Spiritualisme et matérialisme

SPIRITUALISME ET MATÉRIALISME


Bien que la controverse qui existe entre les deux conceptions du monde, connues sous le nom de spiritualisme et de matérialisme, soit encore vive et promette de l’être pendant plusieurs années, les conceptions elles-mêmes sont incessamment modifiées, et approchent de plus en plus d’un commun accord, d’autant que chaque parti reconnaît ce qu’il y a de fort dans les positions de son adversaire. Si le spiritualiste a été forcé par les progrès de la physiologie d’assigner une part de plus en plus grande au fonctionnement des conditions matérielles, dans la production des phénomènes mentaux, le matérialiste a été forcé par les mêmes progrès de cette science, de reconnaître l’existence de conditions complétement différentes de celles qui sont classées comme matérielles. Mais il y a encore, d’un côté, une répugnance invincible pour tout ce qui porte le nom de Matière, et de l’autre un mépris pour tout ce qui prétend au caractère d’Esprit. Il y a encore la séparation radicale entre les conceptions de la Création et de l’Évolution dans l’explication du Cosmos ; et entre les conceptions de la Métaphysiologie et de la physiologie dans l’explication de la Vie et de l’Esprit. En dehors de ces deux écoles rivales, il y en a une troisième, peu nombreuse, il est vrai, mais importante, qui rejette les théories des deux autres, ou plutôt qui en extrait ce qui lui semble bon, et par une nouvelle interprétation réconcilie leurs différences.

Je ne me propose point de discuter ici la question cosmique : je noterai seulement, en passant, que cette question a été complétement révolutionnée par la philosophie moderne qui a montré que la plus profonde des distinctions, — celle de l’Objet et du Sujet, ou de la Matière et de l’Esprit — n’exige pas une opposition correspondante dans les substrata, mais simplement la distinction logique des aspects : de sorte qu’un seul et même groupe de phénomènes peut objectivement s’exprimer en termes de Matière ou de Mouvement, et subjectivement en termes d’États de conscience. La Matière cesse d’être une étrangère, elle cesse d’avoir ce caractère non spirituel qui la rend morte pour nous, quand nous savons que tout ce que nous pouvons en connaître est un des différents modes de Sentir. Toutes les connaissances que nous en avons sont des connaissances de nos propres affections. Les inductions par lesquelles nous les considérons comme Non-Moi, ne sont que les représentations hypothétiques des modes de sentir possibles qui produisent en nous le Non-Moi, par suite de changements de rapports que nous pouvons concevoir. Après avoir classé nos expériences et nos inductions sous les titres généraux de Matière et de Mouvement, après avoir aussi formé des conceptions d’objets et de forces, nous essayons de ramener les modes non classés sous des rubriques semblables et d’expliquer ainsi la production de quelques changements donnés d’États de Conscience par la combinaison d’autres modes connus et inférés. Par exemple, nous disons que le changement nommé Couleur est l’effet d’une rencontre de vibrations spécifiques, d’un milieu et d’un nerf terminal spécifique, rencontre suivie d’une excitation spécifique dans un centre nerveux. Sous un point de vue, ce processus est d’un bout à l’autre un processus matériel — c’est-à-dire objectif. Mais sous un autre aspect c’est également un processus mental ou subjectif. Idéalement, et pour notre commodité, nous dissocions le point de vue objectif du point de vue subjectif, mais quand nous supposons qu’il y a une séparation réelle qui correspond à cette distinction idéale, nous retombons dans le mystère qui consiste à savoir comment un processus matériel peut devenir un processus mental, comment des vibrations peuvent devenir des sensations.

Le mystère est une illusion. Il n’existe aucune transformation de cette nature. Ce que l’on appelle le processus matériel est simplement l’aspect objectif du processus mental subjectif. Examinons les termes matériels « vibration », « milieu externe », « choc », « terminaison nerveuse », « centre nerveux » et « excitation. » Tous peuvent être traduits en termes d’états de conscience ; et c’est par là seulement qu’ils ont une signification : chaque chose sensible ayant une sensation correspondante. Dépouillez les termes objectifs de toute leur valeur subjective et vous les laisserez comme un x. Mais quand nous disons que la Matière ne peut être séparée de l’Esprit, nous n’abandonnons pas notre croyance en la Réalité qui est en dehors de nous ; nous affirmons seulement que les perceptions et les conceptions que la philosophie emploie comme matériaux dans la construction de ses théories, sont, sous un aspect, matériels, c’est-à-dire objectifs, et sous un autre mentaux, c’est-à-dire subjectifs ; et que l’affaire du philosophe est de systématiser les conceptions et de reconnaître la distinction logique de leurs aspects.

En systématisant les conceptions relatives à l’organisme et à ses fonctions, nous devons tenir ferme aux enseignements de l’Expérience, et toutes nos inductions qui dépassent ou qui devancent la sensation, doivent être modelées sur l’Expérience. Maintenant, c’est un fait d’expérience que la Sensation et la Pensée sont dans un tel contraste avec la Matière et la Force ; que les symboles représentent des concrets si profondément différents — qu’il y a la plus grande difficulté pour reconnaître l’identité d’existence sous une telle diversité d’aspect. Partant de ce fait de la différence, l’hypothèse spiritualiste invoque une diversité correspondante dans les substrata : elle postule l’existence d’une entité spirituelle qui est dans l’organisme matériel mais non hors de lui. Elle regarde le corps comme une machine qui est mise en mouvement par un machiniste qui surveille et règle ses mouvements. Ce machiniste a été diversement conçu comme Principe Vital ou Âme ; bien que directement connu par la conscience, il est un mystère impénétrable, et le mode d’opération par lequel il détermine les mouvements organiques, ne peut jamais être découvert. L’Hypothèse matérialiste de mouvements moléculaires n’est pas simplement contradictoire, elle est inconcevable — le gouffre qui sépare le mouvement de la sensation étant infranchissable. Le matérialiste lui-même ne proclame4-il pas que le passage de l’un à l’autre est un mystère insoluble ?

Aussi longtemps que le vieux dualisme de la Matière et de l’Esprit ne se sera pas transformé dans la théorie du double point de vue de l’objectif et du subjectif, la difficulté intellectuelle que nous venons de signaler sera le point d’appui de l’hypothèse spiritualiste. De plus, à la répugnance intellectuelle s’est ajoutée une répugnance morale. Plusieurs personnes qui rejettent l’hypothèse d’un Principe Vital comme un embarras scientifique qui gêne la recherche plutôt qu’il ne l’aide, s’attachent à l’hypothèse équivalente d’un Principe psychique, non-seulement parce qu’elle a son utilité, mais parce qu’elle est une sanction. Dans leur folle crainte de perdre dans cette hypothèse une grande sanction de la moralité, ce qui vient d’une honorable intention, ils s’attachent à elle malgré l’évidence, et préfèrent l’ignorance qui propose la sanction comme une base, à une connaissance qui menace de la faire rejeter. S’ils pouvaient voir une seule fois qu’après tout, le matérialisme n’est qu’une hypothèse, et qu’elle ne peut, qu’elle soit vraie ou fausse, altérer les faits qu’elle a entrepris de coordonner, ils admettraient que si leur répugnance peut être rationnelle au point de vue intellectuel, elle ne l’est pas au point de vue moral. Notre vie morale, heureusement, n’a pas une base aussi peu sûre que celle des conceptions spéculatives. L’existence d’un principe, spirituel, quand même elle pourrait être démontrée, ne nous aiderait pas plus à comprendre, et si nous les comprenions, à modifier les faits de la vie morale. Une observation superficielle suffit à montrer combien un tel Principe est incapable d’engendrer une conduite morale, puisque tant d’âmes font preuve d’une insensibilité déplorable en présence des devoirs moraux. Quiconque a fréquenté les prisons et les asiles d’aliénés, sait qu’il y a des êtres chez qui le « sens moral » manquait d’une façon irrémédiable. Et l’on ne peut pas attaquer cette observation en invoquant les effets d’une mauvaise éducation, puisque cet argument impliquerait que la Moralité dépend plus de l’éducation que du Principe psychique. — Et si l’on dit que les crétins et les criminels sont tels que nous les voyons à cause de leur « organisation défectueuse, » cela implique également que l’organisation, et non pas le Principe, est la base de la vie morale, et que c’est elle que nous devons étudier.

Avant de procéder à l’examen de la valeur des hypothèses matérialiste ou spiritualiste, je demande au lecteur de débarrasser son esprit, s’il est possible, des considérations déplacées que l’on a tolérées jusqu’à présent et qui étouffent et obscurcissent la question. Le spiritualiste, cela est notoire, réclame pour son hypothèse la consécration de « nos instincts les plus sacrés et de nos aspirations les plus élevées, » — réclamation qui peut bien exciter la sympathie et l’espoir, qui place ses adversaires dans une position désavantageuse, mais qui, à l’examen, n’est qu’une hypothèse déplacée. Le spiritualiste s’appuie sur elle pour stigmatiser toute opposition comme fausse, sous prétexte qu’elle est dégradante : et non pas, cela doit être observé, comme dégradante parce qu’elle est fausse ! Il s’appuie sur elle pour proclamer que ses adversaires rejettent tous les faits spirituels, rejettent la responsabilité morale, le désintéressement, et tout but idéal. Dans cette situation, il trouve qu’il n’y a pas de mot si infamant qui ne puisse être lancé contre ceux qui critiquent son hypothèse ; ni de conclusions assez absurdes qui ne puissent leur être attribuées. Ainsi, pendant longtemps le matérialisme a été un terme de reproche ; et la plupart des hommes se sont empressés de désavouer toute sympathie avec une opinion à la fois si « basse » et si « méprisable. »

Faire l’éloge de soi-même, et décrier ses adversaires, est un procédé de rhétorique que l’on ne peut espérer voir disparaître — de nos jours du moins. Mais la rhétorique de certains spiritualistes est vraiment choquante pour les esprits sérieux, qui voient que les matérialistes ne rejettent pas plus les faits de conscience en niant l’hypothèse qui les considère comme le produit d’un esprit, que les partisans de Berkeley, en niant l’hypothèse ordinaire de la Matière, ne rejettent les faits d’existence. Il ne nous est pas plus permis de nous attendre à voir le matérialiste se retourner contre les obligations morales, qu’à voir l’idéaliste se jeter tête baissée contre un réverbère ; bien que ces conclusions aient été gravement « déduites » par les adversaires.

Le spiritualisme et le matérialisme contiennent tous les deux beaucoup de vérité, et beaucoup d’erreur. Chacune de ces doctrines réunit avec succès certains faits importants et fixe l’attention sur des points fondamentaux. Mais chacune d’elles commet contre la méthode scientifique le péché commun qui consiste à oublier la nature artificielle de l’analyse, et à attribuer ainsi à un facteur le produit qui résulte clairement de plusieurs. Chacune d’elles est égarée par le désir de trouver une cause simple pour un effet complexe ; ce qui est un désaccord flagrant avec le principe fondamental de la causalité. De plus elles ont chacune le défaut d’une observation incomplète. Les inductions prennent la place des faits ; et les faits qui ne peuvent être expliqués par l’hypothèse sont laissés de côté. Le spiritualiste s’appuie sur une induction qu’aucune observation ne pourra jamais vérifier — l’existence d’un esprit ; et le matérialiste s’appuie sur des inductions qu’aucune observation ne pourra, également, jamais vérifier, — à savoir l’existence de « propriétés vitales » dans l’électricité, ou bien l’existence de la pensée « comme propriété inhérente à la substance cérébrale. »

Il est probable que beaucoup de lecteurs n’accepteront pas cette assertion que les deux hypothèses contiennent une grande part de vérité ; mais leur opposition s’évanouira, s’ils considèrent quels hommes éminents ont été les défenseurs de chacune d’elles. Il n’est jamais, sage de prétendre qu’un adversaire est un sot, tout simplement parce qu’il soutient ce qui vous semble une folle opinion. Elle n’est pas folle pour lui ; et nous ferions bien de comprendre comment il en est ainsi. Pour réfuter une opinion, nous devons la comprendre ; et nous ne pouvons comprendre les aspects qu’elle présente à son esprit, à moins de nous mettre nous-même à son point de vue. Si de ce point de vue nous pouvons voir ce qu’il voit, et voir davantage, nous pouvons espérer d’agrandir son horizon ; ce qui ne se pourrait jamais en niant ce qu’il voit.

Bien que ma tournure d’esprit soit profondément opposée à celle du spiritualisme, je puis dire en toute conscience qu’aucun effort de ma part n’a été épargné pour chercher les arguments les plus solides que fournissent en sa faveur les ouvrages de tous les grands penseurs. J’ai même été pendant quelque temps tout près d’une conversion. L’idée d’un esprit nouménal, comme quelque chose de distinct des phénomènes mentaux — répandu dans l’organisme et donnant à la conscience une unité toute différente de l’unité d’une machine, m’apparut un matin avec une force soudaine et nouvelle, tout à fait différente de la manière vague dont je l’avais conçue jusque-là. Pendant quelques minutes je restai sans mouvement, dans l’extase, pénétré de surprise. Il me semblait que j’entrais dans une nouvelle voie, conduisant à de nouvelles issues et avec de vastes horizons. Les convictions de toute ma vie semblaient chancelantes : j’étais animé d’une ardeur fiévreuse, mêlée au vif plaisir de la découverte, mêlée aussi à des hésitations, à des incertitudes ; et de ce moment j’ai compris quelque chose aux conversions subites. Il n’y avait en moi, je me le rappelai ensuite, aucun sentiment d’angoisse à la vue du départ de mes vieilles croyances. Et de fait, il est douteux que les conversions soudaines soient accompagnées de douleurs : — l’excitation est trop grande, les idées nouvelles sont trop absorbantes. L’enthousiasme de posséder la vérité surpasse la fausse honte d’avoir été dans l’erreur. La seule chose que l’on désire c’est d’avoir plus de lumière.

La méditation intense et prolongée qui suivit, retentit sur ma santé. Je relus les écrits des grands penseurs spiritualistes, en faisant tout mon possible pour" écarter les vieilles objections et les vieilles hésitations qui surgissaient continuellement, et en essayant de tenir mon esprit ouvert à tous les arguments qui pouvaient se présenter. Mais la lumière vacillait à mesure que j’avançais. Les vieux ordres d’idées revenaient, avec l’évidence physiologique qui ne pouvait être méconnue. Au lieu d’acquérir la conviction par la lecture des écrits des métaphysiciens, plus j’étudiais, plus l’obscurité grandissait ; — si bien qu’à la fin je revins à mon point de départ, et que je commençai à l’examiner de nouveau. Et le résultat fat de voir que la distinction entre l’esprit nouménal, et les phénomènes mentaux n’était qu’une distinction logique transformée en distinction réelle ; qu’elle était le produit de la séparation entre une abstraction et son concret, analogue à celle que nous faisons quand nous séparons l’abstraction substance des qualités concrètes, et quand nous érigeons cette séparation faite logiquement en une distinction réelle, en réalisant l’abstraction que l’on suppose alors précéder et produire le concret dont elle est tirée en réalité. De la sorte, l’esprit nouménal n’a pas plus de garantie d’existence, que n’en a un principe des machines en dehors de toutes les machines, que n’en a un principe vital en dehors des phénomènes vitaux.

Bien que l’hypothèse spiritualiste ait ainsi perdu pour moi toute valeur, je gagnai au moins la conviction que sa persistance en présence des progrès de la science, et que l’accueil qui lui était fait par des esprits d’une grande puissance, n’étaient pas sans justification, et pouvaient être considérés comme une protestation contre les hypothèses mécaniques et comme la preuve du besoin d’une explication synthétique. Je sentis, comme je ne l’avais jamais sentie jusque-là, sa valeur en tant que réaction contre des essais trop confiants et trop prématurés de ramener les phénomènes vitaux et mentaux aux phénomènes physiques et chimiques, sans avoir égard à la spécialité des conditions qui caractérisent les phénomènes organiques. Désormais je pus sympathiser avec le spiritualiste dans sa croyance que la vie et l’esprit sont d’un ordre différent de tout ce que l’on voit sous les cieux, ou dans un laboratoire, — d’un ordre que l’on voit seulement dans la série organique. Mais cela me rendit plus désireux de déterminer où commençait la différence — de déterminer la spécialité des conditions qu’implique la série organique. Et je ne pus suivre le spiritualiste, quand il chercha une cause en dehors de l’organisme, et quand il proposa une hypothèse dont les termes mêmes excluaient toute vérification possible. On n’éclairait pas les phénomènes observés en les rebaptisant sous les noms de principe vital, d’âme et d’esprit. Les spiritualistes les plus sérieux ne prétendaient pas non plus connaître la nature réelle de cet agent transcendantal : ils se bornaient à affirmer que ce n’est pas la matière. Et tandis qu’ils étaient satisfaits de considérer cet agent comme la cause inconnue d’effets connus (ce qui est en rapport avec l’idée fausse, bien que généralement acceptée, de la notion de causalité) — la plupart d’entre eux voulaient manifester la même ignorance en ce qui concerne la matière. C’est ainsi que des penseurs aussi divers que Voltaire, Condillac, Hume, Kant, Reid et Hamilton, en même temps qu’ils se déclaraient ignorants de l’esprit et de la matière, affirmaient avec confiance que l’esprit ne pourrait avoir aucune communauté avec la matière. Évidemment, il y avait quelque ambiguïté cachée sous les termes que l’on employait.

L’ambiguïté paraît clairement si l’on descend aux cas particuliers. Ceux qui discutent ont, en général, une tendance à caricaturer les opinions qui leur sont opposées, et ils paraissent de la sorte obtenir un triomphe facile sur un adversaire que l’on montre sous un jour absurde. C’est ainsi que le spiritualiste représente son adversaire comme un homme qui prétend que la vie et l’esprit sont « des manifestations de la matière ordinaire », en d’autres termes : que la vie est produite par une terre inerte et sans vie, par des cristaux ou des gaz, et l’esprit par une matière aveugle et inconsciente. Mais bien qu’il y ait beaucoup à dire au sujet des matérialistes, jamais ils n’énonceront un pareil non-sens. Ils n’ont jamais supposé que la matière ordinaire vivait et sentait. Quelque incomplète que puisse être leur conception des conditions matérielles qui impliquent l’esprit et la vie, ils ont eu, du moins, la supériorité manifeste d’avoir essayé d’exprimer les faits observés en termes d’expérience, et de s’être refusés à postuler un agent inconnaissable.

Le véritable champ de bataille est celui-ci : Il s’agit de savoir si dans la recherche d’une explication des phénomènes de la vie et de l’esprit, nous l’édifions d’après des faits observés et des lois connues, en remplissant les vides de l’observation par des inductions, qui aient elles-mêmes une base sensible et admettant une vérification possible, de manière que l’hypothèse puisse se conformer aux-règles scientifiques et représenter l’expérience sensible ou extra-sensible, ou bien si nous dépassons la sphère de l’observation possible, si nous avons un agent qui n’a jamais été et ne sera jamais sensible, ni exprimé en termes d’expérience.

Ceux qui choisissent la première alternative sont classés parmi les matérialistes ; ceux qui choisissent l’autre sont spiritualistes. Mais ici, une subdivision est nécessaire. De même qu’il y a des adversaires du matérialisme qui, tout en rejetant l’hypothèse d’un esprit, la remplacent par l’abstraction réalisée d’une idée, d’un plan, il y a des adversaires du spiritualisme qui rejettent l’hypothèse physico-chimique de la vie, — l’hypothèse qui considère la pensée comme une propriété des cellules cérébrales — et qui doivent être distingués des matérialistes par leur attitude synthétique, qui embrasse tout l’ensemble des facteurs. On peut désigner ces derniers sous le nom spécial d’organicistes, puisque c’est à l’organisme (avec tout ce que ce mot implique) qu’ils rapportent tout phénomène organique. Naturellement les diverses opinions se mêlent insensiblement les unes aux autres, de sorte qu’il est rarement possible de déterminer toutes les vues d’un penseur isolé. Mais, d’une façon générale, les deux écoles se distinguent en tant qu’extra-organiques ou organiques, ou bien en tant que métaphysiologiques et physiologiques. Quand j’ai dit que je rejetais l’hypothèse matérialiste, j’avais naturellement en vue la forme imparfaite qu’implique souvent l’interprétation physiologique ; mais si l’on identifie le matérialisme avec l’interprétation physiologique impliquant le rejet de l’hypothèse métaphysiologique, je l’accepte de grand cœur.

I

L’hypothèse métaphysiologique.

On remarquera peut-être que jusqu’ici nous avons confondu, dans nos remarques, l’âme et la vie, bien que dans quelques systèmes on en ait fait deux principes distincts. L’intérêt de cette distinction est dans une question de méthode, et à ce point de vue, il est très peu important pour nous que la vie soit identifiée à l’esprit, ou en soit séparée.

Les anciens croyaient que l’organisme était une machine inerte animée par trois principes : — l’âme végétative, l’âme sensitive, et l’âme raisonnable. Aristote et ses successeurs ramenaient ces trois principes à un seul ; mais les métaphysiciens et les métaphysiologistes modernes ont hésité, par suite de l’inconvenance à attribuer la sécrétion, la digestion, etc., à un agent spirituel actif, résidant dans la pensée et la volonté ; ils ont été blessés également de voir assigner les puissances vitales à une matière sans vie ; et ils ont espéré réconcilier toutes les difficultés en douant l’organisme de deux principes essentiellement distincts, l’un pour la vie, l’autre pour les processus mentaux. Ce n’est, disent-ils, qu’à l’aide d’agents extra-organiques, que les phénomènes peuvent être compréhensibles, puisque les processus physiques et chimiques ne peuvent leur donner ce caractère. Dira-t-on, de plus, que l’unité des phénomènes vitaux réclamait impérieusement « un principe unique, une cause unique de toutes les fonctions organiques et même de la formation des organes eux-mêmes[1]. » Cet argument favori n’a aucune valeur. Demander une cause unique pour la vie, en s’appuyant sur ce fait que les phénomènes vitaux sont groupés sous une seule expression, c’est mal comprendre la nature de la causalité et la nature des effets complexes. Personne ne pense étendre un semblable argument aux républiques américaines, aux nations germaniques, qui sont aussi des unités.

Bien qu’il soit actuellement tombé dans un discrédit général, l’Animisme me semble avoir des bases plus logiques que le vitalisme. Sa loi doit postuler un agent extra-organique comme générateur et régulateur des phénomènes organiques, un seul agent doit suffire pour les processus physiologiques et psychologiques ; d’autant plus que les processus psychologiques dérivent clairement des processus physiologiques. Mais les métaphysiciens, mettant en avant leurs distinctions analytiques, et réalisant les résultats de cette analyse, en viennent à croire non-seulement à la réalité de la distinction entre l’esprit et la vie, mais encore à la réalité de la distinction entre l’action et l’agent, et cet artifice logique, ainsi érigé en réalité, conduit à postuler un principe vivant, qui est quelque chose d’essentiellement différent de l’organisme[2]. C’est dans cette voie qu’ils ont trouvé de plus en plus les raisons de séparer du groupe de phénomènes, et qu’après avoir séparé la vie du corps, ils ont détaché l’esprit des sens, sous prétexte que les sens impliquaient clairement des organes corporels et des excitations matérielles ; et qu’ils ont restreint l’esprit à la pensée et à la volonté qui leur paraissaient dégagées de toute participation aux conditions matérielles[3].

Le spiritualisme ayant ainsi dégagé la pensée et la volonté de tout ce qui implique la matière, met en avant, pour trouver que l’âme est ce qui détermine les phénomènes vitaux, le fait indiscuté, que la pensée et la volonté ont sur les fonctions corporelles une influence bien marquée. Le raisonnement contraire est cependant plus fondé quand il insiste sur le fait non moins indiscutable de l’influence des fonctions corporelles sur les états mentaux, fait auquel le spiritualisme essaye vainement d’échapper, en déclarant qu’il est un mystère, mais que l’on peut interpréter d’une manière plus rationnelle en le ramenant aux dépendances réciproques des phénomènes organiques, dont font partie la pensée et la volonté. Quand nous voyons qu’une potion d’alcool ou de morphine excite ou déprime l’activité mentale, de même que le resserrement ou le relâchement d’une corde augmente ou diminue la rapidité de ses vibrations, — quand nous voyons que l’arrêt d’une sécrétion produit de la tristesse, que des palpitations de cœur réveillent la crainte, quand nous voyons que la tendance au suicide peut être arrêtée par une dose d’opium, et qu’elle revient quand l’administration de l’opium est trop longtemps interrompue, il est impertinent de rejeter cette preuve que les états mentaux dépendent de conditions matérielles, et de demander d’accepter à la place la conclusion que les faits sont mystérieux. Mystérieux, peut-être ; mais le mystère ne prouve rien en faveur d’un agent extra-organique.

On ne gagne rien à placer le mystère dans une âme qui se manifeste par l’intermédiaire du corps, en se servant du corps comme un musicien se sert d’un instrument dont les imperfections sont perceptibles dans la musique, mais n’inculpent aucunement les facultés de l’exécutant. Sans doute on pourrait accepter une pareille interprétation, si cette hypothèse avait quelque preuve en sa faveur. Mais où est la preuve que le corps est un instrument dont joue l’âme ? Il n’y en a absolument aucune. Cette hypothèse a été produite par suite de notre ignorance avouée de la connexion causale. Nous n’avons aucune connaissance, soit de l’esprit et de ses facultés, soit du corps et de ses propriétés, que l’on puisse comparer à notre connaissance du musicien et de l’instrument, et qui nous permette d’expliquer l’action de l’un sur l’autre. Tout ce que nous connaissons d’une manière positive, ce sont les changements qui se produisent dans le corps ; et parce que nous ne comprenons point comment des changements matériels peuvent produire des phénomènes vitaux et mentaux, nous induisons l’intervention de quelque chose qui n’est pas matériel ; d’autant plus que la matière et l’esprit sont des conceptions qui s’excluent mutuellement. Mais là, c’est une ambiguïté de termes qui crée la difficulté. Par un artifice logique, nous avons séparé la matière de l’esprit, — ce qui est senti de ce qui sent : — et, après avoir établi cette opposition, nous ne pouvons reconnaître l’artifice. Que les phénomènes mentaux ne soient pas des phénomènes matériels, — c’est une chose qu’affirment les termes mêmes que l’on emploie. Dans le même sens les phénomènes chimiques ne sont pas physiques ; les phénomènes vitaux ne sont pas chimiques ; les phénomènes moraux ne sont pas des phénomènes mécaniques, et les phénomènes politiques ne sont pas des phénomènes domestiques. Mais ces distinctions artificielles, qu’exprime nécessairement le langage, ne doivent être prises que pour ce qu’elles valent. Elles ne touchent en rien à la réalité de tous les phénomènes, qu’ils soient des changements du senti, quand ils sont vus objectivement, ou bien des changements de ce qui sent, quand ils sont vus subjectivement. La matière dont les spiritualistes parlent avec tant de mépris n’est qu’une abstraction. La matière, le réel, celle à laquelle nous avons affaire, est saturée d’Esprit, puisqu’elle est le senti.

Quand on dit que « l’on ne peut rendre compte des phénomènes vitaux par les lois connues, » il y a une ambiguïté analogue. Il est vrai qu’ils n’ont pas été suffisamment observés, analysés, classés, pour que leurs lois constantes, si ce n’est d’une manière générale, aient été découvertes ; il est vrai, par suite, que la connaissance actuelle des lois organiques est insuffisante pour rendre compte de plusieurs phénomènes vitaux. Mais cette limitation que connaissent tous les biologistes, est changée par les spiritualistes en l’affirmation que les lois connues de la matière, étant incapables d’expliquer les faits, les lois inconnues de l’esprit en sont seules capables. Ils peuvent aussi bien invoquer les lois inconnues de l’esprit pour expliquer les faits actuellement inexplicables de l’astronomie, de la physique, de la chimie. Barclay cite un passage du chimiste Chaptal pour qui le plus fort argument est que « le principe de la vie nous présente des phénomènes que la chimie n’eût jamais pu connaître ni prédire par la seule étude des lois invariables, observées dans les corps inanimés[4]. » Cela est vrai, mais ne prouve rien. Aucun phénomène chimique n’eût pu être prédit par l’étude des lois invariables, observées en astronomie ; aucun phénomène météorologique n’eût pu être prédit par les lois d’optique ou d’acoustique. Pour prédire les phénomènes, nous devons prendre en considération toutes les conditions qui concourent à les produire. Et c’est parce que le matérialiste ne le fait pas, qu’il espère que la chimie pourra expliquer des phénomènes qui impliquent autre chose que des conditions chimiques. Mais le spiritualiste ne rectifie pas l’erreur quand il cherche, hors de l’organisme, un principe surajouté aux conditions matérielles.

Il n’y a aucune force dans les arguments qui concernent l’impossibilité de concevoir la matière comme douée de propriétés vitales, et l’impossibilité dans laquelle nous sommes, avec les ressources actuelles, de faire de la substance organisée. Il y a, à la vérité, une nécessité logique de tirer une large ligne de démarcation entre les phénomènes vitaux et les phénomènes chimiques. Mais tout en refusant d’interpréter la matière organisée par des modifications possibles de la matière ordinaire, nous rejetons l’hypothèse que la vitalité « est une forme inconnue d’une force n’ayant aucune connexion avec la force ou le mouvement ordinaire. » (Beale.) Nous devons encore répéter qu’il n’y a absolument aucune preuve de l’existence extra-organique qui est « temporairement associée à la matière, » et qui « règle non-seulement les changements que la matière a à subir, mais encore qui prépare à l’avance les changements qu’elle doit présenter dans l’avenir. » Ce qui « est temporairement associé à la matière, » n’est pas, si l’on accepte la métaphore, une force qui a la prescience de l’avenir, ni une force sans alliance avec l’énergie ou le mouvement, mais une force qui est l’énergie soumise à une direction d’un état particulier de la matière organisée. Que les phénomènes vitaux dépendent des changements de la matière organisée, nous en avons une preuve positive ; mais qu’ils dépendent d’un agent extra-organique, ou d’une « force » sans matière, il n’y en a absolument aucune preuve.

Aucune preuve. Car les spiritualistes, pour la plupart, rejettent ce que nous pourrions appeler une preuve, et se fient aux « intuitions » comme ayant une bien plus grande valeur. Cette remarque ne s’applique pas au Dr Beale, qui tout en rejetant la doctrine d’un principe vital sous sa première forme, insiste sur une « force vitale, » comme étant la conclusion nécessaire à laquelle l’ont conduit ses recherches histologiques. Assurément, ce n’est pas par suite de légèreté, ni d’ignorance de ce que les physiologistes ont fait, ni par manque de patientes investigations que le Dr Beale adopte l’hypothèse métaphysiologique. C’est le mirage de la « germinal matter » qui soutient sa conviction en une Force ou un Pouvoir par lequel il remplace les hypothèses traditionnelles d’un esprit, d’une Archée, d’un nisus formativus, d’un plan. On dit que cette force mystérieuse et indéterminée a influence les éléments de la matière, bien qu’elle ne soit avec la matière dans aucun rapport qualificatif, ni quantificatif, autant qu’on a pu le prouver jusqu’à présent. » Cette hypothèse d’une « force qui se transmet à de nouveaux éléments, sans perte ou diminution d’intensité, et quelquefois même avec augmentations, » est si clairement en désaccord avec ce que toutes les autres sciences entendent par force que nous pouvons bien insister sur elle, comme étant sui generis. Nous devons abandonner tout ce que nous avons appris en physique et en chimie, et jeter par-dessus bord tous les principes dynamiques, avant de pouvoir accepter cette force. Mais si le Dr Beale a des preuves qui puissent prouver l’existence de cette force, nous admettrons que non-seulement elle diffère de la force ordinaire, mais qu’elle est capable d’imprimer une direction à la matière et à la force[5], » quelque paradoxale que puisse paraître cette assertion. Cependant, en l’absence de ces preuves dont nous avons besoin, tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’en s’écartant de la conception scientifique de la force, le Dr Beale n’a pas donné à son hypothèse une précision suffisante, pour nous rendre capable de comprendre quelle signification précise il lui attribue. Il la laisse dans un nuage métaphysique, de sorte qu’elle est vue suivant les dispositions du voyant.

Plusieurs lecteurs qui sont prêts à abandonner l’hypothèse metaphysiologique de la vie, ne le sont pas pour abandonner celle d’un principe psychique, considéré comme la source et la substance de tous les phénomènes mentaux. Ils peuvent accepter l’explication de Cuvier, d’après laquelle la vie n’est qu’un terme qui exprime un groupe de phénomènes[6], mais ils ne reconnaissent pas que l’Esprit est également un signe dont les concrets doivent être cherchés objectivement dans les processus organiques. Cela vient de la séparation de la vie et de l’esprit qui a permis aux psychologues d’étudier les phénomènes mentaux d’après la seule méthode intérieure. La physiologie, a-t-on dit, peut être utile pour élucider la sensation : mais elle ne peut jeter aucune lumière sur la pensée. Flourens s’imaginait même qu’il avait prouvé expérimentalement la distinction de la vie et de l’esprit, en montrant que la suppression du cerveau abolissait les manifestation de l’intelligence sans abolir celles de la vie. Mais c’était une erreur. Aucune expérience n’était nécessaire pour prouver ce qui saute aux yeux, à savoir que les manifestations groupées sous le nom d’intelligence, diffèrent d’une manière spécifique de celles qui sont groupées sous les noms de sécrétion, de nutrition, etc., et pour prouver, par conséquent, qu’il doit y avoir une différence correspondante dans leurs conditions. Mais prétendre d’après cela qu’il y a dans l’intelligence un principe distinct qui ne soit la résultante d’aucun processus organique, c’est une hypothèse qui n’aurait été acceptable que si l’on avait prouvé l’existence de l’intelligence en dehors de tout organisme.

L’hypothèse spiritualiste prend tant de formes, depuis la forme crue d’un esprit habitant le corps, jusqu’à la forme subtile d’une abstraction substantialisée, qu’il est difficile de la discuter dans un seul chapitre ; les arguments qui réfutent un écrivain, ne prouvent rien contre l’autre. Actuellement, l’hypothèse d’un esprit, ou d’une âme considérée comme substance spéciale, a peu de crédit. Elle est remplacée par celle d’une abstraction métaphysique. Ainsi, Lotze qui a victorieusement réfuté l’hypothèse d’un principe vital, reproduit l’idée de Leibniz d’un parallélisme entre les processus mentaux et physiques, qu’il considère comme deux séries essentiellement distinctes bien que simultanées, et mutuellement conditionnées. Le vieux Fichte déclare que l’âme est un Processus et non un Fait (eine Thathandlung nicht eine Thatsaché) ; et son fils reproduit cette idée quand il dit que l’âme n’a qu’une existence dynamique et non physique. De là, il n’y a qu’un pas à l’hypothèse organiciste, qui regarde l’âme, non comme une substance, mais comme un sujet logique. Le sujet est déterminé par ses attributs ; il n’est, en un mot, que leur synthèse. Par. suite la nature de l’âme doit être cherchée dans les faits concrets de la Conscience ; et puisque ces faits ne nous sont connus que comme dépendant de conditions organiques, il est irrationnel de chercher les causes de ces faits concrets, en dehors de l’organisme et de ses rapports avec le milieu.

La position principale du spiritualisme, quand il laisse de côté ses arguments négatifs pour mettre en avant ses preuves positives, c’est que la conscience déclare énergiquement que l’esprit est quelque chose d’essentiellement différent de la matière, qu’il est simple et non complexe.

En un sens, ces deux affirmations sont indiscutables. L’esprit et la matière sont deux signes abstraits, qui.expriment des aspects différents. L’un symbolise tous les faits de ce qui sent, l’autre tous les faits de ce qui est senti. Ils s’excluent mutuellement comme le plaisir et la douleur. Le matérialiste accepte ces distinctions sans hésitation. Mais elles ne touchent en rien à son hypothèse que les phénomènes mentaux sont des phénomènes organiques, et que les phénomènes organiques considérés objectivement appartiennent à la classe objective désignée sous le nom de matière, que par conséquent, toutes les règles de recherche qui s’appliquent à la classe des faits objectifs s’appliquent aux faits de la vie et de l’esprit, quels que soient les caractères spéciaux que ces faits puissent présenter.

C’est une erreur de supposer que la conscience nous apprend directement que l’Esprit n’est pas un groupe de phénomènes organiques. La conscience ne nous apprend rien directement, si ce n’est qu’elle est ; mais elle ne nous apprend rien sur le comment de son existence, sur les conditions dont elle est le résultat. Il n’y a que la réflexion et l’analyse qui puissent nous aider en cela ; et elles montrent que dans tout état de conscience, il y a un double aspect inséparable, l’objectif et le subjectif. Elles montrent qu’il y a là, comme partout ailleurs, des faits concrets désignés sous un terme général, auquel une illusion naturelle donne une existence indépendante ; et bien que nous ne croyions plus à une Vertu abstraite, ou à une nation qui ne soit pas l’agrégat de ses membres, nous avons de la difficulté à reconnaître que l’esprit est une abstraction.

Et il y a pour cela une bonne raison. Il n’y a aucune conscience nationale équivalente à la conscience individuelle, parce qu’il n’y a aucune unité nationale qui réponde à l’unité individuelle. Chaque homme peut sentir qu’il est une partie de la nation, et reconnaître que ses actes appartiennent aux actions nationales ; mais il n’y a aucune conscience nationale qui se réfléchisse dans ses actes et qui les guide, comme il y a une conscience humaine qui se réfléchit dans les actes de tout individu et les dirige. C’est sur ce « sens de la personnalité » que le spiritualisme s’appuie. Je ne me sens aucunement disposé à diminuer sa valeur, puisque c’est lui qui a failli me convertir. Mais sans m’arrêter ici à tracer la genèse de cette conscience du moi, il suffit de remarquer que loin d’être un principe premier, elle est un des derniers produits de l’évolution. Elle vient du consensus lentement développé de l’organisme, elle est une synthèse de l’expérience. C’est ce que montrent ces cas anormaux bien connus de ceux qui étudient la pathologie mentale, dans lesquels un trouble de l’organisme conduit à « une double conscience » ou à « un changement de personnalité ». Le malade refuse de reconnaître pour siennes sa propre voix et sa propre personne. « Une idée des plus étranges, dit un des malades de M. Krishaber, mais qui m’obsède, et s’impose à mon esprit malgré moi, c’est de me croire double. Je sens un moi qui pense et un moi qui exécute, je perds alors le sentiment de la réalité du monde et je ne sais pas si je suis le moi qui pense ou le moi qui exécute[7]. »

Tout en reconnaissant la force de l’argument que le spiritualisme tire du témoignage de la conscience, j’ajouterai simplement que tous les faits trouvent dans l’hypothèse organiciste, une meilleure interprétation ; mais cela ne peut être montré avant que nous ayons essayé de tracer l’évolution de l’idée du Moi.

Avant de passer à l’examen du Matériel, il est peut-être utile de jeter un coup d’œil sur la position que prennent les Agnostiques (Agnostics) qui échappent à toutes les difficultés de la question en déclarant qu’elle est en dehors de la science. Ces penseurs, partant de l’axiome supposé que les causes sont inconnaissables ; que les effets seuls sont connaissables, soutiennent que quelle que soit la nature de la force vitale, ou du principe psychique, la science n’a aucun motif de s’occuper de cette question. Les phénomènes seuls sont connaissables ; c’est d’eux seuls que la science s’occupe, laissant à l’ontologie la recherche fantastique des causes. Nos recherches ne porteraient pas sur l’x inconnu, mais sur ses fonctions connues.

Celui qui a lu les « Problems of Life and Mind[8] » saura jusqu’à quel point j’accepte et jusqu’à quel point je rejette cette assertion. J’ai insisté sur la nécessité où était la science de limiter ses recherches aux fonctions connues, et de refuser d’admettre dans ses équations des quantités inconnues, même quand elles sont postulées ; mais j’ai aussi essayé de montrer que le prétendu axiome d’après lequel les causes ne sont pas connaissables, quand leurs effets sont connus, étant une erreur, et le résultat d’une conception fausse de la nature de la causalité, cet axiome n’est plausible que si l’on accepte le postulat métaphysique, d’après lequel la cause est quelque chose qui diffère de ses effets, — quelque chose qui est une quantité inconnue ; et alors l’assertion que l’on ne peut connaître la cause est un truism. J’admets que les conditions spéciales qui constituent l’état d’organisation sont actuellement très-imparfaitement connues, et qu’elles peuvent, par suite, être exprimées par le signe x ou par les signes habituels de force vitale, de vitalité, etc. Mais nous sommes également ignorants des effets particuliers. Notre connaissance des fonctions est très-imparfaite et très-vague ; mais chaque jour elle devient plus précise ; et chaque progrès fait voir plus clairement les conditions ou les causes. On ne gagnera rien en clarté en postulant un x inconnu qui serait l’agent de ces fonctions. L’agnostique ne donne pas une meilleure solution que le spiritualiste ; si ce n’est qu’il prétend expliquer les faits observés au moyen de l’expérience sensible, et qu’il ne souffre pas que ses inclinations lui dictent ses conclusions.


II

Le Matérialisme.

Avant de procéder à la critique d’une hypothèse dont le seul nom est devenu un stigmate, et que l’on peut, en termes généraux, caractériser comme la réduction des phénomènes vitaux et mentaux à des conditions d’où sont exclus tout ce qui est extra-organique ou métempirique, il est nécessaire de déterminer clairement le mode d’interprétation que je crois sujet à des objections, et ses rapports avec les doctrines que je considère comme vraies. La doctrine de l’organicisme, qui rejette tout agent extra-organique dans la production des phénomènes vitaux et mentaux, est franchement opposée au spiritualisme ; mais elle n’est guère moins franchement opposée au matérialisme et au sensualisme, telles que ces doctrines sont communément enseignées et comprises ; non parce qu’elle espère réduire les phénomènes à des conditions organiques, mais parce qu’elle insiste sur la spécialité des conditions, et sur la nécessité d’une interprétation synthétique qui comprenne la totalité des facteurs passés et présents, au lieu de l’interprétation analytique du produit par un seul facteur, ou par un petit nombre de facteurs. Le matérialisme se trompe en ce qu’il est à la fois analytique et abstrait dans son interprétation des phénomènes. Il fait de la matière et de la force des abstractions, tandis que l’organicisme considère la force et la matière comme déterminées d’une manière spéciale par des conditions complexes et particulières. L’organicisme est physiologique, et il est ainsi radicalement opposé au spiritualisme dont la position fondamentale est métaphysiologique, quand il prétend que la vitalité et la conscience ne sont, en aucun sens, des activités de la matière[9]. L’organicisme est également opposé au matérialisme qui est physico-chimique là où il devrait être physiologique, qui est mécanique et objectif là où il devrait être psychologique et subjectif.

Les bases de notre opposition au matérialisme et au sensualisme deviendront plus claires à mesure que notre critique avancera. Mais que le lecteur ne s’imagine pas que je veuille me mettre à l’abri de l’odieux jeté légèrement sur les essais que l’on fait d’interpréter la vie et l’esprit, en montrant leurs conditions matérielles, c’est-à-dire de les interpréter à leur point de vue objectif. Je pense que les doctrines matérialiste et sensualiste sont défectueuses ; mais le but qui a animé et qui a soutenu leurs recherches en face des préjugés populaires et de l’indignation morale, a toutes mes sympathies. Cependant c’est dans l’étude de l’organisme que j’ai appris à me séparer des sensualistes et des spiritualistes. Si je voyais un moyen de ramener les phénomènes vitaux à la physique et à la chimie, ou de ramener tous les phénomènes mentaux à la sensation, et la pensée à une a propriété des cellules cérébrales », personne ne se qualifierait de plus grand cœur que moi du nom de matérialiste. La rhétorique méprisante de mes adversaires ne pourrait altérer ma conviction que la doctrine qui exprimerait les faits avec la plus grande précision serait celle qui entraînerait avec elle la plus haute moralité.

Examinons donc les mots d’abord. Le matérialisme est un mot qui a tant d’applications, qui sert à caractériser et à stigmatiser tant d’opinions différentes qu’une définition est ici indispensable. Il est quelquefois appliqué à l’essai, strictement scientifique, d’expliquer l’univers objectif en termes de matière et de force. Il est quelquefois limité à l’hypothèse de l’atomisme. Dans cet essai, il est limité à cette explication des phénomènes vitaux par les lois physiques et chimiques, qui ne tient pas compte de la spécialité des conditions organiques, et à cette explication des phénomènes mentaux qui ne tient pas compte de la complexité des conditions psychiques, vitales et sociales.

Le matérialisme a été profondément caractérisé par Comte comme l’essai d’expliquer les phénomènes d’un ordre supérieur en termes d’un ordre inférieur. Cela montre les défauts de la méthode, et de plus révèle les raisons secrètes de la répulsion que cet essai excite généralement. Le matérialisme n’est pas la réduction des phénomènes à des conditions matérielles, c’est la rédaction d’un ordre supérieur à un ordre inférieur ; et il se montre également dans les essais des physiciens pour ramener la chimie à la physique, dans ceux des chimistes pour ramener la biologie aux lois chimiques, et dans ceux des biologistes, pour ramener la sociologie aux lois biologiques, essais qui ne tiennent pas compte de toutes les conditions spéciales impliquées dans chaque problème[10]. Chacun voit l’absurdité qu’il y a de vouloir expliquer la morale par la mécanique, ou la sculpture par la géométrie, bien que les principes mécaniques soient essentiellement impliqués dans la morale, et les principes géométriques dans la sculpture ; ce n’est cependant qu’un exemple frappant de la doctrine matérialiste.

L’objection que l’on fait au matérialisme de vouloir interpréter les phénomènes en termes de matière et de force, et de prendre pour point de départ le postulat : « point de Force sans Matière, point de Matière sans Force », est une objection que la méthode scientifique met de côte comme inutile. Non moins vaine est l’objection qui reproche à ce postulat d’exclure toute idée d’esprit ou de force qui ne soit pas une forme de l’activité de la matière. Le seul sens dans lequel on puisse employer scientifiquement le mot « spirituel » est celui par lequel on l’identifie avec la conscience, et en ce sens le matérialiste l’acceptera aisément. Le grand et permanent mérite du matérialisme, celui qui a fait sa puissance progressive en dépit de l’opposition, c’est la confiance constante qu’il a eue dans l’expérience sensible, c’est le refus qu’il a fait d’accepter l’idée que les phénomènes sont plus intelligibles quand on les rapporte à des agents métempiriques, — mieux connus quand on leur assigne une cause mystérieuse, que quand on les rapporte à l’intervention de causes que l’on sait agir dans des cas plus simples. En rejetant ainsi les agents extra-organiques, en fixant l’attention sur les conditions observables, — en substituant les lois (qui sont les expressions idéales des faits observés) aux entités imaginées pour diriger l’organisme, il s’est tenu dans la région de l’expérience possible, dans laquelle même les plus larges hypothèses sont sujettes au contrôle de la vérification.

Ses défauts cependant ont été évidents. S’il a rejeté la conception vague et illusoire d’un esprit inconnaissable, ou la personnification d’une abstraction logique (l’âme), il a accepté les conceptions non moins illusoires d’un cerveau « organe de l’esprit », et d’une pensée « propriété de cellules cérébrales ». Le spiritualiste isole l’âme de l’organisme, en supposant que l’organisme est animé par elle, formé par elle, qu’il est son instrument. Le matérialiste tombe inconsciemment dans une erreur analogue ; il isole par abstraction le cerveau du reste de l’organisme, et il suppose que les phénomènes mentaux sont des mouvements de ce cerveau. Il oublie ce fait important, que, quelles que soient les fonctions du cerveau, cet organe n’est qu’une partie d’un organisme complexe, dont toutes les parties sont dépendantes les unes des autres, agissant toutes synergiquement, de sorte que ses fonctions ne peuvent pas plus être isolées du reste (autrement que par une analyse idéale) que l’âme ne peut être isolée du corps. Cela me semble être une erreur biologique qui a beaucoup de conséquences. En la reconnaissant j’ai été amené à découvrir ce que j’exposerai plus loin : que tout phénomène mental est, pour parler un langage mathématique, une fonction de trois variables : un travail des sens, un travail cérébral, un travail musculaire. Autant que nous pouvons séparer un groupe de phénomènes organiques de la totalité dont il fait partie, cette séparation est la seule qui me semble scientifiquement légitime ; ce groupe nous permet de traiter les phénomènes psychiques comme les fonctions d’une partie déterminée du mécanisme organique, en l’attribuant au système nervo-musculaire, comme nous assignons la digestion au canal alimentaire, et la locomotion aux membres. Dans chaque cas, l’analyse fixe l’attention sur un groupe d’organes qui n’ont aucun rapport explicite avec les autres, bien qu’ils soient toujours en coopération. L’erreur du matérialisme consiste non pas seulement à oublier la nature artificielle d’une telle analyse, mais à pousser l’analyse au-delà d’un groupe spécial d’organes et à l’arrêter sur un seul élément du groupe. Un exemple ou deux éclairciront ce que je veux dire.

En 1834, le chimiste Couerbe[11] annonça qu’il venait de découvrir quatre substances grasses dans le cerveau, qui contenaient, toutes les quatre, du phosphore. C’était un fait chimique sur lequel il fonda à tort ses conclusions que le phosphore était le principe excitant du cerveau : que le manque de phosphore ramenait le cerveau de l’homme à celui d’une brute, que l’excès produisait la folie, le défaut l’idiotie, et qu’une proportion convenable « donnait naissance aux idées les plus sublimes et produisait cette admirable harmonie que les spiritualistes appellent l’âme » (p. 491). D’autres chimistes ont trouvé, depuis, le phosphore sous des formes variées, et les écoles ont résonné du cri de bataille « sans phosphore point de pensée ».

Tout biologiste synthétique partagera sûrement la répulsion des spiritualistes à l’égard de cette manière d’interpréter les phénomènes. Nous n’avons pas besoin d’insister sur la difficulté initiale qu’il y a de déterminer l’état précis sous lequel le phosphore se trouve dans le cerveau vivant, puisque le séparer de ses combinaisons, au moyen de l’oxydation, c’est mettre en doute si l’acide phosphorique ainsi préparé est ou n’est pas le résultat du processus de l’oxydation ; nous n’insistons pas non plus sur le fait qu’il y a dans les os plus de phosphore que dans le cerveau : il suffit que ce soit par un artifice trompeur que l’on sépare un élément du groupe si complexe auquel il appartient ; il suffit de montrer que si l’on attribue ainsi la prédominance à un élément, on devrait l’attribuer non pas au phosphore, dont il n’y a que des traces, mais à l’eau qui forme 80 pour cent de la substance cérébrale.

L’explication commune de la mémoire, que l’on peut lire dans tant de traités modernes, et d’après laquelle les cellules cérébrales retiennent les impressions sensibles, comme les corps phosphorescents retiennent les corps lumineux, et comme les plaques photographiques retiennent les effets de la lumière, est presque aussi extravagante, et tout aussi peu philosophique. Quelque admissibles que soient ces explications comme métaphores, les accepter comme représentant des processus psychiques c’est adopter le matérialisme sous son aspect le plus faux. La plus vague conception spiritualiste est meilleure. Le pieux Charles Bonnet remarquait satiriquement, mais avec raison, que « les âmes étaient très-commodes. Elles sont toujours prêtes à faire tout. Comme nous ne pouvons les voir, comme nous ne pouvons les toucher ni les connaître en aucune manière, nous pouvons en toute confiance leur attribuer tout ce qui nous fait plaisir, puisqu’il est impossible de démontrer qu’elles ne peuvent faire ce que nous disons. À l’idée de l’âme est habituellement unie l’idée d’une substance très-active, d’une substance continuellement active. Cela suffit pour lui accorder beaucoup de crédit. Les difficultés de la recherche font le reste[12]. »

Mais si les « âmes » sont des subterfuges si commodes, elles sont au moins aussi rationnelles que les cellules nerveuses centrales modernes, à propos desquelles on énonce beaucoup de non-sens, qu’énoncent surtout ceux qui les connaissent de seconde main. Je ne peux me permettre d’exprimer ce que je pense de passages comme ceux que je cite en note[13], et on peut aisément les multiplier. La notion d’un esprit qui habite un corps et qui se sert du cerveau comme de son instrument, n’est certes pas d’accord avec nos habitudes scientifiques ; mais la conception qui fait des circonvolutions cérébrales le siège de l’esprit, qui considère certaines cellules comme le siège de l’idéation, tandis que d’autres sont celui de l’émotion ou de la sensation, — l’idée, en un mot, de chercher un centre unique pour l’esprit, ne me semble pas moins opposée à la philosophie biologique que celle d’après laquelle on recherche un centre unique pour la vie. Elle est sujette à deux objections. Au point de vue psychologique, c’est une erreur de considérer l’esprit comme une fonction simple : c’est l’expression abstraite de plusieurs fonctions complexes ; au point de vue physiologique, c’est une erreur de regarder le cerveau comme l’organe de cette abstraction : ce n’est qu’un des organes d’un groupe complexe d’organes, dont l’action synthétique est indispensable. Chaque organe des sens a sa fonction particulière, mais il n’y a pas un organe de la sensation ; car la sensation n’est que l’expression abstraite de toutes les sensations concrètes. Il en est de même pour l’esprit.

« Le système nerveux, a dit avec raison Virchow[14], est un appareil composé d’un très-grand nombre de parties, d’égale valeur relative, sans point central que l’on puisse déterminer. Plus nos recherches histologiques sont faites avec soin, plus les éléments se multiplient, et l’on voit que la composition dernière du système nerveux est faite sur un plan analogue à celui qui a été suivi dans les autres parties du corps. Un nombre infini d’éléments cellulaires se montrent les uns à côté des autres, plus ou moins autonomes et en une grande mesure indépendants les uns des autres. »

Et ailleurs : « Il peut sembler commode de dire que le système nerveux constitue l’unité réelle du corps, d’autant plus qu’il n’y a aucun autre système qui soit aussi disséminé à travers les organes. Mais cette dissémination elle-même, et les nombreuses connexions qui existent entre les parties individuelles du système nerveux, ne sont nullement faites pour montrer qu’il est un centre pour toute action organique. Nous avons trouvé dans le système nerveux de petits éléments cellulaires déterminés, qui servent de centre au mouvement, mais nous n’avons pas trouvé une seule cellule ganglionnaire dans laquelle tout mouvement prenne naissance. Les sensations sont certainement recueillies par des cellules ganglionnaires déterminées, mais parmi ces cellules nous n’avons encore pu en trouver une seule que l’on puisse désigner comme le centre de toute sensation ; mais nous rencontrons un grand nombre de petits centres ».

On n’a pu démontrer aucune unité, soit anatomique, soit physiologique, et aucun centre analogue n’est démontrable. L’unité est dans l’organisme entier. Ce n’est pas le cerveau qui pense et qui sent : c’est l’homme. Si l’on peut, dans un sens très-large, appeler l’esprit une fonction de l’organisme, comme la vie peut être appelée une fonction de l’organisme ; ou si l’on peut, dans un sens plus restreint et analytique, appeler l’esprit une fonction du système nerveux, et en poursuivant l’artifice, une fonction du cerveau, il n’y aura aucun danger à cela tant que l’on reconnaîtra que c’est par un artifice. Mais c’est une chose qu’oublient toutes les hypothèses matérialistes, quand elles essayent d’expliquer par un facteur ce qui, en réalité, est le produit de plusieurs. Il est nécessaire, pour faciliter les recherches, de localiser certaines fonctions mentales, celle par exemple de la vue, l’ouïe, et des autres sens, ainsi que celles de la perception, de la conception, de l’amour, de l’imitation, etc., de même que nous localisons les fonctions vitales de la digestion, de la sécrétion, du mouvement, etc. ; cependant il ne nous est pas plus permis de supposer que c’est l’organe de la vue qui perçoit un objet ou conçoit un signe, qu’il ne nous est permis de supposer que c’est l’estomac qui met nos membres en mouvement. L’hypothèse d’après laquelle la perception et la conception, l’émotion et la volition sont des propriétés des cellules cérébrales — comme la gravitation est une propriété de la matière — n’est pas plus rationnelle que l’hypothèse d’après laquelle les produits d’un chemin de fer seraient des propriétés de la vapeur. Je ne nie pas l’importance des cellules cérébrales, bien que je pense qu’on l’a grandement exagérée. Ce que je nie, c’est qu’un élément d’un groupe extrêmement complexe puisse être scientifiquement considéré comme la cause d’un résultat très-complexe. Attribuer la pensée aux cellules cérébrales c’est se mettre singulièrement en opposition avec le refus universel d’attribuer la même propriété aux cellules qui ont la même structure, de la moelle épinière et de la moelle allongée. Il est permis au spiritualiste de faire du cerveau l’organe de l’esprit ; mais le matérialiste est manifestement inconséquent, quand il regarde la pensée comme une propriété dernière des cellules nerveuses, et quand il refuse cette propriété aux mêmes cellules partout où elles se trouvent. Quand même les cellules cérébrales auraient, dans le mécanisme psychique, la même importance qu’a le grand ressort dans le mécanisme d’une montre, je refuserais encore d’admettre que la sensation et la pensée sont les propriétés de ces cellules, comme je refuse d’admettre que l’indication du temps soit une propriété du ressort d’acier. L’esprit n’est pas une propriété, ce n’est même pas une fonction simple. C’est l’agrégat de tous les phénomènes sensitifs, et il ne peut être interprété que par les conditions organiques de ces phénomènes. De même la vie n’est pas une propriété, c’est l’ensemble des propriétés et des fonctions organiques.

L’erreur sur laquelle j’insiste ici, est, en physiologie, l’analogue de Terreur psychologique d’après laquelle on essaye d’interpréter tous les phénomènes psychiques par des transformations de sensations, c’est l’équivalent de l’erreur d’après laquelle on interprète tous les phénomènes psychiques comme des manifestations de la pensée, comme des activités de l’esprit. Les sensualistes tombent également dans Terreur d’une interprétation analytique. À moins que le sensualiste n’implique dans le mot sensation beaucoup plus que la réaction d’un organe sensoriel, il ne peut faire un pas ; et s’il reconnaît, comme il le doit, l’intervention de conditions psychiques dont dépendent le jugement, la comparaison, l’attention, l’abstraction, et par lesquelles sont produites les prétendues « transformations », il est conduit à admettre d’autres conditions organiques que celles de la sensation. De même le spiritualiste ne peut déduire de la pensée pure, les images et les perceptions sans la coopération des sens : c’est-à-dire que son esprit a besoin d’un organisme corporel pour rendre possibles ces manifestations que l’on prétend être le produit de la pensée.

L’analyse et la synthèse sont la systole et la diastole de la science : elles sont également indispensables. Dans l’analyse des faits organiques on voit qu’il y en a qui sont constants, fondamentaux, tandis que d’autres sont variables et dérivés. Nous essayons de les classer ; de séparer les phénomènes dérivés de ceux qui les produisent, les modifications des conditions constantes. Le physiologiste montre ainsi qu’il y a des différenciations de structure qui permettent aux diverses espèces de sécrétions d’être accomplies par des organes foncièrement semblables, à toutes les espèces de mouvements d’être exécutés par des organes musculaires, à toutes les sensations d’être produites par les organes nerveux. Mais il remarque aussi que si ces différentes classes peuvent être analytiquement considérées comme distinctes, de sorte qu’une fonction ne peut être accomplie par l’organe d’une autre, elles sont toutes unies, néanmoins, dans la synthèse vitale de l’organisme par leur communauté de structure, par leur communauté de propriétés vitales. C’est ce procédé que doit imiter le psychologue.

Von Baer dit avec raison que le vulgaire est généralement porté à ne reconnaître pour causes que des objets palpables, et qu’il serait content s’il pouvait se convaincre que la Vie est une chose qu’il peut voir se manifester, comme une flamme électrique, ou comme un précipité chimique[15]. C’est ce qui a donné naissance à l’hypothèse non physiologique qui considère la vie comme de l’Électricité, comme une Oxydation, etc., qui attribue la vie au sang, ou à la force nerveuse. Contrairement à cette tendance analytique, il y en a une autre qui efface les distinctions nécessaires, qui identifie le mode inorganique au monde organique, et qui attribue la Vie et la Conscience aux dernières molécules de la Matière, au lieu de l’attribuer aux combinaisons spéciales de la Matière. D’Holbach pensait qu’il n’est pas improbable que tout l’univers soit doué de conscience — idée qui a été souvent reproduite sous des formes panthéistiques ou mystiques ; et beaucoup trouvent qu’il y a une nécessité logique de conclure que, si la Vie dépend de mouvements moléculaires, tout l’univers qui se meut doit être vivant. D’après les mêmes principes, ils ne supposent pas que l’univers soit une manufacture de coton, et cependant les phénomènes classés sous le nom de Vie ne sont pas moins spéciaux, ne dépendent pas de conditions matérielles moins spéciales, que ceux qui sont manifestés par une manufacture de coton.

L’organiciste affirme énergiquement l’unité des phénomènes organiques et inorganiques, tout en affirmant la diversité des phénomènes qui vient de la spécialité des conditions. Il ne dit pas, comme La Mettrie et les matérialistes purs, que l’homme est une machine, et que son âme est l’activité des forces cérébrales ; car il sait que l’homme n’est pas une machine, et que les fibres du cerveau, quelque actives qu’elles soient, ne sont pas une âme. Il n’ignore pas, il recherche même avec avidité, les rapports qu’il y a entre les phénomènes mécaniques et chimiques et les phénomènes mentaux, mais il n’attribue pas plus ces derniers phénomènes aux premiers, qu’il ne prétend expliquer une symphonie en énumérant les instruments à corde ou à vent qui sont dans un orchestre, et les lois mathématiques du son.

Dans la digestion, les faits mécaniques et chimiques sont si prépondérants, que plusieurs physiologistes se sont contentés d’explications purement mécaniques ou chimiques. Les divers mouvements de la mastication, de la trituration, des mouvements de l’estomac, sont des éléments si visiblement importants dans le processus digestif, que Borelli et l’école iatro-mécanicienne étaient disposés à interpréter cette fonction comme une fonction mécanique. Mais l’impossibilité de rendre compte de la digestion sans l’aide de désintégrations et transformations chimiques, produites par les liquides acides et alcalins, a rectifié leur jugement précipité, et a montré que le processus mécanique n’était qu’un processus préparatoire, qui permettait au processus chimique de se faire plus activement. Spallanzani et ses successeurs ayant montré l’action des sucs salivaires, gastriques et intestinaux, et prouvé que, même en dehors de l’organisme, ces sucs continuaient la désintégration des aliments, on est arrivé à la croyance que la digestion n’était qu’un processus chimique. Mais c’était encore prendre la partie pour le tout, et confondre le processus chimique avec le processus physiologique. Sous prétexte que cette désintégration pouvait se produire dans le laboratoire, on lui laissait prendre la place de la digestion qui s’accomplit dans l’organisme. Comme Hunter l’a fait remarquer d’une manière piquante, « pour rendre compte de la digestion, on a fait de l’estomac un moulin, d’autres en avaient fait une étuve, d’autres un mortier ; et pendant tout ce temps l’estomac n’était ni un moulin, ni une étuve, ni un mortier, mais rien qu’un estomac[16]. » Les physiologistes, qui s’occupent d’un phénomène organique, et non d’un phénomène mécanique ou chimique, doivent tenir compte de toutes les conditions que ce phénomène implique ; et ils trouvent qu’il y a autre chose que la trituration et la désintégration, qui sont d’ailleurs des processus dépendant de l’excitation et de la direction d’un système sensoriel et moteur. La sécrétion de liquides désintégrants, et les contractions des muscles, sont produites par une excitation réflexe, ou par l’excitation encore plus éloignée d’états sensoriels, sous forme d’émotion ou de désir[17].

Il suffit d’un seul exemple pour montrer combien est trompeuse l’interprétation chimique d’un processus physiologique. Sachant que que le suc gastrique est acide, et que c’est à cette acidité que l’on attribue ses propriétés digestives, le chimiste interdira l’usage d’alcalis dans les cas d’affaiblissement de la sécrétion gastrique, sous prétexte que les alcalis neutralisent les acides, et le résultat de son intervention sera une nouvelle diminution des sécrétions de l’estomac. Le physiologiste, au contraire, qui sait que les alcalis excitent l’estomac et augmentent l’activité de ses sécrétions, prévoira que malgré la neutralisation d’une certaine quantité de l’acide par l’alcali, cet effet chimique sera plus que compensé par l’effet physiologique de l’augmentation de la sécrétion ; et, par suite, il prescrira une certaine quantité de carbonate de soude pour faciliter la digestion.

L’organiciste applaudit à tous les efforts que l’on fait pour découvrir l’action des processus physiques et chimiques dans le processus physiologique complexe ; il proteste seulement contre cette hypothèse qu’un processus physiologique peut être interprété sans que l’on tienne compte de toutes les conditions organiques. Employant le langage de Bichat, il déclare qu’appeler la Physiologie « une Physique animale » n’est pas plus rationnel que d’appeler l’Astronomie la « Physiologie des étoiles[18]. » Pour les mêmes raisons nous devons protester contre l’interprétation des phénomènes mentaux par des mouvements du cerveau, quelle que soit l’importance de ces mouvements comme facteurs dans le groupe complexe des conditions biologiques et sociologiques. Bien que les impulsions personnelles et égoïstes soient des agents indispensables de la vie morale, la tentative de réduire la vie morale à ces seules impulsions, sans la coopération d’impulsions désintéressées et impersonnelles, et sans l’influence puissante des conditions sociales, c’est là le matérialisme contre lequel proteste l’organicisme. En un mot, l’organicisme se distingue en ce qu’il poursuit logiquement l’hypothèse que les phénomènes organiques groupés sous les termes de Vie et d’Esprit, sont les activités, non pas d’un seul élément, dans ou hors de l’organisme, mais les activités de l’organisme tout entier en correspondance avec un milieu physique et un milieu social. De même que c’est l’organisme qui vit, de même c’est l’organisme qui se meut et qui sent.

Je ne connais aucun écrivain antérieur qui ait rigoureusement poussé aussi loin les principes de l’organicisme ; et cela parce que les opinions traditionnelles sur l’Esprit, et la prédominance des tendances analytiques, tenaient l’attention exclusivement fixée sur le cerveau, et localisaient l’abstraction Esprit dans le Cerveau. Mais si les partisans de l’Organicisme n’ont pas étendu à l’esprit les principes qu’ils adoptaient en ce qui concerne la vie, le courant des recherches psychologiques modernes tend, je pense, vers cette direction.

Personne n’interprétera mal ma pensée, et ne supposera que je veuille jeter un discrédit sur l’analyse physiologique et sur la localisation des phénomènes spéciaux dans des parties spéciales de l’organisme. Quand je dis que c’est l’homme et non pas le cerveau qui pense, je n’entends aucunement suggérer que le cerveau ne soit pas le facteur capital, essentiel du processus. Sans un système nerveux il ne pourrait y avoir rien qui ressemble à ce que nous connaissons comme états de conscience ; sans cerveau ou centre nerveux supérieur il n’y aurait que peu ou point de ces groupes complexes d’états sensibles que nous connaissons sous le nom d’Émotion, de Pensée, de Volonté. Mais le cerveau et le système nerveux ne sont que les parties d’un organisme vivant, et leurs fonctions ne sont que les spécialisations des propriétés générales de cet organisme ; séparez le cerveau de tous les processus vitaux qui se passent dans l’organisme et vous supprimez l’instrument de la conscience. Le matérialiste affirme que le cerveau sent et pense, comme l’estomac digère et comme les poumons respirent. Je réponds, oui : mais l’estomac ne digère pas, les poumons ne respirent pas, à moins qu’ils n’appartiennent à un organisme vivant. Une idée arrêtera la digestion ; un léger excès d’acide carbonique arrêtera la respiration, pour les mêmes raisons que la suppression d’une sécrétion rendra l’esprit triste, qu’un excès d’acide carbonique l’abrutira, que la présence d’un ver dans l’intestin, le troublera, et que l’obstruction d’une artère l’anéantira. Ce n’est pas ignorer les spécialisations physiologiques que de les considérer comme des degrés dans l’évolution générale de l’organisme.

Et cela me conduit à remarquer que la doctrine de l’évolution est elle-même une protestation contre les interprétations mécaniques du matérialisme, puisque sa position capitale, c’est que tout phénomène de l’ordre le plus élevé et le plus complexe, tout en sortant des conditions d’un ordre inférieur, a son origine dans cette différentiation de complexité. L’évolution réclame, non pas seulement une corrélation de parties, mais une différenciation de parties et une corrélation d’états, — c’est-à-dire que les phénomènes ont leurs antécédents historiques, aussi bien que leurs antécédents mécaniques, chaque état étant le produit de tout ce qui le précède. Ainsi l’ovule ne peut être fécondé avant que la vésicule germinative ait disparu ; l’excitation d’un organe sensoriel ne peut produire une sensation avant que l’organisme ait été instruit à réagir et avant que l’irradiation générale qui succède à une excitation ne se soit restreinte à un sentier défini. Les instincts qui ont un aspect mécanique, sont néanmoins subordonnés à cette loi du développement, et ils seront supprimés si l’on interrompt la succession régulière des expériences.

Après avoir ainsi indiqué brièvement les raisons pour lesquelles les deux hypothèses spiritualiste et matérialiste doivent être rejetées, je puis résumer les considérations que j’ai déjà énoncées par quelques mots sur l’attitude morale que prennent les spiritualistes, d’une manière si peu justifiée. Les deux hypothèses ne sont pas différentes de ce que sont en politique la théorie conservatrice et le radicalisme. Elles expriment des vues partielles, elles représentent l’Ordre et le Progrès. L’organicisme prétend faire la synthèse de ces vues en montrant que le Progrès est le développement de l’Ordre. Si la force du spiritualiste et du conservateur consiste à s’opposer fermement à des explications insuffisantes et à des changements précipités, celle du matérialiste et du radical est dans ses protestations contre les préjugés et les privilèges, dans son insistance sur les faits actuels, et sur les inductions raisonnables. Mais les spiritualistes et les conservateurs sont trop portés à ajouter des menaces à leurs protestations, et à réclamer pour leur point de vue, le monopole de la pureté morale. Il est temps que le spiritualisme abandonne ses prétentions exclusives aux aspirations sublimes et aux buts idéaux, qu’il cesse de prétendre que toute autre hypothèse que la sienne est fausse, parce qu’elle est désolante. La menace que l’on nous fait, c’est que si nous n’acceptons pas l’hypothèse du spiritualisme, on croira que nous rejetons la conscience, la justice, l’amour de l’humanité, que nous rabaissons l’homme au rang de la brute, que nous bannissons du monde la poésie et la moralité. Nous devons accepter un agent extra-organique dont nous ne connaissons rien, ou bien rejeter tout ce que les hommes considèrent comme ce qui est le plus précieux, toutes ces « influences spirituelles qui font la dignité de l’existence. » L’effet de cette rhétorique continuelle est si puissant que peu de gens ont le courage d’avouer qu’ils ne croient pas à l’existence d’un agent extra-organique, et que parmi ceux qui l’avouent, beaucoup prennent une attitude également offensive, et répondent aux menaces par des épigrammes provocatrices et des paradoxes bruyants.

Si l’on examine avec calme, il est clair que ce que l’on appelle les « faits spirituels » sont en dehors de toutes les hypothèses que l’on peut faire pour rendre leur genèse intelligible. Ce fait que les hommes sympathisent avec les hommes, qu’ils souffrent quand ils voient d’autres souffrir, et qu’ils désirent alléger cette souffrance, ne serait pas modifié, quand même des preuves inductives mèneraient à la conclusion que cette disposition sympathique est un résultat de l’évolution de sentiments égoïstes. Ce fait que l’homme a des besoins moraux et intellectuels ne sera point changé, quand même on adopterait la conclusion que la nature humaine est le résultat supérieur du développement de la nature simienne. L’homme ne cesse pas d’être un être moral parce que ses ancêtres éloignés étaient immoraux. Aucune hypothèse sur la nature de l’âme ne modifiera notre certitude en ce qui concerne les faits qu’exprime ce mot[19] ; et ce sont ces faits que nous avons à étudier et à ramener à un ordre systématique. Ce qui pour nous est en question, c’est de savoir quel mode de classification et d’interprétation nous rend le plus capable de régler notre vie. Et cette question ne doit pas être jugée par la rhétorique ; les menaces ne doivent pas détourner de son examen. Vouloir prémunir les gens contre des opinions, non parce qu’elles sont fausses, mais parce que l’on suppose qu’elles peuvent mener au rejet d’autres opinions, c’est un procédé qui n’est pas digne d’un esprit sérieux. L’esprit de recherche qui est sain et moral, est celui qui fait chercher patiemment la vérité, qui fait croire à ce qui semble le plus en rapport avec toutes les autres vérités, et qui fait accepter la vérité même quand elle est le plus triste. L’esprit de recherche qui est immoral et malsain est celui qui souffre que nos inclinations nous dictent nos conclusions, qui nous détourne de tout ce qui menace de troubler nos opinions, et qui nous fait nous attacher à tout compromis qui flatte nos préjugés.

Le matérialisme doit être rejeté parce que sa méthode n’est pas physiologique, non parce qu’il contredit nos aspirations, non parce qu’il est « instinctivement répudié. » C’est un procédé trompeur que de s’en rapporter, comme on le fait habituellement, à l’instinct. Avant qu’on puisse admettre un sentiment pour arbitre dans des questions théoriques, on doit montrer qu’il y est directement impliqué. — Vous pouvez haïr un Juif, haïr un menteur, vous pouvez sentir une répugnance instinctive à l’idée de la musique dans une église, ou l’idée de faire des dettes au delà de ses moyens, mais personne ne soutiendra jamais que votre sentiment a la même justification dans chacun de ces cas, bien que dans chacun il puisse être également fort. Une répulsion instinctive contre le matérialisme (en accordant qu’il y ait un instinct de cette nature), ne pourrait avoir de valeur qu’en supposant que l’instinct est la seule règle de la Vie et de la Pensée. Et comme la culture morale tend précisément à supprimer ces instincts et à les diriger, il est clair que l’instinct n’est pas un arbitre dans les questions scientifiques.

Vue de près, cette répulsion instinctive paraît n’être, la plupart du temps, qu’un reste des vieilles superstitions contre a la recherche des secrets de la nature. » superstition qui fait de la science l’égale de la sorcellerie. Le matérialisme (et naturellement l’organicisme) est stigmatisé comme un « essai de dévoiler les mystères de la vie. » Mais pourquoi ne dévoilerions-nous pas ces mystères, si nous le pouvons ? Dans les temps préscientifiques, les hommes qui proposaient des explications de l’univers dans ses rapports naturels et surnaturels étaient révérés commodes maîtres, tant qu’ils se confinaient aux spéculations théologiques et métaphysiques ; tandis que ceux qui essayaient de déterminer, par l’expérience, les simples processus de la nature, étaient bafoués comme des infidèles sans Dieu. Même de nos jours, il existe une vague croyance que la piété demande que l’on n’approche pas trop des mystères de la Vie, et que l’on ne profane pas le temple sacré en y apportant des instruments employés dans le laboratoire. Il est à remarquer que tous les écrivains qui se sentent outragés par tout essai d’expliquer les phénomènes moraux par les lois naturelles (que l’on confond toujours avec les lois mécaniques), veulent ramener tous les phénomènes aux lois morales, c’est-à-dire expliquer les faits les moins complexes par les plus complexes. Il leur semble absurde de partir des processus physiologiques pour arriver aux processus psychologiques ou sociologiques, en passant par des conditions de plus en plus complexes ; mais il leur semble rationnel d’expliquer les processus physiologiques par l’action régulative d’une âme ou d’un esprit.

L’objection que l’on fait au matérialisme à propos de ses « vues mécaniques » a de la valeur en tant qu’elle porte sur les différences fondamentales qui existent entre un organisme et une machine. Mais généralement l’objection a une signification de plus. Elle entend par « mécanique » tout essai de ramener les phénomènes à une série de successions dépendant de positions matérielles. C’est la généralisation de l’idée du mécanisme — à savoir la subordination des parties à une unité d’action coordonnée ; et en ce sens cette idée est applicable à un organisme comme à une machine à vapeur. Mais la terreur vague des conséquences que l’on suppose entraînées par l’hypothèse qui considère les phénomènes vitaux et mentaux comme dépendant d’arrangements matériels, est augmentée par ce qu’implique le terme mécanisme, dans ses applications aux machines ; et, par suite, les « vues mécaniques » en viennent à représenter ce qui substitue la causalité de successions rigoureuses déterminées par la structure et les connexions des organes, à cette spontanéité d’action que l’on considère comme la caractéristique de la vitalité, et qui est chère, parce qu’elle semble la seule base de la responsabilité morale. Cette répugnance à accepter une conception définie et régulière de la causalité, au lieu de la conception d’une spontanéité non réductible à des lois, a conduit si loin ceux qui s’opposent aux vues mécaniques qu’ils ont résisté aux essais que l’on a faits d’appliquer la « loi d’association, » parce que cette loi rendrait les phénomènes mentaux moins mystérieux. Ils préfèrent invoquer l’instinct, ou les idées fondamentales comme plus profondes et plus religieuses.

Si cependant nous regardons l’organisme comme un mécanisme vital, ou un mécanisme sensitif, nous nous débarrassons des mots qui peuvent conduire à une fausse interprétation : et en même temps, tout en admettant tous les faits qui justifient l’idée d’une spontanéité, d’une volonté libre, nous les interprétons comme dépendant rigoureusement d’une causalité organique. Je ne dis pas que cette interprétation n’est pas difficile, je dis seulement que l’interprétation spiritualiste est illusoire.

G. H. Lewes.
  1. Bouillier, Du principe vital, 1872, p. 4.
  2. J’ai assez d’imagination pour voir, dit Abernethy, que si les philosophes trouvaient une fois une raison de croire qu’il y a quelque chose de nature invisible et active surajouté à l’organisme, ils trouveraient qu’il y a également des raisons de croire que l’esprit peut être surajouté à la vie, comme la vie est surajoutée à la structure. Ils en arriveraient même à découvrir comment l’esprit et la matière ont une influence réciproque l’un sur l’autre au moyen d’une substance intermédiaire. (Recherches sur la Probabilité et la valeur de la théorie de M. Hunter sur la vie.)
  3. Maine de Biran ne se borne pas à séparer toutes les fonctions vitales de l’âme, du Moi ; il en sépare même la sensibilité, et toutes les fonctions qui en dépendent, « l’imagination, les reproductions ou associations fortuites d’images ou de signes, enfin tout ce qui se fait passivement ou nécessairement en nous. » (Rapports du physique et du moral). Et énumérant ailleurs les phénomènes qu’il rejette ainsi, il dit que tout ce qui appartient à l’organisme appartient à la nature physique : a Des affections immédiates de plaisir ou de douleur ; des attraits sympathiques ou des répugnances inhérentes au tempérament primitif ou confondus avec lui et devenus irrésistibles par l’habitude ; des images qui se produisent spontanément dans l’organisme cérébral, et qui tantôt persistent opiniâtrement, tantôt se réveillent avec les paroxysmes de telles maladies ou désordres nerveux, les mouvements violents, brusques et précipités que ces passions entraînent, soit que le moi de l’homme étant absorbé n’y prenne aucune part, soit qu’il y assiste comme témoin ; les appétits, les penchants, les déterminations, les idées qui suivent nécessairement la direction du physique ; tout cela est hors du domaine moral. » (Œuvres, t. III, p. 352 ; édit. Naville).
  4. Barclay : « Vie et organisation, » 1822, p. 338.
  5. Introduction à la Physiologie de Todd et Bowman, p. 35, 92.
  6. « L’idée de la vie est une de ces idées générales et obscures produites en nous par certaines suites de phénomènes que nous voyons se succéder dans un ordre constant, et se tenir par des rapports mutuels. Quoique nous ignorions la nature du lien qui les unit, nous sentons que ce lien doit exister, et cela nous suffit pour nous les faire désigner par un nom que bientôt le vulgaire regarde comme le signe d’un principe particulier, quoique en effet ce nom ne puisse jamais indiquer que l’ensemble des phénomènes qui ont donné lieu à sa formation. » Cuvier, Anatomie comparée.
  7. Krishaber. De la névropathie cérébro-cardiaque, 1873, p. 46. Il y a plusieurs autres cas analogues dans cet ouvrage, ainsi que dans les ouvrages généraux sur la folie. Voir aussi la Revue Philosophique, p. 289.
  8. Cf. Barthez, Nouvelle science de l’homme, 1806.
  9. « Toutes les preuves sont en faveur de l’hypothèse d’après laquelle la fonction supérieure n’est dépendante ni de la complexité de la constitution ni de la quantité des matériaux… Il peut y avoir des différences de propriété qui ne dépendent pas des différences dans la matière et ses forces. » Lionel Beale, On life, and on vital action in health and disease. Leçons faites au Collège des Médecins, reproduites dans la Lancet, 22 mai 1875.
  10. « Un vrai philosophe reconnaît autant le matérialisme dans la tendance du vulgaire des mathématiciens actuels à absorber la géométrie ou la mécanique par le calcul, que dans l’usurpation plus prononcée de la physique par l’ensemble de la mathématique, ou de la chimie par la physique, surtout de la biologie par la chimie, et enfin dans la disposition constante des plus éminents biologistes à concevoir la science sociale comme un simple corollaire ou appendice de la leur. » Comte, Système de Politique positive, t. I, p. 51.
  11. Annales de chimie, t. LVI, p. 164.
  12. Bonnet, Palingénésie philosophique, 1796, I. 129.
  13. « Un jour viendra peut-être où une analyse plus complète de la substance cérébrale rendra compte des manifestations si merveilleuses de l’entendement… Peut être arrivera-t-on à trouver dans un métalloïde ou un métal, jusqu’ici inconnu, l’agent principal de la vie cérébrale… Transmises par les nerfs de nos sens, c’est la substance grise du cerveau qui les perçoit. » Riche, De l’Organicisme, 1869, p. 4, 35 et 7. En lisant ces passages, on peut, se demander si le Matérialisme n’est pas plus absurde que le Spiritualisme.
  14. Virchow, Pathologie cellulaire, 229-284.
  15. Von Baer, Zur Entwickelungs Geschichte.
  16. Hunter, Leçons d’introduction, 1784, p. 75.
  17. Un moyen d’obtenir une sécrétion abondante de salive, c’est de mettre un animal à jeun en présence d’une nourriture qu’il ne puisse atteindre. Le désir ainsi excité, fait couler le liquide copieusement.
  18. Bichat, Recherches sur la Vie et la Mort, art. VII, § 1er. Il dit aussi avec raison : « On analyse l’urine, la salive, la bile, etc., prises indifféremment sur tel ou tel sujet ; et de leur examen résulte la chimie animale : soit ; mais ce n’est pas là la chimie physiologique ; c’est, si je puis parler ainsi, l’Anatomie cadavérique des fluides. »
  19. « Que l’âme, dit Kant, soit une substance simple ou non, cela nous est tout à fait indifférent pour l’explication de ses phénomènes. » Prolegomena, § 44.