Charpentier (p. 179-193).

XIII


À dater de ce jour, l’existence de Malivert se scinda en deux portions distinctes, l’une réelle, l’autre fantastique. Rien, en apparence, n’était changé chez lui : il allait au club, dans le monde ; on le voyait au bois de Boulogne et sur le boulevard. Si quelque représentation intéressante avait lieu, il y assistait, et, à le voir correctement mis, bien chaussé, ganté de frais, se promener dans la vie humaine, nul ne se serait douté que ce jeune homme était en communication avec les esprits, et au sortir de l’Opéra entrevoyait les mystérieuses profondeurs de l’univers invisible. Cependant, qui l’eût bien examiné l’eût trouvé plus sérieux, plus pâle, plus maigre et comme spiritualisé. L’expression de son regard n’était plus la même ; on eût pu y voir, lorsqu’il n’était pas distrait par la conversation, une sorte de béatitude dédaigneuse. Heureusement le monde n’observe que si son intérêt l’exige, et le secret de Malivert ne fut pas soupçonné.

Le soir de la visite au cimetière, qui lui avait appris le nom terrestre de Spirite, attendant une manifestation qu’appelaient toutes les forces de sa volonté, il entendit, comme des gouttes de pluie tombant dans un bassin d’argent, résonner une gamme sur le piano. Il n’y avait personne, mais ces prodiges n’étonnaient plus Malivert. Quelques accords furent plaqués de manière à commander l’attention et éveiller la curiosité de l’âme. Guy regarda vers le piano, et peu à peu s’ébaucha dans une vapeur lumineuse l’ombre charmante d’une jeune fille. L’image était d’abord si transparente, que les objets placés derrière elle se dessinaient à travers les contours, comme on voit le fond d’un lac à travers une eau limpide. Sans prendre aucune matérialité, elle se condensa ensuite suffisamment pour avoir l’apparence d’une figure vivante, mais d’une vie si légère, si impalpable, si aérienne, qu’elle ressemblait plutôt au reflet d’un corps dans une glace qu’à ce corps lui-même. Certaines esquisses de Prud’hon à peine frottées, aux contours noyés et perdus, baignées de clair-obscur et comme entourées d’une brume crépusculaire, dont les draperies blanches semblent faites avec des rayons de lune, peuvent donner une idée lointaine de la gracieuse apparition assise devant le piano de Malivert. Ses doigts, d’une pâleur faiblement rosée, erraient sur le clavier d’ivoire comme des papillons blancs, ne faisant qu’effleurer les touches, mais évoquant le son par ce frêle contact qui n’eût pas courbé une barbe de plume. Les notes, sans avoir besoin d’être frappées, jaillissaient toutes seules lorsque les mains lumineuses flottaient au-dessus d’elles. Une longue robe blanche, d’une mousseline idéale plus fine mille fois que les tissus de l’Inde dont une pièce passe à travers une bague, retombait à plis abondants autour d’elle et bouillonnait sur le bout de son pied en feston d’écume neigeuse. Sa tête, un peu penchée en avant, comme si une partition eût été ouverte sur le pupitre, faisait ressortir la nuque, où se tordaient, avec des frissons d’or, de légères boucles de cheveux follets, et la naissance d’épaules nacrées, opalines, dont la blancheur se fondait dans celle de la robe. Parmi les bandeaux palpitants et gonflés comme par un souffle, luisait une bandelette étoilée aux bouts renoués sur le chignon. De la place où était Malivert, l’oreille et un coin de joue apparaissaient frais, roses, veloutés d’un ton à rendre terreuses les couleurs de la pêche. C’était Lavinia, ou Spirite, pour lui conserver le nom qu’elle a jusqu’ici porté dans cette histoire. Elle tourna rapidement la tête pour s’assurer que Guy était attentif et qu’elle pouvait commencer. Ses yeux bleus brillaient d’une lueur tendre et avaient une douceur céleste qui pénétra le cœur de Guy. Il y avait encore quelque chose de la jeune fille dans ce regard d’ange.

Le morceau qu’elle joua était l’œuvre d’un grand maître, une de ces inspirations où le génie humain semble pressentir l’infini, et qui formulent avec puissance tantôt les secrètes postulations de l’âme, tantôt lui rappellent le souvenir des cieux et des paradis d’où elle a été chassée. D’ineffables mélancolies y soupirent, d’ardentes prières y jaillissent, de sourds murmures s’y font entendre, dernières révoltes de l’orgueil précipité de la lumière dans l’ombre. Spirite rendait tous ces sentiments avec une maestria à faire oublier Chopin, Listz, Thalberg, ces magiciens du clavier. Il semblait à Guy qu’il écoutait de la musique pour la première fois. Un art nouveau se révélait à lui, et mille idées inconnues se remuaient dans son âme ; les notes éveillaient en lui des vibrations si profondes, si lointaines, si antérieures, qu’il croyait les avoir entendues dans une première vie, depuis oubliée. Non seulement Spirite rendait toutes les intentions du maître, mais elle exprimait l’idéal qu’il rêvait et auquel l’infirmité humaine ne lui avait pas toujours permis d’atteindre ; elle complétait le génie, elle perfectionnait la perfection, elle ajoutait à l’absolu !

Guy s’était levé et dirigé vers le piano comme un somnambule qui marche sans avoir conscience de ses pas ; il se tenait debout, le coude sur l’angle de la caisse, les yeux éperdument plongés dans ceux de Spirite.

La figure de Spirite était vraiment sublime. Sa tête, qu’elle avait relevée et un peu renversée en arrière, montrait son visage illuminé des splendeurs de l’extase. L’inspiration et l’amour brillaient d’un éclat surnaturel dans ses yeux, dont les prunelles d’azur disparaissaient presque sous la paupière supérieure. Sa bouche à demi entr’ouverte laissait luire un éclair de nacre, et son col baigné de transparences bleuâtres, comme celui des têtes plafonnantes du Guide, avait des rengorgements de colombe mystique. La femme diminuait en elle et l’ange augmentait, et l’intensité de lumière qu’elle répandait était si vive que Malivert fut contraint de détourner la vue.

Spirite s’aperçut de ce mouvement, et d’une voix plus harmonieuse et plus douce que la musique qu’elle jouait elle murmura : « Pauvre ami ! j’oubliais que tu es encore retenu dans ta prison terrestre et que tes yeux ne peuvent supporter le plus faible rayon de la vraie lumière. Plus tard je me montrerai à toi, telle que je suis, dans la sphère où tu me suivras. Maintenant l’ombre de ma forme mortelle suffit à te manifester ma présence, et tu peux me contempler ainsi sans péril. »

Par d’insensibles transitions, elle revint de la beauté surnaturelle à la beauté naturelle. Les ailes de Psyché, qui avaient palpité un instant à son dos, rentrèrent dans ses blanches épaules. Son apparence immatérielle se condensa un peu et un nuage lacté se répandit dans ses suaves contours, les marquant davantage, comme une eau où l’on jette une goutte d’essence fait mieux voir les lignes du cristal qui la contient. Lavinia reparaissait à travers Spirite, un peu plus vaporeuse sans doute, mais avec une réalité suffisante pour faire illusion. Elle avait cessé de jouer du piano et regardait Malivert debout devant elle ; un léger sourire errait sur ses lèvres, un sourire d’une ironie céleste et d’une malice divine, raillant en la consolant la débilité humaine, et ses yeux, amortis à dessein, exprimaient encore l’amour le plus tendre, mais tel qu’une chaste jeune fille eût pu le laisser voir sur terre dans une liaison permise, et Malivert put croire, pendant quelques minutes, qu’il se trouvait avec cette Lavinia qui l’avait tant cherché pendant qu’elle était vivante, et dont l’avaient toujours éloigné les taquineries de la fatalité. Éperdu, fasciné, palpitant d’amour, oubliant qu’il n’avait devant lui qu’une ombre, il s’avança et, par un mouvement instinctif, il voulut prendre une des mains de Spirite, posées encore sur le clavier, et la porter à ses lèvres ; mais ses doigts se refermèrent sur eux-mêmes sans rien saisir, comme s’ils eussent passé à travers un brouillard.

Quoiqu’elle n’eût rien à craindre, Spirite recula avec un geste de pudeur offensée ; mais bientôt son sourire angélique reparut et elle leva à la hauteur des lèvres de Guy, qui sentit comme une vague fraîcheur et un parfum faible et délicieux, sa main faite de transparence et de lumière rosée.

« Je ne pensais pas, dit-elle d’une voix qui n’était pas formulée en paroles, mais que Guy entendait dans le fond de son cœur, je ne pensais pas que je ne suis plus une jeune fille, mais bien une âme, une ombre, une vapeur impalpable, n’ayant plus rien des sens humains, et ce que Lavinia peut-être t’eût refusé, Spirite te l’accorde, non comme une volupté, mais comme un signe d’amour pur et d’union éternelle ; » — et elle laissa quelques secondes sa main fantastique sous le baiser imaginaire de Guy.

Bientôt elle se remit au piano et fit jaillir du clavier une mélodie d’une puissance et d’une douceur incomparables, où Guy reconnut une de ses poésies, — celle qu’il aimait le mieux, — transposée de la langue du vers dans la langue de la musique. C’était une inspiration dans laquelle, dédaigneux des joies vulgaires, il s’élançait d’un essor désespéré vers les sphères supérieures où le désir du poète doit être enfin satisfait. — Spirite, avec une intuition merveilleuse, rendait l’au-delà des mots, le non-sorti du verbe humain, ce qui reste d’inédit dans la phrase la mieux faite, le mystérieux, l’intime et le profond des choses, la secrète aspiration qu’on s’avoue à peine à soi-même, l’indicible et l’inexprimable, le desideratum de la pensée au bout de ses efforts, et tout le flottant, le flou, le suave qui déborde du contour trop sec de la parole. Mais à ces battements d’ailes qui s’enlevaient dans l’azur d’un élan si effréné, elle ouvrait le paradis des rêves réalisés, des espérances accomplies. Elle se tenait debout sur le seuil lumineux, dans une scintillation à faire pâlir les soleils, divinement belle et pourtant humainement tendre, ouvrant les bras à l’âme altérée d’idéal, but et récompense, couronne d’étoiles et coupe d’amour, Béatrix révélée seulement au delà du tombeau. Dans une phrase enivrée de la passion la plus pure, elle disait, avec des réticences divines et des pudeurs célestes, qu’elle-même, dans les loisirs de l’éternité et les splendeurs de l’infini, comblerait tous ces vœux inassouvis. Elle promettait au génie le bonheur et l’amour, mais tel que l’imagination de l’homme, même en rapport avec un esprit, ne pourrait les concevoir.

Pendant ce final elle s’était levée ; ses mains ne faisaient plus le simulacre d’effleurer le clavier, et les mélodies s’échappaient du piano en vibrations visibles et colorées, se répandant à travers l’atmosphère de la chambre par ondulations lumineuses comme celles qui nuancent l’explosion radieuse des aurores boréales. Lavinia avait disparu et Spirite reparaissait, mais plus grande, plus majestueuse, entourée d’une lueur vive ; de longues ailes battaient à ses épaules ; elle avait déjà, quoique visiblement elle voulût rester, quitté le plancher de la chambre. Les plis de sa robe flottaient dans le vide ; un souffle supérieur l’emportait, et Malivert se retrouva seul, dans un état d’exaltation facile à comprendre. Mais peu à peu le calme lui revint et une langueur délicieuse succéda à cette excitation fébrile. Il sentait cette satisfaction qu’éprouvent si rarement les poètes et, dit-on, les philosophes, d’être compris dans toutes les délicatesses et les profondeurs de son génie. Quel éblouissant et radieux commentaire Spirite avait fait de cette pièce de vers dont jamais lui, l’auteur, n’avait si bien compris le sens et la portée ! comme cette âme s’identifiait avec la sienne ! comme cette pensée pénétrait sa pensée !

Le lendemain il voulut travailler ; sa verve, éteinte depuis longtemps, se ranimait, et les idées se pressaient tumultueusement dans son cerveau. Des horizons illimités, des perspectives sans fin s’ouvraient devant ses yeux. Un monde de sentiments nouveaux fermentait dans sa poitrine, et pour les exprimer il demandait à la langue plus qu’elle ne peut donner. Les vieilles formes, les vieux moules éclataient et quelquefois la phrase en fusion jaillissait et débordait, mais en éclaboussures superbes, semblables à des rayons d’étoiles brisées. Jamais il ne s’éleva à une pareille hauteur, et les plus grands poètes eussent signé ce qu’il écrivit ce jour-là.

Comme, une strophe achevée, il rêvait à la suivante, il laissa vaguement errer ses yeux autour de l’atelier et il vit Spirite couchée à demi sur le divan, qui, la main au menton, le coude enfoncé dans un coussin, le bout de ses doigts effilés jouant dans les nuages blonds de ses cheveux, le regardait d’un air amoureusement contemplatif. Elle semblait être là depuis longtemps ; mais elle n’avait pas voulu révéler sa présence, de peur d’interrompre le travail de Guy. Et comme Malivert se levait de son fauteuil pour se rapprocher d’elle, Spirite lui fit signe de ne pas se déranger, et, d’une voix plus douce que toutes les musiques, elle répéta strophe pour strophe, vers pour vers, la pièce à laquelle travaillait Guy. Par une mystérieuse sympathie elle sentait la pensée de son amant, la suivait dans son essor et même la dépassait ; car non seulement elle voyait, mais elle prévoyait, et elle dit complète la stance inachevée dont il cherchait encore la chute.

La pièce, on se l’imagine aisément, lui était adressée. Quel autre sujet eût pu traiter Malivert ? Entraîné par son amour pour Spirite, à peine s’il se souvenait de la terre, et il plongeait en plein ciel aussi haut, aussi loin que des ailes attachées à des épaules humaines pouvaient atteindre.

— Cela est beau, dit Spirite, dont Malivert entendait la voix résonner dans sa poitrine, car elle n’arrivait pas à son oreille comme les bruits ordinaires ; cela est beau même pour un esprit ; le génie est vraiment divin, il invente l’idéal, il entrevoit la beauté supérieure et l’éternelle lumière. Où ne monte-t-il pas lorsqu’il a pour ailes la foi et l’amour ! Mais redescendez, revenez aux régions où l’air est respirable pour les poumons mortels. Tous vos nerfs tressaillent comme des cordes de lyre, votre front fume comme un encensoir. Des lueurs étranges et fiévreuses brillent dans vos yeux. Craignez la folie, l’extase y touche. Calmez-vous, et si vous m’aimez, vivez encore de la vie humaine, je le veux. »

Pour lui obéir, Malivert sortit, et quoique les hommes ne lui apparussent plus que comme des ombres lointaines, comme des fantômes avec lesquels il n’avait plus de rapport, il tâcha de s’y mêler ; il parut s’intéresser aux nouvelles et aux bruits du jour, et sourit à la description du prodigieux costume que portait Mlle  *** au dernier bal d’impures ; même il accepta de jouer au whist chez la vieille duchesse de C… : toute action lui était indifférente.

Mais, malgré ses efforts pour se rattacher à la vie, une attraction impérieuse l’attirait hors de la sphère terrestre. Il voulait marcher et se sentait soulever. Un irrésistible désir le consumait. Les apparitions de Spirite ne lui suffisaient plus, et son âme s’élançait après elle lorsqu’elle disparaissait, comme si elle eût essayé de se détacher de son corps.

Un amour excité par l’impossible et où brûlait encore quelque chose de la flamme terrestre le dévorait et s’attachait à sa chair comme à la peau d’Hercule la tunique empoisonnée de dessus. Dans ce rapide contact avec l’Esprit, il n’avait pu dépouiller complètement le vieil homme.

Il ne pouvait saisir entre ses bras le fantôme aérien de Spirite, mais ce fantôme représentait l’image de Lavinia avec une illusion de beauté suffisante pour égarer l’amour et lui faire oublier que cette forme adorable, aux yeux pleins de tendresse, à la bouche voluptueusement souriante, n’était, après tout, qu’une ombre et qu’un reflet.

Guy voyait devant lui, à toute heure de nuit et de jour, l’alma adorata, tantôt comme un pur idéal à travers la splendeur de Spirite, tantôt sous l’apparence plus humainement féminine de Lavinia. — Cette fois, elle planait au-dessus de sa tête avec le vol éblouissant d’un ange ; d’autres fois, comme une maîtresse en visite, elle semblait assise dans le grand fauteuil, allongée sur le divan, accoudée à la table ; elle paraissait regarder les papiers étalés sur le bureau, respirer les fleurs des jardinières, ouvrir les livres, remuer les bagues dans la coupe d’onyx posée sur la cheminée, et se livrer aux enfantillages de passion que se permet une jeune fille entrée par hasard dans la chambre de son fiancé.

Spirite se plaisait à se montrer aux yeux de Guy telle qu’eût été Lavinia en pareille situation si le sort eût favorisé son amour ; elle refaisait, après la mort, son chaste roman de pensionnaire chapitre par chapitre. Avec un peu de vapeur colorée elle reproduisait ses toilettes d’autrefois, plaçait dans ses cheveux la même fleur ou le même ruban. Son ombre reprenait les grâces, les attitudes et les poses de son corps virginal. Elle voulait, par une coquetterie prouvant que la femme n’avait pas totalement disparu chez l’ange, que Malivert l’aimât non seulement d’un amour posthume adressé à l’esprit, mais comme elle était pendant sa vie terrestre, quand elle cherchait aux Italiens, au bal, dans le monde, l’occasion toujours manquée de le voir.

Si ses lèvres n’eussent effleuré le vide quand, transporté de désir, fou d’amour, ivre de passion, il s’oubliait à quelque inutile caresse, il aurait pu croire que lui, Guy de Malivert, avait réellement épousé Lavinia d’Aufideni, tant, parfois, la vision devenait nette, colorée et vivante. Dans une consonnance parfaite de sympathie, il entendait intérieurement, mais comme dans un entretien véritable, la voix de Lavinia avec son timbre jeune, frais, argentin, répondant à ses effusions brûlantes par de chastes et pudiques tendresses.

C’était un vrai supplice de Tantale ; la coupe pleine d’une eau glacée approchait de ses lèvres ardentes tendue par une main amoureuse, mais il ne pouvait pas même en effleurer les bords ; les grappes parfumées, couleur d’ambre et de rubis, se courbaient sur sa tête, et elles se relevaient fuyant une étreinte impossible.

Les courts intervalles pendant lesquels le quittait Spirite, rappelée sans doute par quelque ordre inéluctable prononcé « là où on peut ce qu’on veut, » lui étaient devenus insupportables, et quand elle disparaissait, il se serait volontiers brisé le crâne contre le mur qui se refermait sur elle.

Un soir il se dit : « Puisque Spirite ne peut revêtir un corps et se mêler à ma vie autrement que par la vision, si je dépouillais cette gênante enveloppe mortelle, cette forme épaisse et lourde qui m’empêche de m’élever avec l’âme adorée aux sphères où planent les âmes ? »

Cette résolution lui parut sage. Il se leva et alla choisir parmi un trophée d’armes sauvages pendues à la muraille, — casse-tête, tomahawks, zagaies, coutelas d’abatis, — une flèche empennée de plumes de perroquet et armée d’une pointe barbelée en os de poisson. Cette flèche avait été trempée dans le curare, ce venin terrible dont les Indiens d’Amérique ont seuls le secret et qui foudroie ses victimes sans que nul contre-poison puisse les sauver.

Il tenait la flèche près de sa main qu’il allait piquer, lorsque soudain Spirite apparut devant lui, éperdue, effarée, suppliante, et lui jeta au cou ses bras d’ombre avec un mouvement de passion folle, le serrant sur son cœur de fantôme, le couvrant de baisers impalpables. La femme avait oublié qu’elle n’était plus qu’un esprit.

« Malheureux, s’écria-t-elle, ne fais pas cela, ne te tue pas pour me rejoindre ! Ta mort ainsi amenée nous séparerait sans espoir et creuserait entre nous des abîmes que des millions d’années ne suffiraient pas à franchir. Reviens à toi, supporte la vie, dont la plus longue n’a pas plus de durée que la chute d’un grain de sable ; pour supporter le temps, songe à l’éternité où nous pourrons nous aimer toujours, et pardonne-moi d’avoir été coquette. La femme a voulu être aimée comme l’esprit, Lavinia était jalouse de Spirite, et j’ai failli te perdre à jamais. »

Reprenant sa forme d’ange, elle étendit les mains au-dessus de la tête de Malivert, qui sentit descendre sur lui un calme et une fraîcheur célestes.