Stèles/texte entier
VICTOR SEGALEN
Quatrième édition
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Elles sont des monuments restreints à une table de pierre, haut dressée, portant une inscription. Elles incrustent dans le ciel de Chine leurs fronts plats. On les heurte à l’improviste : aux bords des routes, dans les cours des temples, devant les tombeaux. Marquant un fait, une volonté, une présence, elles forcent l’arrêt debout, face à leurs faces. Dans le vacillement délabré de l’Empire, elles seules impliquent la stabilité.
Épigraphe et pierre taillée, voilà toute la stèle, corps et âme, être au complet. Ce qui soutient et ce qui surmonte n’est que pur ornement et parfois oripeau.
Le socle se réduit à un plateau ou à une pyramide trapue. Le plus souvent c’est une tortue géante, cou tendu, menton méchant, pattes arquées, recueillies sous le poids. Et l’animal est vraiment emblématique ; son geste ferme et son port élogieux. On admire sa longévité : allant sans hâte, il mène son existence par delà mille années. N’omettons point ce pouvoir qu’il a de prédire par son écaille, dont la voûte, image de la carapace du firmament, en reproduit toutes les mutations : frottée d’encre et séchée au feu, on y discerne, clairs comme au ciel du jour, les paysages sereins ou orageux des ciels à venir.
Le socle pyramidal est aussi noble. Il représente la superposition magnifique des éléments : flots griffus, à la base ; puis rangées de monts lancéolés ; puis le lieu des nuages et sur tout, l’espace où le dragon brille, la demeure des Sages Souverains. — C’est de là que la Stèle se hausse.
Quant au faîte, il est composé d’une double torsade de monstres tressant leurs efforts, bombant leurs enchevêtrements au front impassible de la table. Ils laissent un cartouche où s’inscrit la dévolution. Et parfois dans les Stèles classiques, sous les ventres écailleux, au milieu du fourmillement des pattes, des tronçons de queues, des griffes et des épines : un trou rond, aux bords émoussés, qui transperce la pierre et par où l’œil azuré du ciel lointain vient viser l’arrivant.
Sous les Han, voici deux mille années, pour inhumer un cercueil, on dressait à chaque bout de la fosse de larges pièces de bois. Percées en plein milieu d’un trou rond, aux bords émoussés, elles supportaient les pivots du treuil d’où pendait le mort dans sa lourde caisse peinte. Si le mort était pauvre et l’apparat léger, deux cordes glissant dans l’ouverture faisaient simplement le travail. Pour le cercueil de l’Empereur ou d’un prince, le poids et les convenances exigeaient un treuil double et par conséquent quatre appuis.
Or, ces appuis de bois percés d’un œil se désignaient dès lors sous le même nom de « Stèles ». On les décorait d’inscriptions qui disaient les vertus et les charges du défunt. Plus tard ils s’affranchirent de leur emploi seulement funèbre : ils en vinrent à tout porter, et non plus un cadavre ; — mais des victoires, des édits, des résolutions pieuses, un éloge de dévouement, d’amour ou d’amitié délicate. — La marque du treuil est restée.
Mille années avant les Han, sous les Tcheou, maîtres des Rites, on usait déjà du mot « Stèles » mais pour un attribut différent, et celui-là sans doute original. Il signifiait un poteau de pierre, de forme non quelconque mais oubliée. Ce poteau se levait dans la grand’salle des temples, ou en plein air sur un parvis important. Sa fonction :
« Au jour du sacrifice, dit le Mémorial des Rites, le Prince traîne la victime. Quand le cortège a franchi la porte, le Prince attache la victime à la Stèle. » (Afin qu’elle attende paisiblement le coup.)
C’était donc un arrêt, le premier dans la cérémonie. Toute la foule en marche venait buter là. Tout les pas encore s’arrêtent aujourd’hui devant la Stèle seule immobile du cortège incessant que mènent les palais aux toits nomades.
Le Commentaire ajoute : « Chaque temple avait sa stèle. Au moyen de l’ombre qu’elle jetait, on mesurait le moment du soleil. »
Il en est toujours de même. Aucune des fonctions ancestrales n’est perdue : comme l’œil de la stèle de bois, la stèle de pierre garde l’usage du poteau sacrificatoire et mesure encore un moment ; mais non plus un moment de soleil du jour projetant son doigt d’ombre. La lumière qui le marque ne tombe point du Cruel Satellite et ne tourne pas avec lui. C’est un jour de connaissance au fond de soi : l’astre est intime et l’instant perpétuel.
Le style doit être ceci qu’on ne peut pas dire un langage car ceci n’a point d’échos parmi les autres langages et ne saurait pas servir aux échanges quotidiens : le Wên. Jeu symbolique dont chacun des éléments, capable d’être tout, n’emprunte sa fonction qu’au lieu présent qu’il occupe ; sa valeur à ce fait qu’il est ici et non point là. Enchaînés par des lois claires comme la pensée ancienne et simples comme les nombres musicaux, les Caractères pendent les uns aux autres, s’agrippent et s’engrènent dans un réseau irréversible, réfractaire même à celui qui l’a tissé. Sitôt incrustés dans la table, — qu’ils pénètrent d’intelligence, — les voici, dépouillant les formes de la mouvante intelligence humaine, devenus pensée de la pierre dont ils prennent le grain. De là cette composition dure, cette densité, cet équilibre interne et ces angles, qualités nécessaires comme les espèces géométriques au cristal. De là ce défi à qui leur fera dire ce qu’ils gardent. Ils dédaignent d’être lus. Ils ne réclament point la voix ou la musique. Ils méprisent les tons changeants et les syllabes qui les affublent au hasard des provinces. Ils n’expriment pas ; ils signifient ; ils sont.
Leur graphie ne peut qu’être belle. Si près des formes originales, (un homme sous le toit du ciel, — une flèche lancée contre le ciel, — le cheval, crinière au vent, crispé sur ses pattes, — les trois pics d’un mont ; le cœur, et ses oreillettes, et l’aorte), les Caractères n’acceptent ni l’ignorance ni la maladresse. Pourtant, visions des êtres à travers l’œil humain, coulant par les muscles, les doigts, et tous ces nerveux instruments humains, ils en reçoivent un déformé par où pénètre l’art dans leur science. — Aujourd’hui corrects, sans plus, ils étaient pleins de distinction à l’époque des Yong-tcheng ; étirés en long sous les Ming, telles les gousses de l’ail élégant ; classiques sous les Thang, larges et robustes sous les Han ; ils remontent combien plus haut, jusqu’aux symboles nus courbés à la courbe des choses. Mais c’est aux Han que s’arrête l’ascendance de la Stèle.
Car la table aveugle des caractères a l’inexistence ou l’horreur d’un visage sans traits. Ni ces tambours gravés ni ces poteaux informes ne sont dignes du nom de Stèle ; moins encore l’inscription de fortune qui, privée de socles et d’espace et d’air quadrangulaire à l’entour n’est plus qu’un jeu de promeneur fixant une historiette : bataille gagnée, maîtresse livrée, et toute la littérature.
La direction n’est pas indécise. Face au Midi si la Stèle porte les décrets ; l’hommage du Souverain à un Sage ; l’éloge d’une doctrine ; un hymne de règne ; une confession de l’Empereur à son peuple ; tout ce que le Fils du Ciel siégeant face au Midi a vertu de promulguer.
Par déférence, on plantera droit au Nord, pôle du noir vertueux, les Stèles amicales. On orientera les amoureuses, afin que l’aube enjolive leurs plus doux traits et adoucisse les méchants. On lèvera vers l’Ouest ensanglanté, palais du rouge, les guerrières et les héroïques. D’autres, Stèles du bord du chemin, suivront le geste indifférent de la route. Les unes et les autres s’offrent sans réserve aux passants, aux muletiers, aux conducteurs de chars, aux eunuques, aux détrousseurs, aux moines mendiants, aux gens de poussière, aux marchands. Elles tournent vers ceux-là leurs faces illuminées de signes ; et ceux-là, pliés sous la charge ou affamés de riz et de piment, passent en les comptant parmi les bornes. Ainsi, accessibles à tous, elles réservent le meilleur à quelques uns.
Certaines, qui ne regardent ni le Sud ni le Nord, ni l’Est ni l’Occident, ni aucun des points interlopes, désignent le lieu par excellence, le milieu. Comme les dalles renversées ou les voûtes gravées dans la face invisible, elles proposent leurs signes à la terre qu’elles pressent d’un sceau. Ce sont les décrets d’un autre empire, et singulier. On les subit ou on les récuse, sans commentaires ni gloses inutiles, — d’ailleurs sans confronter jamais le texte véritable : seulement les empreintes qu’on lui dérobe.
Cela est bien. Cela n’est pas de mon souci : tant de bouches en dissertent ! Tant de pinceaux élégants s’appliquent à calquer formules et formes,
Que les tables mémoriales se jumellent comme les tours de veille au long de la voie d’Empire, de cinq mille en cinq mille pas.
Tout ce que le Souverain-Ciel englobe et que l’homme ne réalise pas.
Ni du dernier des Tshing dont la gloire nomma la période Kouang-Siu, —
À l’aube où il devient Sage et Régent du trône de son cœur.
Les trois hymnes primitifs que les trois Régents avaient nommés : Les Lacs, l’Abîme, Nuées, sont effacés de toutes les mémoires.
Qu’ils soient ainsi recomposés :
J’ai tourné la sphère pour observer le Ciel.
Les lacs, frappés d’échos fraternels en nombre douze :
J’ai fondu les douze cloches qui fixent les tons musicaux.
Que l’homme recevant mes mesures retentisse à son tour sous le puissant Souverain-Ciel.
Pour cela j’ai nommé l’hymne de mon règne : Les Lacs.
Que voit-il au fond du trou caverneux ? La nuit sous la terre, l’Empire d’ombre.
Je me sens tomber, je m’éveille et ne veux plus voir que la nuit.
Les autres roulant leurs soucis, leurs justices et leurs courroux sombres.
Pour cela j’ai nommé l’hymne de mon règne : Nuées.
Temps bénis où la douleur recule ! Temps de gloire où la Roue de la Loi courant sur l’Empire conquis va traîner tous les êtres hors du monde illusoire.
Comme un hôte petit, qu’on gratifie d’une petite audience, — pour la coutume, — et d’un repas et d’un habit et d’une perruque afin d’orner sa tête rase.
Que fut-il, celui qu’on annonce, le Bouddha, le Seigneur Fô ? Pas même un lettré poli,
Mais un barbare qui connut mal ses devoirs de sujet et devint le plus mauvais des fils.
Et enfanta aussi légèrement que la brebis son agneau, sans rupture ni grands efforts. Même le nouveau-né se trouva recueilli par un oiseau qui d’une aile faisait sa couche et de l’autre l’éventait.
Ceci est croyable. Le philosophe dit : Tout être extraordinaire naît d’une sorte extraordinaire : la Licorne autrement que chien et boue ; le Dragon non pas comme lézard. — M’étonnerai-je si la naissance des hommes extraordinaires n’est pas celle des autres hommes ?
L’Être admirable, n’est-ce pas l’Unité-Trine, le Seigneur sans origine, Oloho ? Il a divisé en croix les parties du monde ; décomposé l’air primordial ; suscité le Ciel et la terre ; lancé le soleil et la lune ; créé le premier homme dans une parfaite harmonie.
Mais Sa-Than répandit le mensonge, proclama l’égalité des grandeurs et mit la créature dans le lieu de l’Éternel. L’homme perdit la voie et ne put la retrouver.
Que nul n’ose donc ajouter de commentaires ici. Que nul ne cherche un enseignement ici. Afin que sans fruits ni disciples la Croyance Lumineuse meure en paix, obscurément.
J’attends du Vieux Père la leçon : et d’abord, s’il a trouvé la Panacée des Immortels ? Comment on prend place au milieu des génies ?
Ils récusent le mariage, abusant de ce qui n’est point mariage : ils accomplissent sans dire mot, comme la tortue et le serpent.
Ils méprisent les médecines et se régalent de poisons médicaux. Maudissant la viande avant de la manger, leurs amis avant de les aimer, l’un des principes avant de l’adorer,
Ils songent tout le plein jour et veillent toutes les ténèbres… Ceci ne vaudrait pas un exergue, à peine d’être dit,
S’ils n’usaient entre eux d’un parfum magique : vous les reconnaîtrez à leur odeur.
Puis il exhiba ses entrailles, dévida les boucles, défit les nœuds et cependant donnait des réponses claires sur les fortunes et les sorts.
Puis il empoigna les agiles serpents humides. Soufflant sur ses mains, poussant un cri de porc, il se frotta le ventre de nouveau nu, sans couture, et que des gens vénéraient aussitôt.
(Le graveur ne fut pas témoin. La pierre n’est pas responsable. Nous ne sommes pas répondant.)
Ils vénèrent des tombeaux dont la gloire est d’exister encore ; des ponts renommés d’être vieux et des temples de pierre trop dure dont pas une assise ne joue.
Ils vantent que leur ciment durcit avec les soleils ; les lunes meurent en polissant leurs dalles ; rien ne disjoint la durée dont ils s’affublent ces ignorants, ces barbares !
Rien d’immobile n’échappe aux dents affamées des âges. La durée n’est point le sort du solide. L’immuable n’habite pas vos murs, mais en vous, hommes lents, hommes continuels.
Si le temps ne s’attaque à l’œuvre, c’est l’ouvrier qu’il mord. Qu’on le rassasie : ces troncs pleins de sève, ces couleurs vivantes, ces ors que la pluie lave et que le soleil éteint.
Fondez sur le sable. Mouillez copieusement votre argile. Montez les bois pour le sacrifice : bientôt le sable cèdera, l’argile gonflera, le double toit criblera le sol de ses écailles :
Toute l’offrande est agréée !
Point de révolte : honorons les âges dans leurs Chutes successives et le temps dans sa voracité.
Debout, l’arche triomphale et sa bannière en horizon et sa devise : Porche oscillant des nues. Des porteurs pour ses hampes droites ; des porteurs aux hampes obliques. Qu’ils gonflent l’épaule, piétinant.
Derrière, le pont en échine de bête arquée : d’un saut il franchira l’eau de jade fuyant sous lui. Qu’on l’attelle à la voie du milieu déroulant son trait impérial.
À gauche et à droite, dans un mouvement balancé, riche d’équilibre, marchent la Tour de la Cloche et la Tour du Tambour aux puissants cœurs sonores de bois et d’airain sur leurs huit pieds éléphantins.
Pour le démarrer, lâchez les cavaleries d’arêtes, les hordes montées aux coins cornus. Et déroulez les nues des balustres, les flammes des piliers. Laissez tourbillonner les feux, vibrer les écailles, se hérisser les crocs et les sourcils du Dragon.
Le beau cortège étalé pour tant de règnes implore qui lui rendra sa vertu d’en-allée. Il ne pèse plus : il attend.
Qu’il se déploie !
Elles demeurent.
Je veux investir mes êtres familiers. Qu’ils n’envient plus rien désormais aux sages, aux Saints, aux conseillers et aux généraux qui ne fuient pas devant l’ennemi, — car je décide :
Ce laurier fidèle et fleuri sera mon satellite ; ce pin qui m’observe et reste droit est fait juge de seconde classe ; mon puits devient Grand Astrologue puisqu’il voit le Ciel profond en plein jour.
Où les hommes se lèvent, se courbent, se saluent à la mesure de leurs rangs. Où les frères connaissent leurs catégories : et tout s’ordonne sous l’influx clarificateur du Ciel.
Avant que de quitter l’Empire pour rejoindre son âme, il en a fixé, d’Ici, le départ.
- Ils ont cru.
- Ils ont fait un calendrier.
- Ils ont dit oui.
- Ils sont repartis de zéro.
Et c’est alors qu’ils m’ont qualifié de rêveur, de traître, de régent dépossédé par le Ciel de sa vertu et de son trône.
Étendez la longue allée honorifique : — des bêtes ; des monstres ; des hommes.
Levez là-bas le haut fort crénelé. Percez le trou solide au plein du mont.
Certes la mort est plaisante et noble et douce. La mort est fort habitable. J’habite dans la mort et m’y complais.
Et j’écouterai des paroles.
Ceci n’est pas geste qu’on incruste. Acceptons les hauts faits accomplis : mais saluons l’avènement libre des autres qui viendront peut-être.
Cette femme exhale les dix genres de beautés ; chaque maintien d’elle appelle un trait fameux, l’ombre délicate d’une héroïne :
Mais donnons un poème à celle « On ne peut dire qui elle est » ni pourquoi elle
Honorez du titre souverain l’Empereur qui aurait pu l’être, et qui ne daigne point promulguer d’autre édit.
De contours stricts et d’ornements divers : deux colonnes, — un homme au corps droit, — un homme courbé, — des épis, — des joncs.
Mais il en gardait les empreintes. Parfois juxtaposant l’une à l’autre et pressant de sa main, il vérifiait l’authentique investiture.
Plutôt, est-ce mon âme dont la forme a gauchi ?
Ou si le rouge est trop pâle aux yeux, ou l’huile blanche trop luisante aux joues, le miroir, avec un sourire, l’avertit.
Le Conseiller s’admire dans l’histoire, vase lucide où tout vient s’éclairer : marches des armées, paroles des Sages, troubles des constellations.
Le reflet qu’il en reçoit ordonne sa conduite.
Son visage, — mieux qu’argent ou récits antiques, — m’apprend ma vertu d’aujourd’hui.
Nous aimions, nous décidions en même confiance : l’un à l’autre fidèle en termes plus clairs que le grand ciel sec de l’hiver.
Las ! le mauvais printemps est venu, et le vent trouble et le sable en tourmente jaune. J’avais promis,
Je n’ai pas tenu. L’écho s’étouffe. C’est fini. — Ce jour glorieux d’abandon, ah ! que n’ai-je été dur et sourd et sans paroles !
Ô générosité fourbe, jade faux blessant au cœur plus que l’indifférence au cœur de porcelaine !
De longtemps nos pensers n’habitaient plus le même instant du monde : les voici à nouveau sous les mêmes influx, pénétrés des mêmes rayons.
Nos yeux se sont manqués. Nos gestes n’ont plus de symétrie. Nous nous épions à la dérobée comme des inconnus ou des chiens qui vont mordre.
Le voulez-vous, ô mon nouvel ami, frère de mon âme future ?
Non pas le dévouement : le Prince est là : je suis tout entier pour le Prince. La servitude glorieuse pèse sur chacun de mes gestes comme le sceau sur l’acte impérial et le tribut.
Non pas ma tendresse et de faibles émois : sachez qu’elle les garde et boit jalousement toutes les fraîches gouttes écloses de mon âme.
Non pas enfin l’ardeur d’une mort filiale : cela ne m’appartient pas car le père de mes jours est vivant.
Je propose ma vie singulière : seule ma vie est à moi. — Qu’il vienne plus avant. Qu’il écoute plus profondément :
Là-même où ni père ni amante ni le Prince lui-même ne pourront accéder jamais.
- C’est pour toi seul que je joue.
Ne le dis pas. Car j’affirme alors, détourné de toi, chercher ailleurs qu’en toi-même le répons révélé par toi. Et j’irai, criant aux quatre espaces :
- C’est pour toi seul que je joue.
Empressés autour d’elle, si mes pas ont si vite accompagné ses pas, — Échangés avec elle, si mes yeux ont trop souvent cherché le scintillant ou l’ombre de ses yeux,
Si ma main touchant sa main, si tout en moi rapproché d’elle a parfois composé la forme du désir implorant,
Ce n’est point, — hélas, et vraiment, — pour l’amour injurieux et vain de moi vers elle, mais par respect, par grâce, par amour
De l’amour qui est en elle vers un autre, — lui.
J’ai conduit ton âme, par son nom familier, sur la tablette que voici que j’entoure de mes soins ;
Mais plus ne dois m’occuper de ta personne : « Traiter ce qui vit comme mort, quelle faute d’humanité !
Traiter ce qui est mort comme vivant, quelle absence de discrétion ! Quel risque de former un être équivoque ! »
S’il te plaît de sucer encor la vie au goût sucré, aux âcres épices ;
S’il te plaît de battre des paupières, d’aspirer dans ta poitrine et de frissonner sous ta peau, entends moi :
Deviens mon Vampire, ami, et chaque nuit, sans trouble et sans hâte, gonfle-toi de la chaude boisson de mon cœur.
Je lui dois par nature et destinée la stricte relation de distance, d’extrême et de diversité.
Elle aime à déchirer la soie : je lui donnerai cent pieds de tissu sonore. Mais ce cri n’est plus assez neuf.
Elle aime à voir couler le vin et des gens qui s’enivrent : mais le vin n’est pas assez âcre et ces vapeurs ne l’étourdissent plus.
Et je répandrai mon sang comme une boisson dans une outre :
Un sourire, alors, sur moi se penchera.
Main sur main, pesant la corde écailleuse, me déchirant les paumes, je n’ai levé pas même une goutte de l’eau pure et profonde :
Ou que le panier fut lâchement tressé, ou la corde brève ; ou s’il n’y avait rien au fond.
De ses yeux ? — Des miens ?
Or, le vent renverse, c’est péremptoire. Ne prenez donc pas cette femme. Et puis il y a le commentaire : écoutez : « Il se heurte aux rochers. Il entre dans les ronces. Il se vêt de poil épineux… » et autres gloses qu’il vaut mieux ne pas tirer.
Préparez la chaise pour les noces.
Et quand parfois, — malgré moi — du feu passe dans mon regard, elle sait comment on l’attise en frémissant : eau jetée sur les charbons rouges.
De mes mains je fais une coupe. De mes deux mains je l’étanche avec ivresse, je l’étreins, je la porte à mes lèvres :
Et j’avale une poignée de boue.
Voici la table où ils se réjouirent l’époux habile et la fille enivrée ;
Voici l’estrade où ils s’aimaient par les tons essentiels,
Au travers du métal des cloches, de la peau dure des silex tintants,
À travers les cheveux du luth, dans la rumeur des tambours, sur le dos du tigre de bois creux,
Voici le faîte du palais sonnant que Mou-Koung, le père, dressa pour eux comme un socle,
Et voilà, — d’un envol plus suave que phénix, oiselles et paons, — voilà l’espace où ils ont pris essor.
Tu seras implorée de dire quoi tu veux, ce dont tu as soif, les parures à ton gré, — rouges linges nuptiaux, poèmes, chants et sacrifices…
Cache bien ton âme au fond d’elle, déconcertante,
- Belle jeune fille, tais-toi.
Te dirai-je mon amante ? Non point, tu ne le permettrais pas. Ma parente ? Ce lien pouvait exister entre nous. Mon aimée ? Toi ni moi ne savions aimer encore.
Sois satisfaite : te voici mariée. Tu es emplie de joie permise,
- Tu es femme.
Ce n’est pas pour un lecteur littéraire, même en faveur d’un calligraphe, que ceci a tant de plaisir à être dit :
- Mais pour Elle.
Qu’elle tremble à fleur d’haleine, — moisson souple sous le vent tiède, — propageant des seins aux genoux le rythme propre de ses flancs — que je connais,
Tout d’un coup s’écorchera de ta pierre morte, oh ! précaire et provisoire, — pour s’abandonner à sa vie,
- Pour s’en aller vivre autour d’Elle.
Je garde le mien qui est d’offrir à une autre un léger tribut de paroles, une arche de buée dans les yeux, un palais trouble dansant au son du cœur et de la mer.
À celle qui a des seins et qui n’allaite pas ; un cœur et n’aime pas ; un ventre pour les fécondités, mais décemment demeure stérile.
À celle riche de tout ce qui viendra ; qui va tout choisir, tout recevoir, tout enfanter peut-être.
À celle qui, prête à donner ses lèvres à la tasse des épousailles, tremble un peu, ne sait que dire, consent à boire, — et n’a pas encore bu.
La route souple s’étale sous ta marche. Même si tu n’en comptes point les pas, les ponts, les tours, les étapes, — tu la piétines de ton envie.
La fille pure attire ton amour. Même si tu ne l’as jamais vue nue, sans voix, sans défense, — contemple-la de ton désir.
Et couché, qu’elle veuille ou non, la fille pure sous ta bouche.
Même qu’on les oublie de toutes les mémoires : tels sont les signes que le Prince a choisis pour dénommer son règne,
Qu’ils n’existent plus désormais.
Par respect.
Nous avons coupé ses jarrets : il agitait les bras pour témoigner son zèle. Nous avons coupé ses bras : il hurlait de dévouement pour Lui.
Nous avons fendu sa bouche d’une oreille à l’autre : il a fait signe, des yeux, qu’il restait toujours fidèle.
Quand tu renaîtras, Tch’en Houo-chang fais-nous l’honneur de renaître chez nous.
Les assaillants bouchent les créneaux. Ils sont plus de quatre myriades ; nous, moins de quatre cents.
Nous ne pouvons plus bander l’arc ni crier des injures sur eux ; seulement grincer des mâchoires par envie de les mordre.
Mais qu’Il n’évoque point nos esprits : nous voulons devenir démons, et de la pire espèce :
Par envie de toujours mordre et de dévorer ces gens-là.
- Nous l’avons courue.
Nous ne daignons point bâtir murailles ni temples, mais toute ville qui se peut brûler avec ses murs et ses temples,
- Nous l’avons brûlée.
Nous honorons précieusement nos femmes qui sont toutes d’un très haut rang. Mais les autres qui se peuvent renverser écarter et prendre,
- Nous les avons prises.
- Nous l’avons vendue.
Tout ce qui peut se faire, enfin, du bout du sabre,
- Nous l’avons fait.
Le Dragon bouge : le brouillard aussitôt crève et le jour croît. Une rosée nourrissante remplit la faim. On s’extasie comme à l’orée d’un printemps inespérable.
Le Dragon s’ébroue et prend son vol : à Lui l’horizon rouge, sa bannière ; le vent en avant-garde et la pluie drue pour escorte. Riez d’espoir sous la crépitation de son fouet lancinant : l’éclair.
Voici des figues, voici du vin tiède, voici du sang : mange et bois et flaire : nos manches agitées t’appellent à grands coups d’ailes.
Lève-toi, révèle-toi, c’est le temps. D’un seul bond saute hors de nous ; et pour affirmer ton éclat,
Cingle-nous du serpent de ta queue, fais-nous malades au clin de tes petits yeux, mais brille hors de nous, — oh ! brille !
Tu me dois ce versant de la montagne, vingt et vingt esclaves jaunes à longue queue et douze femelles de cette espèce chinoise.
Ne compte sur aucun de ton clan pour régler cette affaire : toi ou moi ou tous les deux tués, — cela, je le jure :
Par ces deux grands chiens au poil fauve crucifiés là-bas dos-à-dos !
Vienne alors la bataille et le coup et le geste après le coup : je promets d’être cérémonieux.
Mais, emplissant la corne de vin tiède, — comme il boira, — je verserai, dans le puits sans fond de mon âme,
Tous tes flots doux d’un rire décemment cérémonieux.
Il le tenait là, fixe, au bout de sa lance : et le jour fut long comme une année et plein d’une ivresse sans nuit.
Las ! il échappe à mon doigt tremblant. Il a peur de toi, ô joie. Il s’enfuit, il se dérobe, un nuage l’étreint et l’avale,
Et dans mon cœur il fait nuit.
Montagne encerclant ton regard le rabat et le contient que la plaine ronde libère. Aime à sauter roches et marches ; mais caresse les dalles où le pied pose bien à plat.
Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne revenir au son. Seul si tu peux, si tu sais être seul, déverse-toi parfois jusqu’à la foule.
Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable, sans mérites ni peines, tu parviendras, non point, ami, au marais des joies immortelles,
Mais aux remous pleins d’ivresses du grand fleuve Diversité.
L’œil, précédant le pied sur le sentier oblique te dompte avec peine. Ta peau est rugueuse. Ton air est vaste et descend droit du ciel froid. Derrière la frange visible d’autres sommets élèvent tes passes. Je sais que tu doubles le chemin qu’il faut surmonter. Tu entasses les efforts comme les pèlerins les pierres ; en hommage :
Et, te quittant pour la plaine, que la plaine a de nouveau pour moi de beauté !
Parce qu’il est doux au toucher — mais inflexible. Qu’il est prudent : ses veines sont fines, compactes et solides.
Qu’il est juste puisqu’il a des angles et ne blesse pas. Qu’il est plein d’urbanité quand, pendu de la ceinture il se penche et touche terre.
Comme la vertu, dans le Sage, n’a besoin d’aucune parure, le Jade seul peut décemment se présenter seul.
- Son éloge est donc l’éloge même de la vertu.
Pierre élevée à l’honneur de ce Modèle des Sages, que le Prince fit chercher partout sur la foi d’un rêve, mais qu’on ne découvrit nulle part
Sauf en ce lieu, séjour des malfaisants : (fils oublieux, sujets rebelles, insulteurs à toute vertu)
Parmi lesquels il habitait modestement afin de mieux cacher la sienne.
Ici, la Terre inversée cache au creux des flancs ses crevasses, tapit ses ressauts, étouffe ses pics, — et tout en bas
Les vagues de boue chargées d’or, délitées par les sécheresses, léchées par les pleurs souterrains gardent pour quelque temps la forme des tempêtes.
Nivelle sa face jaune sous le Ciel quotidien des jours qu’elle recueille dans son plat.
M’y voilà, dis-tu ? Souffle. Regarde : à travers l’arche de la Longue-Muraille, toute la Mongolie-aux-herbes déploie son van au bord de l’horizon.
C’est toutes les promesses : la randonnée, la course en plaine, l’ambleur à l’étape infinie, et l’évasement sans bornes, et l’envolée, la dispersion.
Tu ne le sentiras plus, la Passe franchie. Ceci est vrai.
Si tu es Chenn, détourne-toi plus vite encore : l’horreur que je signale te rendrait lourd comme ma pierre.
Si tu es femme, hardiment lis-moi pour éclater de rire, et oublie à jamais de t’arrêter de rire,
Mais si tu sers comme eunuque au Palais, affronte-moi sans danger ni rancune, et garde le secret que je dis.
Le Taureau constellé, corde au cou, et qui ne peut traîner sa voiture ;
Le Filet myriadaire si bien fait pour coiffer les lièvres et qui n’en prend jamais ;
Le Van qui ne vanne pas ; la Cuiller sans usage même pour mesurer l’huile !
Et le peuple des artisans terrestres accuse les célestes d’imposture et de nullité.
Le poète dit : Ils rayonnent.
Huit grands caractères inversés. Les passants clament : « Ignorance du graveur ! ou bien singularité impie ! » et, sans voir, ils ne s’attardent point.
C’est, clairement, pour être lus au revers de l’espace, — lieu sans routes où cheminent fixement les yeux du mort.
Éviter la stèle précise ; contourner les murs usuels ; trébucher ingénûment parmi ces rochers factices ; sauter ce ravin ; m’attarder en ce jardin ; revenir parfois en arrière,
Et par un lacis réversible égarer enfin le quadruple sens des Points du Ciel.
Quel sentier vous ramène, quelle amitié vous guide, quelles bontés menacent, quels transports vont éclater.
Tout confondre, de l’orient d’amour à l’occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical, — pour atteindre l’autre, le cinquième, centre et Milieu.
- Qui est moi.
J’appelle avec vœux la clôture de la Grande Année du Monde, et qu’il s’endorme vite dans le chaos sans bonté.
À l’envers de leur nature les êtres alors agiront : l’eau brûlant, le feu noyant toute la chose et tout l’esprit.
Peut-être alors me sentirai-je bon parmi les principes à l’envers ?
Un regard jeté sur elle et tout renaît, tout s’éclaire et se ravive, luisant comme un reflet du jour présent.
Puis-je contenir ma joie ! rallumer les soleils studieux, ressentir les succès timides : compliments du maître, attente comblée des nominations.
Je vois : — je vois un homme épouvanté qui me ressemble et qui me fuit.
Car il sait précisément les goûts du génie de l’âtre ; les dix-huit noms du singe qui donne la pluie ; la cuisson de l’or comestible et du bonheur.
De quels mots d’injures ou glorieux le traiter dans ma vénération quotidienne : est-il le Conseiller, le Devin, le Persécuteur, le Mauvais ?
Ou bien Père et grand Ami fidèle ?
Puisque je n’ai pu te chasser ni te haïr, reçois mes honneurs secrets.
La famine est dans mon cœur. La famine dévore mon cœur : des êtres naissent à demi, sans âmes, sans forces, issus d’un trouble sans nom.
Puis on se tait. On attend. Que par un bon vouloir s’abreuvent de nouveau vie et plénitude.
Tombent sur mon Empire les gouttes larges de la satisfaction.
Là, toute vie se double et retentit. Que l’Empereur, guerrier malheureux ou mauvais prince, n’y aventure point sa personne :
Le peuple des morts par sa faute militaire l’étranglerait aussitôt.
Mes beaux désirs tués pour quelle trop juste cause, — soldats rancuniers et fantômes, — m’assailliraient aussitôt.
J’embrasse les colonnes. Je mesure leur jet, la portée, le nombre et la plantation. Je me sens clos et satisfait.
Me renversant, cou tendu, nuque douloureuse, je marche du regard sur le parvis inverse et je sens mes épaules riches d’un lourd habit cérémonieux, aux plis carrés, à la forte charpente.
Ces quatre cornes, qui menacent-elles dans le ciel ? Que découvrent ces quatre doigts aux ongles longs ? Font-ils signe qu’il y a là-haut quelqu’un qui regarde ?
Ce sont les quatre coins de la Tente originale, noués aux quatre liens qui les relèvent, et, livrant avenue, déploient l’ample hospitalité.
Puisque sous chacun des chevrons volants, accusant sa corne, résolvant sa cambrure, j’aperçois le grossier piquet terrestre qui le soutient et qui l’explique.
Prince, ô Prince, votre perte est dénoncée. Songez à l’Empire ! Songez à vous !
L’Empire des joies défendues n’a pas de déclin.
Ni répondre aux censeurs, de ma voix ; aux rebelles, d’un œil implacable ; aux ministres fautifs, d’un geste qui suspendrait les têtes à mes ongles.
Je règne par l’étonnant pouvoir de l’absence. Mes deux-cent-soixante-dix palais tramés entre eux de galeries opaques s’emplissent seulement de mes traces alternées.
Égal aux Génies qu’on ne peut récuser puisqu’invisibles, — nulle arme ni poison ne saura venir où m’atteindre.
Ce que je sens, — comme aux entrailles l’étreinte de la chute, — je l’étale sur ta peau, robe de soie fraîche et mouillée ;
Sans autre pli, que la moire de tes veines : sans recul, hors l’écart de mes yeux pour te bien lire ; sans profondeur, hormis l’incuse nécessaire à tes creux.
Qu’ainsi, rejeté de moi, ceci, que je sais d’aujourd’hui, si franc, si fécond et si clair, me toise et m’épaule à jamais sans défaillance.
De ceci… Quoi donc était-ce… Déjà délité, décomposé, déjà bu, cela fermente sourdement déjà dans mes limons insondables.
À l’entour, les maisons des marchands, l’hôtellerie ouverte à tout le monde avec ses lits de passage, ses mangeoires et ses fumiers.
En retrait, l’enceinte hautaine, la Conquérante aux âpres remparts, aux redans, aux châteaux d’angles pour mes bons défenseurs.
Au milieu, cette muraille rouge, réservant au petit nombre son carré d’amitié parfaite.
Or, j’ouvrirai la porte et Elle entrera, l’attendue, la toute-puissante et la tout inoffensive,
Pour régner, rire et chanter parmi mes palais, mes lotus, mes eaux-mortes, mes eunuques et mes vases,
Pour, — la nuit où elle comprendra, — être doucement poussée dans un puits.
À son gré il les attelle, les accouple, les quadruple et les mène où il veut avec sécurité.
Belles cavales de toutes les couleurs : celle-ci pourpre et aubère-rose, cette autre noir-pâle avec les sabots cuivrés.
Je sais pourtant les pistes familières, le lieu où la Rouge hennit, où la Maigre bute et se couronne ; la fourche où l’attelage hésite et le mur que tout vient frapper du front.
Sous mes doigts caressant la pierre aimante, fidèle au Midi, je garde le sens de la lumière.
Aux coups de reins se marque le relais : la bête qui m’emporte a le galop doux, la peau écailleuse et nacrée, le front aigu, les yeux pleins de ciel et de larmes :
La Licorne me traîne je ne sais plus où. Bramant de vertige, je m’abandonne. Qu’ils descendent au loin sous l’horizon fini les chevaux courts et gras du sage seigneur Mâ, duc de Lou.
Le véritable Nom n’est point lu dans le Palais même, ni aux jardins ni aux grottes, mais demeure caché par les eaux sous la voûte de l’aqueduc où je m’abreuve.
Seulement dans la très grande sécheresse, quand l’hiver crépite sans flux, quand les sources, basses à l’extrême, s’encoquillent dans leurs glaces,
Mais fondent les eaux dures, déborde la vie, vienne le torrent dévastateur plutôt que la Connaissance !