Stances pour Jésus-Christ



I.

Fausses Divinités à grand tort adorées,
Dont les vaines ardeurs transportent les mortels,
Qui charmés par vos sons vous dressent des autels,
Et rendent d'Hélicon les sources révérées.
Éloignez-vous de moi Fantômes odieux :
J'entreprends de chanter le chef d'œuvre des Cieux,
Et de CHRIST Homme-Dieu célébrer les louanges.
Si la fureur profane invoque les neuf Sœurs,
Je puis bien invoquer tous les neuf Chœurs des Anges
Pour verser dans mes vers leurs célestes douceurs.

II.

Alors que ces six jours éclatants de merveilles
Virent naître de rien tant d'ouvrages divers ;
Et que pour établir un Roi dans l'univers
Dieu versa sur Adam ses grâces nonpareilles.
À peine le dernier eut achevé son cours,
Que Sathan appelant la Femme à son secours
Perdit le genre humain en faisant pécher l'homme.
Péché qui meritez, et la flamme et le fer,
Crime prodigieux : Faut-il pour une pomme
Quitter un Paradis, et choisir un Enfer ?

III.

Dans ce premier état d'une heureuse innocence
Tout climat en tout temps aurait porté des fleurs,
Jamais aucun malheur n'eut fait verser des pleurs,
Et sans cesse la paix eut donné l'abondance.
Comme un maître absolu dans sa propre maison,
Nous aurions sur nos sens vu régner la raison :
Et nous sommes, hélas ! dans l'exil de la terre
Esclaves, et non Rois, de nos affections:
Mais puisqu'à notre Dieu nous avons fait la guerre,
Nous pouvons bien l'avoir dedans nos passions.

IIII.

Convertissons nos yeux en des sources de larmes,
Jetons tant de soupirs qu'ils nous lassent le flanc.
Versons de notre cœur des déluges de sang :
Dieu ne peut résister à de si fortes armes.
L'excès de sa bonté ne saurait consentir
Que l'extrême douleur de notre repentir
Soit jointe au désespoir d'un éternel supplice.
Mais comment ma raison t'aveugles-tu si fort :
Que servent nos regrets pour faire cet office
Puisque tous par un seul ont mérité la mort ?


V

Si de quelques ruisseaux les eaux envenimées
Si de quelques rameaux les fruits empoisonnés
Étaient cause du mal qui nous tient enchaînés,
Nos voix du désespoir ne seraient animées.-
Mais la source et le tronc dont nous sommes sortis
Nous ayant pour jamais au vice assujettis,
D'aucune guérison nous ne sommes capables.
Notre juge est un Dieu tout juste et tout puissant :
Il est donc obligé de punir les coupables,
Et pas un d'entre nous ne se trouve innocent.

VI.

C'est ici, Créateur des hommes et des Anges,
Que l'abyme infini de votre éternité,
Pour redonner le Ciel à notre humanité,
Tire de ses replis des miracles étranges.
Jusque dans les Enfers, Démons , tremblez d'horreur,
Je me sens agiter d'une sainte fureur
Par l'esprit tout-puissant qui forme mes paroles.
Un enfant vient ravir le Sceptre de vos mains.
Terre ouvrez votre sein, Ciel abaissez vos Pôles,
Pour ouïr les secrets du salut des humains.


VII.

Quelque grande que fut la faute originelle,
Si par l'être d'Adam elle se mesurait,
Pour expier ce mal notre mort suffirait,
Sans qu'il fallut souffrir une peine éternelle.
Mais l'objet infini de la Divinité
Se trouvant offensé par notre iniquité,
Rend le crime infini et la peine infinie.
Humanité, qui peut assez te déplorer,
Puisqu'infinis Enfers puniraient ta manie
Si ton être fini les pouvait endurer?

VIII.

Pour tirer l'univers de ce malheur extrême,
Ta justice, Grand Dieu, cédant à ton amour,
Dans ce nouveau chaos tu fais naître le jour
Par un nouveau Soleil que tu prends en toi-même.
Du milieu de ton sein de toute éternité,
Sans en rien altérer ta parfaite unité,
Procède ce Soleil qui t'égale en puissance
Et qui luit comme toi sur la voûte des cieux
Mais puisque c'est ton Fils, ton Verbe, et ton Essence,
Pourquoi serait-il moins adorable à nos yeux ?

IX.

Ineffable présent : C'est un Dieu qui se donne
Pour apaiser ce Dieu contre nous irrité :
Et c'est un Dieu de Dieu, qui dans la Trinité
Tient le rang éternel de seconde personne.
Mais la Divinité ne pouvant rien souffrir,
Ce Fils voulant pour nous a son Père s'offrir,
À son être immortel, joint l humaine nature,
Dans cet abaissement, mon âme abaisse-toi :
Car notre Créateur s'étant fait créature,
JI faut que la raison face place à la foi.

X.

Quel saint enchantement fait dans ses aventures
Par un art tout divin trouver la vérité,
Dont en la vieille loi sous tant d'obscurité
Nos pères possédaient seulement les figures ?
Quel est cet heureux jour, quel est ce sacré lieu
Choisis dans l'univers pour faire un Homme-Dieu,
Et par un si grand prix racheter tout le monde ?
Esprit Saint qui voulant ce mystère accomplir
Rendit par ton amour une Vierge féconde :
Fais que de ton ardeur je me sente remplir.

XI.

Terre, sèche tes pleurs : ne crains plus la furie
D'un Dieu que ton orgueil a si fort offensé.
Écoute en mots sacrés ton salut annoncé
Par un Ange du Ciel à la chaste Marie.
Ève par son péché nous a causé la mort :
La Vierge que tu vois, par un contraire sort,
Dans ses flancs bienheureux porte le fruit de vie,
Et nous donne un Enfant qui se doit adorer :
Ainsi du gain d'un Dieu notre perte est suivie.'
Qui vit jamais un mal si bien se réparer ?

XII.

Reine de l'univers, femme miraculeuse,
Dans l'état glorieux de ta maternité,
Tu peux, mieux que le Ciel, dire avec vérité
Que tu comprends celui qui te rend bienheureuse.
Le Saint-Esprit conjoint le Père avec le Fils ;
Et toi Père Eternel, quand le dessein tu fis
De rendre un Homme-Dieu, tu choisis cette Mère ;
Et voulus par ton Fils avec elle t'unir,
Afin que la grandeur de ce sacré mystère
Subsistant par un Dieu ne peut jamais finir

XIII.

Qu'aperçoivent mes yeux, qu'entendent mes oreilles
Dans la tranquillité de cette heureuse nuit,
Qui par mille clartés plus que le jour nous luit,
Et des Cieux à la terre annonce les merveilles ?
Ô nuit qui voit fléchir le monde sous tes lois,
Qui fais que les Pasteurs, les Anges et les Rois
Adorent cet enfant que tu vas faire naître.
Ô nuit qui viens donner une mère à un Dieu,
Aux hommes un Sauveur, et aux Anges un Maître.
Je renonce au Soleil, et te prends en son lieu.

XIIII.

C'est maintenant, Seigneur, que cessent les oracles :
Nous possédons celui qu'on espérait jadis :
Sans sortir de la terre on est en Paradis :
Ton amour a produit le plus grand des miracles.
Nos vœux sont exaucés, JÉSUS nous est donné :
Les Cieux nous sont ouverts, le Rédempteur est né ;
Et dans l'heure nonpareille d'une telle naissance,
Où comme dans un point un Dieu s'est raccourci,
Le centre est aussi grand que la circonférence :
Quel chef-d'œuvre pouvait égaler celui-ci ?

XV.

Soleil, viens adorer ce Soleil de nos âmes ;
Et sois plus glorieux d'emprunter ta clarté
Des rayons éclatants de sa divinité,
Que de voir l'univers éclairé de tes flammes.
Étoile, que le Ciel envoie en Orient,
Mène vite ces Rois, JÉSUS est souriant
Témoigne le plaisir qu'il prend en leurs hommages.
Mais parmi les transports d'un jour si fortuné,
Recourez à la foi pour reconnaître, Sages,
La Sagesse éternelle en ce Verbe incarné.

XVI.

Miraculeux Enfant, tes Grandeurs ineffables
Ravissent tous mes sens, et ne m'étonnent pas :
Car ton être infini, comme un divin compas,
Ne forment point de traits qui ne soient adorables.
Mais l'état du Néant où je te vois soumis,
Capable d'émouvoir tes plus grands ennemis,
Est cause de l'effroi dont mon âme est atteinte ;
Et redoublant l'horreur que j'avais du péché,
Du profond de mon cœur arrache cette plainte,
Faut-il pour me trouver qu'un Dieu se soit caché ?

XVII.

Qui peut s'imaginer un Dieu dedans l'enfance ?
Un Dieu naître au milieu des plus vils animaux ?
Un Dieu prendre sur lui la rigueur de nos maux ?
Et dans un corps mortel éprouver la souffrance ?
Pouvais-tu mieux, Seigneur, qu'en cette obscurité
Nous cacher la splendeur de ta Divinité,
Et par une admirable et sainte tromperie
Faire croire à l'Enfer qu'il pouvait offenser
Celui qu'il ne tenait que pour fils de Marie ;
Ce que du fils d'un Dieu il n'eut osé penser.

XVIII.

Du haut du firmament, Père éternel, contemple
Ton enfant nouveau-né verser déjà son sang,
Et d'un pauvre pécheur voulant tenir le rang,
Pour accomplir la loi se présenter au temple.
Vois que n'ayant encore la force de marcher,
Il court dans un exil afin de se cacher,
Et fuir d'un Tyran la rage forcenée.
Mais regarde surtout comme sa charité,
Qui par aucun travaux ne peut être bornée,
Pour son char de triomphe a pris l'humilité.

XIX.

Comme on voit un grand fleuve au sortir de sa source
Rouler parmi les champs ses longs flots argentés,
Et trouvant des canaux sous la terre voutés
Disparaître à nos yeux en commençant sa course
Puis effacer l'éclat du plus riche métal
Lorsque bien loin de là son liquide cristal
S'épand à gros bouillons au milieu d'une plaine,
D'où par un nouveau cours, grossi de cent ruisseaux,
Il va dans l'Océan comme à perte d'haleine
S'acquitter du tribut que lui doivent ses eaux.

XX.

Ainsi de JÉSUS-CHRIST la grande renommée,
Qui d'un pas si léger courait par l'univers,
Et montrait à nos yeux ses miracles divers,
Dans un état caché s'était comme abymée,
Mais après mille tours, mille sacrés replis,
Lorsque ce Dieu mortel eut trente ans accomplis,
Il vint recommencer sa céleste carrière ;
Et sans plus s'arrêter, d'un cours beaucoup plus fort,
Répandit à grands flots la grâce et la lumière
Jusqu'au jour qu'il paya le tribut à la mort.

XXI.

Voix qui dans le désert prêche la pénitence,
Sors afin d'effacer en ce jour solennel,
Par un baptême saint, le mal originel ;
JÉSUS se met dans l'eau pour laver notre offense.
Mais voix ne parle plus, écoute une autre voix
Dont la terre et les Cieux reconnaissent les lois,
Qui le nomment son Fils, et son amour suprême.
Fleuve arrête ton cours, où vas-tu si soudain ?
L'Océan maintenant quitte son diadème,
Et se tient honoré de céder au Jourdain.

XXII.

Jamais de tant d'épis une plaine féconde
N'enrichit les guerets par ses tuyaux dorés ;
Jamais de tant de feux les Cieux ne sont parés
Lorsque l'Astre du jour se repose dans l'onde ;
Et jamais le Printemps avec tant de couleurs
Ne compose l'émail de ses diverses fleurs ;
Que des bienfaits de CHRIST la terre on voit semée,
Qu'on voit de ses rayons les esprits éclairés,
Et que sa charité par soi-même enflammée
A d'attraits différents dignes d'êtres adorés.

XXIII.

Toutes ses actions sont Miracles étranges.
Les flots dessous ses pieds se sentent affermir :
Quand il tance les Vents ils n'osent plus frémir :
Quand il parle aux Muets ils chantent ses louanges.
Sa voix apprend aux Sourds à distinguer les sons :
Sa voix des Possédés fait sortir les Démons
Et les Aveugles nés connaître la lumière.
Qui par tant de bienfaits ne se verra toucher,
Et soumettre à JÉSUS sa liberté première,
Si ce n'est d'un cœur juif l'insensible rocher ?

XXIIII.

Pour fendre ce rocher, faut-il Peuple infidèle,
Que JÉSUS fasse encore que les âmes des morts,
Après tant de travaux endurés dans leurs corps,
Y rentrent pour souffrir une prison nouvelle ?
Regarde le Lazare avec étonnement,
Qui quatre jours après qu'il fut au monument
S'est vu ressusciter par l'auteur de la vie
Si la voix des vivants n'a pas eu le pouvoir
De rendre à ses grandeurs ta bassesse asservie ;
Le langage des morts doit-il pas t'émouvoir ?

XXV.

Mais peut-être, Israël, pour t'obliger à croire,
Tu veux que de JÉSUS la sainte humanité
N'arrête plus l'éclat de sa divinité,
Et qu'il se montre à toi tout reluisant de gloire.
Vois donc que le Soleil cache ses tresses d'or,
Quand ce divin Soleil paraît sur le Tabor
Couronné de rayons, et brillant de miracles.
Si tu n'es pas touché d'objets si ravissants,
Pour dresser en ce lieu de sacrés tabernacles,
Peuple, comment tes yeux seront-ils innocents ?

XXVI.

Je laisse ces pécheurs, ô sainte Pénitente,
Pour venir admirer tes nouvelles ardeurs :
JÉSUS de tes parfums prise moins les odeurs
Que l'amour enflammé que ton cœur lui présente.
Il ne peut résister à tes pudiques vœux
Qui mettent à ses pieds l'or de tes beaux cheveux
Après que tu les as arrosés de tes larmes.
Il est aussi content comme il était fâché :
L'excès de ta douleur lui fait quitter les armes,
Car l'amour est beaucoup plus fort que le péché.

XXVII.

Prends exemple, Sion, à cette pécheresse ;
Invente pour JÉSUS des triomphes nouveaux ;
Qu'il marche sur des fleurs, et non sur des rameaux ;
Qu'il monte sur un char, et non sur une ânesse ;
De ton temple pour lui pare tous les autels ;
Fais retentir partout ses honneurs immortels ;
Que divers instruments en différentes sortes
Joignent à tes chansons leurs airs mélodieux,
Et romps plutôt tes murs que de fermer tes portes,
Puisqu'il vient par sa mort t'ouvrir celle des Cieux.

XXVIII.

Comme on voit quand la nuit vient déployer ses voiles,
Et dessus l'horizon dominer à son tour,
Le Soleil au couchant faire luire le jour,
Et mettre ses rayons au-dessous des étoiles.
Ainsi de JÉSUS-CHRIST l'extrême humilité,
Après tous ses honneurs dus à sa Majesté,
Prosterne sa grandeur aux pieds de ses Apôtres.
Quoi tu laves, Seigneur, les pieds à des pécheurs,
Et cette charité ne force point les nôtres
À courir après toi pour te donner nos cœurs ?

XXIX.

Ô prodige d'amour, quel est ce nouveau gage
Que tu nous viens donner, et qui nous est si cher ?
Quoi veux-tu, mon Sauveur, que nous mangions ta chair,
Et que ton propre sang nous serve de breuvage ?
Fermons les yeux du corps, ouvrons ceux de la Foi :
Ce mystère est si grand qu'il me met hors de moi,
Et par un change heureux te fait prendre ma place.
Possède-moi, Seigneur, avec un plein pouvoir ;
Je ne veux désormais occuper autre espace
Que celui qu'il me faut pour te bien recevoir.

XXX.

Si tous les Saints du Ciel sont remplis de merveille
De voir un Dieu caché dedans un corps humain ;
Comprendrons-nous qu'il soit sous l'espèce du pain
A l'instant que sa voix à frappé notre oreille ?
Comprendrons-nous aussi que ce corps glorieux
Soit le même à l'autel qu'il est dedans les Cieux,
Et qu'il puisse remplir infinis lieux ensemble ?
Ô Labyrinthe saint, quand nous pourrions trouver
Par quels moyens ton art ces mystères assemble,
Il faut nous perdre en toi, afin de nous sauver.

XXXI.

Mais où vas-tu, Seigneur ? Le jardin des Olives
Ne produira pour toi que des afflictions,
Tu seras combattu dans tes affections
Qui craindront de se voir de la douleur captives.
Hélas ! N'est-il pas vrai qu'il te faut consoler ?
Ange, descends du Ciel, et regarde couler
Cette sueur de sang qui fait rougir la terre.
Apôtres, réputés à bonheur nonpareil
Ce dormir si profond qui vos paupières serre,
Vous mourriez de regret sans la mort du sommeil.

XXXII.

Ha, je dis trop de vous, insensible Collège,
Qui pouvez sans mourir voir ce traître Judas,
Ce perfide apostat s'avancer à grands pas
Pour donner à JÉSUS un baiser sacrilège.
Quoi, pour trente deniers, Cruel, tu n'as horreur
De contenter des Juifs la barbare fureur ?
Enfer, viens engloutir cette âme abominable ;
Corbeaux, venir servir à son corps de tombeau;
Et pour montrer combien ce crime est exécrable,
Qu'il soit auparavant lui-même son bourreau.

XXXIII.

Mais pendant que ma voix va poursuivant ce traître,
Les troupes qu'il conduit emmènent mon Sauveur.
Glorieux Séraphins, quelle est votre ferveur ?
Pourquoi ne venez-vous secourir votre Maître ?
Lairrez-vous impunis ces tigres inhumains,
Qui veulent enchaîner ces redoutables mains
Dont la terre et les Cieux adorent la puissance ?
Mais ce sont des arrêts par lui-même donnés ;
Il veut pour nous sauver embrasser la souffrance :
C'est pour suivre ses lois que vous l'abandonnez.

XXXIIII.

Ô CHRIST, Roi tout ensemble, et souverain Pontife,
Que ce grand univers connaît pour son auteur,
Pourrons-nous bien te voir, ainsi qu'un imposteur,
Toutes sortes d'affronts endurer chez Caïphe ?
Maudits Pharisiens, faut-il pour avouer
Qu'il est le fils de Dieu, qu'on l'ose bafouer,
Comme s'il avait dit un étrange blasphème ?
Punis, Père éternel, cette témérité
Qui ne peut supporter que la Vérité même
En un sujet si grand dise la vérité.

XXXV.

Apôtre destiné pour gouverner l'Église,
Et porter en tes mains les clefs du Paradis :
Où sont ces mouvements naguère si hardis ?
Ne t'en souvient-il plus, ni de ta foi promise ?
Comment souffrirais-tu les tourments de la Croix ?
Déjà ton Créateur tu renonces trois fois
Par la peur de mourir, dont ton âme est saisie.
Fermeté, désormais où te doit-on chercher,
Si la pierre que CHRIST a lui-même choisie
Est un sable mouvant et non pas un rocher ?

XXXVI.

J'entends le chant du Coq, et vois à la même heure
Cet oiseau du Soleil, en saluant le jour,
Faire naître en ton coeur, par un heureux retour,
Un regret si cuisant qu'il semble qu'il en meure.
Pierre ne craint plus rien : ce sacré repentir
Est un des fondements sur quoi Dieu veut bâtir
L'édifice immortel de son Église sainte.
Si ton âme eut été constante dans la Foi,
Tu ne la verrais pas dans l'heureuse contrainte
D'espérer tout de lui, et du tout rien de toi.

XXXVII.

Désir ambitieux de régir des Provinces,
Tu vois plus volontiers l'innocent opprimer
Que de souffrir pour lui qu'on te puisse blâmer
De ne maintenir pas l'autorité des Princes.
Pilate, pour JÉSUS tu donnes Barrabas ;
Et l'estimant un Dieu, pour César tu combats
Contre ta conscience, et celle de ta femme.
Que pourraient faire pis les bourreaux des Romains ?
Hypocrite, crois-tu, souillant ainsi ton âme,
Effacer ton péché quand tu laves tes mains ?

XXXVIII.

Comme l'on voit ravir la brebis innocente
Par des loups affamés qui déchirent son flanc,
Et trempent sans pitié leur langue dans son sang
Pour assouvir la soif de leur gueule béante,
Ainsi Juifs furieux vous traitez JÉSUS-CHRIST,
Quand votre cruauté dessus son corps écrit
En des lettres de sang vos vengeances brutales.
Vous joignez le mépris avec les coups de fouet,
Et n'appréhendez point les horreurs infernales
Qui vous feront servir aux Démons de jouet.

XXXIX.

Que la pourpre des Rois cède à cette écarlate
Que ces méchants, mon Dieu, te donnent pour manteau,
Car teinte dans ton sang, le rubis n'est si beau,
Bien que de mille feux à nos yeux il éclate.
Les épines aussi, par ce sang si vermeil,
Effacent la splendeur des rayons du Soleil
Quand les Juifs sur ton chef en font une couronne.
Et le faible roseau, lorsqu'il touche ta main
Devient un sceptre auguste, et semble qu'il ordonne
De l'heur et du malheur de tout le genre humain.

XL.

Mais toutes ces grandeurs aux Juifs sont inconnues :
Leur esprit est frappé d'un tel aveuglement,
Qu'ils veulent ajouter tourment dessus tourment
Pour en faire un monceau qui croisse jusqu'aux nues.
Regarde-les, Seigneur, à genoux devant toi,
Te nommer par mépris, leur Prophète, leur Roi ;
Te donner des soufflets, te cracher au visage.
Que ne périssent-ils par tes foudres vengeurs ?
Ils seraient déjà morts, mon Dieu, si ton courage
Ne cédait au désir de sauver les pécheurs.

XLI.

Les Tigres et les Ours acharnés au carnage
Seraient las désormais de tant de cruautés :
Et, Juifs, vous redoublez vos inhumanités,
Dont les horreurs ne font qu'augmenter votre rage.
Au lieu de reconnaître à la fin votre tort,
Vous voulez que JÉSUS éprouve par sa mort
Tout ce que la fureur est capable de faire.
Et tant d'actes sanglants, dont la diversité
S'épand en mille lieux, font choisir le Calvaire
Pour servir de théâtre à votre impiété.

XLII.

Montagnes qui voyez à vos pieds les tempêtes
Et qui portez si haut vos fronts audacieux
Qu'ils commandent la terre et menacent les Cieux,
Venez soumettre ici vos orgueilleuses têtes.
Le Calvaire devient le Roi de tous les Monts ;
Le seul bruit de son nom fait trembler les Démons,
Et remplit tous les cœurs de respect et de crainte.
N'admirons pas pourtant ces miracles divers,
Car, comme Sinaï, cette montagne sainte
Est le trône aujourd'hui du Dieu de l'univers.

XLIII.

Tu t'en vas, mon Sauveur, ta charité te presse
De marcher à grands pas pour embrasser ta Croix :
Les filles de Sion ne peuvent cette fois
Empêcher que leurs pleurs ne montrent leur tristesse.
Décharge-toi, Seigneur, d'un fardeau si pesant,
Car si tu succombais dessous ce mal présent
Tu ne pourrais souffrir celui de ton supplice.
Ô merveille d'amour, qui peut assez t'aimer ?
Vit-on jamais hostie allant au Sacrifice
Porter le bois fatal qui doit la consommer ?

XLIIII.

Heureux Cyrénien, les Saints portent envie
Au bonheur nonpareil qui t'arrive en ce lieu.
La Croix que tu soutient, doit soutenir un Dieu :
Pour y toucher du doigt je donnerais ma vie.
Peut-on d'un trop grand prix payer la moindre part
De l'extrême faveur que le Ciel te départ ?
Au lieu de votre Croix, faites, CHRIST, que les nôtres
Nous soient par votre amour faciles à porter :
Car puisque nos péchés vous tenez comme vôtres,
Vous pourrez bien nos croix pour vôtres réputer.

XLV.

Mais nous voici, Seigneur, à l'heure destinée
Dans l'éternel conseil de la divinité
Pour finir par ta mort notre captivité,
Et tenir de l'Enfer la puissance enchaînée.
Pourrez-vous bien, mes yeux, dans les torrents de pleurs
Qui vous vont submerger, regarder ces douleurs
Dont nos plus grands tourments ne sont que des figures ?
Pourrez-vous, ma raison, les voir sans vous troubler ?
Et pourrez-vous bien croire, ô vous races futures,
Ce que ma voix ne peut vous dire sans trembler ?

XLVI.

Celui qui donne aux champs tant de moissons dorées,
Qui fait naître les fruits sous des feuillages verts,
Qui pare les oiseaux de plumages divers,
Et couvre les poissons d'écailles azurées :
Ainsi qu'un vermisseau se voit sans vêtement
Exposer aux rigueurs de tous les Éléments
Par un cruel mépris qui tout autre surmonte.
Mais, Barbares, en vain vous faites ces efforts
Pour mettre un Dieu tout nu, puisque sa chaste honte
Comme un voile de pourpre enveloppe son corps.

XLVII.

Ô Croix, l'amour du Ciel, et l'espoir de la terre,
Qui naguères était exécrable aux mortels ;
Tu seras désormais l'honneur de nos autels,
Puisque par toi JÉSUS aux Démons fait la guerre.
Trône du Dieu vivant, tombe d'un Dieu mourant,
Les Anges à l'ennui chantent en t'adorant
Les hymnes immortels qui sont dus à ta gloire.
Ô Croix qui sers de champ au combat glorieux
Où mon Roi sur l'Enfer emporte la victoire,
Tu n'es plus une Croix, mais l'échelle des Cieux.

XLVIII.

Que je t'estime heureux, ô saint arbre de vie,
De recevoir de CHRIST les doux embrassements :
L'amour qu'il a pour toi méprise les tourments
Dans l'aise de souffrir dont son âme est ravie.
Une Vierge autrefois le porta dans son sein,
Et tes bras étendus pour le même dessein
Font l'office aujourd'hui d'une seconde mère
Elle le tint naissant, Tu le tiens aux abois ;
Puisque chacune donc notre salut opère,
Ne séparons jamais la Vierge de la croix.

XLIX.

De quel frémissement jusque dans les entrailles
Sens-je trembler mon cœur par l'horreur de ces coups
Qui s'en vont enfoncer d'impitoyables clous
Dans les membres sacrés d'un grand Dieu des batailles ?
Juifs, à quoi pensez-vous ? Le pôle de l'aimant
Attire moins le fer, que ce divin amant
Ne tire à lui sa Croix, et qu'il n'est tiré d'elle.
Les invisibles nœuds dont ils sont attachés
Feraient cesser en vous cette fureur cruelle,
Si d'incrédulité vous n'étiez point touchés.

L.

Si nous fûmes jadis punis par un déluge
Quand le Ciel courroucé versa tant de ruisseaux
Que les sommets des monts assiégés par les eaux
S'abîmèrent au lieu d'être notre refuge :
Pouvons-nous maintenant assez nous étonner
Qu'un déluge nouveau vienne pour nous donner
Un secours assuré contre toutes nos peines ?
Ô clous que vous serez désormais précieux,
Puisque du sang d'un Dieu vous ouvrez les fontaines
Qui lavent nos péchés et nous mènent aux Cieux.

LI.

Esprits passionnés du désir de vengeance,
Venez voir sur la Croix régner la charité :
Son pouvoir est si grand, que le Ciel irrité
N'en saurait soutenir la sainte violence.
Car comment pourrait-il n'exaucer cette voix
Qui du profond du cœur et du haut de la croix
Avec mille soupirs demande votre grâce.
Jusqu'à quel point, Seigneur, aimes-tu tes amis,
Puisque par un amour qui tout autre surpasse
Tu fais vivre en mourant tes plus grands ennemis ?

LII.

Quel cœur de diamant ne deviendrait sensible
Aux suprêmes faveurs d'un amour si parfait
Et quelle cause peut produire un tel effet
Sans répandre sur nous une grâce visible ?
Qu'en dis-tu bon larron ? Voudrais-tu que ta mort
Ne t'eut point amené dans le céleste port
Par le souffle divin de ces paroles saintes ?
Par quels larcins, Seigneurs, dans les Enfers maudits,
De cet heureux larron fais-tu cesser les plaintes
En dérobant son cœur, et lui ton Paradis ?

LIII.

Le Ciel jusques alors n'aurait vu que des Anges :
Les hommes étant nés dedans l'iniquité
Ne pouvaient espérer cette félicité
Sans que Dieu fit pour eux des miracles étranges.
Mais nos yeux maintenant aperçoivent le jour
Où l'amour triomphant de la mort à son tour
Ouvre le Paradis à la race mortelle.
Donc de ce saint larron célébrons la grandeur ;
Car puisqu'il porte au Ciel cette heureuse nouvelle,
Peut-on trop estimer un tel ambassadeur ?

LIIII.

Mais je laisse JÉSUS au milieu de ses peines
En parlant du salut qu'il nous a procuré,
Et ne m'aperçois pas comme il est altéré
Par la perte de sang qui dessèche ses veines.
Quoi, Juifs, vous présentez du vinaigre et du fiel
À celui dont l'amour est un céleste miel
Qui remplit de douceur et nos corps et nos âmes ?
Ô que vous ignorez quelles sont ses douleurs :
La soif que cet amour excite par ses flammes
Ne se peut apaiser que par l'eau de nos pleurs.

LV.

Peuples, venez ici des quatre coins du monde
Voir en quatre morceaux partir ce vêtement,
Qui jusques à la Croix fut le seul ornement
Du Créateur des Cieux, de la terre et de l'onde.
C'est le symbole saint de son humanité,
Qui s'offrant à la mort pour notre impunité
Voit séparer son corps de l'âme qu'il enserre :
Car il fallait qu'ainsi CHRIST régnât en tous lieux,
Par son âme aux Enfers, par son corps en la Terre,
Et par sa Déité sur la voûte des Cieux.

LVI.

Enfin votre fureur, soldats, se voit contrainte
De rendre quelque hommage à la Divinité,
Dont vous reconnaissez l'admirable unité,
Laissant en son entier cette tunique sainte.
Mais à quoi pensez-vous de la jeter au sort ?
Un véritable Enfer vous punira du tort
Que vous faites à Dieu, méprisant sa figure
Habit mystérieux, peut-on trop te vanter,
Si les mains de la Vierge ayant fait ta tissure,
Son Fils fut seulement digne de te porter ?

LVII.

Mes yeux, si de vos pleurs la source n'est tarie ;
Mon cœur, si la douleur n'éteint vos sentiments ;
Renouvelez vos pleurs et vos gémissements
Afin de compatir aux travaux de Marie.
Jamais nul des humains aux abois de la mort
De si cruels tourments n'a ressenti l'effort,
Ni même les Martyrs au milieu des tortures.
JÉSUS de cent bourreaux éprouvant la fureur,
En cent endroits du corps a reçu des blessures ;
Mais toutes ont percé la Vierge dans le cœur.

LVIII.

Comme un vainqueur jaloux d'éterniser sa gloire,
D'un illustre captif aime mieux triompher,
Que cruel, par la mort la mémoire étouffer
De celui qui vivant embellit sa victoire.
Ainsi le saint amour nous fait voir aujourd'hui
Que la mère d'un Dieu reçoit la loi de lui
Lorsque voulant mourir il la contraint de vivre :
Mais puisque par la Croix il obtient ce bonheur,
Quels Rois refuseront désormais de la suivre,
Si la Reine des Rois le tient à grand honneur ?

LIX.

Disciple bien-aimé, si ta douleur amère
N'avait point assoupi la vigueur de tes sens,
Pourrais-tu supporter le plaisir que tu sens
De recevoir d'un Dieu sa mère pour ta mère ?
Jamais en même temps tant de biens et de maux
N'ont mêlé dans un cœur l'aise avec les travaux,
Que le tien maintenant par l'amour en éprouve.
Ô trois et quatre fois heureuse affliction
Dans laquelle JÉSUS son contentement trouve,
Et qu'il daigne honorer de cette adoption.

LX.

Divine adoption ! Quelle étrange fortune
Nous rend comme saint Jean, par un heur sans pareil,
Fils de celle qui prend pour manteau le Soleil,
Et qui voit sous ses pieds le globe de la Lune ?
Vierge que l'amour saint embrase de ses feux,
Tu ne peux ni ne dois être froide à nos vœux ;
Puisque sans les péchés dont nous sommes coupables,
Un Dieu n'eut par sa mort fait vivre les mortels,
Ni soumis à tes lois ses grandeurs adorables
Qui font en tant de lieux honorer tes autels.

LXI.

Mais je vois le Soleil tout couvert de ténèbres,
Plus obscur dans le Ciel que dans le sein des eaux,
Donner si peu d'éclat aux célestes flambeaux,
Qu'ils ne paraissent plus que des torches funèbres.
Terre, ton rédempteur n'est plus loin du cercueil :
Déjà tout l'univers est tapissé de deuil,
Et pour l'ensevelir le temple rompt ses voiles.
Fais mon unique amour, par ton divin secours,
Que nos cœurs enflammés servent au lieu d'étoiles
Pour éclairer la nuit qui va finir tes jours.

LXII.

Quelle tragique voix mes oreilles étonne,
Et fais de mes deux yeux deux fontaines de pleurs ?
Toi qui semblais muet au milieu des douleurs,
Tu te plains désormais que ton Dieu t'abandonne.
Mais il te faut souffrir pour suprême tourment
L'état anéanti de ce délaissement
Qui réduit tout esprit en si grande agonie.
En vain tant de bourreaux seraient tes ennemis,
Jamais leurs cruautés n'auraient fini ta vie,
Si ton père éternel ne l'eut ainsi permis.

LXIII.

Retirez-vous, Démons, et vous Juifs leurs complices,
JÉSUS n'est plus sujet à souffrir vos fureurs ;
Et déjà les Enfers préparent les horreurs
Qui doivent augmenter vos éternels supplices.
Mon Sauveur j'aperçois dans ce fatal moment
Commencer les effets de son saint testament
Qui nous rend héritier de l'empire céleste :
Ton corps dans les tourments par l'amour abimé
N'a plus rien de vivant que la voix qui lui reste
Pour dire à l'Univers que tout est consommé.

LXIIII.

Anges, cessez vos chants pour écouter ma plainte,
Et pleurez comme moi voyant ce divin corps,,
Où la terre et les Cieux ont mis tous leurs trésors
Séparé par la mort d'avec son âme sainte.
Le Soleil dans ses yeux est maintenant éteint,
Les lys ont effacé les roses de son teint,
La Majesté languit sur son front vénérable :
Mais, par un conseil pris de toute éternité,
Ce corps en cet état est toujours adorable,
Car toujours il est joint à la Divinité.

LXV.

Seigneur, si les ruisseaux de ton amour extrême
Durant leur moindre cours ont charmé nos esprits ;
De quel ravissement ne serons-nous surpris
En voyant tout d'un coup ouvrir la source même ?
Ô lance qui perçant ce côté précieux
Donne sans y penser ce bonheur à nos yeux,
Devons-nous te nommer cruelle ou favorable ?
Le fer semble cruel quand pour tirer de l'or
La terre dans son flanc le trouve impitoyable ;
Mais s'il était plus doux nous serions sans trésor.

LXVI.

Cœur qui n'avez vécu que pour nous faire vivre,
Et n'êtes mort qu'afin que nous ne mourions pas :
J'irai dans mille feux chercher mille trépas
Plutôt que de manquer au devoir de vous suivre.
Cœur tout brûlant d'amour, servez-nous de flambeau
Pour conduire nos cœurs jusque dans le tombeau.
Et vous-même soyez ce tombeau plein de flammes :
Entre tous nos souhaits, le plus grand désormais
Sera qu'en vos ardeurs se consomment nos âmes,
Puisque mourant en vous nous vivrons à jamais.

LXVII.

Quels bruits prodigieux dans la terre s'entendent
Et se trouvent suivis de si grands tremblements ?
Quel violent effort ouvre les monuments ?
Et quel miracle fait que les pierres se fendent ?
Saints, dont les corps gisant se lèvent aujourd'hui,
Et sortent du cercueil pour honorer celui
Qui vivant a souffert toutes sortes d'injures ;
Rassurez nos esprits dans cet étonnement,
Et faites que l'effroi des autres Créatures
Nous donne pour JÉSUS un plus grand sentiment.

LXVIII.

Incomparable effet d'une cause divine :
Ceux qui le Rédempteur outrageaient ci-devant
Connaissent par sa mort qu'il est le Dieu vivant,
Et touchés de regret se frappent la poitrine.
Des ombres de l'erreur leurs yeux étaient couverts,
Lorsque les siens pour nous éclairaient l'univers,
Si tôt qu'ils sont éteints, ils confessent leur faute.
Étrange aveuglement ! Faut-il pour te guérir
Un miracle si grand ? Car l'œuvre la plus haute
Que Dieu fera jamais, c'est de pouvoir mourir.