Charpentier (p. 224-235).

XVI


Quelques jours après cette visite au Parthénon, Guy de Malivert résolut de faire une tournée dans les environs d’Athènes, et d’aller visiter ces belles montagnes qu’il découvrait de sa fenêtre. Il prit un guide et deux chevaux, et laissa Jack à l’hôtel comme inutile et même gênant. Jack était un de ces domestiques plus difficiles à contenter que leur maître et dont le désagrément ne se révèle qu’en voyage. Il avait ses manies comme une vieille fille et trouvait tout détestable, les chambres, les lits, les mets, les vins, et à tout moment, outré de la barbarie du service, il s’écriait : « Ah ! les sauvages ! » En outre, s’il reconnaissait à Malivert quelque talent pour écrire, il le jugeait en lui-même incapable de se gouverner et passablement fou, surtout depuis quelque temps, et il s’était donné la mission de le surveiller. Un froncement de sourcil de Malivert le faisait d’ailleurs reculer à son plan, et le mentor, avec une merveilleuse facilité de métamorphose, reprenait le rôle de valet de chambre.

Guy fit glisser un certain nombre de pièces d’or dans une ceinture de cuir qu’il portait sous ses vêtements, mit des pistolets aux fontes de sa selle, et en partant n’assigna pas de jour fixe pour son retour, voulant se laisser la liberté de l’imprévu, de l’aventure, du vagabondage à tout hasard. Il savait que Jack, accoutumé à ses disparitions, ne s’alarmerait pas de plusieurs jours et même de plusieurs semaines de retard, et resterait dans une quiétude parfaite dès qu’il aurait appris au cuisinier de l’hôtel à faire cuire le bifteck selon ses idées, — saisi au dehors et rose en dedans, — à l’anglaise.

L’excursion de Guy, sauf changement d’idée, devait se borner au Parnès et ne pas dépasser cinq ou six jours. Mais, au bout d’un mois, ni Malivert ni son guide n’avaient reparu. Aucune lettre n’était venue à l’hôtel annonçant un changement ou une prolongation d’itinéraire ; la somme emportée par Guy devait tirer à sa fin, et ce silence commençait à devenir inquiétant. « Monsieur ne me demande pas d’argent, se dit Jack un matin, en mangeant un bifteck enfin cuit à point qu’il arrosait d’un vin blanc de Santorin assez agréable, malgré son petit goût de résine ; cela n’est pas naturel, il doit lui être arrivé quelque chose. S’il continuait son voyage, il m’aurait indiqué une ville pour lui envoyer des fonds, puisque c’est moi qui tiens la bourse. Pourvu qu’il ne se soit pas cassé le cou ou les reins dans quelque précipice ! Aussi, quelle diable d’idée a-t-il de chevaucher toujours par des pays sales, mal pavés, absurdes, faméliques, tandis que nous pourrions être à Paris, douillettement installés dans un intérieur confortable, à l’abri des insectes, des moustiques et autres vilaines bêtes qui vous font venir des ampoules ! Dans la belle saison je ne dis pas, je conçois qu’on aille à Ville-d’Avray, à la Celle-Saint-Cloud, à Fontainebleau, — non pas à Fontainebleau, — il y a trop de peintres ! — et encore, j’aime mieux Paris. On a beau dire, la campagne est faite pour les paysans et les voyages pour les commis voyageurs, puisque c’est leur état. Mais cela finit par n’être pas drôle d’être planté à l’auberge pour reverdir dans une ville où il n’y a que des ruines à voir. Dieu ! sont-ils bêtes, les maîtres, avec leurs vieilles pierres, comme si des bâtiments neufs et bien entretenus n’étaient pas cent fois plus agréables à l’œil ! Décidément, monsieur manque tout à fait d’égards envers moi. C’est vrai, je suis son domestique, mon devoir est de le servir ; mais il n’a pas le droit de me faire mourir d’ennui à l’hôtel d’Angleterre ! — S’il lui était arrivé quelque malheur à ce cher maître, — après tout c’est un bon maître, — je ne m’en consolerais que si je trouvais une meilleure place ! J’ai bien envie d’aller à sa recherche, mais de quel côté ? qui sait où sa fantaisie l’a poussé ! aux sites les plus extravagants et les plus impraticables, dans ces casse-cou et ces fondrières qu’il appelle pittoresques et dont il prend le signalement sur son album comme si c’était chose curieuse ! Allons, je lui donne encore trois jours pour réintégrer le domicile, après quoi je le fais tambouriner et afficher à tous les carrefours comme un chien perdu, avec promesse de récompense honnête à qui le ramènera. »

En sa qualité de serviteur sceptique et moderne, se moquant fort du valet de chambre dévoué et fidèle à la mode ancienne, l’honnête Jack raillait son inquiétude très véritable. Au fond il aimait Guy de Malivert et lui était attaché. Quoiqu’il se sût porté sur le testament de son maître pour une somme qui lui assurait une modeste aisance, il n’en désirait pas la mort.

L’hôte commençait à se montrer soucieux, non de Malivert, dont la dépense était payée, mais des deux chevaux qu’il avait fournis pour l’expédition. Comme il se lamentait sur le sort problématique de ces deux bêtes sans pareilles, d’un pied si sûr, d’une allure si douce, d’une bouche si tendre et qu’on conduisait avec un fil de soie, Jack, impatienté, lui dit d’un air de dédain suprême : « Eh bien ! si elles sont crevées, vos deux rosses, on vous les payera ; » assurance qui rendit toute sa sérénité au brave Diamantopoulos.

Chaque soir la femme du guide, belle et robuste matrone qui eût pu remplacer la cariatide enlevée au Pandrosion et que supplée un moulage de terre cuite, venait demander si Stavros, son mari, n’était pas revenu avec ou sans le voyageur. Après la réponse invariablement négative, elle allait s’asseoir sur une pierre à peu de distance de l’hôtel, défaisait la natte blonde postiche qui cerclait ses cheveux noirs, dont elle secouait les mèches, se portait les ongles aux joues comme si elle eût voulu s’égratigner, poussait des soupirs de ventriloque et se livrait aux démonstrations théâtrales de la douleur antique. Ce n’est pas qu’au fond elle fût très touchée, car Stavros était un assez piètre sujet fort ivrogne, qui la battait quand il était gris, et rapportait peu d’argent au ménage quoiqu’il en gagnât assez à mener des étrangers en laisse ; mais elle devait aux convenances de manifester un désespoir suffisant. Une médisance qui n’était pas une calomnie l’accusait de faire consoler ses veuvages intermittents par un beau palikare à la taille de guêpe, à la fustanelle évasée en cloche, mesurant bien soixante mètres de fine étoffe plissée, à la calotte rouge dont la houppe de soie bleue lui descendait jusqu’au milieu du dos. Cette douleur vraie ou fausse, exprimée en rauques sanglots qui rappelaient les aboiements d’Hécube, ennuyait et troublait fort Jack, qui, bien qu’incrédule, était un peu superstitieux. « Je n’aime pas, disait-il, cette femme qui hurle au perdu comme un chien sentant la mort. » Et les trois jours qu’il avait accordés comme limite extrême pour le retour de Malivert étant expirés, il alla faire sa déclaration à la justice.

On se livra aux plus actives recherches dans la direction probable qu’avaient dû prendre Malivert et son guide. La montagne fut battue dans tous les sens, et, dans un chemin creux on trouva une carcasse de cheval couchée sur le flanc, entièrement déshabillée de son harnais et déjà à moitié dévorée par les corbeaux. Une balle lui avait brisé l’épaule et l’animal avait dû s’abattre sur le coup avec son cavalier. Autour de la bête morte le terrain semblait avoir été foulé comme dans une lutte, mais trop de temps s’était écoulé déjà depuis l’époque présumée de l’attaque, qui devait remonter à plusieurs semaines ; il n’y avait pas grande induction à tirer de ces vestiges à demi effacés par la pluie ou le vent. Dans un buisson de lentisques, voisin de la route, une branche avait été coupée à moitié au passage d’un projectile : la portion supérieure avait fléchi et pendait desséchée.

La balle, qui était celle d’un pistolet, fut retrouvée plus loin dans un champ. La personne assaillie paraissait s’être défendue. Quelle avait été l’issue de la lutte ? On devait croire qu’elle avait été fatale, puisque Malivert ni son guide n’avaient reparu. Le cheval fut reconnu pour un de ceux qu’avait loués Diamantopoulos au jeune voyageur français. Mais, faute d’éléments plus précis, l’instruction ne put aller plus loin. Toute trace des agresseurs, de la victime ou des victimes, car il devait y en avoir deux, se perdait. Le fil conducteur se cassait dès le commencement.

Le signalement détaillé de Malivert et de Stavros fut envoyé à tous les endroits possibles où le tracé des routes avait dû les conduire. On ne les avait vus nulle part. Leur voyage s’était terminé là. Peut-être des brigands avaient-ils amené Malivert dans quelque caverne inaccessible de montagne avec l’idée d’en tirer rançon ; mais cette supposition tombait d’elle-même au bout de quelques minutes d’examen. Les bandits auraient envoyé un des leurs déguisés à la ville, et trouvé moyen de faire passer à Jack une lettre contenant les conditions du rachat, avec menace de mutilation en cas de retard et de mort en cas de refus, ainsi que se traitent ces sortes d’affaires. C’est ce qui n’avait pas eu lieu. Aucun papier de ce genre n’était venu de la montagne à Athènes, et la poste aux lettres des brigands n’avait pas fonctionné.

Jack, que l’idée de retourner en France sans son maître, dont on pourrait le croire l’assassin, troublait singulièrement, bien qu’il n’eût pas bougé de l’hôtel d’Angleterre, ne savait à quel saint se vouer, et plus que jamais il maudissait cette manie de voyage qui entraînait un homme bien mis dans des sites farouches où des voleurs en costume de carnaval les tiraient comme un lièvre.

Quelques jours après ces recherches, Stavros reparut à l’hôtel, mais dans quel état, grands dieux ! hâve, maigre, défait, l’air effaré et fou, comme un spectre qui sort du tombeau sans en avoir secoué la terre, Son costume riche et pittoresque, dont il tirait vanité et qui produisait un si bon effet sur les voyageurs épris de couleur locale, lui avait été enlevé et était remplacé par des guenilles sordides tout empreintes de la boue des bivouacs ; une peau de mouton graisseuse couvrait ses épaules, et nul n’aurait reconnu en lui le guide favori des touristes. Son retour inattendu fut signalé à la justice. Stavros fut provisoirement arrêté, car enfin, quoique bien connu dans Athènes et relativement honnête, il était parti avec un voyageur et revenait seul : circonstance que les juges méticuleux ne trouvent pas volontiers naturelle. Cependant Stavros parvint à démontrer son innocence. Son industrie de guide s’opposait logiquement à ce qu’il détruisît les voyageurs dont il tirait profit et qu’il n’avait d’ailleurs pas besoin d’assassiner pour les voler. Pourquoi aurait-il été attendre au bord du chemin des victimes qui le suivaient de leur plein gré sur la grande route, lui accordant de leur or une part suffisante ? Mais le récit qu’il faisait de la mort de Malivert était des plus étranges et vraiment difficile à croire. Selon lui, pendant qu’ils chevauchaient paisiblement l’un et l’autre dans le chemin creux à la place où l’on avait trouvé la carcasse du cheval, une détonation d’arme à feu s’était fait entendre, suivie d’une autre à un intervalle inappréciable. Le premier coup avait renversé le cheval que montait M. de Malivert, et le second atteint le voyageur même, qui, par un mouvement instinctif, avait porté la main aux fontes de sa selle et lâché au hasard un coup de pistolet.

Trois ou quatre bandits s’étaient élancés des buissons pour dépouiller Malivert. Deux autres l’avaient fait descendre de cheval, lui Stavros, et le tenaient par les bras, quoiqu’il n’essayât pas une résistance inutile.

Jusque-là ce récit ne différait pas beaucoup des vulgaires histoires de grand chemin, mais la suite était beaucoup moins croyable, quoique le guide l’affirmât sous la foi du serment. Il prétendait avoir vu près de Malivert mourant, dont le visage, loin d’exprimer les angoisses de l’agonie, rayonnait au contraire d’une joie céleste, une figure d’une éclatante blancheur et d’une merveilleuse beauté qui devait être la Panagia, et qui posait sur la blessure du voyageur, comme pour lui ôter la souffrance, une main de lumière. Les bandits, effrayés de l’apparition, s’étaient enfuis à quelque distance, et alors la belle dame avait pris l’âme du mort et s’était envolée au ciel avec elle.

On ne put jamais le faire varier dans cette déposition. Le corps du voyageur avait été caché sous une roche déplacée, au bord d’un de ces torrents dont le lit toujours sec en été est rempli de lauriers-roses. Quant à lui, pauvre diable ne valant pas la peine d’être tué, après l’avoir dépouillé de ses beaux habits, on l’avait emmené bien loin dans les montagnes pour qu’il n’allât pas dénoncer le meurtre, et c’était avec grande peine qu’il était parvenu à s’échapper.

Stavros fut relâché ; s’il eût été coupable, il lui eût été facile de gagner les îles ou les côtes d’Asie avec l’argent de Malivert. Son retour prouvait son innocence. Le récit de la mort de Malivert fut envoyé à Mme de Marillac, sa sœur, à peu près dans les mêmes termes où Stavros l’avait fait. L’apparition de Spirite y était même mentionnée, mais comme une hallucination produite par la frayeur sur le guide, dont le cerveau ne paraissait pas bien sain.

À peu près à l’heure où cette scène de meurtre se passait sur le mont Parnès, le baron de Féroë était retiré, selon sa coutume, au fond de son appartement inaccessible, occupé à lire cet étrange et mystérieux ouvrage de Swedenborg qui a pour titre les Mariages de l’autre vie.

Au milieu de sa lecture il sentit un trouble particulier, comme lorsqu’il était averti de quelque révélation. La pensée de Malivert traversa son cerveau, quoiqu’elle n’y fût amenée par aucune transition naturelle. Une lueur se répandit dans sa chambre, dont les murs devinrent transparents, et qui s’ouvrit comme un temple hypèthre, laissant voir à une immense profondeur, non pas le ciel qui arrête les yeux humains, mais le ciel pénétrable aux seuls yeux des voyants.

Au centre d’une effervescence de lumière qui semblait partir du fond de l’infini, deux points d’une intensité de splendeur plus grande encore, pareils à des diamants dans de la flamme, scintillaient, palpitaient et s’approchaient, prenant l’apparence de Malivert et de Spirite. Ils volaient l’un près de l’autre, dans une joie céleste et radieuse, se caressant du bout de leurs ailes, se lutinant avec de divines agaceries.

Bientôt ils se rapprochèrent de plus en plus, et, comme deux gouttes de rosée roulant sur la même feuille de lis, ils finirent par se confondre dans une perle unique.

« Les voilà heureux à jamais ; leurs âmes réunies forment un ange d’amour, dit avec un soupir mélancolique le baron de Féroë. Et moi, combien de temps me faudra-t-il encore attendre ? »



fin.