de l’histoire collective du genre humain.

M. Pierre Leroux, qui prit une part active à l’apostolat saint-simonien, étudie, comme M. Comte, la théorie du progrès, et, dans son livre de l’Humanité, il l’applique aux destinées de ce monde. Suivant lui, l’humanité avance sans cesse ; il n’y a ni catastrophe, ni décadence, ni fatalité physique. C’était aussi l’avis du docteur Pangloss ; mais que deviennent les bénéfices du progrès continu par rapport aux générations mortes et à celles qui mourront bientôt ? Qu’importent aux Grecs ou aux Gaulois nos découvertes modernes ? que nous importent, à nous, les découvertes des hommes qui vivront dans dix siècles ? Pangloss n’était qu’optimiste et ne cherchait pas si loin. L’auteur du livre de l’Humanité a prévu l’objection. Comment y répondre ? Pour montrer que notre civilisation, nos sciences profitent aux peuples disparus depuis deux mille ans, que nous profiterons nous-mêmes des progrès de ceux qui nous suivront sur cette terre, il n’y avait guère qu’un moyen, c’était d’évoquer les morts. M. Leroux les a évoqués, et, suivant lui, nous ne sommes que des ressuscités, de Pangloss nous arrivons droit à Pythagore ; mais si réellement, comme veut le prouver M. Pierre Leroux, l’humanité avance sans cesse, comment se fait-il que dans ses systèmes il recule jusqu’à la métempsycose ?

M. Buchez, comme M. Comte, comme M. Leroux, a traversé le saint-simonisme. En 1833, il posa les bases de son système dans l’introduction à la science de l’histoire et dans le journal hebdomadaire l’Européen. L’introduction et les préfaces de l’Histoire parlementaire de la révolution française en continuèrent l’exposition. Enfin, en 1839, M. Buchez en donna le dernier mot dans l’Essai complet d’un traité de philosophie au point de vue du catholicisme et du progrès. L’idée qui domine dans ce livre, c’est que l’humanité accomplit progressivement une fonction morale, que la tâche actuelle et future des nations européennes est de faire passer dans les institutions politiques et sociales les principes de la morale chrétienne, et que cette mission est surtout dévolue à la France, dont la nationalité même a été fondée sur le catholicisme, et qui en a pris l’initiative par la révolution. Le peuple français devient de la sorte, dans l’histoire idéale de l’humanité, une contrefaçon du peuple de Dieu, et M. Buchez, fondateur de l’une des sociétés politiques qui combattirent avec le plus de courage les principes ultra-catholiques de la restauration, se rencontre avec M. Lacordaire, fondateur des dominicains modernes.

L’année 1839 avait vu paraître les travaux de M. Comte et de M. Buchez. En 1840, M. de Lamennais rentra dans la lice par l’Esquisse d’une philosophie, apportant tout à la fois dans ce livre les allures du théologien et celles de l’écrivain démocratique. Écrite avec grandeur et toujours majestueuse, l’Esquisse excita un certain mouvement de curiosité, parce qu’on espérait y trouver le résultat des luttes de l’auteur et voir si son insurrection contre la papauté devait profiter soit à la philosophie, soit à la religion, soit à la démocratie. On n’avait plus à y chercher la foi, on y chercha la démonstration ; mais il se trouva que la théorie scientifique, dégagée du faste de l’exposition, reposait sur cette pensée caduque, que le consentement universel est le véritable critérium. De quelque nom qu’ils fussent signés, aucun des livres de l’école qui nous occupe n’a excité une de ces émotions sérieuses qui provoquent les révolutions dans les sciences spéculatives. MM. Comte, Leroux, Lamennais, sont restés isolés dans leurs systèmes. M. Buchez seul a rallié, sous le nom de buchésistes ou de buchésiens, car on dit les deux, un certain nombre de disciples qui ont soutenu dans leurs livres les idées du maître.

L’école éclectique, qui date de 1817, a pour chef M. Cousin, et pour aïeux directs MM. Royer-Collard et La Romiguière. Maladroitement contrariée dans son enseignement par la restauration, envers laquelle elle n’était ni très hostile ni très agressive à son début, elle devint d’autant plus populaire qu’elle se jeta plus avant dans l’opposition, et en 1828 elle avait rallié en France la majorité des esprits. 1830 vit son avènement aux affaires, et depuis cette époque elle a régné en souveraine absolue dans l’enseignement ; elle a siégé en majorité à l’Institut, et la première elle a donné l’exemple d’une philosophie arrivée à une position hautement gouvernementale. Spiritualiste, mais non mystique, respectueuse envers les vérités révélées, mais indépendante dans ses investigations, tolérante en politique comme en philosophie, un peu timide en toutes choses, demandant aux gouvernemens leurs sympathies pour les peuples contrairement à l’école théologique qui ne leur demande que des rigueurs, acceptant la vie comme une épreuve et non comme une expiation, l’école éclectique transporta la psychologie dans l’histoire, confronta chaque système avec les faits de conscience, et, en cherchant à apprécier à leur juste valeur la sensation et la révélation, elle s’efforça de déduire une théorie qui éclairât ou complétât les systèmes entre lesquels elle se plaçait comme médiatrice. L’éclectisme, qui s’est révélé surtout par les concours, les thèses, les mémoires académiques, semble avoir depuis long-temps renoncé aux travaux dogmatiques pour la critique et l’érudition. Il a exhumé l’antiquité, le moyen-âge ; il s’est fait, dans les bibliothèques d’élite, l’éditeur de tous les penseurs du XVIIe et du XVIIIe siècle, enfin il nous a initiés à la philosophie écossaise, à la philosophie allemande. Grace à ses recherches, à ses investigations, nous savons aujourd’hui les opinions que les hommes de tous les temps ont émises sur les problèmes éternels ; mais peut-être aussi cette immense exhibition de systèmes nous a-t-elle rendus quelque peu sceptiques, et, en voyant ainsi ce qu’ont pensé les philosophes anciens et modernes, on finit par ne plus savoir ce qu’on doit penser soi-même, et par malheur l’éclectisme, qui le sait sans doute, ne le dit pas toujours.

Soumises dans leurs théories à d’incessantes variations, les sciences spéculatives ont aussi subi dans les diverses branches qu’elles embrassent le caprice de la mode. La théodicée, qui formait autrefois comme la base de tout l’édifice, a été très négligée dans ces derniers temps. On ne la retrouve guère que dans les livres destinés à l’enseignement ecclésiastique, où elle est restée à peu près ce qu’elle était au temps de Descartes et de Fénelon. La psychologie a pris sa place dans la plupart des livres contemporains, comme si l’homme avait plus à cœur aujourd’hui de se connaître lui-même que de remonter par la pensée jusqu’à son auteur. La logique s’est réfugiée dans les manuels ; l’ontologie a tenté à diverses reprises, mais sans grand succès, de germer sur notre sol, et, en dernière analyse, il semble qu’à chaque nouveau progrès des sciences mathématiques et des sciences naturelles, la pure abstraction perde de son autorité. La philosophie française tend avant tout à devenir une science contingente ; elle se détourne des utopies pour marcher droit aux applications ; elle renonce à ce qu’elle ne peut expliquer pour s’attacher à ce qu’elle peut connaître ; elle élève le niveau des autres sciences en leur apportant une méthode, et, en s’alliant avec elles, elle devient la philosophie du droit, la philosophie de l’histoire, la philosophie de l’art et même la philosophie du budget. Dédaignée du public, ce philosophe sans le savoir, quand elle se présente devant lui comme un rêve abstrait et insaisissable, la philosophie trouve toujours la foule attentive quand elle lui parle des espérances éternelles de l’homme, de ses devoirs envers lui-même et la société. Il suffit de compter les éditions des moralistes pour s’assurer de l’exactitude de cette remarque, qui du reste n’a point le mérite de la nouveauté. Marc-Aurèle et Plutarque figurent dans nos catalogues à côté de Montaigne, de Vauvenargues, de Franklin, de Silvio Pellico, de de Gérando et de Droz. Pellico a eu au moins trente éditions, de Gérando sept ou huit, et plusieurs sociétés d’ouvriers typographes ont consacré les loisirs du dimanche et du lundi à réimprimer Franklin. C’est là une heureuse compensation de la popularité de tant de romans qui n’ont d’autre attrait que le scandale ; c’est là un fait qui montre suffisamment qu’on peut se faire écouter du public, lorsqu’au lieu de lui parler au nom de ses passions ou de ses vices, on lui parle au nom de ses devoirs, un fait qui montre surtout combien sont durables et solides les succès des ouvrages qui s’adressent à de nobles sentimens, en face de ces succès bruyamment usurpés qui ne s’adressent qu’à une sorte de curiosité dépravée et maladive. Quel que soit l’égoïsme ou l’effronterie d’une époque, l’honnêteté sera toujours, pour les livres comme pour les hommes, l’instrument le plus puissant d’une fortune solide et durable. Un mauvais livre, soutenu par le scandale, appuyé par la réclame et la critique, peut, pendant quelques semaines, se vendre à grand nombre, mais la vogue est vite épuisée. Sans l’appui de la critique et de l’annonce, un bon livre peut rester quelque temps inconnu, mais tôt ou tard arrive l’instant où il sort de son ombre pour conquérir une place honorable que personne ne songe à lui disputer. C’est dans la bibliographie l’histoire des bons traités de morale, c’est dans le monde l’histoire des honnêtes gens et des fripons.


VIII.

Améliorer l’homme, le préparer à l’accomplissement de ses devoirs envers lui-même et les autres, lui donner par le développement du sentiment moral une plus grande somme de bonheur, telle est ou telle doit être la mission des écrivains dont nous venons de nous occuper. Utiliser par l’industrie toutes les forces de la nature, assurer le bien-être de chacun par le travail et l’ordre régulier de la vie, la puissance du pays par la richesse, la stabilité du gouvernement par la satisfaction de tous les intérêts, tel est le but des économistes. Science nouvelle, entrevue par le XVIe siècle avant d’avoir été nommée, l’économie politique a pris dans ces derniers temps un développement immense ; elle a ses journaux, ses encyclopédies, ses manuels, ses chaires de facultés, son histoire. Long-temps abandonnée aux philanthropes, aux rêveurs, perdue dans les discussions purement théoriques, elle a suivi la marche de toutes les sciences contemporaines ; elle est entrée franchement dans la voie de l’expérience, et aujourd’hui elle va droit aux applications.

Comme la philosophie, l’économie politique se divise en trois écoles : l’école catholique, l’école utilitaire administrative, l’école révolutionnaire. L’école catholique, qui a pour chefs MM. de Coux et de Villeneuve-Bargemont, donne le dévouement pour base aux rapports sociaux. Elle veut conduire l’homme au bien-être par l’accomplissement du devoir, lui imposer le travail comme une épreuve qui, dignement supportée, trouve sa récompense dès cette vie, et, en s’appuyant sur la charité, elle emprunte à son principe même une incontestable élévation. L’école utilitaire administrative, représentée par des industriels, des professeurs du haut enseignement, des membres des deux chambres et du conseil d’état, remonte, d’une part aux économistes du XVIIIe siècle, de l’autre aux écrivains de l’école anglaise. L’école révolutionnaire, qui se rattache directement aux millénaires, aux illuminés, à ces utopistes du moyen-âge dont Campanella était l’un des messies, s’est partagée depuis quinze ans en une infinité de branches, et elle a parlé tour à tour au nom de Saint-Simon, de Fourier, au nom des humanitaires et des communistes. L’école catholique et l’école utilitaire administrative, tout en cherchant le progrès, acceptent l’ordre établi dans la société, et donnent pour point de départ à leurs théories les instincts, les passions, les vices même de l’homme. L’école révolutionnaire, au contraire, fait table rase de tout ce qui est ; elle ne cherche point à amoindrir le mal, mais à le supprimer, et elle crée, pour ainsi dire, un monde nouveau.

Quel que soit le système auquel ils appartiennent, les économistes ont été depuis quinze ans d’une fécondité inépuisable. Chaque question nouvelle qui s’est présentée a été l’objet de nombreuses brochures qui se sont produites comme par explosion. Les prisons, l’esclavage, le paupérisme et l’éducation publique ont surtout appelé l’attention.

La question des prisons fleurit principalement de 1834 à 1840. Le titre de réformateur des bagnes ou des maisons de réclusion constitue une profession libérale comme celle d’avocat, gouvernementale comme celle de préfet. On voyage aux frais de l’état pour visiter les détenus, comme Anacharsis voyageait à ses frais pour visiter les sages de la Grèce. Quinze volumes ou brochures paraissent chaque année sur ce sujet, et, dans le nombre, nous trouvons les Idées d’un forçat libéré sur la réforme pénitentiaire ; mais tout à coup, après huit ou dix ans de discussions et d’essais, on s’aperçoit qu’il est difficile d’imposer le repentir, qu’il vaut mieux prévenir la chute que de tenter la rédemption, et que les voleurs et les forçats ne réalisent pas toutes les espérances qu’on avait conçues. Les écrivains se tournent alors vers d’autres problèmes, en laissant à la législature du pays le soin de chercher et de donner la solution. La question de l’esclavage, qui produit chaque année une dizaine de livres ou brochures, a été débattue avec une ardeur qu’on n’apporte que dans la défense des grands principes moraux ou politiques. Catholiques, protestans, radicaux, conservateurs, tout le monde aujourd’hui est abolitioniste ; mais le débat n’est pas encore vidé, tant est puissante la résistance passive des intérêts mis aux prises avec la morale.

Quant à la question du paupérisme, elle a traversé en peu d’années des phases bien diverses. Dans les derniers temps de la restauration, le débat roule tout entier sur l’extinction de la mendicité, et la société cherche moins à soulager la misère qu’à se défendre contre elle, ou à l’oublier en la rejetant dans l’ombre. A la révolution de juillet, une réaction s’opère par la politique. Le parti républicain s’empare du paupérisme, qu’il transforme en prolétariat pour s’en faire une arme utile à la cause qu’il sert. Les ouvriers prennent la plume et se mêlent à la lutte. Les tailleurs, les cordonniers et les typographes, qui formaient alors les corps de métiers révolutionnaires, marchent à l’extrême avant-garde ; on publie des brochures sur la fédération de tous les ouvriers de France, et les Révélations des garçons boulangers sur la misère des travailleurs. Vers 1835, la polémique est amortie et même suspendue par les nombreuses défaites du parti républicain ; vers 1840, elle reprend avec une ardeur nouvelle, et se bifurque en quelque sorte dans le parti populaire lui-même en deux écoles aboutissant, l’une au communisme, l’autre à l’association des intérêts entre l’ouvrier et le maître. Cette dernière école a pour organe le journal l’Atelier, fondé en 1840, et rédigé par un jury qui se composait à cette date de cinq typographes, d’un sculpteur sur bois, d’un tailleur, d’un serrurier, de deux teneurs de livres, d’un chapelier, d’un fondeur, d’un dessinateur, d’un charpentier et d’un mécanicien. Comparé aux publications du même genre faites en 1832, 1833 et 1834, l’Atelier marque un véritable progrès dans les idées des classes laborieuses. Ce journal trouvera sans doute des contradicteurs en ce qui touche ses théories d’association en vertu desquelles le maître serait tenu de fournir aux ouvriers les instrumens du travail et de partager avec eux les bénéfices ; mais on ne peut que louer la manière élevée dont il traite les questions morales, le soin avec lequel il cherche à nourrir chez le travailleur le sentiment de sa dignité, la haine du vice, à déraciner l’habitude du lundi, et surtout sa constante opposition aux doctrines communistes. En voyant ainsi les classes laborieuses proclamer leur avènement dans l’économie sociale, les esprits sérieux ont compris que le seul moyen de régulariser ce mouvement et de le rendre pacifique et profitable pour tous, c’était de s’y mêler. Le paupérisme, l’organisation du travail, sont aujourd’hui l’objet favori des études économiques, et l’année 1845 a vu naître sur ce sujet 26 ouvrages.

Exploitée par les partis après l’avoir été par les philanthropes, la question de l’instruction publique, comme celle de l’organisation du travail, a subi depuis vingt ans plus d’une vicissitude. Sous la restauration, l’attention se tourne vers l’instruction primaire, qui alors était regardée comme la meilleure sauvegarde des libertés publiques, comme le plus sur remède contre la misère. On combat pour l’enseignement mutuel comme aujourd’hui pour la liberté absolue. La loi le 1833 réalise en partie les vœux des philanthropes et des libéraux ; mais, après quelques années d’expérience, les amis les plus zélés de la diffusion des lumières déclarent, les uns comme M. Villermé, que « l’instruction seule ne réprime pas plus les mauvais penchans qu’elle ne les développe ; » les autres comme M. Naville, « qu’entre les moyens préventifs de la misère, on avait au premier rang placé l’instruction, mais que les faits n’avaient pas répondu aux espérances que l’on était porté à concevoir. » Il faut donc chercher de nouveaux remèdes contre le vice ou la faim, et, tout en perfectionnant les méthodes, on laisse aujourd’hui l’instruction primaire poursuivre obscurément ses modestes destinées pour s’occuper de l’enseignement supérieur[8] ; mais ici encore la polémique s’est déplacée sans cesse. La croisade commence dans le journal l’Avenir, rédigé par M. de Lamennais ; vient ensuite la Société des droits de l’homme, qui, en 1833, réclame l’organisation de l’éducation publique, en se plaçant au point de vue de la convention nationale, en combinant Rousseau et La Chalotais. Jusqu’en 1839, il n’est aucunement question d’instruction religieuse ; mais alors le tocsin retentit tout à coup dans toutes les paroisses. On venait de découvrir dans l’université l’impiété et le panthéisme ; l’incendie s’alluma comme une traînée de poudre. Les jésuites ou plutôt le fantôme de leur ordre reparut à l’horizon. Des comités s’organisèrent, des pétitions furent signées, quelques-unes même par des abbés qui échangeaient leur nom véritable contre le titre de père de famille. Le nombre des pamphlets et des brochures, qui était de vingt-deux en 1843, dépassa cinquante en 1845 ; on eût dit qu’une révolution nouvelle allait sortir de la lutte. Après sept ans de combat, il en sortit un projet de loi, et les livres éclos de cette polémique sont aussi loin de nous déjà que les pamphlets du jansénisme, dont ils sont d’ailleurs dignes de tous points. Le dernier mot de la querelle cependant n’est pas dit encore. Quel qu’en soit le résultat, elle aura eu l’avantage de rappeler l’attention sur des problèmes dont on s’était détourné depuis long-temps. On a laissé aux évêques la spécialité du panthéisme en se demandant toutefois si l’enseignement universitaire, tel qu’il est aujourd’hui constitué, répond à tous les besoins de notre époque, et la lutte, déplacée de nouveau par les esprits sérieux, semble devoir porter désormais sur l’enseignement professionnel et agricole. La déclaration de guerre est partie cette fois de l’Académie des sciences, et M. Blanqui s’en est fait le héraut.

On le voit d’après ce qui vient d’être dit, l’économie politique mérite à plus d’un titre d’être comptée au premier rang des sciences progressives. Alliée à la philanthropie et à la morale, elle poursuit en même temps la solution des problèmes les plus importans qui se rattachent à l’organisation financière, industrielle, agricole, coloniale et administrative du pays[9]. Depuis 1830, elle a reçu par la recomposition de l’Académie des sciences morales une consécration définitive. Dans les questions purement morales comme dans celles qui touchent aux intérêts matériels, les économistes contemporains se sont presque toujours appuyés sur la statistique ; cette science, exclusivement consacrée dans l’origine aux calculs de la population et de la richesse des états, touche maintenant à toutes les études positives. Elle est représentée à l’Institut par une section spéciale, et dans la province même elle est cultivée par plusieurs sociétés. L’influence des professions sur la santé et la moralité, l’instruction publique, le commerce, l’alimentation des populations urbaines et rurales, l’agriculture, sont tour à tour l’objet de ses travaux. La statistique est descendue sans cesse du général au particulier, et, comme toutes les sciences que nous rencontrons sur la route du progrès, en s’étendant elle a été forcée de se spécialiser[10]. MM. Charles Dupin, Schnitzler, Jomard, Benoiston de Chateauneuf, Moreau de Jonnès, ont puissamment contribué aux progrès de la statistique ; mais les publications les plus importantes auxquelles elle a donné lieu émanent du gouvernement. On doit citer en première ligne les Rapports sur l’administration de la justice criminelle, civile et commerciale, les Archives statistiques du ministère des travaux publics, de l’Agriculture et du Commerce, les Comptes-rendus annuels de l’administration des mines sur les travaux métallurgiques de la France, les Tableaux du commerce extérieur publiés par l’administration des douanes. Les conseils-généraux, comme les ministères, s’occupent de faire dresser, sous le titre d’Annuaires, des statistiques destinées à reproduire les faits qui intéressent les départemens. Il est à regretter que de nombreuses erreurs se soient glissées et se glissent tous les jours dans les documens de cette nature, et surtout que ces erreurs tiennent à l’ignorance et à la légèreté. On voit figurer, par exemple, dans les statistiques commerciales, des produits exotiques qui ne sont point cotés dans le tableau des importations, et l’on trouve, dans une statistique agricole, un taureau pour 30,000 vaches à lait. Si nos statistiques étaient mieux faites, mieux étudiées, si les documens partiels étaient recueillis par des hommes plus compétens et plus pénétrés de l’importance de leurs devoirs, l’administration supérieure, mieux renseignée à son tour sur les faits, n’aurait point à regretter, comme en 1846, à propos de l’approvisionnement du territoire et des produits de la récolte, des affirmations faites de bonne foi et cruellement démenties par les faits à quelques mois de distance. Quoi qu’il en soit de ces erreurs, d’immenses matériaux ont été recueillis depuis vingt ans, et il semble que le temps soit venu de réunir, en les complétant, ceux que nous avons acquis, de les rassembler quand ils sont dispersés, de leur donner la vie quand ils sont enfouis et morts dans des livres étrangers au public, de les soumettre à un arrangement sévère et à un plan commun, d’apporter dans l’inventaire général de nos richesses pour chaque fraction du territoire cette exactitude minutieuse avec laquelle la carte du dépôt de la guerre reproduit la configuration et les moindres accidens du sol, et d’en former enfin comme une encyclopédie de la France que les études accomplies rendent possible, et que rendent opportune les goûts, les instincts et les préoccupations de notre temps.

L’école économique révolutionnaire ou socialiste se présente depuis quinze ans divisée en trois sectes : le saint-simonisme, le fouriérisme et le communisme. Nous avons vu, à l’occasion de M. l’abbé Châtel, quelle était aujourd’hui la destinée d’une hérésie religieuse. Le saint-simonisme nous montrera quelle est la destinée d’une hérésie sociale.

On sait que Saint-Simon, après avoir amassé dans des spéculations hardies une fortune immense, qu’il perdit bientôt dans des spéculations nouvelles, se fit économiste au moment de sa ruine. La comédie dont les derniers actes devaient se jouer en 1834 commença sous l’empire par un divorce. Le réformateur avait épousé une femme aimable, digne de toute son affection, et qu’il aimait tendrement ; mais, comme il entrait dans ses vues d’abolir le mariage, ou du moins de ne l’admettre qu’à l’état transitoire, il écrivit un jour à celle qui portait son nom que, « malgré la tendresse et l’estime que lui inspiraient sa personne et son caractère, les pensées étroites et vulgaires dans lesquelles elle avait été élevée et qui la dominaient encore ne lui permettaient pas de s’élancer avec lui au-dessus de toutes les lignes connues ; qu’il était donc obligé de demander le divorce, le premier homme de ce monde ne pouvant avoir pour épouse que la première femme. » Le divorce fut prononcé, et Saint-Simon, détaché dès-lors de tout sentiment vulgaire, déposa ses théories dans des livres qui restèrent long-temps concentrés entre les mains d’un petit nombre de disciples. Les vues nouvelles que ces livres contenaient sur l’industrie firent irruption dans le public par le Producteur, dont le premier numéro parut le 1er octobre 1825. Malgré son journal, la secte vécut sans éclat pendant six ans ; mais à peine la révolution de juillet était-elle accomplie que le saint-simonisme déploya sa bannière, se fit faire un costume bleu, laissa croître sa barbe et annonça qu’il venait changer le monde. Pendant la seule année 1833, qui fut appelée l’année de la mère, on vit paraître vingt-huit brochures adressées aux femmes juives, à la prostituée, aux femmes de tous les peuples et de toutes les religions. On remplaça la trinité chrétienne par un dieu père et mère, l’épouse mère de famille par la femme libre, et Paris par la ville nouvelle. Le public, qui se laisse toujours séduire par les excentricités, assista pendant quelque temps, comme à un spectacle, aux exercices religieux, aux concerts et aux travaux des saint-simoniens, qui avaient, on se le rappelle, choisi Ménilmontant pour champ d’asile ; mais il devait en être de ce sanctuaire de Ménilmontant comme du phalanstère de Condé-sur-Vègre. L’hérésie pénétra dans la nouvelle église. M. Bazard, qui était marié, repoussa la communauté des femmes, l’une des théories favorites de la secte, et fit schisme contre le père. Vers le même temps, l’auteur de l’Appel d’une femme au peuple sur l’affranchissement de la femme, Mme Claire Demar, terminait sa vie par un suicide. Le public réfléchit, s’attrista, s’effraya de ces attaques contre la famille, de cette mort violente d’une jeune femme qu’un enthousiasme irréfléchi pour des théories téméraires avait jetée dans le désespoir. Le père lui-même, renonçant à propager sa doctrine en France, donna ordre à ses enfans de se disperser aux quatre coins du globe. Les plus aventureux se mirent en route. Le père alla offrir au vice-roi d’Égypte ses talens d’ingénieur pour le barrage du Nil, qui ne fut point barré, et le percement de l’isthme de Suez, qui ne fut point percé. Quelques années plus tard, les jeunes missionnaires se retrouvaient tous à Paris, convertis à cette civilisation qu’ils avaient si rudement attaquée : c’est là l’inévitable dénouement de nos hérésies sociales ; mais, plus heureux que M. l’abbé Châtel, qui n’eut qu’un bureau de poste, ils ont avantageusement remplacé leurs fonctions de dieux et de messies par des fonctions plus positives et surtout mieux rétribuées. Les sectateurs du dieu père et mère sont rentrés dans le giron de l’église et de l’administration ; nous en savons même qui sont marguilliers, nous pourrions citer la paroisse.

L’histoire du fouriérisme n’est ni moins instructive ni moins piquante que celle du saint-simonisme. Comme Saint-Simon, Fourier vivait sous l’empire. Son premier livre, la Théorie des quatre mouvemens, parut à Lyon en 1808 ; mais ce ne fut qu’en 1824, au moment où s’organisait aussi le saint-simonisme, qu’il rallia quelques disciples. La révolution de juillet, qui donna carrière à tous les rêveurs, surexcita les espérances de la secte phalanstérienne, et elle commença une propagande active par les journaux, les brochures, les tournées en province et les réunions gastronomiques. Le premier de ses journaux, la Réforme industrielle, fut dirigé par Fourier lui-même et s’éteignit après deux ans, comme le Producteur et le Globe des saint-simoniens, comme le Réformateur de M. Châtel. La Phalange, fondée en 1836, mourut en 1842, pour faire place à la Démocratie pacifique, qui est aujourd’hui l’évangile de l’école. À côté des journaux, on compte, outre une édition des œuvres complètes de Fourier, une soixante d’ouvrages, dont les plus importans sont dus à M. Victor Considérant, le principal publiciste, le grand théoricien et le libraire de l’école. Une vingtaine d’écrivains environ, parmi lesquels deux dames, ont travaillé pour la littérature phalanstérienne, et cette littérature a aujourd’hui un dépôt spécial à Paris : c’est la librairie sociétaire, qui se charge en outre au comptant, comme dit le catalogue, de la commission pour tous les ouvrages publiés en dehors d’elle. Nous ne demanderons pas aux phalanstériens quelles sont les applications pratiques, les améliorations positives qui sont sorties de leurs théories ; ils nous répondraient comme le père des saint-simoniens aux jurés : Que l’étroite portée de notre esprit bourgeois ne nous permet pas de comprendre. Nous leur demanderons seulement : Qu’avez-vous fait des doctrines du maître, de sa verve, de son style souvent éclatant, de sa colère sincère, et surtout de sa profonde originalité ? Qu’est devenue cette cosmogonie fantastique que l’ardent rêveur défendait avec la passion d’un illuminé ? Où sont, dans vos brochures, ses bayadères et ses sœurs de la Miséricorde, personnel indispensable de tout phalanstère ? Vous avez sacrifié la cosmogonie à la science ; les danseuses des bals publics ont détrôné, dans vos feuilletons, les bayadères. Quand vous célébrez l’anniversaire de la naissance de Fourier, vous remplacez les merveilles de la gastrosophie, les jeux culinaires de l’humanité, par de modestes dîners à cinq francs par tête. Vous voilà presque d’accord avec les civilisés ; il ne vous reste plus que l’organisation du travail par groupes et par séries ! Mais qui fera mouvoir les séries et les groupes quand on aura supprimé l’essor des passions, la religion du plaisir ? Ici encore, on le voit, les novateurs, en se plaçant en dehors du progrès rationnel, en dehors de l’expérience et de l’observation, seul point de départ de tout progrès, sont fatalement ramenés dans le sein même de la société qu’ils voulaient détruire. Fourier n’était au fond qu’un magicien, un mystique égaré dans une époque industrielle. On a voulu à toute force en faire un économiste, et la science s’est vengée en brisant la baguette du sorcier.

Saint-Simon parlait au nom de l’art et de la théocratie industrielle ; Fourier, au nom de l’harmonie mystérieuse des nombres et des lois de l’attraction. Les communistes à leur tour parlent au nom de la fraternité évangélique et de la démocratie. Le communisme, qui se montre pour la première fois en France au XIIe siècle, sous la forme d’hérésie religieuse, avec Valdo et les pauvres de Lyon, s’arme avec les Jacques, s’allie au XVIe siècle avec les philosophes, et reste comme eux dans les nuages de l’abstraction ; puis il disparaît pendant deux siècles pour ressusciter avec Babeuf dans les jours les plus troublés de la révolution française. Oublié sous l’empire, sous la restauration et dans les premières années de la révolution de juillet, il relève sa bannière vers 1836, et, depuis cette époque, il a mis en circulation une quarantaine de livres ou de brochures, et fondé ou plutôt essayé de fonder quelques journaux. Parmi les livres, on distingue ceux de MM. Cabet et Proudhon, qui sont les grands théoriciens de l’école, et qui défendent, l’un le communisme icarien, fondé sur le principe de l’association, l’autre le babouvisme, fondé sur les théories de la loi agraire. Les journaux, au nombre de quatre, ont été publiés à Paris et à Lyon, qui sont, avec Saint-Étienne, les centres principaux de la secte. Ces journaux sont à Lyon le Travail, à Paris la Fraternité, l’Humanitaire, qui n’a eu que quelques numéros, et le Populaire, sur lequel le parti catholique a vainement tenté de mettre la main, en offrant les fonds du cautionnement exigé pour la publication hebdomadaire, à la seule condition que le journal prendrait une teinte religieuse. Malgré la modicité du prix, les diverses feuilles que nous venons de citer n’ont jamais eu qu’une publicité fort restreinte. Pouvaient-elles espérer, en effet, trouver des lecteurs parmi les hommes sérieux, quand l’un de leurs rédacteurs en chef, poursuivi pour délit de presse, déclarait devant les tribunaux ne savoir ni lire, ni écrire ?

Le communisme, comme les doctrines de Saint-Simon et de Fourier, n’est point resté concentré dans un petit cercle d’écrivains et de penseurs. Il a rallié de nombreux adeptes parmi les classes ouvrières, où il s’est partagé en diverses sectes désignées sous les noms de communistes égalitaires, communionistes, communitaires, communistes-matérialistes, chiénistes, communautistes, solidair-unis, fraternitaires. De la France, il s’est étendu rapidement dans la haute Italie, en Prusse, où il s’est constitué, sous le nom de Jeune Allemagne, en une vaste société secrète, en Suisse, principalement dans les cantons allemands, où il a recruté pour disciples cette espèce de prolétaires qu’on désigne sous le nom de Himathlosen, c’est-à-dire gens qui n’ont ni feu ni lieu. On se rappelle aussi qu’au moment des troubles du chartisme, les communistes français se sont mis en relation avec les chartistes anglais, et leur ont offert le secours de leurs bras, si l’agitation sortait du meeting pour descendre dans la rue. Enfin, en 1835, le communisme fut implanté en Belgique par Jacob Kats, qui organisa, sous le nom de Fraternité, une association qui rappelait par la forme les sociétés de rhétorique de la vieille Flandre. Tour à tour tisserand, maître d’école, cabaretier et en même temps auteur dramatique, comédien, orateur et pamphlétaire, Kats prêchait son socialisme dans un estaminet de Bruxelles, où il avait établi un théâtre. Il y donnait en flamand des pièces de sa façon, où paraissaient des paysans éclairés, qui répétaient en dialogues populaires les Paroles d’un croyant.

Si nous comparons maintenant dans leur marche et leurs résultats l’école conservatrice progressiste et l’école révolutionnaire, nous voyons dans la première les idées se produire sans éclat et presque inaperçues, passer des livres dans les journaux, arriver lentement jusqu’au public, et, après sept ou huit ans de discussion, se transformer en projets de loi et se réaliser dans la pratique. Dans l’école révolutionnaire, au contraire, on procède toujours par saccades. Chaque système rallie autour de lui d’autant plus de disciples, excite dans certains esprits un enthousiasme d’autant plus grand, qu’il est plus échevelé et plus impraticable. Il faut huit ou dix ans à une idée juste pour se faire accepter, il faut six mois aux utopistes les plus excentriques pour se faire une école ; mais l’idée juste se retranche toujours, après une première défaite, pour livrer de nouveau bataille et prendre sa revanche. L’utopie, au contraire, une fois entamée sur un point, croule et ne reparaît qu’à de longs intervalles pour crouler encore. Le bon sens public ne s’enthousiasme jamais ; s’il se laisse passivement dominer par la vérité, il est toujours prompt à se révolter contre les témérités et les rêves. C’est là, dans toutes les questions de réforme, ce qui caractérise la société au milieu de laquelle nous vivons. Elle cherche et veut le progrès, mais en restreignant autant qu’elle le peut les chances du hasard. En économie politique, comme dans toutes les sciences, elle marche et avance en s’appuyant sur la méthode expérimentale, et, malgré l’égoïsme et la corruption dont on l’accuse, elle interroge au nom de la morale, au nom des sentimens éternels, ceux qui lui parlent au nom des intérêts. — Vous attaquez, vous supprimez la famille, — telle est l’objection contre laquelle sont venus se briser tour à tour les saint-simoniens et Fourier, contre laquelle se brisera le communisme. — Vous attaquez la patrie, — telle est l’objection contre laquelle se briseront les humanitaires.

Certes, nous ne voulons ni dissimuler ni excuser les vices de la société au sein de laquelle nous vivons ; mais il nous semble qu’il est fort difficile de résoudre en un seul jour et par des théories préconçues tous les problèmes qui naissent du choc des intérêts et des passions, et, si le principal travail de notre époque consiste à signaler le mal, c’est au temps et à l’expérience qu’il faut s’en rapporter pour le remède. Afin de calmer les impatiences des réformateurs, tout en reconnaissant en bien des points la légitimité de leurs plaintes, il faut interroger l’histoire, qui compte les années en mesurant le progrès. N’oublions pas qu’il y a huit siècles entre la chute de l’esclavage antique et l’émancipation des communes, qui donne à la bourgeoisie le droit de travailler et de posséder pour elle-même, et six siècles encore entre cette émancipation et la révolution française, qui détruit au profit de tous le monopole des maîtrises, des jurandes et des privilèges. N’oublions pas surtout le bien qui s’est fait de notre temps même dans l’intérêt des classes souffrantes. Les salles d’asile, les crèches, les ouvroirs, les caisses d’épargne, les caisses de secours et de prévoyance, les écoles d’apprentissage, les hôpitaux, les enfans trouvés, les maisons de refuge destinées comme celles du moyen-âge à recevoir les vieillards des divers métiers, le patronage des jeunes détenus, la création d’hospices payans, l’amélioration des hospices gratuits, ont été l’objet d’un nombre considérable de publications. On ne s’est pas contenté d’écrire ou de discuter des systèmes, on a toujours fait succéder la pratique à la théorie, quand il s’agissait de soulager des misères réelles. La bienfaisance publique, organisée aujourd’hui comme une grande puissance de l’état, est devenue un terrain neutre sur lequel se rencontrent tous les partis. Les théories égoïstes de l’école de Malthus sont vaincues dans les livres mêmes des économistes par les principes de la charité chrétienne, et l’on ne saurait dire tout ce qui se fait de bien aujourd’hui par les riches comme par les pauvres, principalement à Paris. On peut consulter à ce sujet le recueil périodique les Annales de la Charité ; on y verra que l’égoïsme qu’on a trop souvent avec raison reproché à notre époque n’a pas desséché toutes les ames. Un érudit qui sait le moyen-âge dans les moindres détails de ses mœurs et de ses institutions, M. Monteil, a dit que l’histoire des hôpitaux de France serait bonne à traiter et qu’elle serait aussi très bonne à lire ; nous dirons à notre tour aux socialistes et aux statisticiens, qui calomnient souvent la société en lui présentant sans cesse des listes de voleurs et de filles perdues, qu’ils auraient un beau livre à faire en prenant pour sujet la charité dans la France du XIXe siècle, car sans aucun doute, nous sommes heureux de le dire ici, nous avons vaincu nos aïeux dans l’art de soulager les misères publiques et privées. La charité chrétienne, qui fit au moyen-âge tant de choses admirables, sans rien perdre de son ardeur, a profité du progrès des sciences économiques et administratives pour s’organiser elle-même comme un des pouvoirs de l’état, et, dans aucune des circonstances pénibles que nous avons traversées depuis quinze ans, elle n’a manqué à sa mission ; elle a même donné plus qu’on n’eût été en droit de lui demander.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Chez Félix Daguin, quai Voltaire, 11.
  2. Une maison de Paris, qui a publié de 1824 à 1836 une Bible en 3 volumes in-4o au prix de 75 francs, est parvenue, en appliquant à ce livre l’offre à domicile, à en placer 65,000 exemplaires, représentant une valeur de 4,875,000 francs.
  3. Nous avons déjà plusieurs fois rencontré les marchands dans le temple. Il serait facile de multiplier les exemples. Nous nous bornerons au fait suivant : les prospectus et le titre de l’ouvrage intitulé Encyclopédie catholique disent que ce livre est placé sous la surveillance d’un comité d’orthodoxie. Or, un récent procès vient de nous apprendre que ce comité, cette Sorbonne, c’était une seule et même personne, engagée vis-à-vis de l’éditeur, moyennant 400 francs par an, dont 100 francs en livres, à relire les épreuves pour en extirper les hérésies, et obligée de plus, pour cette somme modeste, à faire passer tous les mois une note en faveur de l’Encyclopédie catholique dans quatre des journaux dits religieux.
  4. La secte des méthodistes paraissant destinée à faire dans les églises réformées une véritable révolution, nous croyons devoir donner ici quelques détails sur son origine. D’Alembert, dans l’Encyclopédie, avait reproché aux ministres de Genève d’en être arrivés à un parfait socinianisme, c’est-à-dire à nier la divinité de Jésus-Christ. Cette accusation fut renouvelée vers 1813 par quelques étudians en théologie qui, trouvant les instructions qu’ils recevaient du clergé de Genève trop tièdes pour leur piété, se réunissaient pour lire la Bible, discuter les matières religieuses et prier en commun. Empaytaz, l’un de ces étudians, publia sur le prétendu socinianisme moderne des lettres qui firent grand bruit dans le monde protestant. Les ministres répondirent qu’ils croyaient ce que dit la Bible, mais qu’ils ne devaient enseigner que ce qu’elle dit clairement, et soumettre leur esprit aux mystères par obéissance ; sans chercher à les pénétrer ni surtout à les expliquer. Ils ajoutaient que la Bible déclare le Christ notre Dieu sauveur et rédempteur, mais qu’elle est complètement obscure sur la question de savoir quelle est la nature de sa divinité ; que par conséquent, d’une part, Socin, qui ne voyait dans le Christ qu’un simple envoyé de Dieu, et de l’autre, la nouvelle secte, qui le regardait comme étant Dieu même et l’égal du Tout-Puissant, tombaient dans une même erreur, en ce qu’ils présentaient pour article de foi des opinions humaines, des spéculations sur des matières que Dieu a voulu laisser voilées pour nous. La compagnie des pasteurs, pour être conséquente avec ses principes, ne discuta point les doctrines mises en avant par la nouvelle secte, et, le 8 mai 1817, elle prit un arrêté en vertu duquel elle obligeait les jeunes gens qui voulaient être reçus dans son sein à ne point écrire et à ne point parler : 1° sur la manière dont la nature divine est unie à la personne de Jésus-Christ ; 2° sur le péché originel ; 3° sur la manière dont la grace opère ou sur la grace efficace ; 4° sur la prédestination. — Malgré cette défense, ou plutôt en raison de cette défense même, les méthodistes se sont rapidement propagés en Suisse, en Angleterre et en France.
  5. M. Châtel avait reçu la consécration épiscopale des mains de l’un des grands dignitaires de l’ordre du temple, qui exerçait alors à Paris la profession d’épicier.
  6. L’indication suivante peut faire juger de la prodigieuse activité des hommes qui se sont fait un nom dans le barreau. Les mémoires imprimés de M. Dupin forment une collection de 20 volumes in-4o ; ses consultations manuscrites 21 volumes in-folio ; les notes et extraits ayant servi à ses plaidoiries 15 volumes, et le registre qu’il a tenu par ordre de dates et de numéros de toutes les causes dans lesquelles il a plaidé porte à plus de quatre mille le nombre de ces causes.
  7. Le clergé semble depuis long-temps s’être volontairement condamné, en fait de philosophie, à l’insignifiance. Celebriora tantum systemata exposui, nullum propagare volui, telle est la devise du manuel qui sert aujourd’hui à l’enseignement d’une grande partie des séminaires de France. Ce manuel n’en a pas moins obtenu sept éditions en huit ans, et un nombre au moins égal d’éditions en Chine, où il sert à l’instruction des néophytes du céleste empire.
  8. Les ouvrages destinés aux écoles primaires forment l’une des branches les plus actives et les plus importantes de la librairie. En effet, sans compter les salles d’asile, fondées en 1801 par Mme de Pastoret et popularisées plus tard par M. Cochin, sans compter les ouvroirs, les colonies agricoles, les classes d’adultes, il existe en France près de 60,000 écoles publiques ou privées, fréquentées par 3,300,000 élèves environ, et le progrès est si rapide de ce côté, que, de 1840 à 1843 seulement, il a été établi 4,093 écoles nouvelles. On comprend qu’avec un public aussi nombreux la consommation soit grande. Les cacographies, les cours de thèmes français et les traités d’analyse se sont élevés à 90 en 1835 et à 66 en 1845.
  9. En 1842, nous trouvons 18 ouvrages ou brochures sur l’Algérie ; nous en trouvons 54 sur les chemins de fer en 1845 ; en 1843, 39 sur la question des sucres. La question vinicole, l’impôt sur le sel, l’introduction des bestiaux étrangers, etc., donnent un contingent de publications à peu près égal. Les questions économiques tiennent, après les questions politiques, le premier rang dans les discussions de la presse quotidienne. Enfin l’économie politique compte dans la presse périodique plusieurs organes spéciaux.
  10. Nous indiquerons, comme spécimen des travaux spéciaux auxquels se sont livrés les statisticiens, les recherches de M. de Montferrand sur la longévité des académiciens. Il résulte de ces recherches que les membres de l’Académie dans le XVIIIe siècle avaient moyennement trente-cinq ans de vie probable, tandis qu’aujourd’hui la moyenne de leur âge est de soixante-neuf ans.