Stances satiriques
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 83 (p. 731-736).
STANCES SATIRIQUES


I

Pourquoi, disent les philosophes
Du boulevart,
Encor des rimes et des strophes,
Encor de l’art ?

Pourquoi ces creuses assonances
Sans nul rapport
Avec un siècle de finances
Et de haut sport ?

A Chaillot ! les muses honnêtes,
Au feu les luths !
Assez, assez, de vos poètes,
On n’en veut plus !

Qu’est-ce que cela peut me faire,
Je vous le dis,
Qu’un monsieur visite la sphère
Du paradis ;

Qu’il tire de son écritoire
De l’encre à flots
Pour raconter le purgatoire
Aux idiots ?

Moi qui ne crois ni Dieu ni diables,
Qu’ai-je besoin
D’ouïr narrer de telles fables,
Même de loin ?

Qu’un bon chanoine de Padoue
Ou d’Avignon
Aime une femme, et qu’il la doue
De grand renom ;

Qu’il rime antienne sur antienne
A son profil,
C’est son affaire et non la mienne ;
Pourquoi veut-il,

Qu’à ce jeu-là je m’intéresse ?
Je ne connais
Ni ce galant, ni sa maîtresse,
Ni leurs sonnets !

André Chénier, Shakspeare et Dante,
Goethe et Schiller !…
On nous a trop chanté l’andante
De ce vieil air.

Ces ritournelles sont usées
Comme la tour
D’ivoire, comme les rosées,
Comme l’amour !

D’ailleurs ils sont morts, vos poètes :
Musset, Vigny !
Adieu paniers, vendanges faites :
Tout est fini !


II


Ils sont morts ! paix à leur mémoire !
N’en parlons plus.
Oublions, comme un vieux grimoire,
Leurs vers trop lus.

Et nous tous, quand la fantaisie
Nous pique au jeu,
Gardons-nous de la poésie
Comme du feu !

Tous les oiseaux du bois sonore
Sont délogés ;
Si quelques-uns restent encore
Dans les vergers,

C’est pour faire œuvre d’agronome,
A coups de bec,

Détruisant le ver dans la pomme
Et le bois sec.

Mais plus de chanson, plus de note,
Plus de motif !
Le rossignol caché vivote,
Morne et plaintif.

Il aime, en silence et s’observe
En ses ardeurs,
Craignant d’émoustiller la verve
Des cascadeurs !

Chanter pour la nuée errante
Dans le ciel bleu,
Pour la fleur des bois, l’eau courante,
Pour le bon Dieu,

Chanter pour rien, bizarre envie !
Fuir le sentier
Où la foule acclame la vie,
Quel sot métier !


III


Sot métier ! j’accepte l’insulte,
Rions de tout.
Plus d’art, plus de Dieu, plus de culte ;
N’ayons de goût,

De bravos, surtout de monnaie,
Que pour l’esprit
Qui ravale, bafoue, égaie
Et travestit !

Soyons joyeux, soyons fantasques,
Soyons rapins,
Habillons l’Olympe et ses masques
De papiers peints !

Quand Jupiter, comme un vieux pitre,
Bat le trottoir,
Que Mars ivre lui paie un litre
Sur le comptoir !

Que tous les dieux des homérides,
Tous les héros,
Montrent leurs nez rouges, leurs rides,
Leurs ventres gros !

Aux lazzis d’un orchestre obscène
Et trivial,
Voyons-les mener sur la scène
Leur carnaval !

Que notre force s’évertue
A tout salir,
Ne laissons pas une statue
Sans l’avilir ;

Que tout marbre, que tout albâtre,
Soient charbonnés,
Des lunettes à Cléopâtre
Sur un faux nez !

Après l’art grand, l’art imbécile !
Substituons.
« Calomniez, » disait Basile,
Prostituons !


IV


L’histoire, la philosophie,
Les sentimens,
Raillons tout ! Bien fol qui se fie
A nos sermens !

Sur toute invention humaine,
Sur tout flambeau,
Que notre bave se promène !
Meure le beau !

Meure l’étincelle et la flamme,
Meure l’espoir !
Meure le dernier feu de l’âme
Sous l’éteignoir !

Tuons en nous tout ce qui vibre,
Et sans regrets
Cessons d’être, sur un sol libre,
Des hommes vrais !

Dépouillons, ô race chétive
D’enfans nés vieux,
La grande force admirative
De nos aïeux !

Avoir sa foi que l’on caresse,
Son idéal,

Aimer son art et sa maîtresse,
Haïr le mal,

Sentir, nerveuse et palpitante,
La passion,
Mettre sa vie à ce qu’on tente,
Dérision !

C’était bon, cela, pour les pleutres
Des temps passés,
Notre art, à nous, c’est d’être neutres,
D’être effacés !

Nous mourons en naissant à l’être,
Aucun désir
Ne nous tient de voir, de connaître
Ou de choisir.

Tout nier fait bien notre gloire ;
Mais, ventrebleu !
Nous aimerions encor mieux croire
Que lire un peu !

D’ailleurs à quoi sert l’esthétique ?
Tous ces discours,
Dont les bavards tiennent boutique,
N’ont plus de cours.

Assez de tout ce radotage !
En tout procès
Il faut deux mots, pas davantage :
Four ou succès !

Ceux que vous appelez vos maîtres
Sont des farceurs
Qui se moquaient de nos ancêtres,
Et des poseurs

Dont les tirades solennelles
Et les façons
N’ont qu’à servir de ritournelles
A nos chansons !

Car le génie, affreuse peste,
N’est drôle un brin
Que lorsqu’on retourne sa veste
Chez Tabarin.

V


A ces fêtes improvisées,
A ces grands jours,
Tous les cieux, tous les élysées,
Toutes les cours,

Ont envoyé leurs ambassades :
Léda, Junon,
Ont escorté dans ces parades
Agamemnon !

Au cri des voix funambulesques,
En plein cancan,
On a vu s’animer les fresques
Du Vatican !

Et de la maison qui t’abrite,
De ton verger,
Il t’a fallu, toi, Marguerite,
Déménager,

Quitter le rouet, ta robe blanche,
Ton coin pieux,
Pour aller, le poing sur la hanche,
Le kohl aux yeux,

Lascive, obscène, maquillée,
« Ayant le sac, »
Prendre en huit-ressorts ta volée
Aux bords du lac !

Allons ! tout va bien, tout profite
Aux charlatans ;
Un pays a l’art qu’il mérite,
Soyons contens !

Soyons heureux, payons nos dettes
Au dieu moqueur ;
O cocodès et cocodettes,
Dansez en chœur,

Et menez jusqu’au bout l’étrange
Charivari,
Homère, Goethe et Michel-Ange !
Aurons-nous ri !

HENRI BLAZE.