Splendeurs et misères des courtisanes/Deuxième partie

Œuvres complètes de H. de Balzac, XIA. Houssiaux (p. 469-588).


DEUXIÈME PARTIE.

À COMBIEN L’AMOUR REVIENT AUX VIEILLARDS.


Depuis huit jours, Nucingen allait marchander la livraison de celle qu’il aimait, presque tous les jours, dans l’entresol de la rue Neuve-Saint-Marc. Là trônait Asie entre les plus belles parures arrivées à cette phase horrible où les robes ne sont plus des robes et ne sont pas encore des haillons. Le cadre était en harmonie avec la figure que cette femme se composait, car ces boutiques sont une des plus sinistres particularités de Paris. On y voit des défroques que la Mort y a jetées de sa main décharnée, et on entend alors le râle d’une phtisie sous un châle, comme on y devine l’agonie de la misère sous une robe lamée d’or. Les atroces débats entre le Luxe et la Faim sont écrits là sur de légères dentelles. On y retrouve la physionomie d’une reine sous un turban à plumes dont la pose rappelle et rétablit presque la figure absente. C’est le hideux dans le joli ! Le fouet de Juvénal, agité par les mains officielles du commissaire-priseur, éparpille les manchons pelés, les fourrures flétries des Messalines aux abois. C’est un fumier de fleurs où, çà et là, brillent des roses coupées d’hier, portées un jour, et sur lequel est toujours accroupie une vieille, la cousine-germaine de l’usure, l’Occasion chauve, édentée, et prête à vendre le contenu, tant elle a l’habitude d’acheter le contenant, la robe sans la femme ou la femme sans la robe ! Asie était là, comme l’argousin dans le Bagne, comme un vautour au bec rougi sur des cadavres, au sein de son élément ; plus affreuse que ces sauvages horreurs qui font frémir les passants étonnés quelquefois de rencontrer un de leurs plus jeunes et frais souvenirs pendus dans le sale vitrage derrière lequel grimace une vraie Saint-Estève retirée.

D’irritations en irritations et de dix mille en dix mille francs, le banquier était arrivé à offrir soixante mille francs à madame de Saint-Estève, qui lui répondit par un refus grimacé à désespérer un macaque. Après une nuit agitée, après avoir reconnu combien Esther portait de désordre dans ses idées, après avoir réalisé des gains inattendus à la Bourse, il vint enfin un matin avec l’intention de lâcher les cent mille francs demandés par Asie, mais il voulait lui soutirer une foule de renseignements.

— Tu te décides donc, mon gros farceur ? lui dit Asie en lui tapant sur l’épaule.

La familiarité la plus déshonorante est le premier impôt que ces sortes de femmes prélèvent sur les passions effrénées ou sur les misères qui se confient à elles ; elles ne s’élèvent jamais à la hauteur du client, elles le font asseoir côte à côte auprès d’elles sur leur tas de boue. Asie, comme on le voit, obéissait admirablement à son maître.

Il le vaud pien, dit Nucingen.

— Et tu n’es pas volé, répondit Asie. On a vendu des femmes plus cher que tu ne paieras celle-là, relativement. Il y a femme et femme ! De Marsay a donné de Coralie soixante mille francs. Celle que tu veux a coûté cent mille francs de première main ; mais pour moi, vois-tu, vieux corrompu, c’est une affaire de convenance.

Mèz ù ed-elle ?

— Ah ! tu la verras. Je suis comme toi : donnant, donnant !… Ah ! çà, mon cher, ta passion a fait des folies. Ces jeunes filles, ça n’est pas raisonnable. La princesse est en ce moment ce que nous appelons une belle de nuit…

Eine pelle…

— Allons, vas-tu faire le jobard ?… Elle a Louchard à ses trousses, je lui ai prêté, moi, cinquante mille francs…

Finte-sinte ! tis tonc, s’écria le banquier.

— Parbleu, vingt-cinq pour cinquante, ça va sans dire, répondit Asie. Cette femme-là, faut lui rendre justice, c’est la probité même ! Elle n’avait plus que sa personne, elle m’a dit : Ma petite madame Saint-Estève, je suis poursuivie, il n’y a que vous qui puissiez m’obliger, donnez-moi vingt mille francs, et je vous les hypothèque sur mon cœur… Oh ! elle a un joli cœur !… Il n’y a que moi qui sache où elle est. Une indiscrétion me coûterait mes vingt mille francs… Auparavant, elle demeurait rue Taitbout. Avant de s’en aller de là… (— son mobilier était saisi !… — rapport aux frais. — Ces gueux d’huissiers !… — Vous savez, vous qui êtes un fort de la Bourse !) — Eh ! bien, pas bête, elle a loué pour deux mois son appartement à une Anglaise, une femme superbe qu’avait ce petit chose… Rubempré, pour amant, et il en était si jaloux qu’il la faisait promener la nuit… Mais, comme on va vendre le mobilier, l’Anglaise a déguerpi, d’autant plus qu’elle était trop chère pour un petit criquet comme Lucien…

Vus vaides la panque, dit Nucingen.

— En nature, dit Asie. Je prête aux jolies femmes ; et ça rend, car on escompte deux valeurs à la fois.

Asie s’amusait à charger le rôle des revendeuses à la toilette qui sont bien âpres, mais plus patelines, plus douces que la Malaise, et qui justifient leur commerce par des raisons pleines de beaux motifs. Asie se posa comme ayant perdu ses illusions, cinq amants, ses enfants, et se laissant voler ! Elle montra de temps en temps des reconnaissances du Mont-de-Piété, pour prouver combien son commerce comportait de mauvaises chances. Elle se donna pour gênée, endettée. Enfin, elle fut si naïvement hideuse que le baron finit par croire au personnage qu’elle représentait.

Eh ! pien, si che lâge les sante mille, ù la ferrai-che ? dit-il en faisant le geste d’un homme décidé à tous les sacrifices.

— Mon gros père, tu viendras ce soir avec ta voiture, par exemple, en face le Gymnase. C’est le chemin, dit Asie. Tu t’arrêteras au coin de la rue Sainte-Barbe. Je serai là en vedette, nous irons trouver mon hypothèque à cheveux noirs… Oh ! elle a de beaux cheveux, mon hypothèque ! En ôtant son peigne, Esther se trouve à couvert comme sous un pavillon. Mais si tu te connais aux chiffres, tu m’as l’air assez jobard sur le reste ; je te conseille de bien cacher la petite, car on te la fourre à Sainte-Pélagie, et vivement, le lendemain, si on la trouve… et… on la cherche.

Ne bourraid-on boind rageder les pilets ? dit l’incorrigible Loup-cervier.

— L’huissier les a… mais il n’y a pas mèche. L’enfant a vécu une passion et a mangé un dépôt qu’on lui redemande. Ah ! dam ! c’est un peu farceur un cœur de vingt-deux ans.

Pon, pon, ch’arrancherai ça, dit Nucingen en prenant son air finaud. Il ède pien endentu que che serai son brodecdère.

— Eh ! grosse bête, c’est ton affaire de te faire aimer par elle, et tu as bien assez de moyens pour acheter un semblant d’amour qui vaille le vrai. Je te remets ta princesse entre les mains ; elle est tenue de te suivre, je ne m’inquiète point du reste… Mais elle est habituée au luxe, aux plus grands égards. Ah ! mon petit ! c’est une femme comme il faut… Sans cela lui aurais-je donné quinze mille francs ?

Eh ! pien, c’est tidde. À ce soir !

Le baron recommença la toilette nuptiale qu’il avait déjà faite ; mais, cette fois, avec la certitude du succès. À neuf heures, il trouva l’horrible femme au rendez-vous, et la prit dans sa voiture.

U ? dit le baron.

— Où ! fit Asie, rue de la Perle, au Marais, une adresse de circonstance, car ta perle est dans la boue, mais tu la laveras !

Arrivés là, la fausse madame Saint-Estève dit à Nucingen avec un affreux sourire : — Nous allons faire quelques pas à pied, je ne suis pas assez sotte pour avoir donné la véritable adresse.

Ti benses à tutte, répondit Nucingen.

— C’est mon état, répliqua-t-elle.

Asie conduisit Nucingen rue Barbette, où, dans une maison garnie tenue par un tapissier du quartier, il fut introduit au quatrième étage. En apercevant, dans une chambre mesquinement meublée, Esther mise en ouvrière et travaillant à un ouvrage de broderie, le millionnaire pâlit. Au bout d’un quart d’heure, pendant lequel Asie eut l’air de chuchoter avec Esther, à peine ce jeune vieillard pouvait-il parler.

Montemisselle, dit-il enfin à la pauvre fille, aurez-fûs la pondé té m’accebder gomme fodre brodecdère ?…

— Mais il le faut bien, monsieur, dit Esther dont les deux yeux laissèrent échapper deux grosses larmes qui roulèrent le long de ses joues…

Ne bleurez boind. Che feux fus rentre la blis héréize te duddes les phâmes… Laissez fûs seilement aimer bar moi, fus ferrez.

— Ma petite, monsieur est raisonnable, dit Asie, il sait bien qu’il a soixante-six ans passés, et il sera bien indulgent. Enfin, mon bel ange, c’est un père que je t’ai trouvé… — Faut lui dire ça, dit Asie à l’oreille du banquier surpris. On ne prend pas des hirondelles en leur tirant des coups de pistolet. Venez par ici ? dit Asie en amenant Nucingen dans la pièce voisine. Vous savez nos petites conventions, mon ange ?

Nucingen tira de la poche de son habit un portefeuille et compta les cent mille francs, que Carlos, caché dans un cabinet, attendait avec une vive impatience, et que la cuisinière lui porta.

— Voilà cent mille francs que notre homme place en Asie, maintenant nous allons lui en faire placer en Europe, dit Carlos à sa confidente quand ils furent sur le palier.

Il disparut après avoir donné ses instructions à la Malaise, qui rentra dans l’appartement où Esther pleurait à chaudes larmes. L’enfant, comme un criminel condamné à mort, s’était fait un roman d’espérance, et l’heure fatale avait sonné.

— Mes chers enfants, dit Asie, où allez-vous aller ?… car le baron de Nucingen…

Esther regarda le banquier célèbre en laissant échapper un geste d’étonnement admirablement joué.

Ui, mon envand, che suis le paron te Nichinguenne…

— Le baron de Nucingen ne doit pas, ne peut pas rester dans un chenil pareil. Écoutez-moi !… Votre ancienne femme de chambre Eugénie…

Icheni ! te la rie Daidpoud… s’écria le baron.

— Eh ! bien, oui, la gardienne judiciaire des meubles, reprit Asie, et qui a loué l’appartement à la belle Anglaise…

Ah ! je combrens ! dit le baron.

— L’ancienne femme de chambre de madame, reprit respectueusement Asie en désignant Esther, vous recevra très bien ce soir, et jamais le Garde du Commerce ne s’avisera de la venir chercher dans son ancien appartement, qu’elle a quitté depuis trois mois…

Barvait ! barvait ! s’écria le baron. T’aillers, che- gonnais les Cartes ti Gommerce, et che zais tes baroles bir les vaire tisbaraîdre…

— Vous aurez dans Eugénie une fine mouche, dit Asie, c’est moi qui l’ai donnée à madame…

Che la gonnais, s’écria le millionnaire en riant. Ichénie m’a gibbé drende mille vrans…

Esther fit un geste d’horreur sur la foi duquel un homme de cœur lui aurait confié sa fortune.

Oh ! bar ma vôde, reprit le baron, che gourais abrès fûs…

Et il raconta le quiproquo auquel avait donné lieu la location de l’appartement à une Anglaise.

— Eh ! bien, voyez-vous, madame ? dit Asie, Eugénie ne vous a rien dit de cela, la rusée ! Mais, madame est bien habituée à cette fille-là, dit-elle au baron, gardez-la tout de même.

Asie reprit Nucingen à part et lui dit : — Avec cinq cents francs par mois à Eugénie, qui arrondit joliment sa pelote, vous saurez tout ce que fera madame, donnez-la-lui pour femme de chambre. Eugénie sera d’autant mieux à vous qu’elle vous a déjà carotté… Rien n’attache plus les femmes à un homme que de le carotter. Mais tenez Eugénie en bride : elle fait tout pour de l’argent, cette fille-là, c’est une horreur !…

Ed doi ?…

— Moi, fit Asie, je me rembourse.

Nucingen, cet homme si profond, avait un bandeau sur les yeux ; il se laissa faire comme un enfant. La vue de cette candide et adorable Esther essuyant ses yeux et tirant avec la décence d’une jeune vierge les points de sa broderie, rendait à ce vieillard amoureux les sensations qu’il avait éprouvées au bois de Vincennes : il eût donné la clef de sa caisse ! il se sentait jeune, il avait le cœur plein d’adoration, il attendait qu’Asie fût partie pour pouvoir se mettre aux genoux de cette madone de Raphaël. Cette éclosion subite de l’enfance au cœur d’un Loup-cervier, d’un vieillard, est un des phénomènes sociaux que la physiologie peut le plus facilement expliquer. Comprimée sous le poids des affaires, étouffée par de continuels calculs, par les préoccupations perpétuelles de la chasse aux millions, l’adolescence et ses sublimes illusions reparaît, s’élance et fleurit, comme une cause, comme une graine oubliée dont les effets, dont les floraisons splendides obéissent au hasard, à un soleil qui jaillit, qui luit tardivement. Commis à douze ans dans la maison d’Aldrigger de Strasbourg, le baron n’avait jamais mis le pied dans le monde des sentiments. Aussi restait-il devant son idole en entendant mille phrases qui se heurtaient dans sa cervelle, et n’en trouvant aucune sur ses lèvres, il obéit alors à un désir brutal où l’homme de soixante-six ans reparaissait.

Foulez-vous fenir rie Daidboud ?… dit-il.

— Où vous voudrez, monsieur, répondit Esther en se levant.

I vis fudrez ! répéta-t-il avec ravissement. Fus êdes ein anche tescentû ti ciel, et que ch’aime comme si ch’édais ein bedide cheune ôme quoique ch’aie tes gefeux cris…

— Ah ! vous pouvez bien dire blancs ! car ils sont d’un trop beau noir pour n’être que gris, dit Asie.

Fa-d’en, filaine fenteusse te chair himaine ! Ti as don archente, ne baffe blis sir cedde fleir t’amûr ! s’écria le banquier en se remboursant par cette sauvage apostrophe de toutes les insolences qu’il avait supportées.

— Vieux polisson ! tu me paieras cette phrase-là !… lui dit Asie en menaçant le banquier par un geste digne de la Halle qui lui fit hausser les épaules.

— Entre la gueule du pot et celle d’un licheur il y a la place d’une vipère, et tu m’y trouveras !… dit-elle excitée par le dédain de Nucingen.

Les millionnaires dont l’argent est gardé par la Banque de France, dont les hôtels sont gardés par une escouade de valets, dont la personne a, dans la rue, le rempart d’une rapide voiture à chevaux anglais, ne craignent aucun malheur : aussi le baron lorgna-t-il froidement Asie, en homme qui venait de lui donner cent mille francs. Cette majesté produisit son effet. Asie exécuta sa retraite en grommelant dans l’escalier et, tenant un langage excessivement révolutionnaire, elle parlait d’échafaud !

— Que lui avez-vous donc dit ?… demanda la vierge à la broderie, car elle est bonne femme.

Elle fus ha fentie, elle fus ha follée…

— Quand nous sommes dans la misère, répondit-elle d’un air à fendre le cœur d’un diplomate, qui donc a de l’argent et des égards pour nous ?…

Bôfre bedide ! dit Nucingen, ne resdez bas eine minude de blis, izi !

Nucingen donna le bras à Esther, il l’emmena comme elle se trouvait, et la mit dans sa voiture avec plus de respect peut-être qu’il n’en aurait eu pour la belle duchesse de Maufrigneuse.

Fis haurez ein pel éguipache, le blis choli te Baris, disait Nucingen pendant le chemin. Doud ce que le lixe a te blis jarmant fis endourera. Eine reine ne sera bas blis riche que fus. Vis serez resbectée gomme eine viancée t’Allemeigne : Che fous feux lipre… Ne bleurez boint. Égoudez… Che vis aime fériddaplement t’amur pur. Jagune te fos larmes me prise le cuer…

— Aime-t-on d’amour une femme qu’on achète ?… demanda d’une voix délicieuse la pauvre fille.

Choseffe ha pien édé fenti bar ses vrères à gausse de sa chantilesse. C’esd tans la Piple. Taillers, tans l’Oriende, on agêde ses phâmes léchidimes.

Arrivée rue Taitbout, Esther ne put revoir sans des impressions douloureuses le théâtre de son bonheur. Elle resta sur un divan, immobile, étanchant ses larmes une à une, sans entendre un mot des folies que lui baragouinait le banquier, il se mit à ses genoux ; elle l’y laissa sans lui rien dire, lui abandonnant ses mains quand il les prenait, mais ignorant, pour ainsi dire, de quel sexe était la créature qui lui réchauffait les pieds, que Nucingen trouva froids. Cette scène de larmes brûlantes semées sur la tête du baron, et de pieds à la glace réchauffés par lui, dura de minuit à deux heures du matin.

Ichenie, dit enfin le baron en appelant Europe, optenez tonc te fodre maîdresse qu’elle se gouche…

— Non, s’écria Esther en se dressant sur ses jambes comme un cheval effarouché, jamais ici !…

— Tenez, monsieur, je connais madame, elle est douce et bonne comme un agneau, dit Europe au banquier ; seulement, il ne faut pas la heurter, il faut toujours la prendre de biais… Elle a été si malheureuse ici ! — Voyez ?… le mobilier est bien usé ! — Laissez-lui suivre ses idées. — Arrangez-lui, là, bien gentiment, quelque joli hôtel. Peut-être qu’en voyant tout nouveau autour d’elle, elle sera dépaysée, elle vous trouvera peut-être mieux que vous n’êtes, et sera d’une douceur angélique. — Oh ! madame n’a pas sa pareille ! et vous pouvez vous vanter d’avoir fait une excellente acquisition : un bon cœur, des manières gentilles, un coup-de-pied fin, une peau… Ah !… Et de l’esprit à faire rire des condamnés à mort… Madame est susceptible d’attache… — Et comme elle sait s’habiller !… Eh ! bien, si c’est cher, un homme en a, comme on dit, pour son argent. — Ici, toutes ses robes sont saisies, sa toilette est donc arriérée de trois mois. — Mais madame est si bonne, voyez-vous, que moi je l’aime et c’est ma maîtresse ! — Mais, soyez juste, une femme comme elle se voir au milieu de meubles saisis !… Et pour qui ? pour un garnement qui l’a rouée… Pauvre petite femme ! elle n’est plus elle-même.

Esder… Esder… disait le baron, gouchez-fis, mon anche ? — Eh ! si c’edde moi qui fous vais beur, che resderai sir ce ganabé… s’écria le baron enflammé par l’amour le plus pur en voyant qu’Esther pleurait toujours.

— Hé ! bien, répondit Esther en prenant la main du baron et la lui baisant avec un sentiment de reconnaissance qui fit venir aux yeux de ce loup-cervier quelque chose d’assez ressemblant à une larme, je vous en saurai gré… Et elle se sauva dans sa chambre en s’y enfermant.

Il y a quêque chausse t’inexblicaple là-tetans… se disait Nucingen en s’asseyant sur le canapé. Que tira-d-on chèze moi ? Il se leva, regarda par la fenêtre : — Ma foidire ed tuchurs là… Foissi piendôd le chour !… Il se promena par la chambre : — Comme montame te Nichinguenne se mogueraid te moi, si chamais êle saffais gommand chai bassé cedde nouid !… Il alla coller son oreille à la porte de la chambre en se trouvant un peu trop niaisement couché. — Esder !… Aucune réponse. — Mon tié ! elle bleure tuchurs ! … se dit-il en revenant s’étendre sur le canapé.

Dix minutes environ après le lever du soleil, le baron de Nucingen, qui s’était endormi de ce mauvais sommeil pris par force, et dans une position gênée, sur un divan, fut éveillé en sursaut par Europe au milieu d’un de ces rêves qu’on fait alors et dont les rapides complications sont un des phénomènes insolubles de la physiologie médicale.

— Ah ! mon Dieu ! madame, criait-elle, madame ! des soldats !… des gendarmes, la justice. On veut vous arrêter…

Au moment où Esther ouvrit sa porte et se montra, mal enveloppée de sa robe de chambre, les pieds nus dans ses pantoufles, ses cheveux en désordre, belle à faire damner l’ange Raphaël, la porte du salon vomit un flot de boue humaine qui roula, sur dix pattes, vers cette céleste fille, posée comme un ange dans un tableau de religion flamand. Un homme s’avança. Contenson, l’affreux Contenson mit sa main sur l’épaule moite d’Esther.

— Vous êtes mademoiselle Esther Van… ? dit-il.

Europe, d’un revers appliqué sur la joue de Contenson, l’envoya d’autant mieux mesurer ce qu’il lui fallait de tapis pour se coucher, qu’elle lui donna dans les jambes ce coup sec si connu de ceux qui pratiquent l’art dit de la savate.

— Arrière ! cria-t-elle, on ne touche pas à ma maîtresse !

— Elle m’a cassé la jambe ! criait Contenson en se relevant, on me la paiera…

Sur la masse des cinq recors vêtus comme des recors, gardant leurs chapeaux affreux sur leurs têtes plus affreuses encore, et offrant des têtes de bois d’acajou veiné où les yeux louchaient, où les nez manquaient, où les bouches grimaçaient, se détacha Louchard, vêtu plus proprement que ses hommes, mais le chapeau sur la tête, la figure à la fois doucereuse et rieuse.

— Mademoiselle, je vous arrête, dit-il à Esther. Quant à vous ma fille, dit-il à Europe, toute rébellion serait punie et toute résistance est inutile.

Le bruit des fusils, dont les crosses tombèrent sur les dalles de la salle à manger et de l’antichambre en annonçant que le Garde était doublé de la Garde, appuya ce discours.

— Et pourquoi m’arrêter ? dit innocemment Esther.

— Et nos petites dettes ?… répondit Louchard.

— Ah ! c’est vrai ! s’écria Esther. Laissez-moi m’habiller.

— Malheureusement, mademoiselle, il faut que je m’assure si vous n’avez aucun moyen d’évasion dans votre chambre, dit Louchard.

Tout cela se fit si rapidement que le baron n’avait pas encore eu le temps d’intervenir.

Eh ! pien, je sis à cede hire eine fenteuse de chair himaine, paron de Nichinguenne !… s’écria la terrible Asie en se glissant à travers les recors jusqu’au divan où elle feignit de découvrir le banquier.

Filaine trôlesse ! s’écria Nucingen qui se dressa dans toute sa majesté financière, et il se jeta entre Esther et Louchard, qui lui ôta son chapeau à un cri de Contenson.

— Monsieur le baron de Nucingen !…

Au geste que fit Louchard, les recors évacuèrent l’appartement en se découvrant tous avec respect. Contenson seul resta.

— Monsieur le baron paye-t-il ?… demanda le Garde qui avait son chapeau à la main.

Je baye, répondit-il, mais engore vaud-il saffoir de guoi il s’achit.

— Trois cent douze mille francs et des centimes, frais liquidés ; mais l’arrestation n’est pas comprise.

Drois sante mille vrans ! s’écria le baron. — C’esde ein reffeille drop cher bir ein ôme qui a bassé la nuid sir ein ganabé, ajouta-t-il à l’oreille d’Europe.

— Cet homme est-il bien le baron de Nucingen ? dit Europe à Louchard en commentant son doute par un geste que mademoiselle Dupont, la dernière soubrette du Théâtre-Français, eût envié.

— Oui, mademoiselle, dit Louchard.

— Oui, répondit Contenson.

Che rebont t’elle, dit le baron à Louchard, laissez-moi lui tire ein mode.

Esther et son vieil amoureux entrèrent dans la chambre, à la serrure de laquelle Louchard trouva nécessaire d’appliquer son oreille.

Che fus aime blis que ma fie, Esder ; mais birquoi tonner à fos gréanciers te l’archande qui seraid invinimente miex tans fodre birse ? Halez an brison : che me vais vort te rageder ces sante mille égus afec sante mile vrans, et fus aurez teux sante mile vrans pir fus…

— Ce système, lui cria Louchard, est inutile. Le créancier n’est pas amoureux de mademoiselle, lui !… Vous comprenez ? Et il veut plus que tout, depuis qu’il sait que vous êtes épris d’elle.

Fitu pedad ! s’écria Nucingen à Louchard en ouvrant la porte et l’introduisant dans la chambre, ti ne sais ce que du tis ! Che te tonne, à doi, fint pir sant, zi tu vais l’avvaire…

— Impossible, monsieur le baron.

— Comment monsieur ? vous auriez le cœur, dit Europe en intervenant, de laisser aller ma maîtresse en prison !… Mais voulez-vous mes gages, mes économies ? prenez-les, madame, j’ai quarante mille francs…

— Ah ! ma pauvre fille, s’écria Esther, je ne te connaissais pas ! dit Esther en serrant Europe dans ses bras, et Europe se mit à fondre en larmes.

Cheu baye, dit piteusement le baron en tirant un carnet. Il y prit un de ces petits carrés de papier imprimés que la Banque donne aux banquiers, et sur lesquels ils n’ont plus qu’à remplir les sommes en chiffres et en toutes lettres pour en faire des mandats payables au porteur.

— Ce n’est pas la peine, monsieur le baron, dit Louchard, j’ai ordre de ne recevoir mon paiement qu’en espèces d’or ou d’argent. À cause de vous, je me contenterai de billets de banque.

Tarteifle ! s’écria le baron, mondrez moi tonc les didres ? Contenson présenta trois dossiers couverts en papier bleu, que le baron prit en regardant Contenson, auquel il dit à l’oreille : — Ti hauraid vaide eine meyeur churnée en m’aferdissant.

— Eh ! vous savais-je ici, monsieur le baron ? répondit l’espion sans se soucier d’être ou non entendu de Louchard. Vous avez bien perdu en ne me continuant pas votre confiance. On vous carotte, ajouta ce profond philosophe en haussant les épaules.

C’esde frai, se dit le baron. Ah ! ma bedide, s’écria-t-il en voyant les lettres de change et s’adressant à Esther, fus edes la ficdime t’ein famez goquin ! eine aissegrob !

— Hélas ! oui, dit la pauvre Esther, mais il m’aimait bien !…

Si chaffais si… chaurais vaid eine obbosition andre fos mains.

— Vous perdez la tête, monsieur le baron, dit Louchard, il y a un tiers porteur.

Ui, reprit-il, il y en a ein diers bordier… Cérissed ! ein ôme t’obbozission !

— Il a le malheur spirituel, dit en souriant Contenson, il fait un calembour.

— Monsieur le baron veut-il écrire un mot à son caissier ? dit Louchard en souriant, je vais y envoyer Contenson et renverrai mon monde. L’heure s’avance, et tout le monde saurait…

Fa, Gondenson !… cria Nucingen. Mon gaissier temeure au goin te la rie tes Madurins et te l’Argate. Foissi ein mod avin qu’il ale ghès ti Dilet ou ghès les Keller, tans le gas où nus n’aurions bas sante mil égus, gar nodre archand ed dude à la Panque… — Habilés-fous, mon anche, dit-il à Esther, fous êdes lipre — Les fieilles phâmes, s’écria-t-il en regardant Asie, sonte blis tanchereusses que les cheûnes…

— Je vais aller faire rire le créancier, lui dit Asie, et il me donnera de quoi m’amuser aujourd’hui. — Zan rangune monnessier le paron… ajouta la mulâtresse en faisant une horrible révérence.

Louchard reprit les titres des mains du baron, et resta seul avec lui au salon, où, une demi-heure après, le caissier vint suivi de Contenson. Esther reparut alors dans une toilette ravissante, quoique improvisée. Quand les fonds eurent été comptés par Louchard, le baron voulut examiner les titres ; mais Esther s’en saisit par un geste de chatte et les porta dans son secrétaire.

— Que donnez-vous pour la canaille ?… dit Contenson à Nucingen.

Fus n’affez pas î paugoup d’eccarts, dit le baron.

— Et ma jambe !… s’écria Contenson.

Lûchart, vis tonnerez sante vrans à Gondanson sir le reste du pilet te mile…

C’esde eine pien pelle phâme ! disait le caissier au baron de Nucingen en sortant de la rue Taitbout, mais elle goûde pien cher à monnessière le paron.

Cartez-moi le segrête, dit le baron qui avait aussi demandé le secret à Contenson et à Louchard.

Louchard s’en alla suivi de Contenson ; mais, sur le boulevard, Asie qui le guettait, arrêta le Garde du Commerce.

— L’huissier et le créancier sont là dans un fiacre, ils ont soif ! lui dit-elle, et il y a gras !

Pendant que Louchard comptait les fonds, Contenson put examiner les clients. Il aperçut les yeux de Carlos, distingua la forme du front sous la perruque, et cette perruque lui sembla justement suspecte ; il prit le numéro du fiacre, tout en paraissant totalement étranger à ce qui se passait ; Asie et Europe l’intriguaient au dernier point. Il pensait que le baron était victime de gens excessivement habiles, avec d’autant plus de raison que Louchard, en réclamant ses soins, avait été d’une discrétion étrange. Le croc-en-jambe d’Europe n’avait pas, d’ailleurs, frappé Contenson seulement au tibia. — C’est un coup qui sent son Saint-Lazare ! s’était-il dit en se relevant.

Carlos renvoya l’huissier, le paya généreusement et dit au fiacre en le payant : Palais-Royal, au Perron !

— Ah ! le mâtin ! se dit Contenson qui entendit l’ordre, il y a quelque chose !…

Carlos arriva au Palais-Royal d’un train à ne pas avoir à craindre d’être suivi. D’ailleurs il traversa les galeries à sa manière, prit un autre fiacre sur la place du Château-d’Eau, en lui disant : — Passage de l’Opéra, du côté de la rue Pinon. Un quart d’heure après, il entrait rue Taitbout, chez Esther qui lui dit : — Voilà les fatales pièces ! Carlos prit les titres, les examina ; puis il alla les brûler au feu de la cuisine.

— Le tour est fait ! s’écria-t-il en montrant les trois cent dix mille francs roulés en un paquet qu’il tira de la poche de sa redingote. Ça et les cent mille francs d’Asie nous permettent d’agir.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la pauvre Esther.

— Mais, imbécile, dit le féroce calculateur, sois ostensiblement la maîtresse de Nucingen, et tu pourras voir Lucien, il est l’ami de Nucingen, je ne te défends pas d’avoir une passion pour lui !

Esther aperçut une faible clarté dans sa vie ténébreuse, elle respira.

— Europe, ma fille, dit Carlos en emmenant cette créature dans un coin du boudoir où personne ne pouvait surprendre un mot de cette conversation, Europe, je suis content de toi.

Europe releva la tête, regarda cet homme avec une expression qui changea tellement son visage flétri que le témoin de cette scène, Asie, qui veillait à la porte, se demanda si l’intérêt par lequel Carlos tenait Europe pouvait surpasser en profondeur celui par lequel elle se sentait rivée à lui.

— Ce n’est pas tout, ma fille. Quatre cent mille francs ne sont rien pour moi… Paccard te remettra une facture d’argenterie qui monte à trente mille francs, et sur laquelle il y a des à-comptes reçus ; mais notre orfèvre, Biddin, a fait des frais. Notre mobilier, saisi par lui, sera sans doute affiché demain. Va voir Biddin, il demeure rue de l’Arbre-Sec, il te donnera des reconnaissances du Mont-de-Piété pour dix mille francs. Tu comprends : Esther s’est fait faire de l’argenterie, elle ne l’a pas payée, et l’a mise en plan, elle sera menacée d’une plainte en escroquerie. Donc, il faudra donner trente mille francs à l’orfèvre et dix mille francs au Mont-de-Piété pour avoir l’argenterie. Total : quarante-trois mille francs avec les frais. Cette argenterie est pleine d’alliage, le baron la renouvellera, nous lui rechiperons là quelques billets de mille francs. Vous devez… quoi, pour deux ans à la couturière ?

— On peut lui devoir six mille francs, répondit Europe.

— Eh ! bien, si madame Auguste veut être payée et conserver la pratique, elle devra faire un mémoire de trente mille francs depuis quatre ans. Même accord avec la marchande de modes. Le bijoutier, Samuel Frisch, le juif de la rue Sainte-Avoie, te prêtera des reconnaissances, nous devons lui devoir vingt-cinq mille francs, et nous aurons eu six mille francs de nos bijoux au Mont-de-Piété. Nous rendrons les bijoux au bijoutier, il y aura moitié pierres fausses ; aussi, le baron ne doit-il pas trop les regarder. Enfin, tu dois faire cracher encore cent cinquante mille francs au baron d’ici à huit jours.

— Madame devra m’aider un petit peu, répondit Europe, parlez-lui, car elle reste là comme une hébétée, et m’oblige à déployer plus d’esprit que trois auteurs pour une pièce.

— Si Esther tombait dans le bégueulisme, tu m’en préviendrais, dit Carlos. Nucingen lui doit un équipage et des chevaux, elle voudra choisir et acheter tout elle-même. Ce sera le marchand de chevaux et le carrossier du loueur où est Paccard que vous choisirez. Nous aurons là d’admirables chevaux, très chers, qui boiteront un mois après, et nous les changerons.

— On pourrait tirer six mille francs au moyen d’un mémoire de parfumeur, dit Europe.

— Oh ! fit-il en hochant la tête, allez doucement, de concessions en concessions. Nucingen n’a passé que le bras dans la machine, il nous faut la tête. J’ai besoin, outre tout cela, de cinq cent mille francs.

— Vous pourrez les avoir, répondit Europe. Madame s’adoucirait pour ce gros imbécile vers six cent mille, et lui en demanderait quatre cents pour le bien aimer.

— Écoute ceci, ma fille, dit Carlos. Le jour où je toucherai les derniers cent mille francs, il y aura pour toi vingt mille francs.

— À quoi cela peut-il me servir ? dit Europe en laissant aller ses bras en personne pour qui l’existence est impossible.

— Tu pourras retourner à Valenciennes, acheter un bel établissement, et devenir honnête femme, si tu veux ; tous les goûts sont dans la nature, Paccard y pense quelquefois ; il n’a rien sur l’épaule, presque rien sur la conscience, vous pourrez vous convenir, répliqua Carlos.

— Retourner à Valenciennes !… Y pensez-vous, monsieur ? s’écria Europe effrayée.

Née à Valenciennes et fille de tisserands très pauvres, Europe fut envoyée à sept ans dans une filature où l’Industrie moderne avait abusé de ses forces physiques, de même que le Vice l’avait dépravée avant le temps. Corrompue à douze ans, mère à treize ans, elle se vit attachée à des êtres profondément dégradés. À propos d’un assassinat, elle avait comparu, comme témoin d’ailleurs, devant la Cour d’Assises. Vaincue à seize ans par un reste de probité, par la terreur que cause la justice, elle fit condamner l’accusé, par son témoignage, à vingt ans de travaux forcés. Ce criminel, un de ces repris de justice dont l’organisation implique de terribles vengeances, avait dit en pleine audience à cette enfant : — Dans dix ans, comme à présent, Prudence (Europe s’appelait Prudence Servien), je reviendrai pour te terrer, dussé-je être fauché. Le président de la Cour essaya bien de rassurer Prudence Servien en lui promettant l’appui, l’intérêt de la justice ; mais la pauvre enfant fut frappée d’une si profonde terreur qu’elle tomba malade et resta près d’un an à l’hôpital. La justice est un être de raison représenté par une collection d’individus sans cesse renouvelés, dont les bonnes intentions et les souvenirs sont, comme eux, excessivement ambulatoires. Les Parquets, les Tribunaux ne peuvent rien prévenir en fait de crimes, ils sont inventés pour les accepter tout faits. Sous ce rapport, une police préventive serait un bienfait pour un pays ; mais le mot police effraie aujourd’hui le législateur, qui ne sait plus distinguer entre ces mots : Gouverner,administrer, — faire les lois. Le législateur tend à tout absorber dans l’État, comme s’il pouvait agir. Le forçat devait toujours penser à sa victime, et se venger alors que la justice ne songerait plus à l’un ni à l’autre. Prudence, qui comprit instinctivement, en gros si vous voulez, son danger, quitta Valenciennes, et vint à dix-sept ans à Paris pour s’y cacher. Elle y fit quatre métiers, dont le meilleur fut celui de comparse à un petit théâtre. Elle fut rencontrée par Paccard, à qui elle raconta ses malheurs. Paccard, le bras droit, le Séide de Jacques Collin, parla de Prudence à son maître ; et quand le maître eut besoin d’une esclave, il dit à Prudence : « Si tu veux me servir comme on doit servir le diable, je te débarrasserai de Durut. » Durut était le forçat, l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de Prudence Servien. Sans ces détails, beaucoup de critiques auraient trouvé l’attachement d’Europe un peu fantastique. Enfin personne n’aurait compris le coup de théâtre que Carlos allait produire.

— Oui, ma fille, tu pourras retourner à Valenciennes… Tiens, lis. Et il tendit le journal de la veille en montrant du doigt l’article suivant : Toulon.Hier a eu lieu l’exécution de Jean-François Durut… Dès le matin, la garnison, etc.

Prudence lâcha le journal ; ses jambes se dérobèrent sous le poids de son corps ; elle retrouvait la vie, car elle n’avait pas, disait-elle, trouvé de goût au pain depuis la menace de Durut.

— Tu le vois, j’ai tenu ma parole. Il a fallu quatre ans pour faire tomber la tête de Durut en l’attirant dans un piège… Eh ! bien, achève ici mon ouvrage, tu te trouveras à la tête d’un petit commerce dans ton pays, riche de vingt mille francs, et la femme de Paccard, à qui je permets la vertu comme retraite.

Europe reprit le journal, et lut avec des yeux vivants tous les détails que les journaux donnent, sans se lasser, sur l’exécution des forçats depuis vingt ans : le spectacle imposant, l’aumônier qui a toujours converti le patient, le vieux criminel qui exhorte ses ex-collègues, l’artillerie braquée, les forçats agenouillés ; puis les réflexions banales qui ne changent rien au régime des bagnes, où grouillent dix-huit mille crimes.

— Il faut réintégrer Asie au logis, dit Carlos.

Asie s’avança, ne comprenant rien à la pantomime d’Europe.

— Pour la faire revenir cuisinière ici, vous commencerez par servir au baron un dîner comme il n’en aura jamais mangé, reprit-il ; puis vous lui direz qu’Asie a perdu son argent au jeu et s’est remise en maison. Nous n’aurons pas besoin de chasseur : Paccard sera cocher, les cochers ne quittent pas leur siége où ils ne sont guère accessibles, l’espionnage l’atteindra moins là. Madame lui fera porter une perruque poudrée, un tricorne en gros feutre galonné ; ça le changera, je le peindrai d’ailleurs.

— Nous allons avoir des domestiques avec nous ? dit Asie en louchant.

— Nous aurons d’honnêtes gens, répondit Carlos.

— Tous têtes faibles ! répliqua la mulâtresse.

— Si le baron loue un hôtel, Paccard a un ami capable d’être concierge, repris Carlos. Il ne nous faudra plus qu’un valet de pied et une fille de cuisine, vous pourrez bien surveiller deux étrangers…

Au moment où Carlos allait sortir, Paccard se montra.

— Restez, il y a du monde dans la rue, dit le chasseur.

Ce mot si simple fut effrayant. Carlos monta dans la chambre d’Europe, et y resta jusqu’à ce que Paccard fût venu le chercher avec une voiture de louage qui entra dans la maison. Carlos baissa les stores et fut mené d’un train à déconcerter toute espèce de poursuite. Arrivé au faubourg Saint-Antoine, il se fit descendre à quelques pas d’une place de fiacre où il se rendit à pied, et rentra quai Malaquais, en échappant ainsi aux curieux.

— Tiens, enfant, dit-il à Lucien en lui montrant quatre cents billets de mille francs, voici, j’espère, un à-compte sur le prix de la terre de Rubempré. Nous allons en risquer cent mille. On vient de lancer les Omnibus, les Parisiens vont se prendre à cette nouveauté-là, dans trois mois nous triplerons nos fonds. Je connais l’affaire : on donnera des dividendes superbes pris sur le capital, pour faire mousser les actions. Une idée renouvelée de Nucingen. En refaisant la terre de Rubempré, nous ne paierons pas tout sur-le-champ. Tu vas aller trouver des Lupeaulx, et tu le prieras de te recommander lui-même à un avoué nommé Desroches, un drôle fûté que tu iras voir à son Étude ; tu lui diras d’aller à Rubempré, d’étudier le terrain, et tu lui promettras vingt mille francs d’honoraires s’il peut, en t’achetant pour huit cent mille francs de terre autour des ruines du château, te constituer trente mille livres de rente.

— Comme tu vas !… Tu vas ! tu vas !…

— Je vais toujours. Ne plaisantons point. Tu t’en iras mettre cent mille écus en bons du Trésor, afin de ne pas perdre d’intérêts ; tu peux les laisser à Desroches, il est aussi honnête homme que madré… Cela fait, cours à Angoulême, obtiens de ta sœur et de ton beau-frère qu’ils prennent sur eux un petit mensonge officieux. Tes parents peuvent dire t’avoir donné six cent mille francs pour faciliter ton mariage avec Clotilde de Grandlieu, ça n’est pas déshonorant.

— Nous sommes sauvés ! s’écria Lucien ébloui.

— Toi, oui ! reprit Carlos ; mais encore ne le seras-tu qu’en sortant de Saint-Thomas-d’Aquin avec Clotilde pour femme…

— Que crains-tu ? dit Lucien en apparence plein d’intérêt.

— Il y a des curieux à ma piste… Il faut que j’aie l’air d’un vrai prêtre, et c’est bien ennuyeux ! Le diable ne me protégera plus, me voyant un bréviaire sous le bras.

En ce moment le baron de Nucingen, qui s’en alla donnant le bras à son caissier, atteignait à la porte de son hôtel.

Chai pien beur, dit-il en rentrant, t’affoir vaid eine vichu gambagne… Pah ! nus raddraberons ça…

Le malheir esd que monnesser le paron s’esd avviché, répondit le bon Allemand en ne s’occupant que du décorum.

Ui, ma maîdresse an didre toid êdre tans eine bosission tigne te moi, répondit ce Louis XIV de comptoir.

Sûr d’avoir tôt ou tard Esther, le baron redevint le grand financier qu’il était. Il reprit si bien la direction de ses affaires que son caissier, en le trouvant le lendemain, à six heures, dans son cabinet, vérifiant des valeurs, se frotta les mains.

Técitément, monnessier le paron a vaid eine égonomie la nuid ternière, dit-il avec un sourire d’Allemand, moitié fin, moitié niais.

Si les gens riches à la manière du baron de Nucingen ont plus d’occasions que les autres de perdre de l’argent, ils ont aussi plus d’occasions d’en gagner, alors même qu’ils se livrent à leurs folies. Quoique la politique financière de la fameuse Maison de Nucingen se trouve expliquée ailleurs, il n’est pas inutile de faire observer que de si considérables fortunes ne s’acquièrent point, ne se constituent point, ne s’agrandissent point, ne se conservent point, au milieu des révolutions commerciales, politiques et industrielles de notre époque, sans qu’il y ait d’immenses pertes de capitaux, ou, si vous voulez, des impositions frappées sur les fortunes particulières. On verse très-peu de nouvelles valeurs dans le trésor commun du globe. Tout accaparement nouveau représente une nouvelle inégalité dans la répartition générale. Ce que l’État demande, il le rend ; mais ce qu’une Maison Nucingen prend, elle le garde. Ce coup de Jarnac échappe aux lois, par la raison qui eût fait de Frédéric II un Jacques Collin, un Mandrin, si, au lieu d’opérer sur les provinces à coups de batailles, il eût travaillé dans la contrebande ou sur les valeurs mobilières. Forcer les États européens à emprunter à vingt ou dix pour cent, gagner ces dix ou vingt pour cent avec les capitaux du public, rançonner en grand les industries en s’emparant des matières premières, tendre au fondateur d’une affaire une corde pour le soutenir hors de l’eau jusqu’à ce qu’on ait repêché son entreprise asphyxiée, enfin toutes ces batailles d’écus gagnées constituent la haute politique de l’argent. Certes, il s’y rencontre pour le banquier, comme pour le conquérant, des risques ; mais il y a si peu de gens en position de livrer de tels combats que les moutons n’ont rien à y voir. Ces grandes choses se passent entre bergers. Aussi, comme les exécutés (le terme consacré dans l’argot de la Bourse) sont coupables d’avoir voulu trop gagner, prend-on généralement très peu de part aux malheurs causés par les combinaisons des Nucingens. Qu’un spéculateur se brûle la cervelle, qu’un agent de change prenne la fuite, qu’un notaire emporte les fortunes de cent ménages, ce qui est pis que de tuer un homme ; qu’un banquier liquide ; toutes ces catastrophes, oubliées à Paris en quelques mois, sont bientôt couvertes par l’agitation quasi marine de cette grande cité. Les fortunes colossales des Jacques Cœur, des Médici, des Ango de Dieppe, des Auffredi de La Rochelle, des Fugger, des Tiepolo, des Corner, furent jadis loyalement conquises par des privilèges dus à l’ignorance où l’on était des provenances de toutes les denrées précieuses ; mais, aujourd’hui, les clartés géographiques ont si bien pénétré les masses, la concurrence a si bien limité les profits, que toute fortune rapidement faite est : ou l’effet d’un hasard et d’une découverte, ou le résultat d’un vol légal. Perverti par de scandaleux exemples, le bas commerce a répondu, surtout depuis dix ans, à la perfidie des conceptions du haut commerce, par des attentats odieux sur les matières premières. Partout où la chimie est pratiquée, on ne boit plus de vin ; aussi l’industrie vinicole succombe-t-elle. On vend du sel falsifié pour échapper au Fisc. Les tribunaux sont effrayés de cette improbité générale. Enfin le commerce français est en suspicion devant le monde entier, et l’Angleterre se démoralise également. Le mal vient, chez nous, de la loi politique. La Charte a proclamé le règne de l’argent, le succès devient alors la raison suprême d’une époque athée. Aussi la corruption des sphères élevées, malgré des résultats éblouissants d’or et leurs raisons spécieuses, est-elle infiniment plus hideuse que les corruptions ignobles et quasi personnelles des sphères inférieures, dont quelques détails servent de comique, terrible si vous voulez, à cette Scène. Les ministères, que toute pensée effraie, ont banni du théâtre les éléments du comique actuel. La Bourgeoisie, moins libérale que Louis XIV, tremble de voir venir son Mariage de Figaro, défend de jouer le Tartuffe politique, et, certes, ne laisserait pas jouer Turcaret aujourd’hui, car Turcaret est devenu le souverain. Dès lors, la comédie se raconte et le Livre devient l’arme moins rapide, mais plus sûre, des poètes.

Durant cette matinée, au milieu des allées et venues des audiences, des ordres donnés, des conférences de quelques minutes, qui font du cabinet de Nucingen une espèce de Salle-des-Pas-Perdus financière, un de ses Agents de change lui annonça la disparition d’un membre de la Compagnie, un des plus habiles, un des plus riches, Jacques Falleix, frère de Martin Falleix, et le successeur de Jules Desmarets. Jacques Falleix était l’Agent de Change en titre de la maison Nucingen. De concert avec du Tillet et les Keller, le baron avait aussi froidement conjuré la ruine de cet homme que s’il se fût agi de tuer un mouton pour la Pâque.

Il ne bouffaid bas dennir, répondit tranquillement le baron.

Jacques Falleix avait rendu d’énormes services à l’agiotage. Dans une crise, quelques mois auparavant, il avait sauvé la place en manœuvrant avec audace. Mais demander de la reconnaissance aux Loups-cerviers, n’est-ce pas vouloir attendrir, en hiver, les loups de l’Ukraine ?

— Pauvre homme ! répondit l’Agent de change, il se doutait si peu de ce dénoûment-là qu’il avait meublé, rue Saint-Georges, une petite maison pour sa maîtresse ; il y a dépensé cent cinquante mille francs en peintures, en mobilier. Il aimait tant madame du Val-Noble !… Voilà une femme obligée de quitter tout cela… Tout y est dû.

Pon ! pon ! se dit Nugicien, foilà pien le gas de rébarer mes berdes de cede nuid… — Il n’a rienne bayé ? demanda-t-il à l’Agent de change.

— Eh ! répondit l’agent, quel est le fournisseur malappris qui n’eût pas fait crédit à Jacques Falleix ? Il paraît qu’il y a une cave exquise. Par parenthèse, la maison est à vendre, il comptait l’acheter. Le bail est à son nom. Quelle sottise ! Argenterie, mobilier, vins, voiture, chevaux, tout va devenir une valeur de la masse, et qu’est-ce que les créanciers en auront ?

Fennez temain, dit Nucingen, c’haurai édé foir dout cela, et zi l’on ne téclare boint te falite, qu’on arranche les avvaires à l’amiaple, che vous charcherai t’ovvrir eine brix résonnaple te ce mopilier, en brenant le pail…

— Ça pourra se faire très bien, dit l’Agent de change. Allez-y ce matin, vous trouverez l’un des associés de Falleix avec les fournisseurs qui voudraient se créer un privilège ; mais la Val-Noble a leurs factures au nom de Falleix.

Le baron de Nucingen envoya sur-le-champ un de ses commis chez son notaire, Jacques Falleix lui avait parlé de cette maison, qui valait tout au plus soixante mille francs, et il voulut être immédiatement propriétaire, afin d’en exercer le privilège à raison des loyers.

Le caissier (honnête homme !) vint savoir si son maître perdait quelque chose à la faillite de Falleix.

Au gondraire, mon pon Volfgang, che fais raddraber sante mile vrans.

Hai ! gommand ?

Hé ! ch’aurai la bedide maison gue ce bofre tiaple de Valeix brébarait à sa maîdresse tebuis un an. Ch’aurai le doute en ovvrand cinquande mile vrans aux gréanciers, et maître Gartot, mon nodaire, fa affoir mes ortres pir la méson, gar le brobriédaire ed chêné… Che le saffais, mais je n’affais blis la déde à moi. Tans beu, ma tiffine Esder habidera ein bedid balai… Valeix m’y ha menné : c’esde eine merfeille, et à teux bas d’ici… Ça me fa gomme ein cant.

La faillite de Falleix forçait le baron d’aller à la Bourse ; mais il lui fut impossible de quitter la rue Saint-Lazare sans passer par la rue Taitbout ; il souffrait déjà d’être resté quelques heures sans Esther, il aurait voulu la garder à ses côtés. Le gain qu’il comptait faire avec les dépouilles de son Agent de change lui rendait la perte des quatre cent mille francs déjà dépensés excessivement légère à porter. Enchanté d’annoncer à zon anche sa translation de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, où elle serait dans eine bedid balai, où des souvenirs ne s’opposeraient plus à leur bonheur, les pavés lui semblaient doux aux pieds, il marchait en jeune homme dans un rêve de jeune homme. Au détour de la rue des Trois-Frères, au milieu de son rêve et du pavé, le baron vit venir à lui Europe, la figure renversée.

U fas-ti ? dit-il.

— Hé ! monsieur, j’allais chez vous… Vous aviez bien raison hier ! Je conçois maintenant que la pauvre madame devait se laisser mettre en prison pour quelques jours. Mais les femmes se connaissent-elles en finance ?… Quand les créanciers de madame ont su qu’elle était revenue chez elle, tous ont fondu sur nous comme sur une proie… Hier, à sept heures du soir, monsieur, on est venu apposer d’affreuses affiches pour vendre son mobilier samedi… Mais ceci n’est rien… Madame, qui est tout cœur, a voulu, dans le temps, obliger ce monstre d’homme, vous savez !

Quel monsdre ?

— Eh ! bien, celui qu’elle aimait, ce d’Estourny, oh ! il était charmant. Il jouait, voilà tout.

Ile jhouait afec tes gardes pissaudées…

— Eh ! bien ! Et vous ?… dit Europe, que faites-vous à la Bourse ? Mais laissez-moi dire. Un jour, pour empêcher Georges, soi-disant, de se brûler la cervelle, elle a mis au Mont-de-Piété toute son argenterie, ses bijoux qui n’étaient pas payés. En apprenant qu’elle avait donné quelque chose à un créancier, tous sont venus lui faire une scène… On la menace de la Correctionnelle… Votre ange sur ce banc-là !… n’est-ce pas à faire dresser une perruque de dessus la tête ?… Elle fond en larmes, elle parle d’aller se jeter à la rivière… Oh ! elle ira.

Si che fais fous foir, attieu la Pirse ! s’écria Nucingen. Ed ile ed imbossiple que che n’y ale bas, gar ch’y cagnerai queque chausse bir elle… Fa la galmer : che bayerai ses teddes, ch’irai la foir à quadre heires. Mais, Ichénie, tis-lui qu’elle m’aime ein beu…

— Comment, un peu, mais beaucoup !… Tenez, monsieur, il n’y a que la générosité pour gagner le cœur des femmes… Certainement, vous auriez économisé peut-être une centaine de mille francs en la laissant aller en prison. Eh ! bien, vous n’auriez jamais eu son cœur… Comme elle me le disait : — Eugénie, il a été bien grand, bien large… C’est une belle âme !

Elle a tidde ça, Ichénie ? s’écria le baron.

— Oui, monsieur, à moi-même.

Diens, foissi tix luis…

— Merci… Mais elle pleure en ce moment, elle pleure depuis hier autant que sainte Madeleine a pleuré pendant un mois… Celle que vous aimez est au désespoir, et pour des dettes qui ne sont pas les siennes, encore ! Oh ! les hommes ! ils grugent autant les femmes que les femmes grugent les vieux… allez !

Elles sont tuttes gomme ça !… S’encacher !… Eh ! l’on ne s’encache chamais… Qu’èle ne zigne blus rien. Che baye, mais si elle tonne angore eine zignadire… Che…

— Que feriez-vous ? dit Europe en se posant.

Mon Tié ! che né augun bouffoir sur èle… Che fais me mèdre à la dède de ses bedides affres… Fa, fa la gonzoler, et lû tire que tans ein mois elle habidera ein bedid balai.

— Vous avez fait, monsieur le baron, des placements à gros intérêts dans le cœur d’une femme ! Tenez… Je vous trouve rajeuni, moi qui ne suis que la femme de chambre, et j’ai souvent vu ce phénomène… c’est le bonheur… le bonheur a un certain reflet… Si vous avez quelques débours, ne les regrettez pas… vous verrez ce que ça rapporte. D’abord, je l’ai dit à madame : elle serait la dernière des dernières, une traînée, si elle ne vous aimait pas, car vous la retirez d’un enfer… Une fois qu’elle n’aura plus de soucis, vous la connaîtrez. Entre nous, je puis vous l’avouer, la nuit où elle pleurait tant… Que voulez-vous ?… on tient à l’estime d’un homme qui va nous entretenir… elle n’osait pas vous dire tout cela… elle voulait se sauver.

Se soffer ! s’écria le baron effrayé de cette idée. Mais la Pirse, la Pirse. Fa, fa, che n’andre boint… Mais que che la foye à la venêdre… sa fue me donnera tu cuer…

Esther sourit à monsieur de Nucingen quand il passa devant la maison, et il s’en alla pesamment en se disant : — Cède ein anche ! Voici comment s’y était pris Europe pour obtenir ce résultat impossible. Vers deux heures et demie, Esther avait fini de s’habiller comme quand elle attendait Lucien, elle était délicieuse ; en la voyant ainsi, Prudence lui dit, en regardant à la fenêtre : « Voilà monsieur ! » La pauvre fille se précipita, croyant voir Lucien, et vit Nucingen.

— Oh ! quel mal tu me fais ! dit-elle.

— Il n’y avait que ce moyen-là de vous donner l’air de faire attention à un pauvre vieillard qui va payer vos dettes, répondit Europe, car enfin elles vont être toutes payées.

— Quelles dettes ? s’écria cette créature qui ne pensait qu’à retenir son amour à qui des mains terribles donnaient la volée.

— Celles que monsieur Carlos a faites à madame.

— Comment ! voici près de quatre cent cinquante mille francs ! s’écria Esther.

— Vous en avez encore pour cent cinquante mille francs ; mais il a très bien pris tout cela, le baron… il va vous tirer d’ici, vous mettre tans ein bedid balai… Ma foi ! vous n’êtes pas malheureuse !… À votre place, puisque vous tenez cet homme-là par le bon bout, quand vous aurez satisfait Carlos, je me ferais donner une maison et des rentes. Madame est certes la plus belle femme que j’aie vue, et la plus engageante, mais la laideur vient si vite ! j’ai été fraîche et belle et me voilà. J’ai vingt-trois ans, presque l’âge de madame, et je parais dix ans de plus… Une maladie suffit… Eh ! bien, quand on a une maison à Paris et des rentes, on ne craint pas de finir dans la rue…

Esther n’écoutait plus Europe-Eugénie-Prudence Servien. La volonté d’un homme doué du génie de la corruption avait donc replongé dans la boue Esther avec la même force dont il avait usé pour l’en retirer. Ceux qui connaissent l’amour dans son infini savent qu’on n’en éprouve pas les plaisirs sans en accepter les vertus. Depuis la scène dans son taudis rue de Langlade, Esther avait complètement oublié son ancienne vie. Elle avait jusqu’alors vécu très vertueusement, cloîtrée dans sa passion. Aussi, pour ne pas rencontrer d’obstacle, le savant corrupteur avait-il le talent de tout préparer de manière que la pauvre fille, poussée par son dévouement, n’eût plus qu’à donner son consentement à des friponneries consommées ou sur le point de se consommer. En révélant la supériorité de ce corrupteur, cette finesse indique le procédé par lequel il avait soumis Lucien. Créer des nécessités terribles, creuser la mine, la remplir de poudre, et, au moment critique, dire au complice : « Fais un signe de tête, tout saute ! » Autrefois Esther, imbue de la morale particulière aux courtisanes, trouvait toutes ces gentillesses si naturelles qu’elle n’estimait une de ses rivales que par ce qu’elle savait faire dépenser à un homme. Les fortunes détruites sont les chevrons de ces créatures. Carlos, en comptant sur les souvenirs d’Esther, ne s’était pas trompé. Ces ruses de guerre, ces stratagèmes mille fois employés, non seulement par ces femmes, mais encore par les dissipateurs, ne troublaient pas l’esprit d’Esther. La pauvre fille ne sentait que sa dégradation. Elle aimait Lucien, elle devenait la maîtresse en titre du baron de Nucingen : tout était là pour elle. Que le faux Espagnol prît l’argent des arrhes, que Lucien élevât l’édifice de sa fortune avec les pierres du tombeau d’Esther, qu’une seule nuit de plaisir coûtât plus ou moins de billets de mille francs au vieux banquier, qu’Europe en extirpât quelques centaines de mille francs par des moyens plus ou moins ingénieux, rien de tout cela n’occupait cette fille amoureuse ; mais voici le cancer qui lui rongeait le cœur. Elle s’était vue pendant cinq ans blanche comme un ange ! Elle aimait, elle était heureuse, elle n’avait pas commis la moindre infidélité. Ce bel amour pur allait être sali. Son esprit n’opposait pas ce contraste de sa belle vie inconnue à son immonde vie future. Ceci n’était en elle ni calcul ni poésie, elle éprouvait un sentiment indéfinissable et d’une puissance infinie : de blanche, elle devenait noire ; de pure, impure ; de noble, ignoble. Hermine par sa propre volonté, la souillure morale ne lui semblait pas supportable. Aussi lorsque le baron l’avait menacée de son amour, l’idée de se jeter par la fenêtre lui était-elle venue à l’esprit. Lucien enfin était aimé absolument, et comme il est extrêmement rare que les femmes aiment un homme. Les femmes qui disent aimer, qui souvent croient aimer le plus, dansent, valsent, coquètent avec d’autres hommes, se parent pour le monde, y vont chercher leur moisson de regards convoiteurs ; mais Esther avait accompli, sans qu’il y eût sacrifice, les miracles du véritable amour. Elle avait aimé Lucien pendant six ans comme aiment les actrices et les courtisanes qui, roulées dans les fanges et les impuretés, ont soif des noblesses, des dévouements du véritable amour, et qui en pratiquent alors l’exclusivité (ne faut-il pas faire un mot pour rendre une idée si peu mise en pratique ?). Les nations disparues, la Grèce, Rome et l’Orient ont toujours séquestré la femme, la femme qui aime devrait se séquestrer d’elle-même. On peut donc concevoir qu’en sortant du palais fantastique où cette fête, ce poème s’était accompli pour entrer dans le bedid balai d’un froid vieillard, Esther fut saisie d’une sorte de maladie morale. Poussée par une main de fer, elle avait eu de l’infamie jusqu’à mi-corps avant d’avoir pu réfléchir ; mais depuis deux jours elle réfléchissait et se sentait un froid mortel au cœur.

À ces mots : « finir dans la rue » elle se leva brusquement et dit : — Finir dans la rue ?… non, plutôt finir dans la Seine…

— Dans la Seine ?… Et monsieur Lucien ?… dit Europe.

Ce seul mot fit rasseoir Esther sur son fauteuil, où elle resta les yeux attachés à une rosace du tapis, le foyer du crâne absorbant les pleurs. À quatre heures, Nucingen trouva son ange plongé dans cet océan de réflexions, de résolutions, sur lequel flottent les esprits femelles, et d’où ils sortent par des mots incompréhensibles pour ceux qui n’y ont pas navigué de conserve.

Terittès fôdre vrond… ma pelle, lui dit le baron en s’asseyant auprès d’elle. Fus n’aurez blis te teddes… che m’entendrai affec Ichénie, et tans ein mois, fus guidderez cède abbardement bir endrer tans ein bedid balai… Oh ! la cholie mainne. Tonnez que che la pèse. (Esther laissa prendre sa main comme un chien donne la patte.) — Ah ! fus tonnez la mainne, mais bas le cuer… et cède le cuer que ch’aime…

Ce fut dit avec un accent si vrai, que la pauvre Esther tourna ses yeux sur ce vieillard avec une expression de pitié qui le rendit quasi fou. Les amoureux, de même que les martyrs, se sentent frères de supplices ! Rien au monde ne se comprend mieux que deux douleurs semblables.

— Pauvre homme ! dit-elle, il aime.

En entendant ce mot, sur lequel il se méprit, le baron pâlit, son sang pétilla dans ses veines, il respirait l’air du ciel. À son âge, les millionnaires paient une semblable sensation d’autant d’or qu’une femme leur en demande.

Che fus âme audant que ch’aime ma file… dit-il, et che sens là, reprit-il en mettant la main sur son cœur, que che ne beux bas fus foir audrement que hireise.

— Si vous vouliez n’être que mon père, je vous aimerais bien, je ne vous quitterais jamais, et vous vous apercevriez que je ne suis pas une femme mauvaise, ni vénale, ni intéressée, comme j’en ai l’air en ce moment…

Fus afez vaid tes bedides vollies, reprit le baron, gomme duttes les cholies phâmes, foillà tut. Ne barlons blis te cela. Nodre meddier, à nus, ed te cagner te l’archant pir fus… Soyez hireise : che feux pien êdre fodre bère bendant queques churs, gar che gombrends qu’il vaud fus aggoutimer à ma bofre gargasse.

— Vrai !… s’écria-t-elle en se levant et sautant sur les genoux de Nucingen, lui passant la main autour du cou et se tenant à lui.

Frai, répondit-il en essayant de faire sourire sa figure.

Elle l’embrassa sur le front, elle crut à une transaction impossible : rester pure, et voir Lucien… Elle câlina si bien le banquier que la Torpille reparut. Elle ensorcela le vieillard, qui promit de rester père pendant quarante jours. Ces quarante jours étaient nécessaires à l’acquisition et à l’arrangement de la maison rue Saint-Georges. Une fois dans la rue, et en revenant chez lui, le baron se disait : — Che sui ein chopard ! En effet, s’il devenait enfant en présence d’Esther, loin d’elle il reprenait en sortant sa peau de Loup-cervier, absolument comme le Joueur redevient amoureux d’Angélique quand il n’a pas un liard.

Eine temi-million, et n’affoir bas engore si ceu qu’ede sa chambe, c’ede être bar drob pède ; mès bersonne hireisement n’an saura rien, disait-il vingt jours après. Et il prenait de belles résolutions d’en finir avec une femme qu’il avait achetée si cher ; puis, quand il se trouvait en présence d’Esther, il passait à réparer la brutalité de son début tout le temps qu’il avait à lui donner. — Che ne beux bas, lui disait-il au bout du mois, êdre le Bère Édernel.

Vers la fin du mois de décembre 1829, à la veille d’installer Esther dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges, le baron pria du Tillet d’y amener Florine afin de voir si tout était en harmonie avec la fortune de Nucingen, si ces mots un bedit balai avaient été réalisés par les artistes chargés de rendre cette volière digne de l’oiseau. Toutes les inventions trouvées par le luxe avant la révolution de 1830 faisaient de cette maison le type du bon goût. Grindot l’architecte y avait vu le chef-d’œuvre de son talent de décorateur. L’escalier refait en marbre, les stucs, les étoffes, les dorures sobrement appliquées, les moindres détails comme les grands effets surpassaient tout ce que le siècle de Louis XV a laissé dans ce genre à Paris.

— Voilà mon rêve : ça et la vertu ! dit Florine en souriant. Et pour qui fais-tu ces dépenses ? demanda-t-elle à Nucingen. Est-ce une vierge qui s’est laissée tomber du ciel ?

C’ed eine phâme qui y remonde, répondit le baron.

— Une manière de te poser en Jupiter, répliqua l’actrice. Et quand la verra-t-on ?

— Oh ! le jour où l’on pendra la crémaillère, s’écria du Tillet.

Bas affant… dit le baron.

— Il faudra joliment se brosser, se ficeler, se damasquiner, reprit Florine. Oh ! les femmes donneront-elles du mal à leurs couturières et à leurs coiffeurs pour cette soirée-là !… Et quand ?…

Che ne suis bas le maidre.

— En voilà une de femme !… s’écria Florine. Oh ! comme je voudrais la voir !…

Ed moi auzi, répliqua naïvement le baron.

— Comment ! la maison, la femme, les meubles, tout sera neuf ?

— Même le banquier, dit du Tillet, car mon ami me semble bien jeune.

— Mais il lui faudra, dit Florine, retrouver ses vingt ans, au moins pour un instant.

Dans les premiers jours de 1830, tout le monde parlait à Paris de la passion de Nucingen et du luxe effréné de sa maison. Le pauvre baron, affiché, moqué, pris d’une rage facile à concevoir, mit alors dans sa tête un vouloir de financier d’accord avec la furieuse passion qu’il se sentait au cœur. Il désirait, en pendant la crémaillère, pendre aussi l’habit du père noble et toucher le prix de tant de sacrifices. Toujours battu par la Torpille, il se résolut à traiter l’affaire de son mariage par correspondance, afin d’obtenir d’elle un engagement chirographaire. Les banquiers ne croient qu’aux lettres de change. Donc, le Loup-cervier se leva, dans un des premiers jours de cette année, de bonne heure, s’enferma dans son cabinet et se mit à composer la lettre suivante, écrite en bon français ; car s’il le prononçait mal, il l’orthographiait très bien.

« Chère Esther, fleur de mes pensées et seul bonheur de ma vie, quand je vous ai dit que je vous aimais comme j’aime ma fille, je vous trompais et me trompais moi-même. Je voulais seulement vous exprimer ainsi la sainteté de mes sentiments, qui ne ressemblent à aucun de ceux que les hommes ont éprouvés, d’abord parce que je suis un vieillard, puis parce que je n’avais jamais aimé. Je vous aime tant que, si vous me coûtiez ma fortune, je ne vous en aimerais pas moins. Soyez juste ! La plupart des hommes n’auraient pas vu, comme moi, un ange en vous : je n’ai jamais jeté les yeux sur votre passé. Je vous aime à la fois comme j’aime ma fille Augusta, qui est mon unique enfant, et comme j’aimerais ma femme si ma femme avait pu m’aimer. Si le bonheur est la seule absolution d’un vieillard amoureux, demandez-vous si je ne joue pas un rôle ridicule. J’ai fait de vous la consolation, la joie de mes vieux jours. Vous savez bien que, jusqu’à ma mort, vous serez aussi heureuse qu’une femme peut l’être, et vous savez bien aussi qu’après ma mort vous serez assez riche pour que votre sort fasse envie à bien des femmes. Dans toutes les affaires que je fais depuis que j’ai eu le bonheur de vous parler, votre part se prélève, et vous avez un compte dans la Maison Nucingen. Dans quelques jours, vous entrez dans une maison qui, tôt ou tard, sera la vôtre, si elle vous plaît. Voyons, y recevrez-vous encore votre père en m’y recevant, ou serai-je enfin heureux ?…

Pardonnez-moi de vous écrire si nettement ; mais quand je suis près de vous, je n’ai plus de courage, et je sens trop que vous êtes ma maîtresse. Je n’ai pas l’intention de vous offenser, je veux seulement vous dire combien je souffre et combien il est cruel à mon âge d’attendre, quand chaque jour m’ôte des espérances et des plaisirs. La délicatesse de ma conduite est d’ailleurs une garantie de la sincérité de mes intentions. Ai-je jamais agi comme un créancier ? Vous êtes comme une citadelle, et je ne suis pas un jeune homme. Vous répondez à mes doléances qu’il s’agit de votre vie, et vous me le faites croire quand je vous écoute ; mais ici je retombe en de noirs chagrins, en des doutes qui nous déshonorent l’un et l’autre. Vous m’avez semblé aussi bonne, aussi candide que belle ; mais vous vous plaisez à détruire mes convictions. Jugez-en ? Vous me dites que vous avez une passion dans le cœur, une passion impitoyable, et vous refusez de me confier le nom de celui que vous aimez… Est-ce naturel ? Vous avez fait d’un homme assez fort un homme d’une faiblesse inouïe… Voyez où j’en suis arrivé ? je suis obligé de vous demander quel avenir vous réservez à ma passion après cinq mois ? Encore faut-il que je sache quel rôle je jouerai à l’inauguration de votre hôtel. L’argent n’est rien pour moi quand il s’agit de vous ; je n’aurai pas la sottise de me faire à vos yeux un mérite de ce mépris ; mais si mon amour est sans bornes, ma fortune est limitée, et je n’y tiens que pour vous. Eh ! bien, si en vous donnant tout ce que je possède, je pouvais, pauvre, obtenir votre affection, j’aimerais mieux être pauvre et aimé de vous que riche et dédaigné. Vous m’avez si fort changé, ma chère Esther, que personne ne me reconnaît plus : j’ai payé dix mille francs un tableau de Joseph Bridau, parce que vous m’avez dit qu’il était homme de talent et méconnu. Enfin je donne à tous les pauvres que je rencontre cinq francs en votre nom. Eh ! bien, que demande le pauvre vieillard qui se regarde comme votre débiteur quand vous lui faites l’honneur d’accepter quoi que ce soit ?… il ne veut qu’une espérance, et quelle espérance, grand Dieu ! N’est-ce pas plutôt la certitude de ne jamais avoir de vous que ce que ma passion en prendra ? Mais le feu de mon cœur aidera vos cruelles tromperies. Vous me voyez prêt à subir toutes les conditions que vous mettrez à mon bonheur, à mes rares plaisirs ; mais, au moins, dites-moi que le jour où vous prendrez possession de votre maison, vous accepterez le cœur et la servitude de celui qui se dit, pour le reste de ses jours,

Votre esclave,
Frédéric de Nucingen. »

— Eh ! il m’ennuie, ce pot à millions ! s’écria Esther redevenue courtisane.

Elle prit du papier à poulet et écrivit, tant que le papier put la contenir, la célèbre phrase, devenue proverbe à la gloire de Scribe : Prenez mon ours. Un quart d’heure après, saisie par le remords, Esther écrivit la lettre suivante :

« Monsieur le baron,

Ne faites pas la moindre attention à la lettre que vous avez reçue de moi, j’étais revenue à la folle nature de ma jeunesse ; pardonnez-la donc, monsieur, à une pauvre fille qui doit être une esclave. Je n’ai jamais mieux senti la bassesse de ma condition que depuis le jour où je vous fus livrée. Vous avez payé, je me dois. Il n’y a rien de plus sacré que les dettes de déshonneur. Je n’ai pas le droit de liquider en me jetant dans la Seine. On peut toujours payer une dette en cette affreuse monnaie, qui n’est bonne que d’un côté : vous me trouverez donc à vos ordres. Je veux payer dans une seule nuit toutes les sommes qui sont hypothéquées sur ce fatal moment, et j’ai la certitude qu’une heure de moi vaut des millions, avec d’autant plus de raison que ce sera la seule, la dernière. Après, je serai quitte, et pourrai sortir de la vie. Une honnête femme a des chances de se relever d’une chute ; mais, nous autres, nous tombons trop bas. Aussi ma résolution est-elle si bien prise que je vous prie de garder cette lettre en témoignage de la cause de la mort de celle qui se dit pour un jour,

Votre servante,
Esther. »

Cette lettre partie, Esther eut un regret. Dix minutes après, elle écrivit la troisième lettre que voici :

« Pardon, cher baron, c’est encore moi. Je n’ai voulu ni me moquer de vous ni vous blesser ; je veux seulement vous faire réfléchir sur ce simple raisonnement : si nous restons ensemble dans les relations de père à fille, vous aurez un plaisir faible, mais durable ; si vous exigez l’exécution du contrat, vous me pleurerez. Je ne veux plus vous ennuyer : le jour que vous aurez choisi le plaisir au lieu du bonheur sera sans lendemain pour moi.

Votre fille,
Esther. »

À la première lettre, le baron entra dans une de ces colères froides qui peuvent tuer les millionnaires, il se regarda dans la glace, il sonna.

Hein pain de biets !… cria-t-il à son nouveau valet de chambre.

Pendant qu’il prenait le bain de pieds, la seconde lettre vint, il la lut, et tomba sans connaissance. On porta le millionnaire dans son lit. Quand le financier revint à lui, madame de Nucingen, assise au pied du lit, lui dit : — Cette fille a raison ! pourquoi voulez-vous acheter l’amour ?… cela se vend-il au marché ? Voyons votre lettre ? Le baron donna les divers brouillons qu’il avait faits, madame de Nucingen les lut en souriant. La troisième lettre arriva.

— C’est une fille étonnante ! s’écria la baronne après avoir lu cette dernière lettre.

Que vaire montame ? demanda le baron à sa femme.

— Attendre.

Addentre ! reprit-il, la nadure est imbidoyaple…

— Tenez, mon cher, dit la baronne, vous avez fini par être excellent pour moi, je vais vous donner un bon conseil.

Vus esde ein ponne phâme !… dit-il. Vaides des teddes, chez les baye…

— Ce qui vous est arrivé à la réception des lettres de cette fille touche plus une femme que des millions dépensés, ou que toutes les lettres, tant belles soient-elles ; tâchez qu’elle l’apprenne indirectement, vous la posséderez peut-être ! et… n’ayez aucun scrupule, elle n’en mourra point, dit-elle en toisant son mari.

Madame de Nucingen ignorait entièrement la nature-fille.

Gomme montame ti Nichinguenne a te l’esbrit ! se dit le baron, quand sa femme l’eut laissé seul. Mais, plus le banquier admira la finesse du conseil que la baronne venait de lui donner, moins il devina la manière de s’en servir ; et non-seulement il se trouvait stupide, mais encore il se le disait à lui-même.

La stupidité de l’homme d’argent, quoique devenue quasi proverbiale, n’est cependant que relative. Il en est des facultés de notre esprit comme des aptitudes de notre corps. Le danseur a sa force aux pieds, le forgeron a la sienne dans les bras ; le fort de la halle s’exerce à porter des fardeaux, le chanteur travaille son larynx, et le pianiste se cémente le poignet. Un banquier s’habitue à combiner les affaires, à les étudier, à faire mouvoir les intérêts, comme un vaudevilliste se dresse à combiner des situations, à étudier des sujets, à faire mouvoir des personnages. On ne doit pas plus demander au baron de Nucingen l’esprit de conversation qu’on ne doit exiger les images du poète dans l’entendement du mathématicien. Combien se rencontre-t-il par époque de poètes qui soient ou prosateurs ou spirituels dans le commerce de la vie à la manière de madame Cornuel ? Buffon était lourd, Newton n’a pas aimé, lord Byron n’a guère aimé que lui-même, Rousseau fut sombre et quasi fou, La Fontaine était distrait. Également distribuée, la force humaine produit les sots, ou la médiocrité partout ; inégale, elle engendre ces disparates auxquelles on donne le nom de génie, et qui, si elles étaient visibles, paraîtraient des difformités. La même loi régit le corps : une beauté parfaite est presque toujours accompagnée de froideur ou de sottise. Que Pascal soit à la fois un grand géomètre et un grand écrivain, que Beaumarchais soit un grand homme d’affaires, que Zamet soit un profond courtisan ; ces rares exceptions confirment le principe de la spécialité des intelligences. Dans la sphère des calculs spéculatifs, le banquier déploie donc autant d’esprit, d’adresse, de finesse, de qualités qu’un habile diplomate dans celle des intérêts nationaux. Sorti de son cabinet, s’il était remarquable, un banquier serait alors un grand homme. Nucingen multiplié par le prince de Ligne, par Mazarin ou par Diderot est une formule humaine presque impossible, et qui cependant s’est appelée Périclès, Aristote, Voltaire et Napoléon. Le rayonnement du soleil impérial ne doit pas faire tort à l’homme privé, l’Empereur avait du charme, il était instruit et spirituel. Monsieur de Nucingen, purement banquier, sans aucune invention hors de ses calculs, comme la plupart des banquiers, ne croyait qu’aux valeurs certaines. En fait d’art, il avait le bon sens de recourir, l’or à la main, aux experts en toute chose, prenant le meilleur architecte, le meilleur chirurgien, le plus fort connaisseur en tableaux, en statues, le plus habile avoué, dès qu’il s’agissait de bâtir une maison, de surveiller sa santé, d’une acquisition de curiosités ou d’une terre. Mais, comme il n’existe pas d’expert-juré pour les intrigues ni de connaisseur en passion, un banquier est très mal mené quand il aime, et très embarrassé dans le ménage de la femme. Nucingen n’inventa donc rien de mieux que ce qu’il avait déjà fait : donner de l’argent à un Frontin quelconque, mâle ou femelle, pour agir ou pour penser à sa place. Madame Saint-Estève pouvait seule exploiter le moyen trouvé par la baronne. Le banquier regretta bien amèrement de s’être brouillé avec l’odieuse marchande à la toilette. Néanmoins, confiant dans le magnétisme de sa caisse et dans les calmants signés Garat, il sonna son valet de chambre et lui dit de s’enquérir, rue Neuve-Saint-Marc, de cette horrible veuve, en la priant de venir. À Paris, les extrêmes se rencontrent par les passions. Le vice y soude perpétuellement le riche au pauvre, le grand au petit. L’impératrice y consulte mademoiselle Lenormand. Enfin le grand seigneur y trouve toujours un Ramponneau de siècle en siècle.

Le nouveau valet de chambre revint deux heures après.

— Monsieur le baron, dit-il, madame Saint-Estève est ruinée.

Ah ! dant miè ! dit le baron joyeusement, che la diens !

— La brave femme est, à ce qu’il paraît, un peu joueuse, reprit le valet. De plus, elle se trouve sous la domination d’un petit comédien des théâtres de la banlieue, que, par décence, elle fait passer pour son filleul. Il paraît qu’elle est excellente cuisinière, elle cherche une place.

Zes tiaples te chénies sipaldernes ont dous tisse manières te cagner te l’archant, ed tousse manières te le tébenser, se dit le baron sans se douter qu’il se rencontrait avec Panurge.

Il renvoya son domestique à la recherche de madame Saint-Estève, qui ne vint que le lendemain. Questionné par Asie, le nouveau valet de chambre apprit à cet espion femelle les terribles résultats des lettres écrites par la maîtresse de monsieur le baron.

— Monsieur doit bien aimer cette femme-là, dit en terminant le valet de chambre, car il a failli mourir. Moi, je lui donnais le conseil de n’y pas retourner, il se verrait bientôt cajolé. Une femme qui coûte à monsieur le baron déjà cinq cent mille francs, dit-on, sans compter ce qu’il vient de dépenser dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges !… Mais cette femme-là veut de l’argent, et rien que de l’argent. En sortant de chez monsieur, madame la baronne disait en riant : — Si cela continue, cette fille-là me rendra veuve.

— Diable ! répondit Asie, il ne faut jamais tuer la poule aux œufs d’or !

— Monsieur le baron n’espère plus qu’en vous, dit le valet de chambre.

— Ah ! c’est que je me connais à faire marcher les femmes !…

— Allons, entrez, dit le valet de chambre en s’humiliant devant cette puissance occulte.

— Eh ! bien, dit la fausse Saint-Estève en entrant d’un air humble chez le malade, monsieur le baron éprouve donc de petites contrariétés ?… Que voulez-vous ! tout le monde est atteint par son faible. Moi aussi, j’ai vécu des malheurs. En deux mois la roue de fortune a drôlement tourné pour moi ! me voilà cherchant une place… Nous n’avons été raisonnables ni l’un ni l’autre. Si monsieur le baron voulait me placer en qualité de cuisinière chez madame Esther, il aurait en moi la plus dévouée des dévouées, et je lui serais bien utile pour surveiller Eugénie et madame.

Il ne s’achit boint te cela, dit le baron. Che ne buis barfenir à êdre le maîdre, et che suis mené gomme…

— Une toupie, reprit Asie. Vous avez fait aller les autres, papa, la petite vous tient et vous polissonne… Le ciel est juste !

Chiste ? reprit le baron. Che ne d’ai bas vait fenir bir endentre te la morale…

— Bah ! mon fils, un peu de morale ne gâte rien. C’est le sel de la vie pour nous autres, comme le vice pour les dévots. Voyons, avez-vous été généreux ? Vous avez payé ses dettes…

Ui ! dit piteusement le baron.

— C’est bien. Vous avez dégagé ses effets, c’est mieux ; mais convenez-en ?… ce n’est pas assez : ça ne lui donne encore rien à frire, et ces créatures aiment à flamber…

Che lui brebare eine sirbrise, rie Sainte-Chorche… Elle le said… dit le baron. Mais che ne feux bas èdre ein chopart.

— Eh ! bien, quittez-la…

Chai beur qu’elle ne me laisse hâler, s’écria le baron.

— Et nous en voulons pour notre argent, mon fils, répondit Asie. Écoutez. Nous en avons carotté de ces millions au public, mon petit ! On dit que vous en possédez vingt-cinq. (Le baron ne put s’empêcher de sourire.) Eh ! bien, il faut en lâcher un…

Che le lâgerais pien, répondit le baron, mais che ne l’aurais bas plidôt lâgé qu’on en temandera un segond.

— Oui, je comprends, répondit Asie, vous ne voulez pas dire B, de peur d’aller jusqu’au Z. Esther est honnête fille cependant…

Drès-honêde file ! s’écria le banquier ; ele feud pien s’eczéguder, mais gomme on s’aguide t’eine tedde.

— Enfin, elle ne veut pas être votre maîtresse, elle a de la répugnance. Et je le conçois, l’enfant a toujours obéi à ses fantaisies. Quand on n’a connu que de charmants jeunes gens, on se soucie peu d’un vieillard… Vous n’êtes pas beau, vous êtes gros comme Louis XVIII, et un peu bétât, comme tous ceux qui cajolent la fortune au lieu de s’occuper des femmes. Eh ! bien, si vous ne regardez pas à six cent mille francs, dit Asie, je me charge de la faire devenir pour vous tout ce que vous voudrez qu’elle soit.

Ziz sante mile vrancs !… s’écria le baron en faisant un léger sursaut. Esder me goûde eine milion téchâ !…

— Le bonheur vaut bien seize cent mille francs, mon gros corrompu. Vous connaissez des hommes, dans ce temps-ci, qui certainement ont mangé plus d’un et de deux millions avec leurs maîtresses. Je connais même des femmes qui ont coûté la vie, et pour qui l’on a craché sa tête dans un panier… Vous savez ce médecin qui a empoisonné son ami ?… il voulait la fortune pour faire le bonheur d’une femme.

Ui, che le zais, mais si che suis amûreusse, che ne suis pas pêde, izi, ti moins, gar quand che la fois, che lui tonnerais mon bordefeille…

— Écoutez, monsieur le baron, dit Asie en prenant une pose de Sémiramis, vous avez été assez rincé comme ça. Aussi vrai que je me nomme Saint-Estève, dans le commerce s’entend, je prends votre parti.

Pien !… che te régombenserai.

— Je le crois, car je vous ai montré que je savais me venger. D’ailleurs, sachez-le, papa, dit-elle en lui jetant un regard effroyable, j’ai les moyens de vous souffler madame Esther comme on mouche une chandelle. Et je connais ma femme ! Quand la petite gueuse vous aura donné le bonheur, elle vous sera plus nécessaire encore qu’elle ne vous l’est en ce moment. Vous m’avez bien payée, vous vous êtes fait tirer l’oreille, mais enfin vous avez financé ! Moi, j’ai rempli mes engagements, pas vrai ? Eh ! bien, tenez, je vais vous proposer un marché.

Foyons.

— Vous me placez cuisinière chez madame, vous me prenez pour dix ans, j’ai mille francs de gages, vous payez les cinq dernières années d’avance (un denier-à-Dieu, quoi !) Une fois chez madame, je saurai la déterminer aux concessions suivantes. Par exemple, vous lui ferez arriver une toilette délicieuse de chez madame Auguste, qui connaît les goûts et les façons de madame, et vous donnez des ordres pour que le nouvel équipage soit à la porte à quatre heures. Après la Bourse, vous montez chez elle, et vous allez faire une petite promenade au bois de Boulogne. Eh ! bien, cette femme dit ainsi qu’elle est votre maîtresse, elle s’engage au vu et au su de tout Paris… — Cent mille francs… — Vous dînerez avec elle (je sais faire de ces dîners-là) ; vous la menez au spectacle, aux Variétés, à l’avant-scène, et tout Paris dit alors : — Voilà ce vieux filou de Nucingen avec sa maîtresse… — C’est flatteur de faire croire ça ? — Tous ces avantages-là, je suis bonne femme, sont compris dans les premiers cent mille francs… En huit jours, en vous conduisant ainsi, vous aurez fait bien du chemin.

Ch’aurai bayé sant mile vrancs…

— Dans la seconde semaine, reprit Asie qui n’eut pas l’air d’avoir entendu cette piteuse phrase, madame se décidera, poussée par ces préliminaires, à quitter son petit appartement et à s’installer dans l’hôtel que vous lui offrez. Votre Esther a revu le monde, elle a retrouvé ses anciennes amies, elle voudra briller, elle fera les honneurs de son palais ! C’est dans l’ordre… — Encore cent mille francs ! — Dam… vous êtes chez vous, Esther est compromise… elle est à vous. Reste une bagatelle dont vous faites le principal, vieux éléphant ! (Ouvre-t-il des yeux, ce gros monstre-là !) Eh ! bien, je m’en charge. — Quatre cent mille… — Ah ! pour ça, mon gros, tu ne les lâches que le lendemain… Est-ce de la probité ?… J’ai plus de confiance en toi que tu n’en as en moi. Si je décide madame à se montrer comme votre maîtresse, à se compromettre, à prendre tout ce que vous lui offrirez, et peut-être aujourd’hui, vous me croirez bien capable de l’amener à vous livrer le passage du Grand Saint-Bernard. Et c’est difficile, allez !… il y a là, pour faire passer votre artillerie, autant de tirage que pour le premier consul dans les Alpes.

Et birquoi ?…

— Elle a le cœur plein d’amour, razibus, comme vous dites, vous autres qui savez le latin, reprit Asie. Elle se croit une reine de Saba parce qu’elle s’est lavée dans les sacrifices qu’elle a faits à son amant… une idée que ces femmes-là se fourrent dans la tête ! Ah ! mon petit, il faut être juste, c’est beau ! Cette farceuse-là mourrait de chagrin de vous appartenir, je n’en serais pas étonnée ; mais ce qui me rassure, moi, je vous le dis pour vous donner du cœur, il y a chez elle un bon fond de fille.

Ti has, dit le baron qui écoutait Asie dans un profond silence et avec admiration, le chénie te la gorrhibtion, gomme chai le chique te la Panque.

— Est-ce dit, mon bichon ? reprit Asie.

Fa bir cinquande mile vrancs au lier de sante mile !… Et che tonnerai cint cent mile le lendemain te mon driomphe.

— Eh ! bien, je vais aller travailler, répondit Asie… Ah ! vous pouvez venir ! reprit Asie avec respect. Monsieur trouvera Madame déjà douce comme un dos de chatte, et peut-être disposée à lui être agréable.

Fa, fa, ma ponne, dit le banquier en se frottant les mains. Et, après avoir souri à cette affreuse mulâtresse, il se dit : Gomme on a réson t’afoir paugoup t’archant !

Et il sauta hors de son lit, alla dans ses bureaux et reprit le maniement de ses immenses affaires, le cœur gai.

Rien ne pouvait être plus funeste à Esther que le parti pris par Nucingen. La pauvre courtisane défendait sa vie en se défendant contre l’infidélité. Carlos appelait bégueulisme cette défense si naturelle. Or Asie alla, non sans employer les précautions usitées en pareil cas, apprendre à Carlos la conférence qu’elle venait d’avoir avec le baron, et tout le parti qu’elle en avait tiré. La colère de cet homme fut comme lui, terrible ; il vint aussitôt en voiture, les stores baissés, chez Esther, en faisant entrer la voiture sous la porte. Encore presque blanc quand il monta, ce double faussaire se présenta devant la pauvre fille ; elle le regarda, elle se trouvait debout, elle tomba sur un fauteuil, les jambes comme cassées.

— Qu’avez-vous, monsieur ? lui dit-elle en tressaillant de tous ses membres.

— Laisse-nous, Europe, dit-il à la femme de chambre.

Esther regarda cette fille comme un enfant aurait regardé sa mère, de qui quelque assassin le séparerait avant de le tuer.

— Savez-vous où vous enverrez Lucien ? reprit-il quand il se trouvèrent seuls.

— Où ?… demanda-t-elle d’une voix faible en se hasardant à regarder cet homme.

— Là d’où je viens, mon bijou.

Esther vit tout rouge en regardant l’homme.

— Aux galères, ajouta-t-il à voix basse.

Esther ferma les yeux, ses jambes s’allongèrent, ses bras pendirent, elle devint blanche. L’homme sonna, Prudence vint.

— Fais-lui reprendre connaissance, dit-il froidement, je n’ai pas fini.

Il se promena dans le salon en attendant. Prudence-Europe fut obligée de venir prier Monsieur de porter Esther sur son lit ; il la prit avec une facilité qui prouvait sa force athlétique. Il fallut aller chercher ce que la Pharmacie a de plus violent pour rendre Esther au sentiment de ses maux. Une heure après, la pauvre fille était en état d’écouter ce cauchemar vivant, assis au pied du lit, le regard fixe et éblouissant comme deux jets de plomb fondu.

— Mon petit cœur, reprit-il, Lucien se trouve entre une vie splendide, honorée, heureuse, digne, et le trou plein d’eau, de vase et de cailloux où il allait se jeter quand je l’ai rencontré. La maison de Grandlieu lui demande une terre d’un million avant de lui obtenir le titre de marquis et de lui tendre cette grande perche, appelée Clotilde. Grâce à nous deux, Lucien vient d’acquérir le manoir maternel, le vieux château de Rubempré qui n’a pas coûté grand’chose, trente mille francs ; mais son avoué, par d’heureuses négociations, a fini par y joindre pour un million de propriétés, sur lesquelles on a payé trois cent mille francs. Le château, les frais, les primes à ceux qu’on a mis en avant pour déguiser l’opération aux gens du pays, ont absorbé le reste. Nous avons bien, il est vrai, cent mille francs dans les affaires qui, d’ici à quelques mois, vaudront deux à trois cent mille francs ; mais il restera toujours quatre cent mille francs à payer… Dans trois jours, Lucien revient d’Angoulême où il est allé, car il ne doit pas être soupçonné d’avoir trouvé sa fortune en cardant vos matelas…

— Oh ! non, dit-elle, en levant les yeux par un mouvement sublime.

— Je vous le demande, est-ce le moment d’effrayer le baron ? dit-il tranquillement, et vous avez failli le tuer avant-hier ! il s’est évanoui comme une femme en lisant votre seconde lettre. — Vous avez un fier style, je vous en fais mes compliments. — Si le baron était mort, que devenions-nous ? Quand Lucien sortira de Saint-Thomas-d’Aquin, gendre du duc de Grandlieu, si vous voulez entrer dans la Seine… eh ! bien, mon amour, je vous offre la main pour faire le plongeon ensemble. C’est une manière d’en finir. Mais réfléchissez donc un peu ? Ne vaudrait-il pas mieux vivre en se disant à toute heure : Cette brillante fortune, cette heureuse famille… car il aura des enfants — des enfants !… avez-vous pensé jamais au plaisir de passer vos mains dans la chevelure de ses enfants ? (Esther ferma les yeux et frissonna doucement.) — Eh ! bien, en voyant l’édifice de ce bonheur on se dit : Voilà mon œuvre !

Il se fit une pause, pendant laquelle ces deux êtres se regardèrent.

— Voilà ce que j’ai tenté de faire d’un désespoir qui se jetait à l’eau, reprit Carlos. Suis-je un égoïste, moi ? Voilà comme l’on aime ! On ne se dévoue ainsi que pour les rois ; mais je l’ai sacré roi, Lucien ! On me riverait pour le reste de mes jours à mon ancienne chaîne, il me semble que je pourrais y rester tranquille en me disant : « Il est au bal, il est à la cour. » Mon âme et ma pensée triompheraient pendant que ma guenille serait livrée aux argousins ! Vous êtes une misérable femelle, vous aimez en femelle ! Mais l’amour, chez une courtisane, devrait être, comme chez toutes les créatures dégradées, un moyen de devenir mère, en dépit de la nature qui vous frappe d’infécondité ! Si jamais on retrouvait, sous la peau de l’abbé Carlos, le condamné que j’étais auparavant, savez-vous ce que je ferais pour ne pas compromettre Lucien ? (Esther attendit dans une sorte d’anxiété.)

— Eh ! bien, je mourrais comme les nègres, en avalant ma langue. Et vous, avec vos simagrées, vous indiquez ma trace. Que vous avais-je demandé ?… de reprendre la jupe de la Torpille pour six mois, pour six semaines, et de vous en servir pour pincer un million… Lucien ne vous oubliera jamais ! Les hommes n’oublient pas l’être qui se rappelle à leur souvenir par le bonheur dont on jouit tous les matins en se réveillant toujours riche. Lucien vaut mieux que vous… il a commencé par aimer Coralie, elle meurt, bon ; mais il n’avait pas de quoi la faire enterrer, il n’a pas fait comme vous tout à l’heure, il ne s’est pas évanoui, quoique poète ; il a écrit six chansons gaillardes, et il en a eu trois cents francs avec lesquels il a pu payer le convoi de Coralie. J’ai ces chansons-là, je les sais par cœur. Eh ! bien, composez vos chansons : soyez gaie, soyez folle ; soyez irrésistible et insatiable ! Vous m’avez entendu ? ne m’obligez plus à parler… Baisez papa. Adieu…

Quand, une demi-heure après, Europe entra chez sa maîtresse, elle la trouva devant un crucifix agenouillée dans la pose que le plus religieux des peintres a donnée à Moïse devant le buisson d’Oreb, pour en peindre la profonde et entière adoration devant Jehova. Après avoir dit ses dernières prières, Esther renonçait à sa belle vie, à l’honneur qu’elle s’était fait, à sa gloire, à ses vertus, à son amour. Elle se leva.

— Oh ! madame, vous ne serez plus jamais ainsi ! s’écria Prudence Servien stupéfaite de la sublime beauté de sa maîtresse.

Elle tourna promptement la psyché pour que la pauvre fille pût se voir. Les yeux gardaient encore un reflet des splendeurs de l’âme qui s’envolait au ciel. Le teint de la Juive étincelait. Trempés de larmes absorbées par le feu de la prière, ses cils ressemblaient à un feuillage après une pluie d’été : le soleil de l’amour pur les brillantait pour la dernière fois. Les lèvres parlaient des suprêmes invocations aux anges, à qui sans doute elle avait emprunté la palme du martyre en leur confiant sa vie sans souillure. Enfin, elle avait la majesté qui dut briller chez Marie Stuart au moment où elle dit adieu à sa couronne, à la terre et à l’amour.

— J’aurais voulu que Lucien me vît ainsi, dit-elle en laissant échapper un soupir étouffé. Maintenant, reprit-elle d’une voix vibrante, blaguons.

En entendant ce mot, Europe resta tout hébétée, comme elle eût pu l’être en entendant blasphémer un ange.

— Eh ! bien, qu’as-tu donc à regarder si j’ai dans la bouche des clous de girofle au lieu de dents ? Je ne suis plus maintenant qu’une voleuse, une infâme et immonde créature, une fille, et j’attends milord. Ainsi, fais chauffer un bain et apprête-moi ma toilette. Il est midi, le baron viendra sans doute après la Bourse, je vais lui dire que je l’attends, et j’entends qu’Asie lui apprête un dîner un peu chouette, je veux le rendre fou cet homme… Allons, va, va, ma fille… Nous allons rire, c’est-à-dire nous allons travailler.

Elle se mit à sa table, et écrivit la lettre suivante :

« Mon ami, si la cuisinière que vous m’avez envoyée n’avait jamais été à mon service, j’aurais pu croire que votre intention était de me faire savoir combien de fois vous vous êtes évanoui avant-hier en recevant mes trois poulets. Que voulez-vous ? j’étais très nerveuse ce jour-là, je repassais les souvenirs de ma déplorable existence. Mais je connais la sincérité d’Asie. Je ne me repens donc plus de vous avoir fait quelque chagrin, puisqu’il a servi à me prouver combien je vous suis chère. Nous sommes ainsi, nous autres pauvres créatures méprisées : une affection vraie nous touche bien plus que de nous voir l’objet de dépenses folles. Pour moi, j’ai toujours eu peur d’être comme le porte-manteau où vous accrochiez vos vanités. Ça m’ennuyait de ne pas être autre chose pour vous. Oui, malgré vos belles protestations, je croyais que vous me preniez pour une femme achetée. Eh ! bien, maintenant vous me trouverez bonne fille, mais à condition de toujours m’obéir un petit peu. Si cette lettre peut remplacer pour vous les ordonnances du médecin, vous me le prouverez en venant me voir après la Bourse. Vous trouverez sous les armes, et parée de vos dons, celle qui se dit, pour la vie, votre machine à plaisir,

» Esther. »

À la Bourse, le baron de Nucingen fut si gaillard, si content, si facile en apparence, et se permit tant de plaisanteries, que du Tillet et les Keller, qui s’y trouvaient, ne purent s’empêcher de lui demander raison de son hilarité.

Che suis amé… Nous bentons piendôd la gremaillère, dit-il à du Tillet.

— À combien cela vous revient-il ? lui repartit brusquement François Keller à qui madame Colleville coûtait, disait-on, vingt-cinq mille francs par an.

Chamais cedde phâme, qui ed ein anche, ne m’a temanté teux liarts.

— Cela ne se fait jamais, lui répondit du Tillet. C’est pour ne jamais rien avoir à demander qu’elles se donnent des tantes ou des mères.

De la Bourse à la rue Taitbout, le baron dit sept fois à son domestique : — Fus n’alez bas, voueddés tonc le gefal !…

Il grimpa lestement, et trouva pour la première fois sa maîtresse belle comme le sont ces filles dont l’unique occupation est le soin de leur toilette et de leur beauté. Sortie du bain, la fleur était fraîche, parfumée à inspirer des désirs à Robert d’Arbrissel. Esther avait fait une demi-toilette délicieuse. Une redingote de reps noir, garnie en passementerie de soie rose, s’ouvrait sur une jupe de satin gris, le costume que se fit plus tard la belle Amigo dans I Puritani. Un fichu de point d’Angleterre retombait sur les épaules en badinant. Les manches de la robe étaient pincées par des lisérés pour diviser les bouffants que, depuis quelque temps, les femmes comme il faut avaient substitués aux manches à gigot devenues monstrueuses. Esther avait fixé par une épingle, sur ses magnifiques cheveux, un bonnet de malines, dit à la folle, près de tomber et qui ne tombait pas, mais qui lui donnait l’air d’être en désordre et mal peignée, quoique l’on vît parfaitement les raies blanches de sa petite tête entre les sillons des cheveux.

— N’est-ce pas une horreur, dit Europe au baron en lui ouvrant la porte du salon, de voir madame si belle dans un salon passé comme celui-là ?

Hé bien, fennez rie Sainte-Chorche, dit le baron en restant en arrêt comme un chien devant une perdrix. Le demps ed manivique, nus nus bromenerons aux Jamps-Élusées, et matame Saint-Estèfe afec Ichénie dransborderont dutte fodre doiledde, fodre linche et nodre tinner à la rie Sainte-Chorche.

— Je ferai tout ce que vous voudrez, dit Esther, si vous voulez me faire le plaisir d’appeler ma cuisinière Asie, et Eugénie, Europe. J’ai surnommé ainsi toutes les femmes qui m’ont servie, depuis les deux premières que j’ai eues. Je n’aime pas le changement…

Acie… Irobe… répéta le baron en se mettant à rire. Gomme fus edes trôle… fus affez tes imachinassions… Ch’aurais manché pien tes tinners afant te nommer eine guisinière Acie.

— C’est notre état d’être drôles, dit Esther. Voyons, une pauvre fille ne peut donc pas se faire nourrir par l’Asie et habiller par l’Europe, quand vous, vous vivez de tout le monde ? C’est un mythe, quoi ! Il y a des femmes qui mangeraient la terre, il ne m’en faut que la moitié. Voilà !

Quelle phâme que montame Saind-Esdèfe ! se dit le baron en admirant le subit changement des façons d’Esther.

— Europe, ma fille, il me faut un chapeau, dit Esther. Je dois avoir une capote de satin noir doublée de rose, garnie en dentelles.

— Madame Thomas ne l’a pas envoyée… Allons, baron, vite ! haut la patte ! commencez votre service d’homme de peine, c’est-à-dire d’homme heureux ! Le bonheur est lourd !… Vous avez votre cabriolet, allez chez madame Thomas, dit Europe au baron. Vous ferez demander par votre domestique la capote de madame Van-Bogseck… Et surtout, lui dit-elle à l’oreille, rapportez-lui le plus beau bouquet qu’il y ait à Paris. Nous sommes en hiver, tâchez d’avoir des fleurs des Tropiques.

Le baron descendit et dit à ses domestiques : — Ghez montame Domas. Le domestique mena son maître chez une fameuse pâtissière. — C’edde ein margeante de motes, vichi pedâte, ed non te cateaux, dit le baron qui courut au Palais-Royal chez madame Prévôt, où il fit composer un bouquet de dix louis, pendant que son domestique allait chez la fameuse marchande de modes.

En se promenant dans Paris, l’observateur superficiel se demande quels sont les fous qui viennent acheter les fleurs fabuleuses qui parent la boutique de l’illustre bouquetière et les primeurs de l’européen Chevet, le seul, avec le Rocher-de-Cancale, qui offre une véritable et délicieuse Revue des Deux-Mondes… Il s’élève tous les jours, à Paris, cent et quelques passions à la Nucingen, qui se prouvent par des raretés que les reines n’osent pas se donner, et qu’on offre, et à genoux, à des filles qui, selon le mot d’Asie, aiment à flamber. Sans ce petit détail, une honnête bourgeoise ne comprendrait pas comment une fortune se fond entre les mains de ces créatures ; après tout, leur fonction sociale, dans le système fouriériste, est peut-être de réparer les malheurs de l’Avarice et de la Cupidité ; leurs dissipations sont sans doute au Corps Social ce qu’un coup de lancette est pour un corps pléthorique. Nucingen venait d’arroser l’Industrie de plus de deux cent mille francs.

Quand le vieil amoureux revint, la nuit tombait, le bouquet était inutile. L’heure d’aller aux Champs-Élysées, en hiver, est de deux heures à quatre. Mais la voiture servit à Esther pour se rendre de la rue Taitbout à la rue Saint-Georges, où elle prit possession du bedid balai. Jamais, disons-le, Esther n’avait encore été l’objet d’un pareil culte ni de profusions pareilles ; elle en fut surprise, et se garda bien, comme toutes ces royales ingrates, de montrer le moindre étonnement. Quand vous entrez dans Saint-Pierre de Rome, pour vous faire apprécier l’étendue et la hauteur de la cathédrale des cathédrales, on vous montre le petit doigt d’une statue qui a je ne sais quelle longueur, et qui vous semble un petit doigt naturel. Or, on a tant critiqué les descriptions, néanmoins si nécessaires à l’histoire de nos mœurs, qu’il faut imiter ici le cicérone romain. Donc, en entrant dans la salle à manger, le baron ne put s’empêcher de montrer à Esther l’étoffe des rideaux de croisée, drapée avec une abondance royale, doublée en moire blanche et garnie d’une passementerie digne du corsage d’une princesse portugaise. Cette étoffe était une soierie de Chine où la patience chinoise avait su peindre les oiseaux d’Asie avec une perfection dont le modèle n’existe que sur les vélins du Moyen Âge, ou dans le missel de Charles-Quint, l’orgueil de la bibliothèque impériale de Vienne.

Elle a goûdé teux mile vrancs l’aune à eine milort qui l’a rabbordée tes Intes…

— Très bien. Charmant ! Quel plaisir ce sera de boire ici du vin de Champagne ! dit Esther. Du moins, la mousse n’y jaillira pas sur du carreau !

— Oh ! madame, dit Europe, mais voyez donc le tapis ?…

Comme on affait tessiné la dabis bir la tuc Dorionia, mon hâmi, qui le droufe drop cher, che l’ai bris pir vus, qui êdes eine reine ! dit Nucingen en montrant le tapis.

Par un effet du hasard, ce tapis, dû à l’un de nos plus ingénieux dessinateurs, se trouvait assorti aux caprices de la draperie chinoise. Les murs avaient été peints par Diaz et représentaient de délicieuses scènes, toutes voluptueuses, qui ressortaient sur des ébènes sculptés, acquis à prix d’or chez du Sommerard, et formant des panneaux où de simples filets d’or attiraient sobrement la lumière. Maintenant vous pouvez juger du reste.

— Vous avez bien fait de m’amener ici, dit Esther, il me faudra bien huit jours pour m’habituer à ma maison, et ne pas avoir l’air d’une parvenue…

Ma mèson ! répétait joyeusement le baron. Fus accebdez tonc ?…

— Mais oui, mille fois oui, animal-bête, dit-elle en souriant.

Hânimâle édait azez…

— Bête est pour la caresse reprit-elle en le regardant.

Le pauvre Loup-cervier prit la main d’Esther et la mit sur son cœur : il était assez animal pour sentir, mais trop bête pour trouver un mot.

Foyez gomme il pat… bir un bedid mote te dentresse !… reprit-il. Et il emmena sa déesse (téesse) dans la chambre à coucher.

— Oh ! madame, dit Eugénie, je ne peux pas rester là, ça parle trop au cœur…

— Eh ! bien, dit Esther, je veux rendre heureux le magicien qui opère de tels prodiges. Allons, mon gros éléphant, après le dîner nous irons au spectacle. J’ai une fringale de spectacle.

Il y avait précisément six ans qu’Esther n’était allée à un théâtre. Tout Paris se portait alors à la Porte-Saint-Martin, pour y voir une de ces pièces auxquelles la puissance des acteurs communique une expression de réalité terrible, Richard d’Arlington. Comme toutes les natures ingénues, Esther aimait autant à trembler qu’à se laisser aller aux larmes du bonheur. — Nous irons voir Frédérick-Lemaître, dit-elle, j’adore cet acteur-là !

C’edde ein trame sôfache, dit Nucingen qui se vit contraint en un moment de s’afficher.

Le baron envoya son domestique prendre une des deux loges d’Avant-scène aux premières. Autre originalité parisienne ! Quand le Succès, aux pieds d’argile, emplit une salle, il y a toujours une loge d’Avant-scène à louer dix minutes avant le lever du rideau ; les directeurs la gardent pour eux quand il ne s’est pas présenté pour la prendre, une passion à la Nucingen. Cette loge est, comme la primeur de Chevet, l’impôt prélevé sur les fantaisies de l’Olympe parisien.

Il est inutile de parler du service. Il y avait trois services : le petit service, le moyen service, le grand service. Le dessert du grand service était, en entier, assiettes et plats, de vermeil sculpté. Le banquier, pour ne pas paraître écraser la table de valeurs d’or et d’argent, avait joint à tous ces services une délicieuse porcelaine de la plus charmante fragilité, genre Saxe, et qui coûtait plus qu’un service d’argenterie. Quant au nappage, le linge de Saxe, le linge d’Angleterre, de Flandre et de France rivalisaient de coquetterie avec leurs fleurs damassées.

Au dîner, ce fut le tour du baron d’être surpris en goûtant la cuisine d’Asie.

Che gomprents, dit-il, birquoi fus la nommez Acie : c’ed eine guizine aciadique.

— Ah ! je commence à croire qu’il m’aime, dit Esther à Europe, il a dit quelque chose qui ressemble à un mot.

Il y en a blisieurs, dit-il.

— Eh ! bien, il est encore plus Turcaret qu’on le dit, s’écria la rieuse courtisane à cette réponse digne des naïvetés célèbres échappées au banquier.

La cuisine avait été faite pour donner une indigestion au baron, pour qu’il s’en allât chez lui de bonne heure ; aussi fut-ce tout ce qu’il rapporta de sa première entrevue avec Esther en fait de plaisir. Au spectacle, il fut obligé de boire un nombre infini de verres d’eau sucrée, en laissant Esther seule pendant les entr’actes. Par une rencontre si prévisible qu’on ne saurait la nommer un hasard, Tullia, Mariette et madame du Val-Noble se trouvaient au spectacle ce jour-là. Richard d’Arlington fut un de ces succès fous, et mérités d’ailleurs, comme il ne s’en voit qu’à Paris. En voyant ce drame, tous les hommes concevaient qu’on pût jeter sa femme légitime par la fenêtre, et toutes les femmes aimaient à se voir injustement victimées. Les femmes se disaient : — C’est trop fort, nous ne sommes que poussées… mais ça nous arrive souvent !… Or une créature de la beauté d’Esther, mise comme Esther, ne pouvait pas flamber impunément à l’Avant-scène de la Porte-Saint-Martin. Aussi, dès le second acte, y eut-il dans la loge des deux danseuses une sorte de révolution causée par la constatation de l’identité de la belle inconnue avec la Torpille.

— Ah ! çà, d’où sort-elle ? dit Mariette à madame du Val-Noble, je la croyais noyée…

— Est-ce elle ? elle me paraît trente-sept fois plus jeune et plus belle qu’il y a six ans.

— Elle s’est peut-être conservée comme madame d’Espard et madame Zayonschek, dans la glace, dit le comte de Brambourg.

Ce parvenu avait conduit les trois femmes au spectacle, dans une loge du rez-de-chaussée.

— N’est-ce pas le rat que vous vouliez m’envoyer pour empaumer mon oncle ? dit Philippe à Tullia.

— Précisément, répondit Tullia. Du Bruel, allez donc à l’Orchestre, voir si c’est bien elle.

Fait-elle sa tête ! s’écria madame du Val-Noble en se servant d’une admirable expression du vocabulaire des filles.

— Oh ! s’écria le comte de Brambourg, elle en a le droit, car elle est avec mon ami, le baron de Nucirigen. J’y vais.

— Est-ce que ce serait cette prétendue Jeanne-d’Arc qui a conquis Nucingen, et avec laquelle on nous embête depuis trois mois ?… dit Mariette.

— Bonsoir, mon cher baron, dit Philippe Bridau en entrant dans la loge d’Esther. Vous voilà donc marié avec mademoiselle Esther ?… Mademoiselle, je suis un pauvre officier que vous deviez jadis tirer d’un mauvais pas, à Issoudun… Philippe Bridau…

— Connais pas, dit Esther en braquant ses jumelles sur la salle.

Montemiselle, répondit le baron, ne s’abbelle blis Esder, digourt ; elle ha nom matame te Jamby (Champy), eine bedid pien que che lui ai agedé…

— Si vous faites bien les choses, dit le comte, ces dames disent que madame de Champy fait trop sa tête… Si vous ne voulez pas vous souvenir de moi, daignerez-vous reconnaître Mariette, Tullia, madame du Val-Noble, dit le colonel en faveur auprès du Dauphin.

— Si ces dames sont bonnes pour moi, je suis disposée à leur être très agréable, répondit sèchement madame de Champy.

— Bonnes ! dit Philippe, elles sont excellentes, elles vous surnomment Jeanne d’Arc.

Eh ! pien, si ces tames feulent fus dennir gombagnie, dit Nucingen, che fus laiserai sèle, gar chai drob manché. Vodre foidire fientra vus brentre afec vos chens… Tiaple t’Acie !…

— Pour la première fois, vous me laisseriez seule ! dit Esther. Allons donc ! il faut savoir mourir sur votre bord. J’ai besoin de mon homme pour sortir. Si j’étais insultée, je crierais donc pour rien ?…

L’égoïsme du vieux millionnaire dut céder devant les obligations de l’amoureux. Le baron souffrit et resta. Esther avait ses raisons pour garder le baron. Si elle devait recevoir les visites de ses anciennes connaissances, elle ne devait pas être questionnée aussi sérieusement en compagnie qu’elle l’aurait été seule. Philippe Bridau se hâta de revenir dans la loge des danseuses.

— Ah ! c’est elle qui hérite de ma maison de la rue Saint-Georges ! dit au comte de Brambourg avec amertume madame du Val-Noble qui, dans le langage de ces sortes de femmes, se trouvait à pied.

— Probablement, répondit-il. Du Tillet m’a dit que le baron y avait dépensé trois fois autant que votre pauvre Falleix.

— Allons donc la voir, dit Tullia.

— Ma foi ! non, répliqua Mariette, elle est trop belle… j’irai la voir chez elle.

— Je me trouve assez bien pour me risquer, répondit Tullia.

Tullia vient donc au premier entr’acte, et renouvela connaissance avec Esther qui se tint dans les généralités.

— Et d’où reviens-tu, ma chère enfant ? demanda la danseuse qui n’en pouvait mais de curiosité.

— Oh ! je suis restée pendant cinq ans dans un château des Alpes avec un Anglais jaloux comme un tigre, un nabab ; je l’appelais un nabot, car il n’était pas si grand que le bailli de Ferrette. Et je suis retombée à un banquier, de caraïbe en syllabe, comme dit Florine. Aussi, maintenant que me voilà revenue à Paris, ai-je des envies de m’amuser qui vont me rendre un vrai Carnaval. J’aurai maison ouverte. Ah ! il faut me refaire de cinq ans de solitude, et je commence à me rattraper. Cinq ans d’Anglais, c’est trop ; d’après les affiches, on doit n’y être que six semaines.

— Est-ce le baron qui t’a donné cette dentelle ?

— Non, c’est un reste de Nabab… Ai-je du malheur, ma chère ! il était jaune comme un rire d’ami devant un succès. J’ai cru qu’il mourrait en dix mois. Bah ! il était fort comme une Alpe. Il faut se défier de tous ceux qui se disent malades du foie… Je ne veux plus entendre parler de foie. J’ai eu trop de foi aux proverbes… Ce nabab m’a volée : il est mort sans faire de testament, et la famille m’a mise à la porte comme si j’avais eu la peste. Aussi j’ai dit à ce gros-là : — Paye pour deux ! Vous avez bien raison de m’appeler une Jeanne d’Arc, j’ai perdu l’Angleterre ! et je mourrai peut-être brûlée.

— D’amour ! dit Tullia.

— Et vive ! répondit Esther que ce mot rendit songeuse.

Le baron riait de toutes ces niaiseries au gros sel, mais il ne les comprenait pas toujours sur-le-champ, en sorte que son rire ressemblait à ces fusées oubliées qui partent après un feu d’artifice.

Nous vivons tous dans une sphère quelconque, et les habitants de toutes les sphères sont doués d’une dose égale de curiosité. Le lendemain, à l’Opéra, l’aventure du retour d’Esther fut la nouvelle des coulisses. Le matin, de deux heures à quatre heures, tout le Paris des Champs-Élysées avait reconnu la Torpille, et savait enfin quel était l’objet de la passion du baron de Nucingen.

— Savez-vous, disait Blondet à de Marsay dans le foyer de l’Opéra, que la Torpille a disparu le lendemain du jour où nous l’avons reconnue ici pour être la maîtresse du petit Rubempré ?

À Paris, comme en province, tout se sait. La police de la rue de Jérusalem n’est pas si bien faite que celle du monde, où chacun s’espionne sans le savoir. Aussi Carlos avait-il bien deviné quel était le danger de la position de Lucien pendant et après la rue Taitbout.

Il n’existe pas de situation plus horrible que celle où se trouvait madame du Val-Noble, et le mot être à pied la rend à merveille. L’insouciance et la prodigalité de ces femmes les empêchent de songer à l’avenir. Dans ce monde exceptionnel, beaucoup plus comique et spirituel qu’on ne le pense, les femmes qui ne sont pas belles de cette beauté positive, presque inaltérable et facile à reconnaître, les femmes qui ne peuvent être aimées enfin que par caprice, pensent seules à leur vieillesse et se font une fortune : plus elles sont belles, plus imprévoyantes elles sont. — Tu as donc peur de devenir laide, que tu te fais des rentes… ? est un mot de Florine à Mariette qui peut faire comprendre une des causes de cette prodigalité. Dans le cas d’un spéculateur qui se tue, d’un prodigue à bout de ses sacs, ces femmes tombent donc avec une effroyable rapidité d’une opulence effrontée à une profonde misère. Elles se jettent alors dans les bras de la marchande à la toilette, elles vendent à vil prix des bijoux exquis, elles font des dettes, surtout pour rester dans un luxe apparent qui leur permette de retrouver ce qu’elles viennent de perdre : une caisse où puiser. Ces hauts et bas de leur vie expliquent assez bien la cherté d’une liaison presque toujours ménagée, en réalité, comme Asie avait agrafé (autre mot du vocabulaire) Nucingen avec Esther. Aussi ceux qui connaissent bien leur Paris savent-ils parfaitement à quoi s’en tenir en retrouvant aux Champs-Élysées, ce bazar mouvant et tumultueux, telle femme en voiture de louage, après l’avoir vue, un an, six mois auparavant, dans un équipage étourdissant de luxe et de la plus belle tenue. — Quand on tombe à Sainte-Pélagie, il faut savoir rebondir au bois de Boulogne, disait Florine en riant avec Blondet du petit vicomte de Portenduère. Quelques femmes habiles ne risquent jamais ce contraste. Elles restent ensevelies en d’affreux hôtels garnis, où elles expient leurs profusions par des privations comme en souffrent les voyageurs égarés dans un Sahara quelconque ; mais elles n’en conçoivent pas la moindre velléité d’économie. Elles se hasardent aux bals masqués, elles entreprennent un voyage en province, elles se montrent bien mises sur les boulevards par les belles journées. Elles trouvent d’ailleurs entre elles le dévouement que se témoignent les classes proscrites. Les secours à donner coûtent peu de chose à la femme heureuse, qui se dit en elle-même : — Je serai comme ça dimanche. La protection la plus efficace est néanmoins celle de la marchande à la toilette. Quand cette usurière se trouve créancière, elle remue et fouille tous les cœurs de vieillards en faveur de son hypothèque à brodequins et à chapeaux. Incapable de prévoir le désastre d’un des plus riches et des plus habiles Agents de change, madame du Val-Noble fut donc prise en plein désordre. Elle employait l’argent de Falleix à ses caprices, et s’en remettait sur lui pour les choses utiles et pour son avenir. — Comment, disait-elle à Mariette, s’attendre à cela de la part d’un homme qui paraissait si bon enfant ?

Dans presque toutes les classes de la société, le bon enfant est un homme qui a de la largeur, qui prête quelques écus par ci par là sans les redemander, qui se conduit toujours d’après les règles d’une certaine délicatesse, en dehors de la moralité vulgaire, obligée, courante. Il y a des gens dits vertueux et probes, semblablement à Nucingen, ont ruiné leurs bienfaiteurs, et il y a des gens sortis de la Police Correctionnelle qui sont d’une ingénieuse probité pour une femme. La vertu complète, le rêve de Molière, Alceste, est excessivement rare ; elle se rencontre néanmoins. Le bon enfant est le produit d’une certaine grâce dans le caractère qui ne prouve rien. Un homme est ainsi comme le chat est soyeux, comme une pantoufle est faite pour être prête au pied. Donc, dans l’acception du mot bon enfant par les femmes entretenues, Falleix devait avertir sa maîtresse de la faillite et lui laisser de quoi vivre. D’Estourny, le galant escroc, était bon enfant ; il trichait au jeu, mais il avait mis de côté trente mille francs pour sa maîtresse. Aussi, dans les soupers de carnaval, les femmes répondaient-elles à ses accusateurs : « C’est égal !… vous aurez beau dire, Georges était un bon enfant, il avait de belles manières, il méritait un meilleur sort ! » Les filles se moquent des lois, elles adorent une certaine délicatesse. Elles savent se vendre, comme Esther, pour un beau idéal secret, leur religion à elles.

Après avoir à grand’peine sauvé quelques bijoux du naufrage, madame du Val-Noble succombait sous le poids terrible de cette accusation : — Elle a ruiné Falleix ! Elle atteignait l’âge de trente ans, et quoiqu’elle fût dans tout le développement de sa beauté, néanmoins elle pouvait d’autant mieux passer pour une vieille femme que, dans ces crises, une femme a contre soi toutes ses rivales. Mariette, Florine et Tullia recevaient bien leur amie à dîner, lui donnaient bien quelques secours ; mais, ne connaissant pas le chiffre de ses dettes, elles n’osaient sonder la profondeur de ce gouffre. Six ans d’intervalle constituaient un point d’aiguille un peu trop long dans les fluctuations de la mer parisienne, entre la Torpille et madame du Val-Noble, pour que la femme à pied s’adressât à la femme en voiture ; mais la Val-Noble savait Esther trop généreuse pour ne pas songer parfois qu’elle avait, selon son mot, hérité d’elle, et venir à elle dans une rencontre qui semblerait fortuite, quoique cherchée. Pour faire arriver ce hasard, madame du Val-Noble, mise en femme comme il faut, se promenait aux Champs-Élysées tous les jours, ayant au bras Théodore Gaillard, qui a fini par l’épouser et qui, dans cette détresse, se conduisait très bien avec son ancienne maîtresse, il lui donnait des loges et la faisait inviter à toutes les parties. Elle se flattait que, par un beau temps, Esther se promènerait, et qu’elles se trouveraient face à face. Esther avait Paccard pour cocher, car sa maison fut, en cinq jours, organisée par Asie, par Europe et Paccard, d’après les instructions de Carlos, de manière à faire de la maison rue Saint-Georges une place forte. De son côté, Peyrade, par sa haine profonde, par son désir de vengeance, et surtout dans le dessein d’établir sa chère Lydie, prit pour but de promenade les Champs-Élysées, dès que Contenson lui dit que la maîtresse de monsieur de Nucingen y était visible. Peyrade se mettait si parfaitement en Anglais, et parlait si bien en français avec les gazouillements que les Anglais introduisent dans notre langage ; il savait si purement l’anglais, il connaissait si complètement les affaires de ce pays, où par trois fois, la police de Paris l’avait envoyé, en 1779 et 1786, qu’il soutint son rôle d’Anglais chez des ambassadeurs et à Londres, sans éveiller de soupçons. Peyrade, qui tenait beaucoup de Musson, le fameux mystificateur, savait se déguiser avec tant d’art que Contenson, un jour, ne le reconnut pas. Accompagné de Contenson déguisé en mulâtre, Peyrade examinait, de cet œil qui semble inattentif, mais qui voit tout, Esther et ses gens. Il se trouva donc naturellement dans la contre-allée où les gens à équipage se promènent quand il fait sec et beau, le jour où Esther y rencontra madame du Val-Noble. Peyrade, suivi de son mulâtre en livrée, marcha sans affectation, et en vrai nabab qui ne pense qu’à lui-même, sur la ligne des deux femmes, de manière à saisir à la volée quelques mots de leur conversation.

— Eh ! bien, ma chère enfant, disait Esther à madame du Val-Noble, venez me voir. Nucingen se doit à lui-même de ne pas laisser sans un liard la maîtresse de son Agent de change…

— D’autant plus qu’on dit qu’il l’a ruiné, dit Théodore Gaillard, et que nous pourrions bien le faire chanter…

— Il dîne chez moi demain, viens, ma bonne, dit Esther. Puis elle lui dit à l’oreille : — J’en fais ce que je veux, il n’a pas encore ça ! Elle mit un de ses ongles tout ganté sous la plus jolie de ses dents, et fit ce geste assez connu dont la signification énergique veut dire : rien du tout !

— Tu le tiens…

— Ma chère, il n’a encore que payé mes dettes…

— Est-il petite-poche ! s’écria Suzanne du Val-Noble.

— Oh ! reprit Esther, j’en avais à faire reculer un ministre des finances. Maintenant, je veux trente mille francs de rente, avant la lettre !… Oh ! il est charmant, je n’ai pas à me plaindre… Il va… Dans huit jours, nous pendons la crémaillère, tu en seras… Le matin, il doit m’offrir le contrat de la maison de la rue Saint-Georges. Décemment, on ne peut pas habiter une pareille maison sans trente mille francs de rente à soi… pour les retrouver en cas de malheur. J’ai connu la misère, et je n’en veux plus. Il y a de certaines connaissances dont on a trop tout de suite.

— Toi qui disais : « La fortune, c’est moi ! » comme tu as changé ! s’écria Suzanne.

— C’est l’air de la Suisse, on y devient économe… Tiens, vas-y ma chère ! fais-y un Suisse, et tu en feras peut-être un mari ! car ils ne savent pas encore ce que sont des femmes comme nous… Dans tous les cas, tu en reviendras avec l’amour des rentes sur le Grand-Livre, un amour honnête et délicat ! Adieu.

Esther remonta dans sa belle voiture attelée des plus magnifiques chevaux gris-pommelés qui fussent alors à Paris.

— La femme qui monte en voiture, dit alors Peyrade en anglais à Contenson, est bien, mais j’aime encore mieux celle qui se promène, tu vas la suivre et savoir qui elle est.

— Voici ce que cet Anglais vient de dire en anglais, dit Théodore Gaillard en répétant à madame du Val-Noble la phrase de Peyrade.

Avant de se risquer à parler anglais, Peyrade avait lâché dans cette langue un mot qui fit faire à Théodore Gaillard un mouvement de physionomie par lequel il s’était assuré que le journaliste savait l’anglais. Madame du Val-Noble alla dès lors très lentement chez elle, rue Louis-le-Grand, dans un hôtel garni décent, en regardant de côté pour voir si le mulâtre la suivait. Cet établissement appartenait à une madame Gérard que, dans ses jours de splendeur, madame du Val-Noble avait obligée, et qui lui témoignait de la reconnaissance en la logeant d’une façon convenable. Cette bonne femme, bourgeoise honnête et pleine de vertus, pieuse même, acceptait la courtisane comme une femme d’un ordre supérieur ; elle la voyait toujours au milieu de son luxe, elle la prenait pour une reine déchue ; elle lui confiait ses filles ; et, chose plus naturelle qu’on ne le pense, la courtisane était aussi scrupuleuse en les menant au spectacle que le serait une mère ; elle était aimée des deux demoiselles Gérard. Cette brave et digne hôtesse ressemblait à ces sublimes prêtres qui voient encore une créature à sauver, à aimer, dans ces femmes mises hors la loi. Madame du Val-Noble respectait cette honnêteté, souvent elle l’enviait en causant le soir, et en déplorant ses malheurs. — Vous êtes encore belle, vous pouvez faire une bonne fin, disait madame Gérard. Madame du Val-Noble n’était d’ailleurs tombée que relativement. La toilette de cette femme, si gaspilleuse et si élégante, était encore assez bien fournie pour lui permettre de paraître, à l’occasion, comme le jour de Richard d’Arlington à la Porte-Saint-Martin, dans tout son éclat. Madame Gérard payait encore assez gracieusement les voitures dont la femme à pied avait besoin pour aller dîner en ville, pour se rendre au spectacle et en revenir.

— Eh ! bien, ma chère madame Gérard, dit-elle à cette honnête mère de famille, mon sort va changer, je crois…

— Allons, madame, tant mieux ; mais soyez sage, pensez à l’avenir… Ne faites plus de dettes. J’ai tant de mal à renvoyer ceux qui vous cherchent !…

— Eh ! ne vous inquiétez pas de ces chiens-là, qui tous ont gagné des sommes énormes avec moi. Tenez, voici des billets de Variétés pour vos filles, une bonne loge aux deuxièmes. Si quelqu’un me demandait ce soir et que je ne fusse pas rentrée, on laisserait monter tout de même. Adèle, mon ancienne femme de chambre, y sera ; je vais vous l’envoyer.

Madame du Val-Noble, qui n’avait ni tante ni mère, se trouvait forcée de recourir à sa femme de chambre (aussi à pied !) pour faire jouer le rôle d’une Saint-Estève auprès de l’inconnu dont la conquête allait lui permettre de remonter à son rang. Elle alla dîner avec Théodore Gaillard, qui, pour ce jour-là, se trouvait avoir une partie, c’est-à-dire un dîner offert par Nathan, qui payait un pari perdu, une de ces débauches dont on dit aux invités : — Il y aura des femmes.

Peyrade ne s’était pas décidé sans de puissantes raisons à donner de sa personne dans le champ de cette intrigue. Sa curiosité, comme celle de Corentin, était d’ailleurs si vivement excitée que, sans raisons, il se fût encore mêlé volontiers à ce drame. En ce moment la politique de Charles X avait achevé sa dernière évolution. Après avoir confié le timon des affaires à des ministres de son choix, le roi préparait la conquête d’Alger pour faire servir cette gloire de passe-port à ce qu’on a nommé son coup d’État. Au dedans, personne ne conspirait plus, Charles X croyait n’avoir aucun adversaire. En politique comme en mer, il y a des calmes trompeurs. Corentin était donc tombé dans une inaction absolue. Dans cette situation, un vrai chasseur, pour s’entretenir la main, faute de grives, tue des merles. Domitien, lui, tuait des mouches, faute de chrétiens. Témoin de l’arrestation d’Esther, Contenson avait, avec le sens exquis de l’espion, très bien jugé cette opération. Ainsi qu’on l’a vu, le drôle n’avait pas pris la peine de gazer son opinion au baron de Nucingen. « Au profit de qui rançonne-t-on la passion du banquier ? » fut la première question que se posèrent les deux amis. Après avoir reconnu dans Asie un personnage de la pièce, Contenson avait espéré, par elle, arriver à l’auteur ; mais elle lui coula des mains pendant quelque temps en se cachant comme une anguille dans la vase parisienne, et, lorsqu’il la retrouva cuisinière chez Esther, la coopération de cette mulâtresse lui parut inexplicable. Pour la première fois, les deux artistes en espionnage rencontraient donc un texte indéchiffrable, tout en soupçonnant une ténébreuse histoire. Après trois attaques successives et hardies sur la maison rue Taitbout, Contenson trouva le mutisme le plus obstiné. Tant qu’Esther y demeura, le portier sembla dominé par une profonde terreur. Peut-être Asie avait-elle promis des boulettes empoisonnées à toute la famille en cas d’indiscrétion. Le lendemain du jour où Esther quitta son appartement, Contenson trouva ce portier un peu plus raisonnable, il regrettait beaucoup cette petite dame qui, disait-il, le nourrissait des restes de sa table. Contenson, déguisé en courtier de commerce, marchandait l’appartement, et il écoutait les doléances du portier en se moquant de lui, mettant en doute tout ce qu’il disait par des : « — Est-ce possible ?… — Oui, monsieur, cette petite dame a demeuré cinq ans ici sans en être jamais sortie, à preuve que son amant, jaloux quoiqu’elle fût sans reproche, prenait les plus grandes précautions pour venir, pour entrer, pour sortir. C’était d’ailleurs un très beau jeune homme. » Lucien se trouvait encore à Marsac, chez sa sœur, madame Séchard ; mais, dès qu’il fut revenu, Contenson envoya le portier quai Malaquais, demander à monsieur de Rubempré s’il consentait à vendre les meubles de l’appartement quitté par madame Van-Bogseck. Le portier reconnut alors dans Lucien l’amant mystérieux de la jeune veuve, et Contenson n’en voulait pas savoir davantage. On doit juger de l’étonnement profond, quoique contenu, dont furent saisis Lucien et Carlos, qui parurent croire le portier fou ; ils essayèrent de le lui persuader.

En vingt-quatre heures, une contre-police fut organisée par Carlos, qui fit surprendre Contenson en flagrant délit d’espionnage. Contenson, déguisé en porteur de la Halle, avait déjà deux fois apporté les provisions achetées le matin par Asie, et deux fois il était entré dans le petit hôtel de la rue Saint-Georges. Corentin, de son côté, se remuait ; la réalité du personnage de Carlos Herrera l’arrêta net ; mais il sut promptement que cet abbé, l’envoyé secret de Ferdinand VII, était venu vers la fin de l’année 1823 à Paris. Néanmoins, Corentin dut étudier les raisons qui portaient cet Espagnol à protéger Lucien de Rubempré. Il fut démontré bientôt à Corentin que Lucien avait eu pendant cinq ans Esther pour maîtresse. Ainsi la substitution de l’Anglaise à Esther avait eu lieu dans les intérêts du dandy. Or Lucien n’avait aucun moyen d’existence, on lui refusait mademoiselle de Grandlieu pour femme, et il venait d’acheter un million la terre de Rubempré. Corentin fit mouvoir adroitement le directeur-général de la Police du royaume, à qui le préfet de Police apprit, à propos de Peyrade, qu’en cette affaire les plaignants n’étaient rien moins que le comte de Sérizy et Lucien de Rubempré. — Nous y sommes ! s’étaient écriés Peyrade et Corentin. Le plan des deux amis fut dessiné dans un moment. « — Cette fille, avait dit Corentin, a eu des liaisons, elle a des amies. Parmi ces amies, il est impossible qu’il ne s’en trouve pas une dans le malheur ; un de nous doit jouer le rôle d’un riche étranger qui l’entretiendra ; nous les ferons camarader. Elles ont toujours besoin les unes des autres pour le tric-trac des amants, et nous serons alors au cœur de la place. » Peyrade pensa tout naturellement à prendre son rôle d’Anglais. La vie de débauche à mener, pendant le temps nécessaire à la découverte du complot dont il avait été la victime, lui souriait, tandis que Corentin, vieilli par ses travaux et assez malingre, s’en souciait peu. En mulâtre, Contenson échappa sur-le-champ à la contre-police de Carlos. Trois jours avant la rencontre de Peyrade et de madame du Val-Noble aux Champs-Élysées, le dernier des agents de messieurs de Sartine et Lenoir, muni d’un passeport parfaitement en règle, avait débarqué rue de la Paix, à l’hôtel Mirabeau, venant des colonies par Le Havre dans une petite calèche aussi crottée que si elle arrivait du Havre, quoiqu’elle n’eût fait que le chemin de Saint-Denis à Paris.

Carlos Herrera, de son côté, fit viser son passe-port à l’ambassade espagnole, et disposa tout quai Malaquais pour un voyage à Madrid. Voici pourquoi. Sous quelques jours Esther allait être propriétaire du petit hôtel de la rue Saint-Georges, elle devait obtenir une inscription de trente mille francs de rente ; Europe et Asie étaient assez rusées pour la lui faire vendre et en remettre secrètement le prix à Lucien. Lucien, soi-disant riche par la libéralité de sa sœur, achèverait ainsi de payer le prix de la terre de Rubempré. Personne n’avait rien à reprendre dans cette conduite. Esther seule pouvait être indiscrète ; mais elle serait morte plutôt que de laisser échapper un mouvement de sourcils. Clotilde venait d’arborer un petit mouchoir rose à son cou de cigogne, la partie était donc gagnée à l’hôtel de Grandlieu. Les actions des Omnibus donnaient déjà trois capitaux pour un. Carlos, en disparaissant pour quelques jours, déjouait toute malveillance. La prudence humaine avait tout prévu, pas une faute n’était possible. Le faux Espagnol devait partir le lendemain du jour où Peyrade avait rencontré madame du Val-Noble aux Champs-Élysées. Or, dans la nuit même, à deux heures du matin, Asie arriva quai Malaquais en fiacre, et trouva le chauffeur de cette machine fumant dans sa chambre, et se livrant au résumé qui vient d’être traduit en quelques mots, comme un auteur épluchant une feuille de son livre pour y découvrir des fautes à corriger. Un pareil homme ne voulait pas commettre deux fois un oubli comme celui du portier de la rue Taitbout.

— Paccard, dit Asie à l’oreille de son maître, a reconnu ce matin, à deux heures et demie, aux Champs-Elysées, Contenson déguisé en mulâtre et servant de domestique à un Anglais qui, depuis trois jours, se promène aux Champs-Élysées pour observer Esther. Paccard a reconnu ce mâtin-là, comme moi quand il était porteur de la Halle, aux yeux. Paccard a ramené la petite de manière à ne pas perdre de vue notre drôle. Il est à l’hôtel Mirabeau ; mais il a échangé de tels signes d’intelligence avec l’Anglais, qu’il est impossible, dit Paccard, que l’Anglais soit un Anglais.

— Nous avons un taon sur le dos, dit Carlos. Je ne pars qu’après-demain. Ce Contenson est bien celui qui nous a lancé jusqu’ici le portier de la rue Taitbout ; il faut savoir si le faux Anglais est notre ennemi.

À midi, le mulâtre de monsieur Samuel Johnson servait gravement son maître, qui déjeunait toujours trop bien, par calcul. Peyrade voulait se faire passer pour un Anglais du genre Buveur ; il ne sortait jamais qu’entre deux vins. Il avait des guêtres en drap noir qui lui montaient jusqu’aux genoux et rembourrées de manière à lui grossir les jambes ; son pantalon était doublé d’une futaine énorme ; il avait un gilet boutonné jusqu’au menton ; sa cravate bleue lui entourait le cou jusqu’à fleur des joues ; il portait une petite perruque rousse qui lui cachait la moitié du front ; il s’était donné trois pouces de plus environ ; en sorte que le plus ancien habitué du café David n’aurait pu le reconnaître. À son habit carré, noir, ample et propre comme un habit anglais, un passant devait le prendre pour un Anglais millionnaire. Contenson avait manifesté l’insolence froide du valet de confiance d’un nabab, il était muet, rogue, méprisant, peu communicatif, et se permettait des gestes étrangers et des cris féroces. Peyrade achevait sa seconde bouteille quand un garçon de l’hôtel introduisit sans cérémonie dans l’appartement un homme en qui Peyrade, aussi bien que Contenson, reconnut un gendarme en bourgeois.

— Monsieur Peyrade, dit le gendarme en s’adressant au nabab et en lui parlant à l’oreille, j’ai l’ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade se leva sans faire la moindre observation et chercha son chapeau. — Vous trouverez un fiacre à la porte, lui dit le gendarme dans l’escalier. Le préfet voulait vous faire arrêter, mais il s’est contenté de vous envoyer demander des explications sur votre conduite par l’officier de paix que vous trouverez dans la voiture.

— Dois-je rester avec vous ? demanda le gendarme à l’officier de paix quand Peyrade fut monté.

— Non, répondit l’officier de paix. Dites tout bas au cocher d’aller à la Préfecture.

Peyrade et Carlos se trouvaient ensemble dans le même fiacre. Carlos tenait à portée un stylet. Le fiacre était mené par un cocher de confiance, capable d’en laisser sortir Carlos sans s’en apercevoir et de s’étonner, en arrivant sur place, de trouver un cadavre dans sa voiture. On ne réclame jamais un espion. La justice laisse presque toujours ces meurtres impunis, tant il est difficile d’y voir clair. Peyrade jeta son coup d’œil d’espion sur le magistrat que lui détachait le préfet de Police, Carlos lui présenta des lignes satisfaisantes : un crâne pelé, sillonné de rides à l’arrière ; des cheveux poudrés ; puis, sur des yeux tendres bordés de rouge et qui voulaient des soins, une paire de lunettes d’or très légères, très bureaucratiques, à verres verts et doubles. Ces yeux offraient des certificats de maladies ignobles. Une chemise en percale à jabot plissé dormant, un gilet de satin noir usé, un pantalon d’homme de justice, des bas de filoselle noire et des souliers noués par des rubans, une longue redingote noire, des gants à quarante sous, noirs et portés depuis dix jours, une chaîne de montre en or. C’était, ni plus, ni moins, le magistrat inférieur appelé très antinomiquement officier de paix.

— Mon cher monsieur Peyrade, je regrette qu’un homme comme vous soit l’objet d’une surveillance, et que vous preniez à tâche de la justifier. Votre déguisement n’est pas du goût de monsieur le préfet. Si vous croyez échapper ainsi à notre vigilance, vous êtes dans l’erreur. Vous avez sans doute pris la route d’Angleterre à Beaumont-sur-Oise ?…

— À Beaumont-sur-Oise, répondit Peyrade.

— Ou à Saint-Denis ? reprit l’abbé.

Peyrade se troubla. Cette nouvelle demande exigeait une réponse. Or toute réponse était dangereuse. Une affirmation devenait une moquerie ; une négation, si l’homme savait la vérité, perdait Peyrade. — Il est fin, pensa-t-il. Il essaya de regarder l’officier de paix en souriant, et lui donna son sourire pour une réponse. Le sourire fut accepté sans protêt.

— Dans quel but vous êtes-vous déguisé, avez-vous pris un appartement à l’hôtel Mirabeau, et mis Contenson en mulâtre ? demanda le faux magistrat.

— Monsieur le préfet fera de moi ce qu’il voudra, je ne dois de compte de mes actions qu’à mes chefs, dit Peyrade avec dignité.

— Si vous voulez me donner à entendre que vous agissez pour le compte de la Police Générale du Royaume, dit sèchement Carlos, nous allons changer de direction, et aller rue de Grenelle au lieu d’aller rue de Jérusalem. J’ai les ordres les plus positifs à votre égard. Mais prenez bien garde ? on ne vous en veut pas énormément, et, en un moment, vous brouilleriez vos cartes. Quant à moi, je ne vous veux pas de mal… Mais, marchons !… Dites-moi la vérité…

— La vérité ? la voici, dit Peyrade en jetant un regard fin sur les yeux rouges de son cerbère.

La figure de Carlos resta muette, impassible, l’officier de paix faisait son métier, toute vérité lui paraissait indifférente, il avait l’air de taxer le Préfet de quelque caprice. Les Préfets ont des lubies.

— Je suis devenu amoureux comme un fou d’une femme, la maîtresse de cet Agent de change qui voyage pour son plaisir et pour le déplaisir de ses créanciers, Falleix.

— Madame du Val-Noble, dit l’officier.

— Oui, reprit Peyrade. Pour pouvoir l’entretenir pendant un mois, ce qui ne me coûtera guère plus de mille écus, je me suis mis en nabab et j’ai pris Contenson pour domestique. Cela, monsieur, est si vrai que, si vous voulez me laisser dans le fiacre, où je vous attendrai, foi d’ancien Commissaire-général de police, montez à l’hôtel, vous y questionnerez Contenson. Non-seulement Contenson vous confirmera ce que j’ai l’honneur de vous dire, mais vous verrez venir la femme de chambre de madame du Val-Noble, qui doit nous apporter ce matin le consentement à mes propositions, ou les conditions de sa maîtresse. Un vieux singe se connaît en grimaces : j’ai offert mille francs par mois, une voiture ; cela fait quinze cents ; cinq cents francs de cadeaux, puis autant en quelques parties, des dîners, des spectacles ; vous voyez que je ne me trompe pas d’un centime en vous disant mille écus. Un homme de mon âge peut bien mettre mille écus à sa dernière fantaisie.

— Ah ! papa Peyrade, vous aimez encore assez les femmes pour ?… Mais vous m’attrapez ; moi, j’ai soixante ans, et je m’en prive très bien… Si cependant les choses sont comme vous les dites, je conçois que, pour vous passer cette fantaisie, il vous a fallu vous donner la tournure d’un étranger.

— Vous comprenez que Peyrade ou le père Canquoëlle de la rue des Moineaux…

— Oui, ni l’un ni l’autre n’eût convenu à madame du Val-Noble, reprit Carlos enchanté d’apprendre l’adresse du père Canquoëlle. J’ai connu jadis une femme, dit le faux magistrat, qui était entretenue par l’exécuteur des hautes-œuvres. Un jour, au spectacle, elle se pique avec une épingle, et, comme cela se disait avant la révolution, elle s’écria : Ah ! bourreau ! — Est-ce une réminiscence ? lui dit quelqu’un… Eh bien ! mon cher Peyrade, elle a quitté son homme à cause de ce mot. Je conçois que vous ne voulez pas vous exposer à une semblable avanie… Madame du Val-Noble est femme à gens comme il faut, je l’ai vue un jour à l’Opéra, je l’ai trouvée bien belle… Faites revenir le cocher rue de la Paix, mon cher Peyrade, je vais monter avec vous dans votre appartement et voir les choses par moi-même. Un rapport verbal suffira sans doute à monsieur le préfet.

Carlos sortit de sa poche de côté une tabatière en carton noir doublée de vermeil, il l’ouvrit, et offrit du tabac à Peyrade par un geste d’une bonhomie adorable. Peyrade se dit à lui-même : — Et voilà leurs agents !… mon Dieu ! si monsieur Lenoir ou monsieur de Sartine revenait au monde, que dirait-il ?

— C’est là sans doute une partie de la vérité, mais ce n’est pas tout, mon cher ami, dit le faux officier de paix en achevant de humer sa prise par le nez. Vous vous êtes mêlé des affaires de cœur du baron de Nucingen, et vous voulez sans doute l’entortiller dans quelque nœud coulant ; vous l’avez manqué au pistolet, vous voulez le viser avec du gros canon. Madame du Val-Noble est une amie de madame de Champy…

— Ah ! diable ! ne nous enferrons pas ! se dit Peyrade. Il est plus fort que je ne le croyais. Il me joue : il parle de me faire relâcher, et il continue de me faire causer.

— Eh ! bien, dit Carlos d’un air d’autorité magistrale.

— Monsieur, il est vrai que j’ai eu le tort de chercher pour le compte de monsieur de Nucingen une femme dont il était amoureux à en perdre la tête. C’est la cause de la disgrâce dans laquelle je suis ; car il paraît que j’ai touché, sans le savoir, à des intérêts très graves. (Le magistrat subalterne fut impassible.) Mais je connais assez la Police après cinquante-deux ans d’exercice, reprit Peyrade, pour m’être abstenu depuis la mercuriale que m’a donnée monsieur le Préfet, qui certainement avait raison…

— Vous renonceriez alors à votre caprice si monsieur le préfet vous le demandait ? Ce serait, je crois, la meilleure preuve à donner de la sincérité de ce que vous me dites.

— Comme il va ! comme il va ! se disait Peyrade. Ah ! sacrebleu ! les agents d’aujourd’hui valent ceux de monsieur Lenoir.

— Y renoncer ? dit Peyrade… J’attendrai les ordres de monsieur le préfet… Mais si vous voulez monter, nous voici à l’hôtel.

— Où trouvez-vous donc des fonds ? lui demanda Carlos d’un air sagace et à brûle-pourpoint.

— Monsieur, j’ai un ami… dit Peyrade…

— Allez donc dire cela, reprit Carlos, à un juge d’instruction ?

Cette audacieuse scène était chez Carlos le résultat d’une de ces combinaisons dont la simplicité ne pouvait sortir que de la tête d’un homme de sa trempe. Il avait envoyé Lucien, de très bonne heure, chez la comtesse de Sérizy. Lucien pria le secrétaire particulier du comte d’aller, de la part du comte, demander au Préfet des renseignements sur l’agent employé par le baron de Nucingen. Le secrétaire était revenu muni d’une note sur Peyrade, la copie du sommaire écrit sur le dossier :

Dans la police depuis 1778, et venu d’Avignon à Paris, deux ans auparavant.

Sans fortune et sans moralité, dépositaire de secrets d’État.

Domicilié rue des Moineaux, sous le nom de Canquoëlle, nom du petit bien sur lequel vit sa famille, dans le département de Vaucluse, famille honorable d’ailleurs.

A été demandé récemment par un de ses petits-neveux, nommé Théodose de la Peyrade. (Voir le rapport d’un agent, no 37 des pièces)

— C’est lui qui doit être l’Anglais à qui Contenson sert de mulâtre, s’était écrié Carlos quand Lucien lui rapporta les renseignements donnés de vive voix, outre la note.

En trois heures de temps, cet homme, d’une activité de général en chef, avait trouvé par Paccard un innocent complice capable de jouer le rôle d’un gendarme en bourgeois, et s’était déguisé en officier de paix. Il avait hésité trois fois à tuer Peyrade dans le fiacre ; mais il s’était interdit de jamais commettre un assassinat par lui-même, il se promit de se défaire à temps de Peyrade en le faisant signaler comme un millionnaire à quelques forçats libérés.

Peyrade et son Mentor entendirent la voix de Contenson qui causait avec la femme de chambre de madame du Val-Noble. Peyrade fit alors signe à Carlos de rester dans la première pièce, en ayant l’air de lui dire ainsi : — Vous allez juger de ma sincérité.

— Madame consent à tout, disait Adèle. Madame est en ce moment chez une de ses amies, madame de Champy, qui a pour un an encore un appartement tout meublé rue Taitbout, et qui le lui donnera sans doute. Madame sera mieux là pour recevoir monsieur Johnson, car les meubles sont encore très bien, et Monsieur pourra les acheter à Madame en s’entendant avec madame de Champy.

— Bon, mon enfant. Si ce n’est pas une carotte, c’en est le feuillage, dit le mulâtre à la fille stupéfaite ; mais nous partagerons…

— Eh ! bien, en voilà un homme de couleur ! s’écria mademoiselle Adèle. Si votre nabab est un nabab, il peut bien donner des meubles à madame. Le bail finit en avril 1830, votre nabab pourra le renouveler, s’il se trouve bien.

Moa trée contente ! répondit Peyrade qui fit son entrée en frappant sur l’épaule de la femme de chambre.

Et il fit un geste d’intelligence à Carlos qui répondit par un geste d’assentiment en comprenant que le nabab devait rester dans son rôle. Mais la scène changea subitement par l’entrée d’un personnage sur qui Carlos ni le Préfet de police ne pouvaient rien. Corentin se montra soudain. Il avait trouvé la porte ouverte, il venait voir en passant comment son vieux Peyrade jouait son rôle de nabab.

— Le préfet m’otolondre toujours ! dit Peyrade à l’oreille de Corentin, il m’a découvert en nabab.

— Nous ferons tomber le préfet, répondit Corentin à l’oreille de son ami.

Puis, après avoir salué froidement, il se mit à examiner sournoisement le magistrat.

— Restez ici jusqu’à mon retour ; je vais à la Préfecture, dit Carlos. Si vous ne me voyez pas, vous pourrez vous passer votre fantaisie.

Après avoir dit ces mots à l’oreille de Peyrade afin de ne pas en démolir le personnage aux yeux de la femme de chambre, Carlos sortit, ne se souciant pas de rester sous le regard du nouveau venu, dans lequel il reconnut une de ces natures blondes, à œil bleu, terribles à froid.

— C’est l’officier de paix que m’a envoyé le Préfet, dit Peyrade à Corentin.

— Ça ! répondit Corentin, tu t’es laissé mettre dedans. Cet homme a trois jeux de cartes dans ses souliers, cela se voit à la position du pied dans le soulier ; et un officier de paix n’a pas besoin de se déguiser !

Corentin descendit avec rapidité pour éclaircir ses soupçons ; Carlos montait en fiacre.

— Eh ! monsieur l’abbé ?… cria Corentin. Carlos tourna la tête, vit Corentin et monta dans son fiacre ; mais Corentin eut le temps de lui dire à la portière : — Voilà tout ce que je voulais savoir. — Quai Malaquais ! cria Corentin au cocher en mettant d’infernales railleries dans son accent et dans son regard.

— Allons, se dit Jacques Collin, je suis cuit, ils y sont, il faut les gagner de vitesse, et surtout savoir ce qu’ils nous veulent.

Corentin avait vu cinq ou six fois l’abbé Carlos Herrera, et le regard de cet homme ne pouvait pas s’oublier. Corentin avait reconnu d’abord la carrure des épaules, puis les boursouflures du visage, et la tricherie des trois pouces obtenus par un talon intérieur.

— Ah ! mon vieux, l’on t’a fait poser ! dit Corentin en voyant qu’il n’y avait plus dans la chambre à coucher que Peyrade et Contenson.

— Qui ? s’écria Peyrade dont l’accent eut une vibration métallique, j’emploie mes derniers jours à le mettre sur un gril et à l’y retourner.

— C’est l’abbé Carlos Herrera, probablement le Corentin de l’Espagne. Tout s’explique. L’Espagnol est un débauché qui a voulu faire la fortune de ce petit jeune homme en battant monnaie avec le traversin d’une jolie fille… C’est à toi de savoir si tu veux jouter avec un abbé qui me paraît diablement roué.

— Oh ! cria Contenson, il a reçu les trois cent mille francs le jour de l’arrestation d’Esther, il était dans le fiacre ! je me souviens de ces yeux-là, de ce front, de ces marques de petite-vérole.

— Ah ! quelle dot aurait eue ma pauvre Lydie ! s’écria Peyrade.

— Tu peux rester en nabab, dit Corentin. Pour avoir un œil chez Esther, il faut la lier avec la Val-Noble, elle était la vraie maîtresse de Lucien de Rubempré.

— On a déjà chipé plus de cinq cent mille francs au Nucingen, dit Contenson.

— Il leur en faut encore autant, reprit Corentin, la terre de Rubempré coûte un million. Papa, dit-il en frappant sur l’épaule de Peyrade, tu pourras avoir plus de cent mille francs pour marier Lydie.

— Ne me dis pas cela, Corentin. Si ton plan manquait, je ne sais pas de quoi je serais capable…

— Tu les auras peut-être demain ! L’abbé, mon cher, est bien fin, nous devons baiser son ergot, c’est un diable supérieur ; mais je le tiens, il est homme d’esprit, il capitulera. Tâche d’être aussi bête qu’un nabab, et ne crains plus rien.

Le soir de cette journée où les véritables adversaires s’étaient rencontrés face à face et sur un terrain aplani, Lucien alla passer la soirée à l’hôtel de Grandlieu. La compagnie y était nombreuse. À la face de tout son salon, la duchesse garda pendant quelque temps Lucien auprès d’elle, en se montrant excellente pour lui.

— Vous êtes allé faire un petit voyage ? lui dit-elle.

— Oui, madame la duchesse. Ma sœur, dans le désir de faciliter mon mariage, a fait de grands sacrifices, et j’ai pu acquérir la terre de Rubempré, la recomposer en entier. Mais j’ai trouvé dans mon avoué de Paris un homme habile, il a su m’éviter les prétentions que les détenteurs des biens auraient élevées en sachant le nom de l’acquéreur.

— Y a-t-il un château ? dit Clotilde en souriant trop.

— Il y a quelque chose qui ressemble à un château ; mais le plus sage sera de s’en servir comme de matériaux pour bâtir une maison moderne.

Les yeux de Clotilde jetaient des flammes de bonheur à travers ses sourires de contentement.

— Vous ferez ce soir un rubber avec mon père, lui dit-elle tout bas. Dans quinze jours, j’espère que vous serez invité à dîner.

— Eh ! bien, mon cher monsieur, dit le duc de Grandlieu, vous avez acheté, dit-on, la terre de Rubempré ; je vous en fais mon compliment. C’est une réponse à ceux qui vous donnaient des dettes. Nous autres, nous pouvons, comme la France ou l’Angleterre, avoir une Dette Publique ; mais, voyez-vous, les gens sans fortune, les commençants ne peuvent pas se donner ce ton-là…

— Eh ! monsieur le duc, je dois encore cinq cent mille francs sur ma terre.

— Eh ! bien, il faut épouser une fille qui vous les apporte ; mais vous trouverez difficilement, pour vous, un parti de cette fortune dans notre faubourg, où l’on donne peu de dot aux filles.

— Mais elles ont assez de leur nom, répondit Lucien.

— Nous ne sommes que trois joueurs de wisk, Maufrigneuse, d’Espard et moi, dit le duc ; voulez-vous être notre quatrième ? dit-il à Lucien en lui montrant la table à jouer.

Clotilde vint à la table de jeu pour voir jouer son père.

— Elle veut que je prenne ça pour moi, dit le duc en tapotant les mains de sa fille et regardant de côté Lucien qui resta sérieux.

Lucien, le partenaire de monsieur d’Espard, perdit vingt louis.

— Ma chère mère, vint dire Clotilde à la duchesse, il a eu l’esprit de perdre.

À onze heures, après quelques paroles d’amour échangées avec mademoiselle de Grandlieu, Lucien revint, se mit au lit en pensant au triomphe complet qu’il devait obtenir dans un mois, car il ne doutait pas d’être accepté comme prétendu de Clotilde, et marié avant le carême de 1830. Le lendemain, à l’heure où Lucien fumait quelques cigarettes après déjeuner, en compagnie de Carlos devenu très soucieux, on leur annonça monsieur de Saint-Estève (quelle épigramme !) qui désirait parler, soit à l’abbé Carlos Herrera, soit à monsieur Lucien de Rubempré.

— A-t-on dit, en bas, que je suis parti ? s’écria l’abbé.

— Oui, monsieur, répondit le groom.

— Eh ! bien, reçois cet homme, dit-il à Lucien ; mais ne dis pas un seul mot compromettant, ne laisse pas échapper un geste d’étonnement, c’est l’ennemi.

— Tu m’entendras, dit Lucien.

Carlos se cacha dans une pièce contiguë, et par la fente de la porte il vit entrer Corentin, qu’il ne reconnut qu’à la voix, tant ce grand homme inconnu possédait le don de transformation ! En ce moment, Corentin ressemblait à un vieux Chef de Division aux Finances.

— Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, monsieur, dit Corentin ; mais…

— Excusez-moi de vous interrompre, monsieur, dit Lucien ; mais…

— Mais, il s’agit de votre mariage avec mademoiselle Clotilde de Grandlieu, qui ne se fera pas, dit alors vivement Corentin. (Lucien s’assit et ne répondit rien.) — Vous êtes entre les mains d’un homme qui a le pouvoir, la volonté, la facilité de prouver au duc de Grandlieu que la terre de Rubempré sera payée avec le prix qu’un sot vous a donné de votre maîtresse, mademoiselle Esther… On trouvera facilement les minutes des jugements en vertu desquels mademoiselle Esther a été poursuivie, et l’on a les moyens de faire parler d’Estourny. Les manœuvres extrêmement habiles employées contre le baron de Nucingen seront mises à jour… En ce moment, tout peut s’arranger. Donnez une somme de cent mille francs et vous aurez la paix… Ceci ne me regarde en rien. Je suis le chargé d’affaires de ceux qui se livrent à ce chantage, voila tout.

Corentin aurait pu parler une heure, Lucien fumait sa cigarette d’un air parfaitement insouciant.

— Monsieur, répondit-il, je ne veux pas savoir qui vous êtes, car les gens qui se chargent de commissions semblables ne se nomment d’aucune manière, pour moi, du moins. Je vous ai laissé parler tranquillement : je suis chez moi. Vous ne me paraissez pas dénué de sens, écoutez bien mon dilemme. (Une pause se fit, pendant laquelle Lucien opposa aux yeux de chat que Corentin dirigeait sur lui un regard couvert de glace.) — Ou vous vous appuyez sur des faits entièrement faux, et je ne dois en prendre aucun souci ; ou vous avez raison, et alors, en vous donnant cent mille francs, je vous laisse le droit de me demander autant de cent mille francs que votre mandataire pourra trouver de Saint-Estèves à m’envoyer… Enfin, pour terminer d’un coup votre estimable négociation, sachez que moi, Lucien de Rubempré, je ne crains personne, attendu que je ne suis pour rien dans les tripotages dont vous me parlez ; que, si la maison de Grandlieu fait la difficile, il y a d’autres jeunes personnes très nobles à épouser, et qu’en somme il n’y a pas d’affront pour moi à rester garçon, surtout en faisant, comme vous le croyez, la traite des blanches avec de pareils bénéfices.

— Si monsieur l’abbé Carlos Herrera…

— Monsieur, dit Lucien en interrompant Corentin, l’abbé Carlos Herrera se trouve en ce moment sur la route d’Espagne ! il n’a rien à faire à mon mariage, ni rien à voir dans mes intérêts. Cet homme d’État a bien voulu m’aider pendant longtemps de ses conseils, mais il a des comptes à rendre à Sa Majesté le roi d’Espagne ; si vous avez à causer avec lui, je vous engage à prendre le chemin de Madrid.

— Monsieur, dit nettement Corentin, vous ne serez jamais le mari de mademoiselle Clotilde de Grandlieu.

— Tant pis pour elle, répondit Lucien en poussant vers la porte Corentin avec impatience.

— Avez-vous bien réfléchi ? dit froidement Corentin.

— Monsieur, je ne vous reconnais ni le droit de vous mêler de mes affaires ni celui de me faire perdre une cigarette, dit Lucien en jetant sa cigarette éteinte.

— Adieu, monsieur, dit Corentin. Nous ne nous reverrons plus… mais il y aura certes un moment de votre vie où vous donnerez la moitié de votre fortune pour avoir eu l’idée de me rappeler sur l’escalier.

En réponse à cette menace, l’abbé fit le geste de couper une tête. — À l’ouvrage, maintenant ! s’écria-t-il en regardant Lucien devenu blême après cette terrible conférence.

Si, dans le nombre, assez restreint, des lecteurs qui s’occupent de la partie morale et philosophique d’un livre, il s’en trouvait un seul capable de croire à la satisfaction du baron de Nucingen, celui-là prouverait combien il est difficile de soumettre le cœur d’une fille à des maximes physiologiques quelconques. Esther avait résolu de faire payer cher au pauvre millionnaire ce que le millionnaire appelait son chour te driomphe. Aussi, dans les premiers jours de février 1830, la crémaillère n’avait-elle pas encore été pendue dans le bedid balai. — Mais, dit Esther confidentiellement à ses amies qui le redirent au baron, au Carnaval, j’ouvre mon établissement, et je veux rendre mon homme heureux comme un coq en plâtre. Ce mot devint proverbial dans le monde Fille. Le baron se livrait donc à beaucoup de lamentations. Comme les gens mariés, il devenait assez ridicule, il commençait à se plaindre devant ses intimes, et son mécontentement transpirait. Cependant Esther continuait consciencieusement son rôle de Pompadour du prince de la Spéculation. Elle avait déjà donné deux ou trois petites soirées uniquement pour introduire Lucien au logis. Lousteau, Rastignac, du Tillet, Bixiou, Nathan, le comte de Brambourg, la fleur des roués, devinrent les habitués de la maison. Enfin Esther accepta, pour actrices dans la pièce qu’elle jouait, Tullia, Florentine, Fanny-Beaupré, Florine, deux actrices et deux danseuses, puis madame du Val-Noble. Rien n’est plus triste qu’une maison de Courtisane sans le sel de la rivalité, le jeu des toilettes et la diversité des physionomies. En six semaines, Esther devint la femme la plus spirituelle, la plus amusante, la plus belle et la plus élégante des Pariahs femelles qui composent la classe des femmes entretenues. Placée sur son vrai piédestal, elle savourait toutes les jouissances de vanité qui séduisent les femmes ordinaires, mais en femme qu’une pensée secrète mettait au-dessus de sa caste. Elle gardait en son cœur une image d’elle-même qui tout à la fois la faisait rougir et dont elle se glorifiait, l’heure de son abdication était toujours présente à sa conscience ; aussi vivait-elle comme double, en prenant son personnage en pitié. Ses sarcasmes se ressentaient de la disposition intérieure où la maintenait le profond mépris que l’ange d’amour, contenu dans la courtisane, portait à ce rôle infâme et odieux joué par le corps en présence de l’âme. À la fois le spectateur et l’acteur, le juge et le patient, elle réalisait l’admirable fiction des Contes Arabes, où se trouve presque toujours un être sublime caché sous une enveloppe dégradée, et dont le type est, sous le nom de Nabuchodonosor, dans le livre des livres, la Bible. Après s’être accordé la vie jusqu’au lendemain de l’infidélité, la victime pouvait bien s’amuser un peu du bourreau. D’ailleurs, les lumières acquises par Esther sur les moyens secrètement honteux auxquels le baron devait sa fortune colossale lui ôtèrent tout scrupule, elle se plut à jouer le rôle de la déesse Até, la Vengeance, selon le mot de Carlos. Aussi se faisait-elle tour-à-tour charmante et détestable pour ce millionnaire qui ne vivait que par elle. Quand le baron en arrivait à un degré de souffrance auquel il désirait quitter Esther, elle le ramenait à elle par une scène de tendresse.

Herrera, très ostensiblement parti pour l’Espagne, était allé jusqu’à Tours. Il avait fait continuer le chemin à sa voiture jusqu’à Bordeaux, en y laissant un domestique de place chargé de jouer le rôle du maître, et de l’attendre dans un hôtel de Bordeaux. Puis, revenu par la diligence sous le costume d’un commis-voyageur, il s’était secrètement installé chez Esther, d’où, par Asie, par Europe et par Paccard, il dirigeait avec soin ses machinations, en surveillant tout, et particulièrement Peyrade.

Une quinzaine environ avant le jour choisi pour donner sa fête, et qui devait être le lendemain du premier bal de l’Opéra, la courtisane, que ses bons mots commençaient à rendre redoutable, se trouvait aux Italiens, dans le fond de la loge que le baron, forcé de lui donner une loge, lui avait obtenue au rez-de-chaussée, afin d’y cacher sa maîtresse et ne pas se montrer en public avec elle, à quelques pas de madame de Nucingen. Esther avait choisi sa loge de manière à pouvoir contempler celle de madame de Sérizy, que Lucien accompagnait presque toujours. La pauvre courtisane mettait son bonheur à regarder Lucien les mardis, les jeudis et les samedis, auprès de madame de Sérizy. Esther vit alors, vers les neuf heures et demie, Lucien entrant dans la loge de la comtesse le front soucieux, pâle, et la figure presque décomposée. Ces signes de désolation intérieure n’étaient visibles que pour Esther. La connaissance du visage d’un homme est, chez la femme qui l’aime, comme celle de la pleine mer pour un marin. — Mon Dieu ! que peut-il avoir ?… qu’est-il arrivé ? Aurait-il besoin de parler à cet ange infernal, qui est un ange gardien pour lui, et qui vit caché dans une mansarde entre celle d’Europe et celle d’Asie ? Occupée de pensées si cruelles, Esther entendait à peine la musique. Aussi peut-on facilement croire qu’elle n’écoutait pas du tout le baron, qui tenait entre ses deux mains une main de son anche, en lui parlant dans son patois de juif polonais, dont les singulières désinences ne doivent pas donner moins de mal à ceux qui les lisent qu’à ceux qui les entendent.

Esder, dit-il en lui lâchant la main, et la repoussant avec un léger mouvement d’humeur, fus ne m’égoudez bas !

— Baron, tenez, vous baragouinez l’amour comme vous baragouinez le français.

Terteifle !

— Je ne suis pas ici dans mon boudoir, je suis aux Italiens. Si vous n’étiez pas une de ces caisses fabriquées par Huret ou par Fichet, qui s’est métamorphosée en homme par un tour de force de la Nature, vous ne feriez pas tant de tapage dans la loge d’une femme qui aime la musique. Je crois bien que je ne vous écoute pas ! Vous êtes là, tracassant dans ma robe comme un hanneton dans du papier, et vous me faites rire de pitié. Vous me dites : — « Fus êdes cholie, fis êdes à groguer… » Vieux fat ! si je vous répondais : — « Vous me déplaisez moins ce soir qu’hier, rentrons chez nous. » Eh ! bien, à la manière dont je vous vois soupirer (car si je ne vous écoute pas, je vous sens), je vois que vous avez énormément dîné, votre digestion commence. Apprenez de moi (je vous coûte assez cher pour que je vous donne de temps en temps un conseil pour votre argent !) apprenez, mon cher, que quand on a des digestions embarrassées comme le sont les vôtres, il ne vous est pas permis de dire indifféremment, et à des heures indues, à votre maîtresse : — Fus êdes cholie… Un vieux soldat est mort de cette fatuité-là dans les bras de la Religion, a dit Blondet… Il est dix heures, vous avez fini de dîner à neuf heures chez du Tillet avec votre pigeon, le comte de Brambourg, vous avez des millions et des truffes à digérer, repassez demain à dix heures.

Comme fus édes grielle !… s’écria le baron qui reconnut la profonde justesse de cet argument médical.

— Cruelle ?… fit Esther en regardant toujours Lucien. N’avez-vous pas consulté Bianchon, Desplein, le vieil Haudry… Depuis que vous entrevoyez l’aurore de votre bonheur, savez-vous de quoi vous me faites l’effet ?…

Te guoi ?

— D’un petit bonhomme enveloppé de flanelle, qui, d’heure en heure, se promène de son fauteuil à sa croisée pour savoir si le thermomètre est à l’article vers à soie, la température que son médecin lui ordonne…

Dennez, fus èdes eine incrade ! s’écria le baron au désespoir d’entendre une musique que les vieillards amoureux entendent cependant assez souvent aux Italiens.

— Ingrate ! dit Esther. Et que m’avez-vous donné jusqu’à présent ?… beaucoup de désagrément. Voyons, papa ! puis-je être fière de vous ? Vous ! vous êtes fier de moi, je porte très bien vos galons et votre livrée. Vous avez payé mes dettes !… soit. Mais vous avez chipé assez de millions… (Ah ! ah ! ne faites pas la moue, vous en êtes convenu avec moi…) pour n’y pas regarder. Et c’est là votre plus beau titre de gloire… Fille et voleur, rien ne s’accorde mieux. Vous avez construit une cage magnifique pour un perroquet qui vous plaît… Allez demander à un ara du Brésil s’il doit de la reconnaissance à celui qui l’a mis dans une cage dorée… — Ne me regardez pas ainsi, vous avez l’air d’un bonze… — Vous montrez votre ara rouge et blanc à tout Paris. Vous dites : « Y a-t-il quelqu’un à Paris qui possède un pareil perroquet ?… Et comme il jacasse ! comme il rencontre bien dans ses mots !… Du Tillet entre et il lui dit : — Bonjour, petit fripon… » Mais vous êtes heureux comme un Hollandais qui possède une tulipe unique, comme un ancien nabab, pensionné en Asie par l’Angleterre, à qui un commis-voyageur a vendu la première tabatière suisse qui a joué trois ouvertures. Vous voulez mon cœur ! Eh ! bien, tenez, je vais vous donner les moyens de le gagner.

Tiddes, tiddes !… che verai dut bir fus… C’haime à èdre plagué bar fus !

— Soyez jeune, soyez beau, soyez comme Lucien de Rubempré, que voilà chez votre femme, et vous obtiendrez gratis ce que vous ne pourrez jamais acheter avec tous vos millions !…

Che fus guiddes, gar, fraimante ! fus êdes ecgsegraple ce soir… dit le Loup-cervier, dont la figure s’allongea.

— Eh ! bien, bonsoir, répondit Esther. Recommandez à Chorche de tenir la tête de votre lit très haut, de mettre les pieds bien en pente, vous avez ce soir le teint à l’apoplexie… Cher, vous ne direz pas que je ne m’intéresse point à votre santé.

Le baron était debout et tenait le bouton de la porte.

— Ici, Nucingen !… fit Esther en le rappelant par un geste hautain.

Le baron se pencha vers elle avec une servilité canine.

— Voulez-vous me voir gentille pour vous et vous donner ce soir chez moi des verres d’eau sucrée en vous choûchoûtant, gros monstre ?…

Fus me prissez le cueir…

Briser le cuir, ça se dit en un seul mot : tanner… reprit-elle en se moquant de la prononciation du baron. Voyons, amenez-moi Lucien, que je l’invite à notre festin de Balthazar, et que je sois sûre qu’il n’y manquera pas. Si vous réussissez à cette petite négociation, je te dirai si bien que je t’aime, mon gros Frédéric, que tu le croiras…

Fus êdes une engeanderesse, dit le baron en baisant le gant d’Esther. Che gonzentirais à andandre eine hire t’inchures, s’il y afait tuchurs eine garesse au poud…

— Allons, si je ne suis pas obéie, je… dit-elle en menaçant le baron du doigt comme on fait avec les enfants.

Le baron hocha la tête en oiseau pris dans un traquenard et qui implore le chasseur.

— Mon Dieu ! qu’a donc Lucien ? se dit-elle quand elle fut seule en ne retenant plus ses larmes qui tombèrent, il n’a jamais été si triste !

Voici ce qui le soir même était arrivé à Lucien. À neuf heures, Lucien était sorti, comme tous les soirs, dans son coupé, pour aller à l’hôtel de Grandlieu. Réservant son cheval de selle et son cheval de cabriolet pour ses matinées, comme font tous les jeunes gens, il avait pris un coupé pour ses soirées d’hiver, et avait choisi chez le premier loueur de carrosses un des plus magnifiques avec de magnifiques chevaux. Tout lui souriait depuis un mois : il avait dîné trois fois à l’hôtel Grandlieu, le duc était charmant pour lui ; ses actions dans l’entreprise des Omnibus vendues trois cent mille francs lui avaient permis de payer encore un tiers du prix de sa terre ; Clotilde de Grandlieu, qui faisait de délicieuses toilettes, avait dix pots de fard sur la figure quand il entrait dans le salon, et avouait hautement d’ailleurs sa passion pour lui. Quelques personnes assez haut placées parlaient du mariage de Lucien et de mademoiselle de Grandlieu comme d’une chose probable. Le duc de Chaulieu, l’ancien ambassadeur en Espagne et ministre des Affaires étrangères pendant un moment, avait promis à la duchesse de Grandlieu de demander au Roi le titre de marquis pour Lucien. Après avoir dîné chez madame de Sérizy, Lucien était donc allé, ce soir-là, de la rue de la Chaussée-d’Antin au faubourg Saint-Germain y faire sa visite de tous les jours. Il arrive, son cocher demande la porte, elle s’ouvre, il arrête au perron. Lucien, en descendant de voiture, voit dans la cour quatre équipages. En apercevant monsieur de Rubempré, l’un des valets de pied, qui ouvrait et fermait la porte du péristyle, s’avance, sort sur le perron et se met devant la porte, comme un soldat qui reprend sa faction.

— Sa Seigneurie n’y est pas ! dit-il.

— Madame la duchesse reçoit, fit observer Lucien au valet.

— Madame la duchesse est sortie, répond gravement le valet.

— Mademoiselle Clotilde…

— Je ne pense pas que mademoiselle Clotilde reçoive monsieur en l’absence de madame la duchesse…

— Mais il y a du monde, repartit Lucien foudroyé,

— Je ne sais pas, répondit le valet de pied en tâchant d’être à la fois bête et respectueux.

Il n’y a rien de plus terrible que l’étiquette pour ceux qui l’admettent comme la loi la plus formidable de la société. Lucien devina facilement le sens de cette scène atroce pour lui : le duc et la duchesse ne voulaient pas le recevoir ; il sentit sa moelle épinière se gelant dans les anneaux de sa colonne vertébrale, et une petite sueur froide lui mit quelques perles au front. Ce colloque avait lieu devant son valet de chambre à lui, qui tenait la poignée de la portière et qui hésitait à la fermer ; Lucien lui fit signe qu’il allait repartir ; mais, en remontant, il entendit le bruit que font des gens en descendant un escalier, et un domestique vint crier successivement : — Les gens de monsieur le duc de Chaulieu ! — Les gens de madame la vicomtesse de Grandlieu ! Lucien ne dit qu’un mot à son domestique : — Vite aux Italiens !… Malgré sa prestesse, l’infortuné dandy ne put éviter le duc de Chaulieu et son fils le duc de Rhétoré, avec lesquels il fut forcé d’échanger des saluts, et qui ne lui dirent pas un mot. Une grande catastrophe à la cour, la chute d’un favori redoutable est souvent consommée au seuil d’un cabinet par le mot d’un huissier à visage de plâtre.

— Comment faire savoir ce désastre à l’instant à mon conseiller ? se disait Lucien. Que se passe-t-il ?… Il se perdait en conjectures. Voici ce qui venait d’avoir lieu. Le matin même, à onze heures, le duc de Grandlieu dit, en entrant dans le petit salon où l’on déjeunait en famille, à Clotilde après l’avoir embrassée : — Mon enfant, jusqu’à nouvel ordre, ne t’occupe plus du sire de Rubempré. Puis il prit la duchesse par la main et l’emmena dans une embrasure de croisée, où il lui dit quelques mots à voix basse qui firent changer de couleur la pauvre Clotilde ; car sa mère, qu’elle observait écoutant le duc, laissa paraître sur sa figure une vive surprise.

— Jean, dit le duc à l’un des domestiques, tenez, portez ce petit mot à monsieur le duc de Chaulieu, priez-le de vous donner réponse par oui ou non. — Je l’invite à venir dîner avec nous aujourd’hui, dit-il à sa femme.

Le déjeuner avait été profondément triste : la duchesse parut pensive, le duc sembla fâché contre lui-même, et Clotilde eut beaucoup de peine à retenir ses larmes.

— Mon enfant, votre père a raison, obéissez-lui, lui dit-elle d’une voix attendrie. Je ne puis vous dire comme lui : « Ne pensez pas à Lucien ! » Non, je comprends ta douleur. (Clotilde baisa la main de sa mère.) — Mais je te dirai, mon ange : « attends, sans faire une seule démarche, souffre en silence, puisque tu l’aimes, et sois confiante en la sollicitude de tes parents ! » Les grandes dames, mon enfant, sont grandes parce qu’elles savent toujours faire leur devoir dans toutes les occasions, et avec noblesse.

— De quoi s’agit-il ?… demanda Clotilde pâle comme un lys.

— De choses trop graves pour qu’on puisse t’en parler, mon cœur, répondit la duchesse ; car, si elles sont fausses, ta pensée en serait inutilement salie ; et si elles sont vraies, tu dois les ignorer.

À six heures, le duc de Chaulieu vint trouver dans son cabinet le duc de Grandlieu qui l’attendait.

— Dis donc, Henri… (Ces deux ducs se tutoyaient et s’appelaient par leurs prénoms. C’est une de ces nuances inventées pour marquer les degrés de l’intimité, repousser les envahissements de la familiarité française et humilier les amours-propres.)

— Dis donc, Henri, je suis dans un embarras si grand, que je ne peux prendre conseil que d’un vieil ami qui connaisse bien les affaires et tu en as la triture. Ma fille Clotilde aime, comme tu le sais, ce petit Rubempré qu’on m’a quasi contraint de lui promettre pour mari. J’ai toujours été contre ce mariage ; mais, enfin, madame de Grandlieu n’a pas su se défendre de l’amour de Clotilde. Quand ce garçon a eu acheté sa terre, quand il l’a eu payée aux trois quarts, il n’y a plus eu d’objections de ma part. Voici que j’ai reçu hier au soir une lettre anonyme (tu sais le cas qu’on en doit faire) où l’on m’affirme que la fortune de ce garçon provient d’une source impure, et qu’il nous ment en nous disant que sa sœur lui donne les fonds nécessaires à ses acquisitions. On me somme, au nom du bonheur de ma fille et de la considération de notre famille, de prendre des renseignements, en m’indiquant les moyens de m’éclairer. Tiens, lis, d’abord.

— Je partage ton opinion sur les lettres anonymes, mon cher Ferdinand, dit le duc de Chaulieu après avoir lu la lettre ; mais, tout en les méprisant, on doit s’en servir. Il en est de ces lettres, absolument comme des espions. Ferme ta porte à ce garçon, et voyons à prendre des renseignements… Eh ! bien, j’ai ton affaire. Tu as pour avoué Derville, un homme en qui nous avons toute confiance ; il a les secrets de bien des familles, il peut bien porter celui-là. C’est un homme probe, un homme de poids, un homme d’honneur ; il est fin, rusé ; mais il n’a que la finesse des affaires, tu ne dois l’employer que pour obtenir un témoignage auquel tu puisses avoir égard. Nous avons au Ministère des Affaires Étrangères, par la Police du Royaume, un homme unique pour découvrir les secrets d’État, nous l’envoyons souvent en mission. Préviens Derville qu’il aura, pour cette affaire, un lieutenant. Notre espion est un monsieur qui se présentera décoré de la croix de la Légion-d’Honneur, il aura l’air d’un diplomate. Ce drôle sera le chasseur, et Derville assistera tout simplement à la chasse. Ton avoué te dira si la montagne accouche d’une souris, ou si tu dois rompre avec ce petit Rubempré. En huit jours, tu sauras à quoi t’en tenir.

— Le jeune homme n’est pas encore assez marquis pour se formaliser de ne pas me trouver chez moi pendant huit jours, dit le duc de Grandlieu.

— Surtout si tu lui donnes ta fille, dit l’ancien ministre. Si la lettre anonyme a raison, qué que ça te fait ! Tu feras voyager Clotilde avec ma belle-fille Madeleine, qui veut aller en Italie…

— Tu me tires de peine ! dit le duc de Grandlieu, je ne sais encore si je dois te remercier…

— Attendons l’événement.

— Ah ! fit le duc de Grandlieu, quel est le nom de ce monsieur ? il faut l’annoncer à Derville… Envoie-le-moi demain, sur les quatre heures, j’aurai Derville, je les mettrai tous deux en rapport.

— Le nom vrai, dit l’ancien ministre, est, je crois, Corentin… (un nom que tu ne dois pas avoir entendu), mais ce monsieur viendra chez toi bardé de son nom ministériel. Il se fait appeler monsieur de Saint-quelque chose… — Ah ! Saint-Yves ! Sainte-Valère, l’un ou l’autre, — tu peux te fier à lui, Louis XVIII s’y fiait entièrement.

Après cette conférence, le majordome reçut l’ordre de fermer la porte à monsieur de Rubempré, ce qui venait d’être fait.

Lucien se promenait dans le foyer des Italiens comme un homme ivre. Il se voyait la fable de tout Paris. Il avait dans le duc de Rhétoré l’un de ces ennemis impitoyables et auxquels il faut sourire sans pouvoir s’en venger, car leurs atteintes sont conformes aux lois du monde. Le duc de Rhétoré savait la scène qui venait de se passer sur le perron de l’hôtel de Grandlieu. Lucien, qui sentait la nécessité d’instruire de ce désastre subit son conseiller-privé-intime-actuel, craignit de se compromettre en se rendant chez Esther, où peut-être il trouverait du monde. Il oubliait qu’Esther était là, tant ses idées se confondaient ; et, au milieu de tant de perplexités, il lui fallut causer avec Rastignac, qui, ne sachant pas encore la nouvelle, le félicitait sur son prochain mariage. En ce moment, Nucingen se montra souriant à Lucien, et lui dit — Fulés-fus me vaire le blésir te fennir foir montame te Jamby qui feut fus einfider elle-même à la bentaison te nodre gremaillière…

— Volontiers, baron, répondit Lucien à qui le financier apparut comme un ange sauveur.

— Laissez-nous, dit Esther à monsieur de Nucingen quand elle le vit entrant avec Lucien, allez voir madame du Val-Noble que j’aperçois dans une loge des troisièmes avec son Nabab… Il pousse bien des Nabab dans les Indes, ajouta-t-elle en regardant Lucien d’un air d’intelligence.

— Et, celui-là, dit Lucien en souriant, ressemble terriblement au vôtre.

— Et, dit Esther en répondant à Lucien par un autre signe d’intelligence tout en continuant de parler au baron, amenez-la-moi avec son Nabab, il a grande envie de faire votre connaissance, on le dit puissamment riche. La pauvre femme m’a déjà chanté je ne sais combien d’élégies, elle se plaint que ce Nabab ne va pas ; et si vous le débarrassiez de son lest, il serait peut-être plus leste.

Fûs nus brenez tonc bir tes follères, dit le baron.

— Qu’as-tu, mon Lucien ?… dit-elle dans l’oreille de son ami en la lui effleurant avec ses lèvres dès que la porte de la loge fut fermée.

— Je suis perdu ! On vient de me refuser l’entrée de l’hôtel de Grandlieu, sous prétexte qu’il n’y avait personne, le duc et la duchesse y étaient, et cinq équipages piaffaient dans la cour…

— Comment, le mariage manquerait ! dit Esther d’une voix émue, car elle entrevoyait le paradis.

— Je ne sais pas encore ce qui se trame contre moi…

— Mon Lucien, lui répondit-elle d’une voix adorablement câline, pourquoi te chagriner ? tu feras un plus beau mariage plus tard… Je te gagnerai deux terres…

— Donne à souper, ce soir, afin que je puisse parler secrètement à Carlos, et surtout invite le faux Anglais et la Val-Noble. Ce Nabab a causé ma ruine, il est notre ennemi, nous le tiendrons, et nous… Mais Lucien s’arrêta en faisant un geste de désespoir.

— Eh ! bien, qu’y a-t-il ? demanda la pauvre fille qui sentait comme dans un brasier.

— Oh ! madame de Sérizy me voit ! s’écria Lucien, et pour comble de malheur, le duc de Rhétoré, l’un des témoins de ma déconvenue, est avec elle.

En effet, en ce moment même, le duc de Rhétoré jouait avec la douleur de la comtesse de Sérizy.

— Vous laissez Lucien se montrer dans la loge de mademoiselle Esther, disait le jeune duc en montrant et la loge et Lucien. Vous qui vous intéressez à lui, vous devriez l’avertir que cela ne se fait pas. On peut souper chez elle, on peut même y… mais, en vérité, je ne m’étonne plus du refroidissement des Grandlieu pour ce garçon, je viens de le voir refusé à la porte, sur le perron…

— Ces filles-là sont bien dangereuses, dit madame de Sérizy qui tenait la lorgnette braquée sur la loge d’Esther.

— Oui, dit le duc, autant pour ce qu’elles peuvent que pour ce qu’elles veulent…

— Elles le ruineront ! dit madame de Sérizy, car elles sont, m’a-t-on dit, aussi coûteuses quand on ne les paie pas que quand on les paye.

— Pas pour lui !… répondit le jeune duc en faisant l’étonné. Elles sont loin de lui coûter de l’argent, elles lui en donneraient au besoin, elles courent toutes après lui.

La comtesse eut autour de la bouche un petit mouvement nerveux qui ne pouvait pas être compris dans la catégorie de ses sourires.

— Eh ! bien, dit Esther, viens souper à minuit. Amène Blondet et Rastignac. Ayons au moins deux personnes amusantes, et ne soyons pas plus de neuf.

— Il faudrait trouver un moyen d’envoyer chercher Europe par le baron, sous prétexte de prévenir Asie, et tu lui dirais ce qui vient de m’arriver, afin que Carlos en soit instruit avant d’avoir le Nabab sous sa coupe.

— Ce sera fait, dit Esther.

Ainsi Peyrade allait probablement se trouver, sans le savoir, sous le même toit avec son adversaire. Le tigre venait dans l’antre du lion et d’un lion accompagné de ses gardes.

Quand Lucien rentra dans la loge de madame de Sérizy, au lieu de tourner la tête vers lui, de lui sourire et de ranger sa robe pour lui faire place à côté d’elle, elle affecta de ne pas faire la moindre attention à celui qui entrait, elle continua de lorgner dans la salle ; mais Lucien s’aperçut au tremblement des jumelles que la comtesse était en proie à l’une de ces agitations formidables par lesquelles s’expient les bonheurs illicites. Il n’en descendit pas moins sur le devant de la loge, à côté d’elle, et se campa dans l’angle opposé, laissant entre la comtesse et lui un petit espace vide ; il s’appuya sur le bord de la loge, y mit son coude droit, et le menton sur sa main gantée ; puis, il se posa de trois quarts, attendant un mot. Au milieu de l’acte, la comtesse ne lui avait encore rien dit, et ne l’avait pas encore regardé.

— Je ne sais pas, lui dit-elle, pourquoi vous êtes ici ; votre place est dans la loge de mademoiselle Esther…

— J’y vais, dit Lucien qui sortit sans regarder la comtesse.

— Ah ! ma chère, dit madame de Val-Noble en entrant dans la loge d’Esther avec Peyrade que le baron de Nucingen ne reconnut pas, je suis enchantée de te présenter monsieur Samuel Johnson ; il est admirateur des talents de monsieur de Nucingen.

— Vraiment, monsieur, dit Esther en souriant à Peyrade.

O, yes, bocop, dit Peyrade.

— Eh ! bien, baron, voilà un français qui ressemble au vôtre, à peu près comme le bas-breton ressemble au bourguignon. Ça va bien m’amuser de vous entendre causer finances… Savez-vous ce que j’exige de vous, monsieur Nabab, pour faire connaissance avec mon baron ? dit-elle en souriant.

Ô !… jé… vôs mercie, vôs mé présenterez au sir berronet.

— Oui, reprit-elle. Il faut me faire le plaisir de souper chez moi… Il n’y a pas de poix plus forte que la cire du vin de Champagne pour lier les hommes, elle scelle toutes les affaires, et surtout celles où l’on s’enfonce. Venez ce soir, vous trouverez de bons garçons ! Et quant à toi, mon petit Frédéric, dit-elle à l’oreille du baron, vous avez votre voiture, courez rue Saint-Georges et ramenez-moi Europe, j’ai deux mots à lui dire pour mon souper… J’ai retenu Lucien, il nous amènera deux gens d’esprit… — Nous ferons poser l’Anglais, dit-elle à l’oreille de madame de Val-Noble.

Peyrade et le baron laissèrent les deux femmes seules.

— Ah ! ma chère, si tu fais jamais poser ce gros infâme-là, tu auras de l’esprit, dit la Val-Noble.

— Si c’était impossible, tu me le prêterais huit jours, répondit Esther en riant.

— Non, tu ne le garderais pas une demi-journée, répliqua madame de Val-Noble, je mange un pain trop dur, mes dents s’y cassent. Je ne veux plus, de ma vie vivante, me charger de faire le bonheur d’aucun Anglais… C’est tous égoïstes froids, des pourceaux habillés…

— Comment, pas d’égards ? dit Esther en souriant.

— Au contraire, ma chère, ce monstre-là ne m’a pas encore dit toi.

— Dans aucune situation ? dit Esther.

— Le misérable m’appelle toujours madame, et garde le plus beau sang-froid du monde au moment où tous les hommes sont plus ou moins gentils. L’amour, tiens, ma foi, c’est pour lui, comme de se faire la barbe. Il essuie ses rasoirs, il les remet dans l’étui, se regarde dans la glace, et a l’air de se dire : — Je ne me suis pas coupé. Puis il me traite avec un respect à rendre une femme folle. Cet infâme milord Pot-au-Feu ne s’amuse-t-il pas à faire cacher ce pauvre Théodore, et à le laisser debout dans mon cabinet de toilette pendant des demi-journées. Enfin il s’étudie à me contrarier en tout. Et avare… comme Gobseck et Gigonnet ensemble. Il me mène dîner, il ne me paye pas la voiture qui me ramène, si par hasard je n’ai pas demandé la mienne.

— Hé ! bien, dit Esther, que te donne-t-il pour ce service-là ?

— Mais, ma chère, absolument rien. Cinq cents francs, tout sec, par mois, et il me paie la remise. Mais, ma chère, qu’est-ce que c’est ?… une voiture comme celles qu’on loue aux épiciers le jour de leur mariage pour aller à la Mairie, à l’Église et au Cadran-Bleu… Il me taonne avec le respect. Si j’essaie d’avoir mal aux nerfs et d’être mal disposée, il ne se fâche pas, il me dit : — Ie veuie qué milédy fesse sa petite voloir, por que rienne n’est pius détestabel, — no gentlemen — qué dé dire à ioune genti phâme : « Vos été ioune bellôt de cottône, ioune merchendise !… Hé ! hé ! vos étez à ein member of society de temprence, and anti-Slavery. » Et mon drôle reste pâle, sec, froid, en me faisant ainsi comprendre qu’il a du respect pour moi comme il en aurait pour un nègre, et que cela ne tient pas à son cœur, mais à ses opinions d’abolitionniste.

— Il est impossible d’être plus infâme, dit Esther, mais je le ruinerais, ce chinois-là !

— Le ruiner ? dit madame du Val-Noble, il faudrait qu’il m’aimât !… Mais toi-même, tu ne voudrais pas lui demander deux liards. Il t’écouterait gravement, et te dirait, avec ces formes britanniques qui font trouver les gifles aimables, qu’il te paie assez cher, por le petit chose qu’été lé amor dans son paour existence.

— Dire que, dans notre état, on peut rencontrer des hommes comme celui-là, s’écria Esther.

— Ah ! ma chère, tu as eu de la chance, toi !… soigne bien ton Nucingen.

— Mais il a une idée, ton Nabab !

— C’est ce que me dit Adèle, répondit madame du Val-Noble.

— Tiens, cet homme-là, ma chère, aura pris le parti de se faire haïr par une femme, et de se faire renvoyer en tant de temps, dit Esther.

— Ou bien, il veut faire des affaires avec Nucingen, et il m’aura prise en sachant que nous étions liées, c’est ce que croit Adèle, répondit madame de Val-Noble. Voilà pourquoi je te le présente ce soir. Ah ! si je pouvais être certaine de ses projets, comme je m’entendrais joliment avec toi et Nucingen !

— Tu ne t’emportes pas, dit Esther, tu ne lui dis pas son fait de temps en temps ?

— Tu l’essayerais, tu es bien fine… eh ! bien, malgré ta gentillesse, il te tuerait avec ses sourires glacés. Il te répondrait : « Yeu souis anti-slaveri, et vos étés libre… » Tu lui dirais les choses les plus drôles, il te regarderait et dirait : Véry good ! et tu t’apercevrais que tu n’es pas autre chose, à ses yeux, qu’un polichinelle.

— Et la colère ?

— Même chose ! Ce serait un spectacle pour lui. On peut l’opérer à gauche, sous le sein, on ne lui fera pas le moindre mal ; ses viscères doivent être en fer-blanc. Je le lui ai dit. Il m’a répondu : — Yeu souis trei-contente de cette dispeusitionne physicale… Et toujours poli. Ma chère, il a l’âme gantée… Je continue encore quelques jours d’endurer ce martyre pour satisfaire ma curiosité. Sans cela, j’aurais fait déjà souffleter milord par Philippe, qui n’a pas son pareil à l’épée, il n’y a plus que cela…

— J’allais te le dire ! s’écria Esther ; mais tu devrais auparavant savoir s’il sait boxer, car ces vieux Anglais, ma chère, ça garde un fond de malice.

— Celui-là n’a pas son double !… Non, si tu le voyais me demandant mes ordres, et à quelle heure il peut se présenter, pour venir me surprendre (bien entendu !) et déployant les formules de respect, soi-disant des gentlemen, tu dirais : Voilà une femme adorée, et il n’y a pas une femme qui n’en dirait autant…

— Et l’on nous envie, ma chère, fit Esther.

— Ah ! bien !… s’écria madame de Val-Noble. Tiens, nous avons toutes plus ou moins, dans notre vie, appris le peu de cas qu’on fait de nous ; mais, ma chère, je n’ai jamais été si cruellement, si profondément, si complètement méprisée par la brutalité, que je le suis par le respect de cette grosse outre pleine de Porto. Quand il est gris, il s’en va, por ne pas êté displaisante, dit-il à Adèle, et ne pas être à deux pouissances à la fois : la femme et le vin. Il abuse de mon fiacre, il s’en sert plus que moi… Oh ! si nous pouvions le faire rouler ce soir sous la table… mais il boit dix bouteilles, et il n’est que gris : il a l’œil trouble et il y voit clair.

— C’est comme ces gens dont les fenêtres sont sales à l’extérieur, dit Esther, et qui du dedans voient ce qui se passe dehors… Je connais cette propriété de l’homme : du Tillet a cette qualité-là, superlativement.

— Tâche d’avoir du Tillet, et à eux deux Nucingen, s’ils pouvaient le fourrer dans quelques-unes de leurs combinaisons, je serais au moins vengée !… ils le réduiraient à la mendicité ! Ah ! ma chère, tomber à un hypocrite de protestant, après ce pauvre Falleix, qui était si drôle, si bon enfant, si gouailleur !… Avons-nous ri !… On dit les Agents de change tous bêtes… Eh ! bien, celui-là n’a manqué d’esprit qu’une fois…

— Quand il t’a laissée sans le sou, c’est ce qui t’a fait connaître les désagréments du plaisir.

Europe, amenée par monsieur de Nucingen, passa sa tête vipérine par la porte ; et, après avoir entendu quelques phrases que lui dit sa maîtresse à l’oreille, elle disparut.

À onze heures et demie du soir, cinq équipages étaient arrêtés rue Saint-Georges, à la porte de l’illustre courtisane : c’était celui de Lucien qui vint avec Rastignac, Blondet et Bixiou, celui de du Tillet, celui du baron de Nucingen, celui du Nabab et celui de Florine que du Tillet racola. La triple clôture des fenêtres était déguisée par les plis des magnifiques rideaux de la Chine. Le souper devait être servi à une heure, les bougies flambaient, le petit salon et la salle à manger déployaient leurs somptuosités. On se promit une de ces nuits de débauche auxquelles ces trois femmes et ces hommes pouvaient seuls résister. On joua d’abord, car il fallait attendre environ deux heures.

— Jouez-vous, mylord ?… dit du Tillet à Peyrade.

Ie aye jouté avec O’Connell, Pitt, Fox, Canning, lort Brougham, lort…

— Dites tout de suite une infinité de lords, lui dit Bixiou.

Lort Fitz-William, lort Ellenborough, lort Herfort, lort…

Bixiou regarda les souliers de Peyrade et se baissa.

— Que cherches-tu… lui dit Blondet.

— Parbleu, le ressort qu’il faut pousser pour arrêter la machine, dit Florine.

— Jouez-vous vingt francs la fiche ?… dit Lucien.

Ie ioue tot ce que vos vodrez peirdre…

— Est-il fort ?… dit Esther à Lucien, ils le prennent tous pour un Anglais !…

Du Tillet, Nucingen, Peyrade et Rastignac se mirent à une table de wisk. Florine, madame de Val-Noble, Esther, Blondet, Bixiou restèrent autour du feu à causer. Lucien passa le temps à feuilleter un magnifique ouvrage à gravures.

— Madame est servie, dit Paccard dans une magnifique tenue.

Peyrade fut mis à gauche de Florine et flanqué de Bixiou à qui Esther avait recommandé de faire boire outre mesure le Nabab en le défiant. Bixiou possédait la propriété de boire indéfiniment. Jamais, dans toute sa vie, Peyrade n’avait vu pareille splendeur, ni goûté pareille cuisine, ni vu de si jolies femmes.

— J’en ai ce soir pour les mille écus que me coûte déjà la Val-Noble, pensa-t-il, et d’ailleurs je viens de leur gagner mille francs.

— Voilà un exemple à suivre, lui cria madame de Val-Noble qui se trouvait à côté de Lucien et qui montra par un geste les magnificences de la salle à manger.

Esther avait mis Lucien à côté d’elle et lui tenait le pied entre les siens sous la table.

— Entendez-vous ? dit la Val-Noble en regardant Peyrade qui faisait l’aveugle, voilà comment vous devriez m’arranger une maison ! Quand on revient des Indes avec des millions et qu’on veut faire des affaires avec des Nucingen, on se met à leur niveau.

Ie souis of society de temprence…

— Alors vous allez boire joliment, dit Bixiou, car c’est bien chaud les Indes, mon oncle ?…

La plaisanterie de Bixiou pendant le souper fut de traiter Peyrade comme un de ses oncles revenus des Indes.

Montame ti Fal-Nople m’a tidde que fus afiez tes itées… demanda Nucingen en examinant Peyrade.

— Voilà ce que je voulais entendre, dit du Tillet à Rastignac, les deux baragouins ensemble.

— Vous verrez qu’ils finiront par se comprendre, dit Bixiou qui devina ce que du Tillet venait de dire à Rastignac.

Sir Beronette, ie aye conciu eine litle spécouléchienne, ô ! very comfortable… bocob treiz-profitable, ant ritche de bénéfices…

— Vous allez voir, dit Blondet à du Tillet, qu’il ne parlera pas une minute sans faire arriver le parlement et le gouvernement anglais.

Ce êdre dans lé China… por le opiume…

Ui, che gonnais, dit aussitôt Nucingen en homme qui possédait son Globe commercial, mais le Coufernement Enclès avait un moyen t’agtion te l’obium pir s’oufrir la Chine, et ne nus bermeddrait boint…

— Nucingen lui a pris la parole sur le gouvernement, dit du Tillet à Blondet.

— Ah ! vous avez fait le commerce de l’opium, s’écria madame de Val-Noble, je comprends maintenant pourquoi vous êtes si stupéfiant, il vous en est resté dans le cœur…

Foyez ! cria le baron au soi-disant marchand d’opium et lui montrant madame de Val-Noble, fus êdes gomme moi : chamais les milionaires ne beufent se vaire amer tes phâmes.

Ie aimé bocop et sôvent, milédi, répondit Peyrade.

— Toujours à cause de la tempérance, dit Bixiou qui venait d’entonner à Peyrade sa troisième bouteille de vin de Bordeaux, et qui lui fit entamer une bouteille de vin de Porto.

Ô ! s’écria Peyrade, it is very vine de Pôrtiugal of Engleterre.

Blondet, du Tillet et Bixiou échangèrent un sourire. Peyrade avait la puissance de tout travestir en lui, même l’esprit. Il y a peu d’Anglais qui ne vous soutiennent que l’or et l’argent sont meilleurs en Angleterre que partout ailleurs. Les poulets et les œufs venant de Normandie et envoyés au marché de Londres autorisent les Anglais à soutenir que les poulets et les œufs de Londres sont supérieurs (very fines) à ceux de Paris qui viennent des mêmes pays. Esther et Lucien restèrent stupéfaits devant cette perfection de costume, de langage et d’audace. On buvait, on mangeait, tant et si bien en causant et en riant, qu’on atteignit à quatre heures du matin. Bixiou crut avoir remporté l’une de ces victoires si plaisamment racontées par Brillat-Savarin. Mais, au moment où il se disait en offrant à boire à son oncle : « J’ai vaincu l’Angleterre !… » Peyrade répondit à ce féroce railleur un : — Toujours, mon garçon ! qui ne fut entendu que de Bixiou.

— Eh ! les autres, il est Anglais comme moi !… Mon oncle est un Gascon ! je ne pouvais pas en avoir d’autre !

Bixiou se trouvait seul avec Peyrade, ainsi personne n’entendit cette révélation. Peyrade tomba de sa chaise à terre. Aussitôt Paccard s’empara de Peyrade et le monta dans une mansarde où il s’endormit d’un profond sommeil. À six heures du soir, le Nabab se sentit réveiller par l’application d’un linge mouillé avec lequel on le débarbouillait, et il se trouva sur un mauvais lit de sangle, face à face, avec Asie masquée et en domino noir.

— Ah ! ça, papa Peyrade, comptons nous deux ? dit-elle.

— Où suis-je ?… dit-il en regardant autour de lui.

— Écoutez-moi, ça vous dégrisera, répondit Asie. Si vous n’aimez pas madame de Val-Noble, vous aimez votre fille, n’est-ce pas ?

— Ma fille ? s’écria Peyrade en rugissant.

— Oui, mademoiselle Lydie…

— Eh ! bien.

— Eh ! bien, elle n’est plus rue des Moineaux, elle est enlevée.

Peyrade laissa échapper un soupir semblable à celui des soldats qui meurent d’une vive blessure sur le champ de bataille.

— Pendant que vous contrefaisiez l’Anglais, on contrefaisait Peyrade. Votre petite Lydie a cru suivre son père, elle est en lieu sûr… oh ! vous ne la trouverez jamais ! à moins que vous ne répariez le mal que vous avez fait.

— Quel mal ?

— On a refusé hier, chez le duc de Grandlieu, la porte à monsieur Lucien de Rubempré. Ce résultat est dû à tes intrigues et à l’homme que tu nous as détaché. Pas un mot. Écoute ! dit Asie en voyant Peyrade ouvrant la bouche. — Tu n’auras ta fille, pure et sans tache, reprit Asie en appuyant sur les idées par l’accent qu’elle mit à chaque mot, que le lendemain du jour où monsieur Lucien de Rubempré sortira de Saint-Thomas-d’Aquin, marié à mademoiselle Clotilde. Si dans dix jours Lucien de Rubempré n’est pas reçu, comme par le passé, dans la maison de Grandlieu, tu mourras d’abord de mort violente, sans que rien puisse te préserver du coup qui te menace… Puis, quand tu te sentiras atteint, on te laissera le temps avant de mourir, de songer à cette pensée : Ma fille est une prostituée pour le reste de ses jours !… Quoique tu aies été assez bête pour laisser cette prise à nos griffes, il te reste encore assez d’esprit pour méditer sur cette communication de notre gouvernement. N’aboye pas, ne dis pas un mot, va changer de costume chez Contenson, retourne chez toi, et Katt te dira que, sur un mot de toi, ta petite Lydie est descendue et n’a plus été revue. Si tu te plains, si tu fais une démarche, on commencera par où je t’ai dit qu’on finirait avec ta fille. Avec le père Canquoëlle, il ne faut pas faire de phrases, ni prendre de mitaines, n’est-ce pas ?… Descends et songe bien à ne plus tripoter nos affaires.

Asie laissa Peyrade dans un état à faire pitié, chaque mot fut un coup de massue. L’espion avait deux larmes dans les yeux et deux larmes au bas de ses joues réunies par deux traînées humides.

— On attend monsieur Johnson pour dîner, dit Europe en montrant sa tête un instant après.

Peyrade ne répondit pas, il descendit, alla par les rues jusqu’à une place de fiacre, il courut se déshabiller chez Contenson à qui il ne dit pas une parole, il se remit en père Canquoëlle, et fut à huit heures chez lui. Il monta les escaliers le cœur palpitant. Quand la Flamande entendit son maître, elle lui dit si naïvement : — Eh ! bien, mademoiselle, où est-elle ? que le vieil espion fut obligé de s’appuyer. Le coup dépassa ses forces. Il entra chez sa fille, finit par s’y évanouir de douleur en trouvant l’appartement vide, et en écoutant le récit de Katt qui lui raconta les circonstances d’un enlèvement aussi habilement combiné que s’il l’eût inventé lui-même. — Allons, se dit-il, il faut plier, je me vengerai plus tard, allons chez Corentin… Voilà la première fois que nous trouvons des adversaires. Corentin laissera ce beau garçon libre de se marier avec des impératrices, s’il veut !… Ah ! je comprends que ma fille l’ait aimé à la première vue… Oh ! le prêtre espagnol s’y connaît… Du courage, papa Peyrade, dégorge ta proie ! Le pauvre père ne se doutait pas du coup affreux qui l’attendait.

Arrivé chez Corentin, Bruno, le domestique de confiance qui connaissait Peyrade, lui dit : — Monsieur est parti…

— Pour long-temps ?

— Pour dix jours !…

— Où ?

— Je ne sais pas !…

— Oh ! mon Dieu, je deviens stupide ! je demande où ?… comme si nous le leur disions, pensa-t-il.

Deux heures avant le moment où Peyrade allait être réveillé dans sa mansarde de la rue Saint-Georges, Corentin, venu de sa campagne de Passy, se présentait chez le duc de Grandlieu, sous le costume d’un valet de chambre de bonne maison. À une boutonnière de son habit noir se voyait le ruban de la Légion-d’Honneur. Il s’était fait une petite figure de vieillard, à cheveux poudrés, très ridée, blafarde. Ses yeux étaient voilés par des lunettes en écaille. Enfin il avait l’air d’un vieux chef de bureau. Quand il eut dit son nom (monsieur de Saint-Denis) il fut conduit dans le cabinet du duc de Grandlieu, où il trouva Derville, lisant la lettre qu’il avait dictée lui-même à l’un de ses agents, le Numéro chargé des Écritures. Le duc prit à part Corentin pour lui expliquer tout ce que savait Corentin. Monsieur de Saint-Denis écouta froidement, respectueusement, en s’amusant à étudier ce grand seigneur, à pénétrer jusqu’au tuf vêtu de velours, à mettre à jour cette vie, alors et pour toujours, occupée de wisk et de la considération de la maison de Grandlieu. Les grands seigneurs sont si naïfs avec leurs inférieurs, que Corentin n’eut pas beaucoup de questions à soumettre humblement à monsieur de Grandlieu pour en faire jaillir des impertinences.

— Si vous m’en croyez, monsieur, dit Corentin à Derville après avoir été présenté convenablement à l’avoué, nous partirons ce soir même pour Angoulême par la diligence de Bordeaux, qui va tout aussi vite que la malle, nous n’aurons pas à séjourner plus de six heures pour y obtenir les renseignements que veut monsieur le duc. Ne suffit-il pas, si j’ai bien compris Votre Seigneurie, de savoir si la sœur et le beau-frère de monsieur de Rubempré ont pu lui donner douze cent mille francs ?… dit-il en regardant le duc.

— Parfaitement compris, répondit le pair de France.

— Nous pourrons être ici dans quatre jours, reprit Corentin en regardant Derville, et nous n’aurons, ni l’un ni l’autre, laissé nos affaires pour un laps de temps pendant lequel elles pourraient souffrir.

— C’était la seule objection que j’avais à faire à Sa Seigneurie, dit Derville. Il est quatre heures, je rentre dire un mot à mon premier clerc, faire mon paquet de voyage ; et après avoir dîné, je serai à huit heures… Mais aurons-nous des places ? dit-il à monsieur de Saint-Denis en s’interrompant.

— J’en réponds, dit Corentin, soyez à huit heures dans la cour des Messageries du Grand-Bureau. S’il n’y a pas de places, j’en aurai fait faire, car voilà comme il faut servir monseigneur le duc de Grandlieu…

— Messieurs, dit le duc avec une grâce infinie, je ne vous remercie pas encore…

Corentin et l’avoué, qui prirent ce mot pour une phrase de congé, saluèrent et sortirent. Au moment où Peyrade interrogeait le domestique de Corentin, monsieur de Saint-Denis et Derville, placés dans le coupé de la diligence de Bordeaux, s’observaient en silence à la sortie de Paris. Le lendemain matin, d’Orléans à Tours, Derville, ennuyé, devint causeur, et Corentin daigna l’amuser, mais en gardant sa distance ; il lui laissa croire qu’il appartenait à la diplomatie, et s’attendait à devenir consul-général par la protection du duc de Grandlieu. Deux jours après leur départ de Paris, Corentin et Derville arrêtaient à Mansle, au grand étonnement de l’avoué qui croyait aller à Angoulême.

— Nous aurons dans cette petite ville, dit Corentin à Derville, des renseignements positifs sur madame Séchard.

— Vous la connaissez donc ? demanda Derville surpris de trouver Corentin si bien instruit.

— J’ai fait causer le conducteur en m’apercevant qu’il est d’Angoulême, il m’a dit que madame Séchard demeure à Marsac, et Marsac n’est qu’à une lieue de Mansle. J’ai pensé que nous serions mieux placés ici qu’à Angoulême pour démêler la vérité.

— Au surplus, pensa Derville, je ne suis, comme me l’a dit monsieur le duc, que le témoin des perquisitions à faire par cet homme de confiance…

L’auberge de Mansle, appelée la Belle Étoile, avait pour maître un de ces gras et gros hommes qu’on a peur de ne pas retrouver au retour, et qui sont encore, dix ans après, sur le seuil de leur porte, avec la même quantité de chair, le même bonnet de coton, le même tablier, le même couteau, les mêmes cheveux gras, le même triple menton, et qui sont stéréotypés chez tous les romanciers, depuis l’immortel Cervantès jusqu’à l’immortel Walter Scott. Ne sont-ils pas tous pleins de prétentions en cuisine, n’ont-ils pas tous tout à vous servir et ne finissent-ils pas tous par vous donner un poulet étique et des légumes accommodés avec du beurre fort ? Tous vous vantent leurs vins fins, et vous forcent à consommer les vins du pays. Mais depuis son jeune âge, Corentin avait appris à tirer d’un aubergiste des choses plus essentielles que des plats douteux et des vins apocryphes. Aussi se donna-t-il pour un homme très facile à contenter et qui s’en remettait absolument à la discrétion du meilleur cuisinier de Mansle, dit-il à ce gros homme.

— Je n’ai pas de peine à être le meilleur, je suis le seul, répondit l’hôte.

— Servez-nous dans la salle à côté, dit Corentin en faisant un clignement d’yeux à Derville, et surtout ne craignez pas de mettre le feu à la cheminée, il s’agit de nous débarrasser de l’onglée.

— Il ne faisait pas chaud dans le coupé, dit Derville.

— Y a-t-il loin d’ici à Marsac ? demanda Corentin à la femme de l’aubergiste qui descendit des régions supérieures en apprenant que la diligence avait débarqué chez elle des voyageurs à coucher.

— Monsieur, vous allez à Marsac ? demanda l’hôtesse.

— Je ne sais pas, répondit-il d’un petit ton sec. — La distance d’ici à Marsac est-elle considérable ? redemanda Corentin après avoir laissé le temps à la maîtresse de voir son ruban rouge.

— En cabriolet, c’est l’affaire d’une petite demi-heure, dit la femme de l’aubergiste.

— Croyez-vous que monsieur et madame Séchard y soient en hiver ?…

— Sans aucun doute, ils y passent toute l’année…

— Il est cinq heures, nous les trouverons bien encore debout à neuf heures.

— Oh ! jusqu’à dix heures, ils ont du monde tous les soirs, le curé, monsieur Marron, le médecin.

— C’est de braves gens ! dit Derville.

— Oh ! monsieur, la crème, répondit la femme de l’aubergiste, des gens droits, probes… et pas ambitieux, allez ! Monsieur Séchard, quoique à son aise, aurait eu des millions, à ce qu’on dit, s’il ne s’était pas laissé dépouiller d’une invention qu’il a trouvée dans la papeterie, et dont profitent les frères Cointet…

— Ah ! oui, les frères Cointet ! dit Corentin.

— Tais-toi donc, dit l’aubergiste. Qu’est-ce que cela fait à ces messieurs que monsieur Séchard ait droit ou non à un brevet d’invention pour faire du papier ? ces messieurs ne sont pas des marchands de papier… Si vous comptez passer la nuit chez moi — à la Belle-Étoile — dit l’aubergiste en s’adressant à ses deux voyageurs, voici le livre, je vous prierai de vous inscrire. Nous avons un brigadier qui n’a rien à faire et qui passe son temps à nous tracasser…

— Diable, diable, je croyais les Séchard très-riches, dit Corentin pendant que Derville écrivait ses noms et sa qualité d’avoué près le Tribunal de Première Instance de la Seine.

— Il y en a, répondit l’aubergiste, qui les disent millionnaires ; mais vouloir empêcher les langues d’aller, c’est entreprendre d’empêcher la rivière de couler. Le père Séchard a laissé deux cent mille francs de biens au soleil, comme on dit, et c’est assez beau déjà pour un homme qui a commencé par être ouvrier. Eh ! bien, il avait peut-être autant d’économies… — car il a fini par tirer dix à douze mille francs de ses biens. Donc, une supposition, qu’il ait été assez bête pour ne pas placer son argent pendant dix ans, c’est le compte ! Mais mettez trois cent mille francs, s’il a fait l’usure, comme on le soupçonne, voilà toute l’affaire. Cinq cent mille francs, c’est bien loin d’un million. Je ne demanderais pour fortune que la différence, je ne serais pas à la Belle-Étoile.

— Comment, dit Corentin, monsieur David Séchard et sa femme n’ont pas deux ou trois millions de fortune…

— Mais, s’écria la femme de l’aubergiste, c’est ce qu’on donne à messieurs Cointet, qui l’ont dépouillé de son invention, et il n’a pas eu d’eux plus de vingt mille francs… Où donc voulez-vous que ces honnêtes gens aient pris des millions ? ils étaient bien gênés pendant la vie de leur père. Sans Kolb, leur régisseur, et madame Kolb, qui leur est tout aussi dévouée que son mari, ils auraient eu bien de la peine à vivre. Qu’avaient-ils donc, avec la Verberie ?… mille écus de rentes !…

Corentin prit à part Derville et lui dit : In vino veritas ! la vérité se trouve dans les bouchons. Pour mon compte, je regarde une auberge comme le véritable État Civil d’un pays, le notaire n’est pas plus instruit que l’aubergiste de tout ce qui se passe dans un petit endroit… Voyez ! nous sommes censés connaître les Cointet, Kolb, etc… Un aubergiste est le répertoire vivant de toutes les aventures, il fait la police sans s’en douter. Un gouvernement doit entretenir tout au plus deux cents espions ; car, dans un pays comme la France, il y a dix millions d’honnêtes mouchards. Mais nous ne sommes pas obligés de nous fier à ce rapport, quoique déjà l’on saurait dans cette petite ville quelque chose des douze cent mille francs disparus pour payer la terre de Rubempré. Nous ne resterons pas ici long-temps…

— Je l’espère, dit Derville.

— Voilà pourquoi, reprit Corentin, j’ai trouvé le moyen le plus naturel pour faire sortir la vérité de la bouche des époux Séchard. Je compte sur vous pour appuyer, de votre autorité d’avoué, la petite ruse dont je me servirai pour vous faire entendre un compte clair et net de leur fortune. — Après le dîner, nous partirons pour aller chez monsieur Séchard, dit Corentin à la femme de l’aubergiste, vous aurez soin de nous préparer des lits, nous voulons chacun notre chambre. À la Belle-Étoile, il doit y avoir de la place.

— Oh ! monsieur, dit la femme, nous avons trouvé l’enseigne.

— Oh ! le calembour existe dans tous les départements, dit Corentin, vous n’en avez pas le monopole.

— Vous êtes servis, messieurs, dit l’aubergiste.

— Et, où diable ce jeune homme aurait-il pris son argent ?… L’anonyme aurait-il raison ? serait-ce la monnaie d’une belle fille ? dit Derville à Corentin en s’attablant pour dîner.

— Ah ! ce serait le sujet d’une autre enquête, dit Corentin. Lucien de Rubempré vit, m’a dit monsieur le duc de Chaulieu, avec une juive convertie, qui se faisait passer pour Hollandaise, et nommée Esther Van-Bogseck.

— Quelle singulière coïncidence ! dit l’avoué, je cherche l’héritière d’un Hollandais appelé Gobseck, c’est le même nom avec un changement de consonnes…

— Eh ! bien, dit Corentin, à Paris, je vous aurai des renseignements sur la filiation à mon retour à Paris.

Une heure après, les deux chargés d’affaires de la maison de Grandlieu partaient pour la Verberie, maison de monsieur et madame Séchard. Jamais Lucien n’avait éprouvé des émotions aussi profondes que celles dont il fut saisi à la Verberie par la comparaison de sa destinée avec celle de son beau-frère. Les deux Parisiens allaient y trouver le même spectacle qui, quelques jours auparavant, avait frappé Lucien. Là tout respirait le calme et l’abondance. À l’heure où les deux étrangers devaient arriver, le salon de la Verberie était occupé par une société de cinq personnes : le curé de Marsac, jeune prêtre de vingt-cinq ans qui s’était fait, à la prière de madame Séchard, le précepteur de son fils Lucien ; le médecin du pays, nommé monsieur Marron ; le maire de la commune, et un vieux colonel retiré du service qui cultivait les roses dans une petite propriété, située en face de la Verberie, de l’autre côté de la route. Tous les soirs d’hiver, ces personnes venaient faire un innocent boston à un centime la fiche, prendre les journaux ou rapporter ceux qu’ils avaient lus. Quand monsieur et madame Séchard achetèrent la Verberie, belle maison bâtie en tufau et couverte en ardoises, ses dépendances d’agrément consistaient en un petit jardin de deux arpents. Avec le temps, en y consacrant ses économies, la belle madame Séchard avait étendu son jardin jusqu’à un petit cours d’eau, en sacrifiant les vignes qu’elle achetait et les convertissant en gazons et en massifs. En ce moment, la Verberie, entourée d’un petit parc d’environ vingt arpents, clos de murs, passait pour la propriété la plus importante du pays. La maison de feu Séchard et ses dépendances ne servaient plus qu’à l’exploitation de vingt et quelques arpents le vignes laissés par lui, outre cinq métairies d’un produit d’environ six mille francs, et dix arpents de prés, situés de l’autre côté du cours d’eau, précisément en face du parc de la Verberie ; aussi madame Séchard comptait-elle bien les y comprendre l’année prochaine. Déjà, dans le pays, on donnait à la Verberie le nom de château, et l’on appelait Ève Séchard la dame de Marsac. En satisfaisant sa vanité, Lucien n’avait fait qu’imiter les paysans et les vignerons. Courtois, propriétaire d’un moulin assis pittoresquement à quelques portées de fusil des prés de la Verberie, était, dit-on, en marché pour ce moulin avec madame Séchard. Cette acquisition probable allait finir de donner à la Verberie la tournure d’une terre de premier ordre dans le département. Madame Séchard, qui faisait beaucoup de bien et avec autant de discernement que de grandeur, était aussi estimée qu’aimée. Sa beauté, devenue magnifique, atteignait alors à son plus grand développement. Quoique âgée d’environ vingt-six ans, elle avait gardé la fraîcheur de la jeunesse en jouissant du repos et de l’abondance que donne la vie de campagne. Toujours amoureuse de son mari, elle respectait en lui l’homme de talent assez modeste pour renoncer au tapage de la gloire ; enfin, pour la peindre, il suffit peut-être de dire que, dans toute sa vie, elle n’avait pas à compter un seul battement de cœur qui ne fût inspiré par ses enfants ou par son mari. L’impôt que ce ménage payait au malheur, on le devine : c’était le chagrin profond que causait la vie de Lucien, dans laquelle Ève Séchard pressentait des mystères et les redoutait d’autant plus que, pendant sa dernière visite, Lucien brisa sèchement à chaque interrogation de sa sœur en lui disant que les ambitieux ne devaient compte de leurs moyens qu’à eux-mêmes. En six ans, Lucien avait vu sa sœur trois fois, et il ne lui avait pas écrit plus de six lettres. Sa première visite à la Verberie eut lieu lors de la mort de sa mère, et la dernière avait eu pour objet de demander le service de ce mensonge si nécessaire à sa politique. Ce fut le sujet d’une scène assez grave entre monsieur, madame Séchard et leur frère, qui leur laissa des doutes affreux.

L’intérieur de la maison, transformé tout aussi bien que l’extérieur, sans présenter de luxe, était comfortable. On en jugera par un coup d’œil rapide jeté sur le salon où se tenait en ce moment la compagnie. Un joli tapis d’Aubusson, des tentures en croisé de coton gris ornées de galons en soie verte, des peintures imitant le bois de Spa, un meuble en acajou sculpté, garni de casimir gris à passementeries vertes, des jardinières pleines de fleurs, malgré la saison, offraient un ensemble doux à l’œil. Les rideaux des fenêtres en soie verte, la garniture de la cheminée, l’encadrement des glaces étaient exempts de ce faux goût qui gâte tout en province. Enfin les moindres détails élégants et propres, tout reposait l’âme et les regards par l’espèce de poésie qu’une femme aimante et spirituelle peut et doit introduire dans son ménage.

Madame Séchard, encore en deuil de son père, travaillait au coin du feu à un ouvrage en tapisserie, aidée par madame Kolb, la femme de charge, sur qui elle se reposait de tous les détails de la maison. Au moment où le cabriolet atteignit aux premières habitations de Marsac, la compagnie habituelle de la Verberie s’augmenta de Courtois, le meunier, veuf de sa femme, qui voulait se retirer des affaires, et qui espérait bien vendre sa propriété à laquelle madame Ève paraissait tenir, et Courtois savait le pourquoi.

— Voilà un cabriolet qui arrête ici ! dit Courtois en entendant à la porte un bruit de la voiture ; et, à la ferraille, on peut présumer qu’il est du pays…

— Ce sera sans doute Postel et sa femme qui viennent me voir, dit le médecin.

— Non, dit Courtois, le cabriolet vient du côté de Mansle.

Matame, dit Kolb (un grand et gros Alsacien) foissi ein afoué té Baris qui témente à barler à moncière.

— Un avoué !… s’écria Séchard, ce mot-là me donne la colique.

— Merci, dit le maire de Marsac, nommé Cachan, avoué pendant vingt ans à Angoulême, et qui jadis avait été chargé de poursuivre Séchard.

— Mon pauvre David ne changera pas, il sera toujours distrait ! dit Ève en souriant.

— Un avoué de Paris, dit Courtois, vous avez donc des affaires à Paris ?

— Non, dit Ève.

— Vous y avez un frère, dit Courtois en souriant.

— Gare que ce ne soit à cause de la succession du père Séchard, dit Cachan. Il a fait des affaires véreuses, le bonhomme !…

En entrant, Corentin et Derville, après avoir salué la compagnie et décliné leurs noms, demandèrent à parler en particulier à madame Séchard et à son mari.

— Volontiers, dit Séchard. Mais, est-ce pour affaires ?

— Uniquement pour la succession de monsieur votre père, répondit Corentin.

— Permettez alors que monsieur le maire, qui est un ancien avoué d’Angoulême, assiste à la conférence.

— Vous êtes monsieur Derville ?… dit Cachan en regardant Corentin.

— Non, monsieur, c’est monsieur, répondit Corentin en montrant l’avoué qui salua.

— Mais, dit Séchard, nous sommes en famille, nous n’avons rien de caché pour nos voisins, nous n’avons pas besoin d’aller dans mon cabinet où il n’y a pas de feu… Notre vie est au grand jour…

— Celle de monsieur votre père, dit Corentin, a eu quelques mystères que, peut-être, vous ne seriez pas bien aise de publier.

— Est-ce donc une chose qui puisse nous faire rougit ?… dit Ève effrayée.

— Oh ! non, c’est une peccadille de jeunesse, dit Corentin en tendant avec le plus grand sang-froid une de ses mille souricières. Monsieur votre père vous a donné un frère aîné…

— Ah ! le vieil ours ! cria Courtois, il ne vous aimait guère, monsieur Séchard, et il vous a gardé cela, le sournois… Ah ! je comprends maintenant ce qu’il voulait dire, quand il me disait : — Vous en verrez de belles lorsque je serai enterré !

— Oh ! rassurez-vous, monsieur, dit Corentin à Séchard en étudiant Ève par un regard de côté.

— Un frère ! s’écria le médecin, mais voilà votre succession partagée en deux !…

Derville affectait de regarder les belles gravures avant la lettre qui se trouvaient exposées sur les panneaux du salon.

— Oh ! rassurez-vous, madame, dit Corentin en voyant la surprise qui parut sur la belle figure de madame Séchard, il ne s’agit que d’un enfant naturel. Les droits d’un enfant naturel ne sont pas ceux d’un enfant légitime. Cet enfant est dans la plus profonde misère, il a droit à une somme basée sur l’importance de la succession… Les millions laissés par monsieur votre père…

À ce mot, millions, il y eut un cri de l’unanimité la plus complète dans le salon. En ce moment, Derville n’examinait plus les gravures.

— Le père Séchard, des millions ?… dit le gros Courtois. Qui vous a dit cela ? quelque paysan.

— Monsieur, dit Cachan, vous n’appartenez pas au Fisc, ainsi l’on peut vous dire ce qui en est…

— Soyez tranquille, dit Corentin, je vous donne ma parole d’honneur de ne pas être un employé des Domaines.

Cachan, qui venait de faire signe à tout le monde de se taire, laissa échapper un mouvement de satisfaction.

— Monsieur, reprit Corentin, n’y eût-il qu’un million, la part de l’enfant naturel serait encore assez belle. Nous ne venons pas faire un procès, nous venons au contraire vous proposer de nous donner cent mille francs, et nous nous en retournons…

— Cent mille francs !… s’écria Cachan en interrompant Corentin. Mais, monsieur, le père Séchard a laissé vingt arpents de vignes, cinq petites métairies, dix arpents de prés à Marsac et pas un liard avec…

— Pour rien au monde, s’écria David Séchard en intervenant, je ne voudrais faire un mensonge, monsieur Cachan : et moins encore en matière d’intérêt qu’en toute autre… Monsieur, dit-il à Corentin et à Derville, mon père nous a laissé outre ces biens… Courtois et Cachan eurent beau faire des signes à Séchard, il ajouta : Trois cent mille francs, ce qui porte l’importance de sa succession à cinq cent mille francs environ.

— Monsieur Cachan, dit Ève Séchard, quelle est la part que la loi donne à l’enfant naturel ?…

— Madame, dit Corentin, nous ne sommes pas des Turcs, nous vous demandons seulement de nous jurer devant ces messieurs que vous n’avez pas recueilli plus de cent mille écus en argent de la succession de votre beau-père, et nous nous entendrons bien…

— Donnez auparavant votre parole d’honneur, dit l’ancien avoué d’Angoulême à Derville, que vous êtes avoué.

— Voici mon passe-port, dit Derville à Cachan en lui tendant un papier plié en quatre, et monsieur n’est pas, comme vous pourriez le croire, un inspecteur général des domaines, rassurez-vous, ajouta Derville. Nous avions seulement un intérêt puissant à savoir la vérité sur la succession Séchard, et nous la savons… Derville prit madame Ève par la main, et l’emmena très courtoisement au bout du salon. — Madame, lui dit-il à voix basse, si l’honneur et l’avenir de la maison de Grandlieu n’étaient intéressés dans cette question, je ne me serais pas prêté à ce stratagème inventé par ce monsieur décoré ; mais vous l’excuserez, il s’agissait de découvrir le mensonge à l’aide duquel monsieur votre frère a surpris la religion de cette noble famille. Gardez-vous bien maintenant de laisser croire que vous avez donné douze cent mille francs à monsieur votre frère pour acheter la terre de Rubempré…

— Douze cent mille francs ! s’écria madame Séchard en pâlissant. Et où les a-t-il pris, lui, le malheureux ?…

— Ah ! voilà, dit Derville, j’ai peur que la source de cette fortune ne soit bien impure.

Ève eut des larmes aux yeux que ses voisins aperçurent.

— Nous vous avons rendu peut-être un grand service, lui dit Derville, en vous empêchant de tremper dans un mensonge dont les suites peuvent être très dangereuses.

Derville laissa madame Séchard assise, pâle, des larmes sur les joues, et salua la compagnie.

— À Mansle ! dit Corentin au petit garçon qui conduisait le cabriolet.

La diligence allant de Bordeaux à Paris, qui passa dans la nuit, eut une place ; Derville pria Corentin de le laisser en profiter, en objectant ses affaires ; mais, au fond, il se défiait de son compagnon de voyage, dont la dextérité diplomatique et le sang-froid lui parurent être de l’habitude. Corentin resta trois jours à Mansle sans trouver d’occasion pour partir ; il fut obligé d’écrire à Bordeaux et d’y retenir une place pour Paris, où il ne put revenir que neuf jours après son départ.

Pendant ce temps-là, Peyrade allait tous les matins, soit à Passy, soit à Paris, chez Corentin, savoir s’il était revenu. Le huitième jour, il laissa, dans l’un et l’autre domicile, une lettre écrite en chiffres à eux, pour expliquer à son ami le genre de mort dont il était menacé, l’enlèvement de Lydie et l’affreuse destinée à laquelle ses ennemis le vouaient. Attaqué comme jusqu’alors il avait attaqué les autres, Peyrade, privé de Corentin, mais aidé par Contenson, n’en resta pas moins sous son costume de Nabab. Encore que ses invisibles ennemis l’eussent découvert, il pensait assez sagement saisir quelques lueurs en demeurant sur le terrain même de la lutte. Contenson avait mis en campagne toutes ses connaissances à la piste de Lydie, il espérait découvrir la maison dans laquelle elle était cachée ; mais, de jour en jour, l’impossibilité, de plus en plus démontrée, de savoir la moindre chose, ajouta d’heure en heure au désespoir de Peyrade. Le vieil espion se fit entourer d’une garde de douze ou quinze agents les plus habiles. On surveillait les alentours de la rue des Moineaux et la rue Taitbout où il vivait en Nabab chez madame de Val-Noble. Pendant les trois derniers jours du délai fatal accordé par Asie pour rétablir Lucien sur l’ancien pied à l’hôtel de Grandlieu, Contenson ne quitta pas le vétéran de l’ancienne Lieutenance-générale de police. Ainsi, la poésie de terreur que les stratagèmes des tribus ennemies en guerre répandent au sein des forêts de l’Amérique, et dont a tant profité Cooper, s’attachait aux plus petits détails de la vie parisienne. Les passants, les boutiques, les fiacres, une personne debout à une croisée, tout offrait aux Hommes-Numéros à qui la défense de la vie du vieux Peyrade était confiée, l’intérêt énorme que présentent dans les romans de Cooper un tronc d’arbre, une habitation de castors, un rocher, la peau d’un bison, un canot immobile, un feuillage à fleur d’eau.

— Si l’Espagnol est parti, vous n’avez rien à craindre, disait Contenson à Peyrade en lui faisant remarquer la profonde tranquillité dont ils jouissaient.

— Et s’il n’est pas parti ? répondait Peyrade.

— Il a emmené un de mes hommes derrière sa calèche ; mais, à Blois, mon homme, forcé de descendre, n’a pu ni remonter ni rattraper la voiture.

Cinq jours après le retour de Derville, un matin, Lucien reçut la visite de Rastignac.

— Je suis, mon cher, au désespoir d’avoir à m’acquitter d’une négociation qu’on m’a confiée à cause de notre connaissance intime. Ton mariage est rompu sans que tu puisses jamais espérer de le renouer. Ne remets plus les pieds à l’hôtel de Grandlieu. Pour épouser Clotilde, il faut attendre la mort de son père, et il est devenu trop égoïste pour mourir de sitôt. Les vieux joueurs de wisk tiennent long-temps… sur leur bord… de table. Clotilde va partir pour l’Italie avec Madeleine de Lenoncourt-Chaulieu. La pauvre fille t’aime tant, mon cher, qu’il a fallu la surveiller ; elle voulait venir te voir, elle avait fait son petit projet d’évasion… C’est une consolation dans ton malheur.

Lucien ne répondait pas, il regardait Rastignac.

— Après tout, est-ce un malheur !… lui dit son compatriote, tu trouveras bien facilement une autre fille aussi noble et plus belle que Clotilde !… Madame de Sérizy te mariera par vengeance, elle ne peut pas souffrir les Grandlieu, qui n’ont jamais voulu la recevoir ; elle a une nièce, la petite Clémence du Rouvre…

— Mon cher, depuis notre dernier souper je ne suis pas bien avec madame de Sérizy, elle m’a vu dans la loge d’Esther, elle m’a fait une scène, et je l’ai laissée faire.

— Une femme de plus de quarante ans ne se brouille pas pour longtemps avec un jeune homme aussi beau que toi, dit Rastignac. Je connais un peu ces couchers de soleil ! ça dure dix minutes à l’horizon, et dix ans dans le cœur d’une femme.

— Voici huit jours que j’attends une lettre d’elle.

— Vas-y !

— Maintenant, il le faudra bien.

— Viens-tu, du moins, chez la Val-Noble ? son Nabab rend à Nucingen le souper qu’il en a reçu.

— J’en suis et j’irai, dit Lucien d’un air grave.

Le lendemain de la confirmation de son malheur, dont Carlos fut instruit aussitôt, Lucien vint avec Rastignac et Nucingen chez le faux Nabab.

À minuit, l’ancienne salle à manger d’Esther réunissait presque tous les personnages de ce drame dont l’intérêt, caché sous le lit même de ces existences torrentielles, n’était connu que d’Esther, de Lucien, de Peyrade, du mulâtre Contenson et de Paccard, qui vint servir sa maîtresse. Asie avait été priée par madame du Val-Noble, à l’insu de Peyrade et de Contenson, de venir aider sa cuisinière. En se mettant à table, Peyrade, qui donna cinq cents francs à madame du Val-Noble pour bien faire les choses, trouva dans sa serviette un petit papier sur lequel il lut ces mots écrits au crayon : Les dix jours expirent au moment où vous vous mettez à table. Peyrade passa le papier à Contenson, qui se trouvait derrière lui, en lui disant en anglais : — Est-ce toi qui as fourré là mon nom ? Contenson lut à la lueur des bougies ce Mane, Tecel, Pharès, et mit le papier dans sa poche, mais il savait combien il est difficile de vérifier une écriture au crayon et surtout une phrase tracée en lettres majuscules, c’est-à-dire avec des lignes pour ainsi dire mathématiques, puisque les lettres capitales se composent uniquement de courbes et de droites, dans lesquelles il est impossible de reconnaître les habitudes de la main, comme dans l’écriture dite cursive.

Ce souper fut sans aucune gaieté. Peyrade était en proie à une préoccupation visible. Des jeunes viveurs qui savaient égayer un souper, il ne se trouvait là que Lucien et Rastignac. Lucien était fort triste et songeur. Rastignac, qui venait de perdre, avant le souper, deux mille francs, buvait et mangeait avec l’idée de se rattraper après le souper. Les trois femmes, frappées de ce froid, se regardèrent. L’ennui dépouilla les mets de leur saveur. Il en est des soupers comme des pièces de théâtre et des livres, ils ont leurs hasards. À la fin du souper on servit des glaces, dites plombières. Tout le monde sait que ces sortes de glaces contiennent de petits fruits confits très délicats placés à la surface de la glace qui se sert dans un petit verre, sans y affecter la forme pyramidale. Ces glaces avaient été commandées par madame du Val-Noble chez Tortoni, dont le célèbre établissement se trouve au coin de la rue Taitbout et du boulevard. La cuisinière fit appeler le mulâtre pour payer la note du glacier. Contenson, à qui l’exigence du garçon ne parut pas naturelle, descendit et l’aplatit par ce mot : — Vous n’êtes donc pas de chez Tortoni ?… et il remonta sur-le-champ. Mais Paccard avait déjà profité de cette absence pour distribuer les glaces aux convives. À peine le mulâtre atteignait-il la porte de l’appartement qu’un des agents qui surveillaient la rue des Moineaux cria dans l’escalier : — Numéro vingt-sept.

— Qu’y a-t-il ? répondit Contenson en redescendant avec rapidité jusqu’au bas de la rampe.

— Dites au papa que sa fille est rentrée, et dans quel état ! bon Dieu ! qu’il vienne, elle se meurt.

Au moment où Contenson rentra dans la salle à manger, le vieux Peyrade, qui d’ailleurs avait notablement bu, gobait la petite cerise de sa plombière. On portait la santé de madame du Val-Noble, le Nabab remplit son verre d’un vin dit de Constance, et le vida. Quelque troublé que fût Contenson par la nouvelle qu’il allait apprendre à Peyrade, il fut, en rentrant, frappé de la profonde attention avec laquelle Paccard regardait le Nabab. Les deux yeux du valet de madame de Champy ressemblaient à deux flammes fixes. Cette observation, malgré son importance, ne devait cependant pas retarder le mulâtre, et il se pencha vers son maître au moment où Peyrade replaçait son verre vide sur la table.

— Lydie est à la maison, dit Contenson, et dans un bien triste état.

Peyrade lâcha le plus français des jurons français avec un accent méridional si prononcé que le plus profond étonnement parut sur la figure de tous les convives. En s’apercevant de sa faute, Peyrade avoua son déguisement en disant à Contenson en bon français : — Trouve un fiacre !… je fiche le camp.

Tout le monde se leva de table.

— Qui donc êtes-vous ? s’écria Lucien.

Ui !… dit le baron.

— Bixiou m’avait soutenu que vous saviez faire l’Anglais mieux que lui, et je ne voulais pas le croire, dit Rastignac.

— C’est quelque banqueroutier découvert, dit du Tillet à haute voix, je m’en doutais !…

— Quel singulier pays que Paris !… dit madame du Val-Noble. Après avoir fait faillite dans son quartier, un marchand y reparaît en nabab ou en dandy aux Champs-Élysées impunément !… Oh ! j’ai du malheur, la faillite est mon insecte.

— On dit que toutes les fleurs ont le leur, dit tranquillement Esther, le mien ressemble à celui de Cléopâtre, un aspic.

— Ce que je suis !… dit Peyrade à la porte. Ah ! vous le saurez, car, si je meurs, je sortirai de mon tombeau pour vous venir tirer par les pieds pendant toutes les nuits !…

En disant ces derniers mots, il regardait Esther et Lucien ; puis il profita de l’étonnement général pour disparaître avec une excessive agilité, car il voulut courir chez lui sans attendre le fiacre. Dans la rue, Asie, enveloppée d’une coiffe noire comme en portaient alors les femmes pour sortir du bal, arrêta l’espion par le bras, au seuil de la porte cochère.

— Envoie chercher les sacrements, papa Peyrade, lui dit-elle de cette voix qui déjà lui avait prophétisé le malheur.

Une voiture était là, Asie y monta, la voiture disparut comme emportée par le vent. Il y avait cinq voitures, les hommes de Peyrade ne purent rien savoir.

En arrivant à sa maison de campagne dans une des places les plus retirées et les plus riantes de la petite ville de Passy, rue des Vignes, Corentin, qui passait pour un négociant dévoré par la passion du jardinage, trouva les chiffres de son ami Peyrade. Au lieu de se reposer, il remonta dans le fiacre qui l’avait amené, se fit conduire rue des Moineaux et n’y trouva que Katt. Il apprit de la Flamande la disparition de Lydie et demeura surpris du défaut de prévoyance que Peyrade et lui avaient eu.

Ils ne me connaissent pas encore, se dit-il. Ces gens-là sont capables de tout, il faut savoir s’ils tueront Peyrade, car alors je ne me montrerai plus…

Plus sa vie est infâme, plus l’homme y tient ; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants. Corentin descendit, s’en alla chez lui se déguiser en petit vieillard souffreteux, à petite redingote verdâtre, à petite perruque en chiendent, et revint à pied, ramené par son amitié pour Peyrade. Il voulait donner des ordres à ses Numéros les plus dévoués et les plus habiles. En longeant la rue Saint-Honoré pour venir de la place Vendôme à la rue Saint-Roch, il marcha derrière une fille en pantoufles, et habillée comme l’est une femme pour la nuit. Cette fille, qui portait une camisole blanche, et sur la tête un bonnet de nuit, laissait échapper de temps en temps des sanglots mêlés à des plaintes involontaires ; Corentin la devança de quelques pas et reconnut Lydie.

— Je suis l’ami de votre père, monsieur Canquoëlle, dit-il de sa voix naturelle.

— Ah ! voici donc quelqu’un à qui je puis me fier !… dit-elle.

— N’ayez pas l’air de me connaître, reprit Corentin, car nous sommes poursuivis par de cruels ennemis, et forcés de nous déguiser. Mais racontez-moi ce qui vous est arrivé…

— Oh ! monsieur, dit la pauvre fille, cela se dit et ne se raconte pas… Je suis déshonorée, perdue, sans pouvoir m’expliquer comment !…

— D’où venez-vous ?…

— Je ne sais pas, monsieur ! je me suis sauvée avec tant de précipitation, j’ai fait tant de rues, tant de détours, en me croyant suivie… Et quand je rencontrais quelqu’un d’honnête, je demandais le chemin pour aller sur les boulevards, afin de gagner la rue de la Paix ! Enfin, après avoir marché pendant… Quelle heure est-il ?

— Onze heures et demie ! dit Corentin.

— Je me suis sauvée à la tombée de la nuit, voici donc cinq heures que je marche !… s’écria Lydie.

— Allons, vous allez vous reposer, vous trouverez votre bonne Katt…

— Oh ! monsieur, il n’y a plus de repos pour moi ! Je ne veux pas d’autre repos que celui de la tombe ; et j’irai l’attendre dans un couvent, si l’on me juge digne d’y entrer…

— Pauvre petite ! vous avez bien résisté ?

— Oui, monsieur. Ah ! si vous saviez au milieu de quelles créatures abjectes on m’a mise…

— On vous a sans doute endormie ?

— Ah ! c’est cela ! dit la pauvre Lydie. Encore un peu de force, et j’atteindrai la maison. Je me sens défaillir, et mes idées ne sont pas très nettes… Tout à l’heure je me croyais dans un jardin…

Corentin porta Lydie dans ses bras, où elle perdit connaissance, et il la monta par les escaliers.

— Katt ! cria-t-il.

Katt parut et jeta des cris de joie.

— Ne vous hâtez pas de vous réjouir ! dit sentencieusement Corentin, cette jeune fille est bien malade.

Quand Lydie eut été posée sur son lit, lorsque à la lueur de deux bougies allumées par Katt, elle reconnut sa chambre, elle eut le délire. Elle chanta des ritournelles d’airs gracieux, et tour à tour vociféra certaines phrases horribles qu’elle avait entendues ! Sa belle figure était marbrée de teintes violettes. Elle mêlait les souvenirs de sa vie si pure à ceux de ces dix jours d’infamie. Katt pleurait. Corentin se promenait dans la chambre en s’arrêtant par moments pour examiner Lydie.

— Elle paye pour son père ! dit-il. Y aurait-il une Providence ? — Oh ! ai-je eu raison de ne pas avoir de famille… Un enfant ! c’est, ma parole d’honneur, comme le dit je ne sais quel philosophe, un otage qu’on donne au malheur !…

— Oh ! dit la pauvre enfant en se mettant sur son séant et laissant ses beaux cheveux déroulés, au lieu d’être couchée ici, Katt, je devrais être couchée sur le sable au fond de la Seine…

— Katt, au lieu de pleurer et de regarder votre enfant, ce qui ne la guérira pas, vous devriez aller chercher un médecin, celui de la Mairie d’abord, puis messieurs Desplein et Bianchon… Il faut sauver cette innocente créature…

Et Corentin écrivit les adresses des deux célèbres docteurs. En ce moment, l’escalier fut grimpé par un homme à qui les marches en étaient familières, la porte s’ouvrit. Peyrade, en sueur, la figure violacée, les yeux presque ensanglantés, soufflant comme un dauphin, bondit de la porte de l’appartement à la chambre de Lydie en criant : — Où est ma fille ?…

Il vit un triste geste de Corentin, le regard de Peyrade suivit le geste. On ne peut comparer l’état de Lydie qu’à celui d’une fleur, amoureusement cultivée par un botaniste, tombée de sa tige, écrasée par les souliers ferrés d’un paysan. Transportez cette image dans le cœur même de la Paternité, vous comprendrez le coup que reçut Peyrade, à qui de grosses larmes vinrent aux yeux.

— On pleure, c’est mon père, dit l’enfant.

Lydie put encore reconnaître son père ; elle se souleva, vint se mettre aux genoux du vieillard au moment où il tomba sur un fauteuil.

— Pardon, papa !… dit-elle d’une voix qui perça le cœur de Peyrade au moment où il sentit comme un coup de massue appliqué sur son crâne.

— Je meurs… ah ! les gredins ! fut son dernier mot.

Corentin voulut secourir son ami, il en reçut le dernier soupir.

— Mort empoisonné !… se dit Corentin. — Bon, voici le médecin, s’écria-t-il en entendant le bruit d’une voiture.

Contenson, qui se montra débarbouillé de sa mulâtrerie, resta comme changé en statue de bronze en entendant dire à Lydie : — Tu ne me pardonnes donc pas, mon père ?… Ce n’est pas ma faute ! (Elle ne s’apercevait pas que son père était mort.) — Oh ! quels yeux il me fait !… dit la pauvre folle…

— Il faut les lui fermer, dit Contenson, qui plaça feu Peyrade sur le lit.

— Nous faisons une sottise, dit Corentin, emportons-le chez lui ; sa fille est à moitié folle, elle le deviendrait tout à fait en s’apercevant de sa mort, elle croirait l’avoir tué.

En voyant emporter son père, Lydie resta comme hébétée.

— Voilà mon seul ami !… dit Corentin en paraissant ému quand Peyrade fut exposé sur son lit dans sa chambre. Il n’a eu dans toute sa vie qu’une seule pensée cupide ! et ce fut pour sa fille !… Que cela te serve de leçon, Contenson. Chaque état a son honneur. Peyrade a eu tort de se mêler des affaires particulières, nous n’avons qu’à nous occuper des affaires publiques. Mais, quoi qu’il puisse arriver, je jure, dit-il avec un accent, un regard et un geste qui frappèrent Contenson d’épouvante, de venger mon pauvre Peyrade ! Je découvrirai les auteurs de sa mort et ceux de la honte de sa fille !… Et, par mon propre égoïsme, par le peu de jours qui me restent, et que je risque dans cette vengeance, tous ces gens-là finiront leurs jours à quatre heures, en pleine santé, rasés, net, en place de Grève !…

— Et je vous y aiderai ! dit Contenson ému.

Rien n’est en effet plus émouvant que le spectacle de la passion chez un homme froid, compassé, méthodique, en qui, depuis vingt ans, personne n’avait aperçu le moindre mouvement de sensibilité. C’est la barre de fer en fusion, qui fond tout ce qu’elle rencontre. Aussi Contenson eut-il une révolution d’entrailles.

— Pauvre père Canquoëlle, reprit-il en regardant Corentin, il m’a souvent régalé… Et tenez… — il n’y a que des gens vicieux qui sachent faire de ces choses-là, — souvent il m’a donné dix francs pour aller au jeu…

Après cette oraison funèbre, les deux vengeurs de Peyrade allèrent chez Lydie en entendant Katt et le médecin de la Mairie dans les escaliers.

— Va chez le commissaire de police, dit Corentin, le procureur du roi ne trouverait pas en ceci les éléments d’une poursuite ; mais nous allons faire faire un rapport à la Préfecture, ça pourra servir peut-être à quelque chose. — Monsieur, dit Corentin au médecin de la Mairie, vous allez trouver dans cette chambre un homme mort ; je ne crois pas sa mort naturelle, vous ferez l’autopsie en présence de monsieur le commissaire de police, qui, sur mon invitation, va venir. Tâchez de découvrir les traces du poison ; vous serez d’ailleurs assisté dans quelques instants de messieurs Desplein et Bianchon, que j’ai mandés pour examiner la fille de mon meilleur ami dont l’état est pire que celui du père, quoiqu’il soit mort…

— Je n’ai pas besoin, dit le médecin de la Mairie, de ces messieurs pour faire mon métier…

— Ah ! bon, pensa Corentin. — Ne nous heurtons pas, monsieur, reprit Corentin. En deux mots, voici mon opinion. Ceux qui viennent de tuer le père ont aussi déshonoré la fille.

Au jour, Lydie avait fini par succomber à sa fatigue ; elle dormait quand l’illustre chirurgien et le jeune médecin arrivèrent. Le médecin chargé de constater le décès avait alors ouvert Peyrade et cherchait les causes de la mort.

— En attendant que l’on éveille la malade, dit Corentin aux deux célèbres docteurs, voudriez-vous aider un de vos confrères dans une constatation qui certainement aura de l’intérêt pour vous, et votre avis ne sera pas de trop au procès-verbal.

— Votre parent est mort d’apoplexie, dit le médecin, il y a les preuves d’une congestion cérébrale effrayante…

— Examinez, messieurs, dit Corentin, et cherchez s’il n’y a pas dans la Toxicologie des poisons qui produisent le même effet.

— L’estomac, dit le médecin, était absolument plein de matières ; mais, à moins de les analyser avec des appareils chimiques, je ne vois aucune trace de poison.

— Si les caractères de la congestion cérébrale sont bien reconnus, il y a là, vu l’âge du sujet, une cause suffisante de mort, dit Desplein en montrant l’énorme quantité d’aliments…

— Est-ce ici qu’il a mangé ? demanda Bianchon.

— Non, dit Corentin, il est venu du boulevard ici rapidement, et il a trouvé sa fille violée…

— Voilà le vrai poison, s’il aimait sa fille, dit Bianchon.

— Quel serait le poison qui pourrait produire cet effet-là ? demanda Corentin sans abandonner son idée.

— Il n’y en a qu’un, dit Desplein après avoir examiné tout avec soin. C’est un poison de l’archipel de Java, pris à des arbustes assez peu connus encore, de la nature des Strychnos, et qui servent à empoisonner ces armes si dangereuses… les Kris malais… On le dit, du moins…

Le commissaire de police arriva, Corentin lui fit part de ses soupçons, le pria de rédiger un rapport en lui disant dans quelle maison et avec quels gens Peyrade avait soupé ; puis il l’instruisit du complot formé contre les jours de Peyrade et des causes de l’état où se trouvait Lydie. Après, Corentin passa dans l’appartement de la pauvre fille, où Desplein et Bianchon examinaient la malade ; mais il les rencontra sur le pas de la porte.

— Eh ! bien, messieurs ! demanda Corentin.

— Placez cette fille-là dans une maison de santé, si elle ne recouvre pas la raison en accouchant, si toutefois elle devient grosse, elle finira ses jours folle-mélancolique. Il n’y a pas, pour la guérison, d’autre ressource que dans le sentiment maternel, s’il se réveille…

Corentin donna quarante francs en or à chaque docteur, et se tourna vers le commissaire de police, qui le tirait par la manche.

— Le médecin prétend que la mort est naturelle, dit le fonctionnaire, et je puis d’autant moins faire un rapport qu’il s’agit du père Canquoëlle, il se mêlait de bien des affaires, et nous ne saurions pas trop à qui nous nous attaquerions… Ces gens-là meurent souvent par ordre…

— Je me nomme Corentin, dit Corentin à l’oreille du commissaire de police.

Le commissaire laissa échapper un mouvement de surprise.

— Donc, faites une note, reprit Corentin, elle sera très-utile plus tard, et ne l’envoyez qu’à titre de renseignements confidentiels. Le crime est improuvable, et je sais que l’instruction serait arrêtée au premier pas… Mais je livrerai quelque jour les coupables, je vais les surveiller et les prendre en flagrant délit.

Le commissaire de police salua Corentin et partit.

— Monsieur, dit Katt, mademoiselle ne fait que chanter et danser, que faire ?…

— Mais il est donc survenu quelque chose ?…

— Elle a su que son père venait de mourir…

— Mettez-la dans un fiacre et conduisez-la tout bonnement à Charenton ; je vais écrire un mot au Directeur-Général de la Police du Royaume afin qu’elle y soit placée convenablement. La fille à Charenton, le père dans la fosse commune, dit Corentin. Contenson, va commander le char des pauvres… Maintenant, à nous deux, don Carlos Herrera…

— Carlos ! dit Contenson, il est en Espagne.

— Il est à Paris ! dit péremptoirement Corentin. Il y a là du génie espagnol du temps de Philippe III, mais j’ai des traquenards pour tout le monde, même pour les rois.

Cinq jours après la disparition du Nabab, madame du Val-Noble était, à neuf heures du matin, assise au chevet du lit d’Esther et y pleurait, car elle se sentait sur un des versants de la misère.

— Si, du moins, j’avais cent louis de rente ! Avec cela, ma chère, on se retire dans une petite ville quelconque, et on y trouve à se marier…

— Je puis te les faire avoir, dit Esther.

— Et comment ? s’écria madame du Val-Noble.

— Oh ! bien naturellement. Écoute. Tu vas vouloir te tuer, joue bien cette comédie-là ; tu feras venir Asie, et tu lui proposeras dix mille francs contre deux perles noires en verre très-mince où se trouve un poison qui tue en une seconde ; tu me les apporteras, je t’en donne cinquante mille francs…

— Pourquoi ne les demandes-tu pas toi-même ? dit madame du Val-Noble.

— Asie ne me les vendrait pas.

— Ce n’est pas pour toi ?… dit madame du Val-Noble.

— Peut-être.

— Toi ! qui vis au milieu de la joie, du luxe, dans une maison à toi ! la veille d’une fête dont on parlera pendant dix ans ! qui coûte à Nucingen dix mille francs. On mangera, dit-on, des fraises au mois de février, des asperges, des raisins… des melons… Il y aura pour mille écus de fleurs dans les appartements.

— Que dis-tu donc ? il y a pour mille écus de roses dans l’escalier seulement.

— On dit que ta toilette coûte dix mille francs ?

— Oui, ma robe est en point de Bruxelles, et Delphine, sa femme, est furieuse. Mais j’ai voulu avoir un déguisement de mariée.

— Où sont les dix mille francs ? dit madame du Val-Noble.

— C’est toute ma monnaie, dit Esther en souriant. Ouvre ma toilette, ils sont sous mon papier à papillotes…

— Quand on parle de mourir, on ne se tue guère, dit madame du Val-Noble. Si c’était pour commettre…

— Un crime, va donc ! dit Esther en achevant la pensée de son amie qui hésitait. Tu peux être tranquille, reprit Esther, je ne veux tuer personne. J’avais une amie, une femme bien heureuse, elle est morte, je la suivrai… voilà tout.

— Es-tu bête !…

— Que veux-tu, nous nous l’étions promis.

— Laisse-toi protester ce billet-là, dit l’amie en souriant.

— Fais ce que je te dis, et va-t’en. J’entends une voiture qui arrive, et c’est Nucingen, un homme qui deviendra fou de bonheur ! Il m’aime, celui-là… Pourquoi n’aime-t-on pas ceux qui nous aiment ?…

— Ah ! voilà, dit madame du Val-Noble, c’est l’histoire du hareng qui est le plus intrigant des poissons.

— Pourquoi ?…

— Eh ! bien, on n’a jamais pu le savoir.

— Mais, va-t’en donc, mon ange ! Il faut que je demande tes cinquante mille francs.

— Eh ! bien, adieu…

Depuis trois jours, les manières d’Esther avec le baron de Nucingen avaient entièrement changé. Le singe était devenu chatte, et la chatte devenait femme. Esther versait sur ce vieillard des trésors d’affection, elle se faisait charmante. Ses discours, dénués de malice et d’âcreté, pleins d’insinuations tendres, avaient porté la conviction dans l’esprit du lourd banquier, elle l’appelait Fritz, il se croyait aimé.

— Mon pauvre Fritz, je t’ai bien éprouvé, dit-elle, je t’ai bien tourmenté, tu as été sublime de patience, tu m’aimes, je le vois, et je t’en récompenserai. Tu me plais maintenant, et je ne sais pas comment cela s’est fait, mais je te préférerais à un jeune homme. C’est peut-être l’effet de l’expérience. À la longue on finit par s’apercevoir que le plaisir est la fortune de l’âme, et ce n’est pas plus flatteur d’être aimé pour le plaisir que d’être aimé pour son argent… Et puis, les jeunes gens sont trop égoïstes, ils pensent plus à eux qu’à nous ; tandis que toi tu ne penses qu’à moi. Je suis toute ta vie. Aussi ne veux-je plus rien de toi, je veux te prouver à quel point je suis désintéressée.

Che ne vus ai rien tonné, répondit le baron charmé, che gomde fus abborder temain drande mil vrancs te rendes… c’ede mon gâteau te noces…

Esther embrassa si gentiment Nucingen qu’elle le fit pâlir, sans pilules.

— Oh ! dit-elle, n’allez pas croire que ce soit pour vos trente mille francs de rente que je suis ainsi, c’est parce que maintenant… je t’aime, mon gros Frédéric…

Oh ! mon tié ! birguoi m’afoir ébroufé… ch’eusse édé si hireux tébuis drois mois…

— Est-ce en trois pour cent ou en cinq ? ma bichette, dit Esther en passant les mains dans les cheveux de Nucingen et les lui arrangeant à sa fantaisie.

En drois… ch’en affais tes masses.

Le baron apportait donc ce matin l’inscription sur le Grand-Livre ; il venait déjeuner avec sa chère petite fille, prendre ses ordres pour le lendemain, le fameux samedi, le grand jour !

Dennez, ma bedide phâme, ma seile phâme, dit joyeusement le banquier dont la figure rayonnait de bonheur, foissi te guoi bayer fos tébenses te guisine bir le resdant te fos churs…

Esther prit le papier sans la moindre émotion, elle le plia, le mit dans sa toilette.

— Vous voilà bien content, monstre d’iniquité, dit-elle en donnant une petite tape sur la joue de Nucingen, de me voir acceptant enfin quelque chose de vous. Je ne puis plus vous dire vos vérités, car je partage le fruit de ce que vous appelez vos travaux… Ce n’est pas un cadeau, ça mon pauvre garçon, c’est une restitution… Allons, ne prenez pas votre figure de Bourse. Tu sais bien que je t’aime.

Ma pelle Esder, mon anche t’amur, dit le banquier, ne me barlez blis ainsi… dennez… ça me seraid écal que la derre endière me brît bir ein folleire, si j’édais, ein honnêde ôme à fos yex… Je vus âme tuchurs te blis en blis.

— C’est mon plan, dit Esther. Aussi ne te dirai-je plus jamais rien qui te chagrine, mon bichon d’éléphant, car tu es devenu candide comme un enfant… Parbleu, gros scélérat, tu n’as jamais eu d’innocence, il fallait bien que ce que tu en as reçu en venant au monde reparût à la surface ; mais elle était enfoncée si avant qu’elle n’est revenue qu’à soixante-six ans passés… et amenée par le croc de l’amour. Ce phénomène a lieu chez les vieillards… Et voilà pourquoi j’ai fini par t’aimer, tu es jeune, très jeune… Il n’y a que moi qui aurai connu ce Frédéric-là… moi seule !… car tu étais banquier à quinze ans… Au collège, tu devais prêter à tes camarades une bille à la condition d’en rendre deux… (Elle sauta sur ses genoux en le voyant rire.) — Eh ! bien, tu feras ce que tu voudras ! Hé ! pille les hommes… va, je t’y aiderai. Les hommes ne valent pas la peine d’être aimés, Napoléon les tuait comme des mouches. Que ce soit à toi ou au budget que les Français paient des contributions, qu’é que ça leur fait !… On ne fait pas l’amour avec le Budget, et ma foi… — va, j’y ai bien réfléchi, tu as raison… — tonds les moutons, c’est dans l’Évangile selon Béranger… Embrassez votre Esder… Ah ! dis donc, tu donneras à cette pauvre Val-Noble tous les meubles de l’appartement de la rue Taitbout ! Et puis, demain, tu lui offriras cinquante mille francs… ça te posera bien, vois-tu, mon chat. Tu as tué Falleix, on commence à crier après toi… Cette générosité-là paraîtra babylonienne… et toutes les femmes parleront de toi. Oh !… il n’y aura que toi de grand, de noble dans Paris, et le monde est ainsi fait que l’on oubliera Falleix. Ainsi c’est, après tout, de l’argent placé en considération !…

Ti has raison, mon anche, ti gonnais le monte, répondit-il, ti seras mon gonzeil.

— Mais, reprit-elle, tu vois comme je pense aux affaires de mon homme, à sa considération, à son honneur… Va me chercher les cinquante mille francs…

Elle voulait se débarrasser de monsieur de Nucingen pour faire venir un Agent de change et vendre le soir même à la Bourse l’inscription.

Et birquoi doud te zuite ?… demanda-t-il.

— Dame, mon chat, il faut les offrir dans une petite boîte en satin, et en envelopper un éventail. Tu lui diras — Voici, madame, un éventail qui, j’espère, vous fera plaisir… On te croit Turcaret, tu passeras Baujon !

Jarmand ! jarmand ! s’écria le baron, ch’aurai tonc te l’esbrit maindenant !… Ui, che rebède fos mods…

Au moment où la pauvre Esther s’asseyait, fatiguée de l’effort qu’elle faisait pour jouer son rôle, Europe entra.

— Madame, dit-elle, voici un commissionnaire envoyé du quai Malaquais par Célestin, le valet de chambre de monsieur Lucien…

— Qu’il entre !… mais non, je vais dans l’antichambre.

— Il a une lettre de Célestin pour madame.

Esther se précipita dans son antichambre, elle regarda le commissionnaire, et vit en lui le commissionnaire pur-sang.

— Dis-lui de descendre !… dit Esther d’une voix faible en se laissant aller sur une chaise après avoir lu la lettre. Lucien veut se tuer… ajouta-t-elle à l’oreille d’Europe. Monte-lui la lettre d’ailleurs.

L’abbé, qui conservait son costume de commis-voyageur, descendit aussitôt, et son regard se porta sur-le-champ sur le commissionnaire en trouvant dans l’antichambre un étranger.

— Tu m’avais dit qu’il n’y avait personne, dit-il dans l’oreille d’Europe.

Et par un excès de prudence il passa sur-le-champ dans le salon après avoir examiné le commissionnaire. Trompe-la-Mort ne savait pas que depuis quelque temps le fameux chef du service de sûreté qui l’avait arrêté dans la Maison-Vauquer avait un rival. Ce rival était le commissionnaire.

— On a raison, dit le faux commissionnaire à Contenson qui l’attendait dans la rue. Celui que vous m’avez dépeint est dans la maison ; mais ce n’est pas un Espagnol, et je mettrais ma main au feu qu’il y a de notre gibier sous cette soutane.

— Il n’est pas plus prêtre qu’il n’est Espagnol, dit Contenson.

— J’en suis sûr, dit le chef de la Brigade de sûreté.

— Oh ! si nous avions raison !… dit Contenson.

Lucien était en effet resté deux jours absent, et l’on avait profité de cette absence pour tendre ce piège ; mais il revint le soir même, et les inquiétudes d’Esther se calmèrent.

Le lendemain matin, à l’heure où la courtisane sortit du bain et se remit dans son lit, son amie arriva.

— J’ai les deux perles ! dit la Val-Noble.

— Voyons ? dit Esther en se soulevant et enfonçant son joli coude sur un oreiller garni de dentelles.

Madame du Val-Noble tendit deux espèces de groseilles noires. Le baron avait donné à Esther deux de ces levrettes, d’une race célèbre, et qui finira par porter le nom du grand poète contemporain qui les a mises à la mode ; aussi la courtisane, très fière de les avoir obtenues, leur avait-elle conservé les noms de leurs aïeux, Roméo et Juliette. Il est inutile de parler de la gentillesse, de la blancheur, de la grâce de ces animaux, faits pour l’appartement et dont les mœurs ont quelque chose de la discrétion anglaise. Esther appela Roméo, Roméo accourut sur ses pattes si flexibles et si minces, si fermes et si nervues que vous eussiez dit des tiges d’acier, et il regarda sa maîtresse. Esther fit le geste de lui jeter une des deux perles pour éveiller son attention.

— Son nom le destine à mourir ainsi ! dit Esther en jetant la perle que Roméo brisa entre ses dents.

Le chien ne jeta pas un cri, il tourna sur lui-même pour tomber roide mort. Ce fut fait pendant qu’Esther disait la phrase d’oraison funèbre.

— Ah ! mon Dieu ! cria madame du Val-Noble.

— Tu as un fiacre, emporte feu Roméo, dit Esther, sa mort ferait un esclandre ici. Dépêche-toi, tu auras ce soir tes cinquante mille francs.

Ce fut dit si tranquillement et avec une si parfaite insensibilité de courtisane, que madame du Val-Noble s’écria : — Tu es bien notre reine !

— Je dirai que je t’ai prêté Roméo, il sera mort chez toi ! Viens de bonne heure, et sois belle…

À cinq heures du soir, Esther fit une toilette de mariée. Elle mit sa robe de dentelle sur une jupe de satin blanc, elle eut une ceinture blanche, des souliers de satin blanc, et sur ses belles épaules une écharpe en point d’Angleterre. Elle se coiffa en camélias blancs naturels, en imitant une coiffure de jeune vierge. Elle montrait sur sa poitrine un collier de perles de trente mille francs donné par Nucingen. Quoique sa toilette fût finie à six heures, elle avait fermé sa porte à tout le monde, même à Nucingen. Europe savait que Lucien devait être introduit dans la chambre à coucher. Lucien arriva sur les sept heures, Europe trouva moyen de le faire entrer chez madame sans que personne s’aperçût de son arrivée. Lucien, à l’aspect d’Esther, se dit : — Pourquoi ne pas aller vivre avec elle à Rubempré, loin du monde, sans jamais revenir à Paris !… J’ai cinq ans d’arrhes sur cette vie, et la chère créature est de caractère à ne jamais se démentir !… Et où trouver un pareil chef-d’œuvre ?

— Mon ami, vous dont j’ai fait mon dieu, dit Esther en pliant un genou sur un coussin devant Lucien, bénissez-moi…

Lucien voulut relever Esther et l’embrasser en lui disant : — Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie, mon cher amour ? Et il essaya de prendre Esther par la taille ; mais elle se dégagea par un mouvement qui peignait autant de respect que d’horreur.

— Je ne suis plus digne de toi, Lucien, dit-elle en laissant rouler des larmes dans ses yeux. Je t’en supplie, bénis-moi, et jure-moi d’établir à l’Hôtel-Dieu une fondation de deux lits… Car, pour des prières à l’église, Dieu ne me pardonnera jamais qu’à moi-même… Je t’ai trop aimé, mon ami. Enfin, dis-moi que je t’ai rendu heureux, et que tu penseras quelquefois à moi… dis ?

Lucien aperçut tant de solennelle bonne foi chez Esther qu’il resta pensif.

— Tu veux te tuer ! dit-il enfin d’un son de voix qui dénotait une profonde méditation.

— Non, mon ami, mais aujourd’hui, vois-tu, c’est la mort de la femme pure, chaste, aimante que tu as eue… Et j’ai bien peur que le chagrin ne me tue.

— Pauvre enfant, attends ! dit Lucien, j’ai fait depuis deux jours bien des efforts, j’ai pu parvenir jusqu’à Clotilde.

— Toujours Clotilde !… dit-elle avec un accent de rage concentrée.

— Oui, reprit-il, nous nous sommes écrit… Mardi matin, elle part, mais j’aurai sur la route d’Italie une entrevue avec elle, à Fontainebleau…

— Ah ! çà, que voulez-vous donc, vous autres, pour femmes ?… des planches !… cria la pauvre Esther. Voyons, si j’avais sept ou huit millions, ne m’épouserais-tu pas ?

— Enfant ! J’allais te dire que si tout est fini pour moi, je ne veux pas d’autre femme que toi…

Esther baissa la tête pour ne pas montrer sa soudaine pâleur et les larmes qu’elle essuya.

— Tu m’aimes ?… dit-elle en regardant Lucien avec une douleur profonde. Eh ! bien, voilà ma bénédiction. Ne te compromets pas, va par la porte dérobée et fais comme si tu venais de l’antichambre au salon. Baise-moi au front, dit-elle. Elle prit Lucien, le serra sur son cœur avec rage et lui dit : Sors !… avec un accent terrible.

Quand la mourante parut dans le salon, il se fit un cri d’admiration : les yeux d’Esther renvoyaient l’infini dans lequel l’âme se perdait en les voyant, le noir bleu de sa chevelure fine faisait valoir les camélias. Enfin tous les effets qu’elle avait cherchés furent obtenus. Elle n’eut pas de rivales. Elle parut comme la suprême expression du luxe effréné dont les créations l’entouraient. Elle fut d’ailleurs étincelante d’esprit. Elle commanda l’orgie avec la puissance froide et calme que déploie Habeneck au Conservatoire dans ces concerts où les premiers musiciens de l’Europe atteignent au sublime de l’exécution en interprétant Mozart et Beethoven. Elle observait cependant avec effroi que Nucingen mangeait peu, ne buvait pas, et faisait le maître de la maison. À minuit, personne n’avait sa raison. On cassa les verres pour qu’ils ne servissent plus jamais. Deux rideaux de Chine furent déchirés. Bixiou se grisa pour la seule fois de sa vie. Personne ne pouvant se tenir debout, les femmes étant endormies sur les divans, on ne put réaliser la plaisanterie arrêtée, à l’avance entre les convives, de conduire Esther et Nucingen à la chambre à coucher, rangés sur deux lignes, ayant tous des candélabres à la main, et chantant le Buona Sera du Barbier de Séville. Nucingen donna seul la main à Esther. Quoique gris, Bixiou, qui les aperçut, eut encore la force de dire, comme Rivarol à propos du dernier mariage du duc de Richelieu : — Il faudrait prévenir le Préfet de police… il va se faire un mauvais coup ici…

Le railleur croyait railler, il était prophète.

Monsieur de Nucingen ne se montra chez lui que lundi vers midi. À une heure, son Agent de change lui apprit que mademoiselle Esther Van-Gobseck avait fait vendre l’inscription de trente mille francs de rente dès vendredi, et qu’elle venait d’en toucher le prix.

— Mais, monsieur le baron, dit-il, le premier clerc de Maître Derville est venu chez moi au moment où je parlais de ce transfert ; et, après avoir vu les véritables noms de mademoiselle Esther, il m’a dit qu’elle héritait d’une fortune de sept millions.

Pah !

— Oui, elle serait l’unique héritière du vieil escompteur Gobseck… Derville va vérifier les faits. Si la mère de votre maîtresse est la belle Hollandaise, elle hérite…

Chè le sais, dit le banquier, ele m’a ragondé sa fie… Che fais égrire ein mod à Terfile !…

Le baron se mit à son bureau, fit un petit billet à Derville, et l’envoya par un de ses domestiques. Puis, après la Bourse, il revint sur les trois heures chez Esther.

— Madame a défendu de l’éveiller sous quelque prétexte que ce soit, elle s’est couchée, elle dort…

Ah ! tiaple, s’écria le baron. Irobe, èle ne se vacherait bas t’abbrentre qu’ele tefient rigissime… Elle héride te sedde milions… Le fieux Copseck ed mord et laisse ces sedde milions, et da maîtresse ed son inique héridière, sa mère édant la brobre niaise te Cobseck… Che ne boufais bas subssonner qu’ein milionaire, gomme lui, laissâd Esder tans le missèrre…

— Ah ! bien, votre règne est bien fini, vieux saltimbanque ! lui dit Europe en regardant le baron avec une effronterie digne d’une servante de Molière. Hue ! vieux corbeau d’Alsace !… Elle vous aime à peu près comme on aime la peste !… Dieu de Dieu ! des millions !… mais elle peut épouser son amant ! Oh ! sera-t-elle contente !

Et Prudence Servien laissa le baron de Nucingen exactement foudroyé, pour aller annoncer, elle la première ! ce coup du sort à sa maîtresse. Le vieillard, ivre de voluptés surhumaines, et qui croyait au bonheur, venait de recevoir une douche d’eau froide sur son amour au moment où il atteignait au plus haut degré d’incandescence.

Ele me drombait… s’écria-t-il les larmes aux yeux. Ele me drombait !… ô Esder… ô ma fie… Bedde que che suis ! Te bareilles fleirs groissent-êles chamais pir tes fieillards… Che ne buis ageder te la chênesse !… Ô mon tié !… que vaire ? que tefenir ? Ele a réson, cedde grielle Irobe ? — Esder rige m’échappe… vaud-ile hâler se bantre ? Qu’ed la fie sans amure ?… sans la flâme tifine ti blézir que c’hai goûdé ?… Mon tié…

Et le Loup-cervier s’arracha le faux toupet qu’il mettait à ses cheveux gris depuis trois mois. Un cri perçant jeté par Europe fit tressaillir Nucingen jusque dans ses entrailles ; il se leva, marcha les jambes avinées par la coupe du Désenchantement qu’il venait de vider. Rien ne grise comme le vin du malheur. Dès la porte de la chambre, le malheureux amant aperçut Esther roide sur son lit, bleuie par le poison, morte !… Il alla jusqu’au lit, et tomba sur ses genoux.

Ti has réson, elle l’avait tid !… Ele ed morde te moi…

Paccard, Asie, toute la maison accourut. Ce fut un spectacle, une surprise et non une désolation. Il y eut chez les gens un peu d’incertitude. Le baron redevint banquier, il eut un soupçon, et il commit l’imprudence de demander où étaient les sept cent cinquante mille francs de la rente. Paccard, Asie et Europe, se regardèrent alors d’une si singulière manière que monsieur de Nucingen sortit aussitôt, en croyant à un vol et à un assassinat. Europe, qui aperçut un paquet enveloppé dont la mollesse lui révéla des billets de banque sous l’oreiller de sa maîtresse, se mit à l’arranger en morte, dit-elle.

— Va prévenir monsieur, Asie !… Mourir avant d’avoir su qu’elle avait sept millions ! Gobseck est l’oncle de feu madame !… s’écria-t-elle.

La manœuvre d’Europe fut saisie par Paccard. Dès qu’Asie eut tourné le dos, Europe décacheta le paquet, sur lequel la pauvre courtisane avait écrit : À remettre à monsieur Lucien de Rubempré ! Sept cent cinquante billets de mille francs reluisirent aux yeux de Prudence Servien, qui s’écria : — Ne serait-on pas heureux et honnête pour le restant de ses jours !…

Paccard ne répondit rien, sa nature de voleur fut plus forte que son attachement à Trompe-la-Mort.

— Durut est mort, répondit-il en prenant la somme, mon épaule est encore vierge, décampons ensemble, partageons afin de ne pas mettre tous les œufs dans un panier, et marions-nous.

— Mais où se cacher ? dit Prudence.

— Dans Paris, répondit Paccard.

Prudence et Paccard descendirent aussitôt avec la rapidité de deux voleurs.

— Mon enfant, dit Trompe-la-Mort à la Malaise dès qu’elle lui eut dit les premiers mots, trouve une lettre d’Esther pendant que je vais écrire un testament en bonne forme, et tu porteras à Girard le modèle de testament et la lettre, et qu’il se dépêche, il faut glisser le testament sous l’oreiller d’Esther avant qu’on ne mette les scellés ici.

Et il minuta le testament suivant :

« N’ayant jamais aimé dans le monde d’autre personne que monsieur Lucien Chardon de Rubempré, et ayant résolu de mettre fin à mes jours plutôt que de retomber dans le vice et dans la vie infâme d’où sa charité m’a tirée, je donne et lègue audit Lucien Chardon de Rubempré tout ce que je possède au jour de mon décès, à condition de fonder une messe à la paroisse de Saint-Roch à perpétuité pour le repos de celle qui lui a tout donné, même sa dernière pensée.

 » Esther Gobseck »

— C’est assez son style, se dit Trompe-la-Mort.

À sept heures du soir le testament, écrit et cacheté, fut mis par Asie sous le chevet d’Esther.

— Monsieur, dit-elle en remontant avec précipitation, au moment où je sortais de la chambre, la justice arrivait…

— Tu veux dire le Juge de paix…

— Non, monsieur ; il y avait bien le Juge de paix, mais il se trouve accompagné de gendarmes. Le procureur du Roi et le Juge d’Instruction y sont, les portes sont gardées.

— Cette mort a fait du tapage bien promptement, dit Collin.

— Tenez, Europe et Paccard n’ont point reparu, j’ai peur qu’ils n’aient effarouché les sept cent cinquante mille francs, lui dit Asie.

— Ah ! les canailles !… dit Trompe-la-Mort. Avec cet escamotage, ils nous perdent !…

La justice humaine, et la justice de Paris c’est-à-dire la plus défiante, la plus spirituelle, la plus habile, la plus instruite de toutes les justices, trop spirituelle même, car elle interprète à chaque instant la loi, mettait enfin la main sur les fils de cette horrible intrigue. Le baron de Nucingen, en reconnaissant les effets du poison, et ne trouvant pas ses sept cent cinquante mille francs, pensa que l’un des personnages odieux qui lui déplaisaient beaucoup, Paccard ou Asie, était coupable du crime. Dans son premier moment de fureur, il courut à la Préfecture de Police. Ce fut un coup de cloche qui rassembla tous les Numéros de Corentin. La Préfecture, le Parquet, le Commissaire de police, le Juge de paix, le Juge d’Instruction, tout fut sur pied. À neuf heures du soir, trois médecins mandés assistaient à une autopsie de la pauvre Esther, et les perquisitions commençaient ! Trompe-la-Mort, averti par Asie, s’écria : — L’on ne me sait pas ici, je puis me dissimuler ! Il s’éleva par le châssis à tabatière de sa mansarde, et fut, avec une agilité sans pareille, debout sur le toit, où il se mit à étudier les alentours avec le sang-froid d’un couvreur. — Bon, se dit-il en apercevant à cinq maisons de là, rue de Provence, un jardin, j’ai mon affaire !…

— Tu es servi ! Trompe-la-Mort, lui répondit Contenson qui sortit de derrière un tuyau de cheminée. Tu expliqueras à monsieur Camusot quelle messe tu vas dire sur les toits, monsieur l’abbé, mais surtout pourquoi tu te sauvais…

— J’ai des ennemis en Espagne, dit Carlos Herrera.

— Allons-y par ta mansarde, lui dit Contenson.

Le faux Espagnol eut l’air de céder, mais, après s’être arcbouté sur l’appui du châssis à tabatière, il prit et lança Contenson avec tant de violence que l’espion alla tomber au milieu du ruisseau de la rue Saint-Georges. Contenson mourut sur son champ d’honneur. Jacques Collin rentra tranquillement dans sa mansarde, où il se mit au lit.

— Donne-moi quelque chose qui me rende bien malade, sans me tuer, dit-il à Asie. Ne crains rien, je suis prêtre et je resterai prêtre. Je viens de me défaire, et naturellement, du seul homme qui pût me démasquer.

À sept heures du soir, la veille, Lucien était parti dans son cabriolet en poste avec un passe-port pris le matin pour Fontainebleau, où il coucha dans la dernière auberge du côté de Nemours. Vers six heures du matin, le lendemain, il alla seul, à pied, dans la forêt où il marcha jusqu’à Bouron. — C’est là, se dit-il, en s’asseyant sur une des roches d’où se découvre le beau paysage de Bouron, l’endroit fatal où Napoléon espéra faire un effort gigantesque, l’avant-veille de son abdication.

Au jour, il entendit le bruit d’une voiture de poste et vit passer un briska où se trouvaient les gens de la jeune duchesse de Lenoncourt-Chaulieu et la femme de chambre de Clotilde de Grandlieu.

— Les voilà, se dit Lucien, allons, jouons bien cette comédie, et je suis sauvé, je serai le gendre du duc malgré lui.

Une heure après, la berline où étaient les deux femmes fit entendre ce roulement si facile à reconnaître d’une voiture de voyage élégante. Les deux dames avaient demandé qu’on enrayât à la descente de Bouron, et le valet de chambre qui se trouvait derrière fit arrêter la berline. En ce moment, Lucien s’avança.

— Clotilde ! cria-t-il en frappant à la glace.

— Non, dit la jeune duchesse à son amie, il ne montera pas dans la voiture, et nous ne serons pas seules avec lui, ma chère. Ayez un dernier entretien avec lui, j’y consens : mais ce sera sur la route où nous irons à pied, suivies de Baptiste… La journée est belle, nous sommes bien vêtues, nous ne craignons pas le froid. La voiture nous suivra…

Et les deux femmes descendirent.

— Baptiste, dit la jeune duchesse, le postillon ira tout doucement, nous voulons faire un peu de chemin à pied, et vous nous accompagnerez.

Madeleine de Mortsauf prit Clotilde par le bras, et laissa Lucien lui parler. Ils allèrent ensemble ainsi jusqu’au petit village de Grey. Il était alors huit heures, et là, Clotilde congédia Lucien.

— Eh ! bien, mon ami, dit-elle en terminant avec noblesse ce long entretien, je ne me marierai jamais qu’avec vous. J’aime mieux croire en vous qu’aux hommes, à mon père et à ma mère… On n’a jamais donné de si forte preuve d’attachement, n’est-ce pas ?… Maintenant tâchez de dissiper les préventions fatales qui pèsent sur vous…

On entendit alors le galop de plusieurs chevaux, et la gendarmerie, au grand étonnement des deux dames, entoura le petit groupe.

— Que voulez-vous ?… dit Lucien avec l’arrogance du dandy.

— Vous êtes monsieur Lucien de Rubempré ? dit le Procureur du Roi de Fontainebleau.

— Oui, monsieur.

— Vous irez coucher, ce soir, à la Force, répondit-il, j’ai un mandat d’amener décerné contre vous.

— Qui sont ces dames ?… s’écria le brigadier.

— Ah ! oui, pardon, mesdames, vos passe-ports ? car monsieur Lucien a des accointances, selon mes instructions, avec des femmes qui sont capables de…

— Vous prenez la duchesse de Lenoncourt pour une fille ? dit Madeleine en jetant un regard de duchesse au Procureur du Roi. Baptiste, montrez nos passe-ports.

— Et de quel crime est accusé monsieur ? dit Clotilde que la duchesse voulait faire remonter en voiture.

— D’un vol et d’un assassinat, répondit le brigadier de la gendarmerie.

Baptiste mit mademoiselle de Grandlieu complétement évanouie dans la berline.

À minuit, Lucien entrait à la Force où il fut mis au secret. L’abbé Carlos Herrera s’y trouvait de la veille, au soir.