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Spéculations
SpéculationsFasquelle éd. (p. 125-315).

LES NOUVEAUX TIMBRES

C’est une des superstitions humaines, quand on veut s’entretenir avec des proches momentanément éloignés, qu’on jette dans des pertuis ad hoc, analogues aux bouches d’égout, l’expression écrite de sa tendresse, après avoir encouragé de quelque aumône le négoce, si funeste pourtant, du tabac, et acquis en retour de petites images sans doute bénites, lesquelles on baise dévotement par derrière. Ce n’est point ici le lieu de critiquer l’incohérence de ces manœuvres : il est indiscutable que des communications à distance sont possibles par leur moyen.

Cette habitude est assurément ancienne, car les figurines — les timbres, pour les appeler par leur nom — sont fort connues. Nous fûmes donc désagréablement surpris, il y a peu de jours, quand un débitant de tabac nous remit, contre nos quinze centimes de bon billon, une effigie inédite, et nous restâmes dans la même perplexité que si l’on nous eût passé une pièce fausse. Il ne nous servit à rien d’objecter au marchand que son nouveau timbre de quinze centimes était peu agréable à voir et que nous ne pensions point qu’il en vendrait autant que de l’autre. En vain fîmes-nous appel à sa moralité, car la vignette représente une scène plutôt regrettable : une dame, aveugle et le bras en écharpe, assise sur un pliant, apitoie les passants au moyen d’une pancarte qui promet à l’homme, sur sa personne, tous les droits : au-dessus de sa tête se balance une lanterne avec le numéro de sa maison. Le prix s’élève, pour les étrangers, jusqu’à vingt-cinq centimes, quoique ce soit toujours la même dame.

Les timbres de 40, 50 centimes, 1 franc, de la forme large d’une couverture d’album, somptueusement tirés en deux couleurs, nous n’avons pu en deviner l’usage. On conte que des vieillards prodigues en payent des exemplaires de luxe jusqu’à deux et quatre francs.

Les timbres de 1, 2 et 5 centimes nous semblent suffire à toutes les exigences : leur cadre en figure de fer-à-cheval ailé les rend propres à servir d’enseigne au maréchal-ferrant aussi bien que d’ex-libris au poète, ce dernier à cause de Pégase. Nous ne saurions trop conseiller de substituer, en toute occasion, le nombre qui sera nécessaire de ces timbres d’un centime aux timbres de deux et quatre francs.

Les contribuables, qui salarient une police pour poursuivre les marchands de cartes transparentes, achètent et font circuler ce musée d’horreurs ; ils les achètent, et — quand il est si simple de cracher dessus ! — les lèchent.

ANTHROPOPHAGIE

Cette branche trop négligée de l’anthropologie, l’anthropophagie ne se meurt point, l’anthropophagie n’est point morte.

Il y a, comme on sait, deux façons de faire de l’anthropophagie : manger des êtres humains ou être mangé par eux. Il y a aussi deux manières de prouver qu’on a été mangé ; pour l’instant nous n’en examinerons qu’une : si La Patrie du 17 février n’a point fardé la vérité, la mission anthropophagique par elle envoyée en Nouvelle-Guinée aurait pleinement réussi, si pleinement qu’aucun de ses membres n’en serait revenu, exception faite, ainsi qu’il sied, des deux ou trois spécimens que les cannibales ont coutume d’épargner afin de les charger de leurs compliments pour la Société de Géographie.

Avant l’arrivée de la mission d’anthropophagie, il est vraisemblable que, chez les Papous, cette science était dans l’enfance : il leur en manquait les premiers éléments, nous osons dire les matériaux. Les sauvages, en effet, ne se mangent pas entre eux. Bien plus, il appert de plusieurs essais de nos vaillants explorateurs militaires en Afrique, que les races de couleur ne sont pas comestibles. Qu’on ne s’étonne donc point de l’accueil empressé que les cannibales firent aux blancs.

Ce serait une erreur grave, néanmoins, de ne voir dans le massacre de la mission européenne que basse gourmandise et pur souci culinaire. Cet événement, à notre avis, manifeste l’une des plus nobles tendances de l’esprit humain, sa propension à s’assimiler ce qu’il trouve bon. C’est une très vieille tradition, chez la plupart des peuples guerriers, de dévorer telle ou telle partie du corps des prisonniers, dans la supposition qu’elle recèle telle vertu : le cœur, le courage ; l’œil, la perspicacité, etc. Le nom de la reine Pomaré signifie « mange-l’œil ». Cet usage a été moins suivi du jour où l’on a cru à des localisations moins simples. Mais on le retrouve, intégral, dans les sacrements de plusieurs religions, basés sur la théophagie. Les Papous n’ont eu en vue, quand ils dévorèrent les explorateurs de race blanche, qu’une sorte de communion avec leur civilisation.

Si quelques vagues concupiscences sensuelles se sont mêlées à l’accomplissement du rite, elles leur ont été suggérées par le chef même de la mission anthropophagique, M. Henri Rouyer. On a beaucoup remarqué qu’il parle avec insistance, dans sa relation, de son ami « le bon gros M. de Vriès ». Les Papous, à moins qu’on ne les suppose inintelligents à l’excès, n’ont pu comprendre que : bon c’est-à-dire bon à manger ; gros, c’est-à-dire : il y en aura pour tout le monde. Il était difficile qu’ils ne se fissent point, de M. de Vriès, l’idée d’une réserve de nourriture vivante embarquée pour les explorateurs. Comment ceux-ci auraient-ils dit qu’il était bon, s’ils n’avaient été à même d’apprécier sa qualité, et la quantité de sa corpulence ? Il est avéré d’ailleurs, pour quiconque a lu des récits de voyages, que les explorateurs ne rêvent que mangeailles. M. Rouyer avoue que, certains jours de disette, ils « se garnirent l’estomac de chenilles, vers, sauterelles, femelles de termite…, insectes d’une espèce rare et nouvelle pour la science. » Cette recherche des insectes rares a dû paraître aux indigènes un raffinement de gloutonnerie ; quant aux boîtes de collections, il était impossible qu’ils ne les prissent pas pour des conserves extraordinaires réclamées par des estomacs pervertis, tels que nous autres civilisés nous figurons ceux des anthropophages.

Foitar, chef des Papous, proposa à M. Rouyer de lui céder deux prisonniers de guerre contre M. de Vriès et le boy Aripan. M. Rouyer repoussa cette offre avec horreur… Mais il s’empara clandestinement des deux prisonniers de guerre. Nous ne voyons pas de différence entre cette opération et celle du filou qui repousserait, avec non moins d’horreur, l’invite de payer une somme pour l’acquisition d’un ou plusieurs gigots, mais déroberait, le boucher absent sur la foi des traités, ces membres comestibles. M. Rouyer a enlevé les deux prisonniers. Qu’a fait M. Foitar, chef des Papous, en prenant livraison du boy et de M. de Vriès, sinon percevoir le légitime montant de sa facture

Il y a, annoncions-nous en commençant, une seconde manière, pour une mission anthropophagique, de ne point revenir, et cette méthode est la plus rapide et la plus sûre : c’est si la mission n’est point partie.

PSYCHOLOGIE EXPÉRIMENTALE DU GENDARME

De récents événements privés nous ont permis d’observer de près quelques beaux spécimens de cet organe préhensile de la société, le gendarme. Les conditions de nos rapports avec eux furent excellentes, quoique propres à nous les faire envisager sous un jour trop favorable : car nous n’étions point détenu entre leurs mains, mais l’autorité supérieure les avait confiés aux nôtres, sous quelque prétexte, dans un but d’expériences.

Nous glisserons rapidement sur la morphologie externe de ces militaires, de tout point conforme, en plus grand, aux effigies bien connues présentées sur des guignols afin de former l’esprit des enfants. Remarquons qu’une administration avaricieuse leur refuse, quand ils sont de service, le port si majestueux et si classique du tricorne, au détriment de leur prestige traditionnel. Ne citons le dicton d’un goût peu sûr : « On les sent d’abord, on les voit ensuite, » que pour en extraire l’enseignement philosophique : en réalité, vu le petit nombre de spécimens disponibles — il arrive qu’il n’y en ait que cinq pour huit communes — on ne les voit jamais ; et par on nous entendons les malfaiteurs, pourtant leurs partenaires naturels.

Quant à leur langage, nous n’y avons relevé aucune prolixité extraordinaire d’adverbes.

Nous ne prétendons ici qu’à instaurer une brève psychologie du gendarme, ainsi que nous nous sommes déjà attaché partiellement à celle du militaire et du magistrat. Il était à prévoir que l’habitude, contractée au fur de longues générations, d’être à l’affût de tous crimes et délits, ou, mieux, d’un nombre restreint et catalogué de crimes et délits, leur ait forgé un état d’esprit spécial, bien défini à cette heure et devenu propre à leur espèce. Le moment est donc bien choisi de sonder ces obscurs cerveaux. Il s’y passe, d’après nos expériences, ceci, qui étonnera peut-être l’honnête homme, que le gendarme interprète autrement que cet honnête homme une action légalement mauvaise. « Mauvaise » lui indique seulement qu’il ait à y exercer, contre rémunération, son office ; en termes plus clairs, que toute mauvaise action est pour lui bonne, parce qu’elle le fait vivre.

Nous voici amené à flétrir les infâmes desiderata du gendarme : son pays de Cocagne serait celui où aucun citoyen ne chasserait, sinon en temps prohibé et, bien entendu, sans permis ; ne pêcherait sinon par des moyens défendus ; où le viol serait un très grand nombre de fois quotidien et l’assassinat la forme la plus courante des relations sociales. Toutefois, malgré nos exhortations tendant à obtenir des confidences précises, il nous paraît que le gendarme n’aspire encore que confusément à cet avenir béni ; et nous n’en voyons d’autre explication que son rare désintéressement. Ainsi, il n’ose approuver le meurtre que quand il ne lui rapporte rien, c’est-à-dire quand il est autorisé par la loi. Exemple : le cas de légitime défense ; le gendarme se réjouit que le bourgeois clos dans son parc massacre le malandrin qui vient de franchir son mur ; mais, par un scrupule bizarre, ce même gendarme déteste que l’on mette à mort des personnes passant du côté extérieur du mur. Nous préconisons une méthode nouvelle et conciliatrice, laquelle consiste bien simplement à rapporter dans sa propriété les victimes qu’on a pris la peine de se procurer au dehors.

Les gendarmes à cheval vont généralement à pied pour deux raisons : la première, qu’ils nous ont exposée et qui nous paraît frivole, est qu’ils seraient obligés de faire tenir par quelqu’un leurs montures, cependant qu’on veut bien leur offrir à boire ; la seconde, qu’ils emmènent le plus souvent avec eux, s’en allant par deux, l’oncle de l’un ou de l’autre, encore qu’il puisse n’avoir point d’oncle. Mais ils dénomment ainsi quelque ami qui les suit afin de profiter des occasions de se désaltérer. Ils le choisissent avec soin d’aspect minable, qu’il soit aisé de faire passer pour patibulaire, et sujet à la manie de se promener les mains derrière le dos. Ils le mettent comme par mégarde entre eux deux, et grâce à cet innocent stratagème méritent, dans la traversée des villages, sans mécontenter personne, les acclamations populaires. Nous avons exposé plus haut que la capture d’un malfaiteur authentique est hors question : l’uniforme se voit de trop loin et il faudrait que le gendarme fût en civil : mais il cesserait d’être un gendarme et n’aurait plus de psychologie.

APPENDICE AU « GENDARME »

Des communications d’un intérêt extrême, grossi par l’éloignement des pays d’où elles nous parvinrent, nous font un devoir d’ajouter un mot bref à la psychologie du Gendarme.

Il est téméraire d’affirmer, nous écrit-on de Pologne, que les pandores enclavent leur oncle misérablement entre eux deux par une préméditation malintentionnée. Ils sont mus bien plutôt par des considérations d’ordre esthétique et un louable instinct de la symétrie. En effet, deux gendarmes juxtaposés et un Honnête-Homme qui marche à côté, cela « ne ressemble à rien », c’est chose baroque et inconsidérée, propre à choquer les gens de goût. Un Honnête-Homme entre deux gendarmes — promu du coup à l’indignité de Malhonnête-Homme — voilà pure sagesse et équilibre, et en quelque sorte l’image concrète des balances de la Justice. Que l’on ne récrimine donc plus contre les arrestations dites arbitraires.

Quelques recherches, fondées sur l’analogie, au sujet de ce goût de la symétrie, nous mènent à des constatations dont nous avons le regret d’avouer nous-même l’irrévérence : lâchez en liberté sur le boulevard deux Lieutenants et un Capitaine : fatalement, irrésistiblement, avec une précision infaillible et admirable, ils ne tarderont point, après quelques oscillations, à s’orienter dans ce que nous appellerons le sens pyramidal : les trois galons au milieu, les deux lieutenants à la gauche et à la droite. Si on leur présente — à une distance favorable, la plus convenable est fort exactement de six pas — de simples hommes de troupe, le Capitaine seul saluera ou du moins le premier, et sa main sera comme le bouquet au sommet d’un édifice parachevé, ce qui ravira l’observateur. Si l’on ne dispose que d’un Lieutenant, il se rangera incontinent à gauche. Nos expériences n’ont point été assez prolongées pour nous permettre de vérifier si le système ainsi constitué décline vers le nord-ouest ou tout autre point du compas.

Il est aisé d’expliquer selon la mécanique ce phénomène d’orientation : il semble à première vue que les deux grades inférieurs se groupent symétriquement par rapport au supérieur dans une intention honorifique ; mais s’il en était ainsi il faudrait admettre qu’il en est de même dans les autres cas de symétrie, que les gendarmes se disposent aux côtés de « leur oncle » dans le dessein, identique, de lui être agréable ; ce qui est une hypothèse absurde ; la seule conclusion possible est celle-ci, que des forces se groupent autour d’une force supérieure dans tous les cas, qui n’excèdent pas deux : que cette force supérieure soit de même sens ou de sens contraire ; dans le premier cas, elles lui obéissent, lui résistent dans le second ; moralement, la défendent ou l’attaquent.

Ce processus est de tout point compatible avec la lâcheté de l’être humain et universalise la sagace pensée de M. Prudhomme sur son sabre : nous pouvons dire qu’il n’y a pas de sabre propre à M. Prudhomme, ou, en d’autres termes : ce qu’il a dit de son sabre individuel est vrai de tous les sabres.

LES CARTES D’ÉLECTRICES

Une très jeune personne, de figure fraîche, de mine modeste et très vraisemblablement vierge si nous en croyons quelques douzaines de messieurs âgés et respectables qui s’étaient plu à vérifier ce détail de vertu, — comparut cette semaine devant la justice française pour propos irrespectueux adressés à un agent. Elle se glorifia devant le tribunal d’une condamnation pour vol, et remercia, avec des larmes de joie, le magistrat qui lui octroyait un mois de prison. Ses transports ne surprendront aucun citoyen tant soit peu versé dans notre belle loi : on n’ignore point, en effet, qu’exciper de deux condamnations est le plus court moyen pour nos filles de s’aplanir le chemin de la soumission aux bonnes mœurs jusqu’à la « carte » officielle.

Il est permis aux pudibonds de supposer que la pure jeune fille ne désirait cette estampille légale que pour s’en prévaloir afin de retirer d’un bureau de poste quelque valeur, envoi affectueux de ses vieux parents ; ou peut-être à ses yeux était-ce une distinction méritoire, du genre de celle qui tend à faire croire que les gens d’honneur sont légion.

Il est remarquable — nous voulons dire : il est à remarquer, personne n’ayant pris ce soin avant nous — que les femmes féministes, au cours de leurs revendications, négligent, on ne sait pourquoi, de reconnaître cette prérogative accordée à certaines d’entre elles par l’État. La femme, en France, dit-on, ne peut rien seule selon la loi. On oublie qu’il y en a quelques milliers, dites pour antiphrase soumises, qui sont vraiment libres et dont les actes sont légaux. La civilisation s’organisant avec lenteur, le temps n’est pas encore proche où toute fille non en puissance de mari dépouillera les préjugés antisociaux et naîtra à l’existence civile par ce diplôme.

Le législateur n’aura alors que fort peu à modifier à la teneur du petit rectangle de carton, devenu universellement répandu, pour qu’il soit aux femmes ce qu’est aux hommes la carte d’électeur.

D’ici là, une réforme immédiate et des plus faciles est à la portée du gouvernement : que les cartes déjà livrées aient valeur de cartes d’électrices. Le suffrage universel masculin se verra ainsi adjoindre, sans frais, le suffrage partiel d’une élite de votantes : une élite assurément, car qui oserait prétendre qu’elles ne sont pas déjà fonctionnaires et, par leurs fonctions, les mieux préparées à la vie publique ?

CYNÉGÉTIQUE DE L’OMNIBUS

Des diverses espèces de grands fauves et pachydermes non encore éteintes sur le territoire parisien, aucune, sans contredit, ne réserve plus d’émotions et de surprises au trappeur que celle de l’omnibus.

Des Compagnies se sont réservé le monopole de cette chasse ; à première vue l’on ne s’explique pas leur prospérité : la fourrure de l’omnibus est en effet sans valeur et sa chair n’est pas comestible.

Il existe un grand nombre de variétés d’omnibus, si on les distingue par la couleur ; mais ce ne sont là que des différences accidentelles, dues à l’habitat et à l’influence du milieu. Si le pelage du « Batignolles-Clichy-Odéon », par exemple, est d’une nuance qui rappelle celle de l’énorme rhinocéros blanc, le « borelé » de l’Afrique du Sud, il n’en faut chercher d’autre cause que les migrations périodiques de l’animal. Ce phénomène de mimétisme n’est pas plus anormal que celui qui se manifeste chez les quadrupèdes des régions polaires.

Nous proposerons une division plus scientifique, en deux variétés dont la permanence est bien reconnue : 1o celle qui dissimule ses traces ; 2o celle qui laisse une piste apparente. Les foulées de cette dernière sont extraordinairement rapprochées, comme produites par une reptation, et semblables, à s’y méprendre, à l’ornière creusée par le passage d’une roue. Les naturalistes discutent encore pour savoir si la première variété est la plus ancienne, ou si elle est seulement retournée à une existence plus sauvage. Il est indiscutable, quoi qu’il en soit, que la seconde variété est la plus stupide, puisqu’elle ignore l’art de dissimuler sa piste ; mais — et ceci expliquerait qu’elle ne soit point encore toute exterminée — elle est, selon toute apparence, plus féroce, à en juger par son cri qui fait fuir les hommes, sur son passage, en une tumultueuse panique, et qui n’est comparable qu’à celui du canard ou de l’ornithorynque.

Vu la grande facilité de découvrir la piste de l’animal, facilité décuplée par sa curieuse habitude de repasser exactement sur la même voie dans ses migrations périodiques, l’espèce humaine s’est ingéniée à le faire périr dans des trappes pratiquées sur son parcours. Avec un instinct surprenant, la lourde masse, arrivée au point dangereux, a toujours fait demi-tour sur elle-même, rebroussant chemin et prenant grand soin, cette fois, de brouiller sa piste en la faisant coïncider avec ses précédentes foulées.

On a essayé d’autres systèmes de pièges, sortes de huttes disposées, à intervalles réguliers, le long de la voie et assez pareilles à celles qui servent pour la chasse au marais. Des bandes de gaillards résolus s’y embusquent et guettent le passage de l’animal : le plus souvent celui-ci les évente et s’enfuit, non sans donner des signes de fureur par un frottement de sa peau postérieure, bleue comme celle de certains singes et phosphorescente la nuit ; cette grimace figure assez bien, en rides blanches, le graphique du mot français : « complet ».

Quelques spécimens de l’espèce se sont toutefois laissé domestiquer : ils obéissent avec une suffisante docilité à leur cornac, qui les fait avancer ou s’arrêter, en les tirant par la queue Cet appendice diffère peu de celui de l’éléphant. La Société protectrice des animaux a obtenu — de même qu’on supporte la queue adipeuse de certains moutons du Thibet sur un petit chariot — que celle de l’omnibus fût protégée par une poignée en bois.

Cette mesure de douceur est assez inconsidérée, car les individus sauvages dévorent les hommes, qu’ils attirent en les fascinant à la façon du serpent. Par suite d’une adaptation compliquée de leur appareil digestif, ils excrètent leurs victimes encore vivantes, après avoir assimilé les parcelles de cuivre qu’ils en ont pu extraire. Ce qui prouve qu’il y a bien digestion, c’est que l’absorption du numéraire à la surface — l’épiderme dorsal — est moindre exactement de moitié que l’assimilation à l’intérieur.

Il convient peut-être de rapprocher de ce phénomène l’espèce de joyeuse pétarade, au son métallique, qui précède invariablement leur repas.

Quelques-uns vivent dans un commensalisme étrange avec le cheval, qui semble être pour eux un dangereux parasite : sa présence est en effet caractérisée par une déperdition rapide des forces locomotrices, remarquables au contraire chez les individus sains.

On ne sait rien de leurs amours sinon qu’à l’instar de certaines plantes dont le pollen est transporté de l’une à l’autre par les insectes qui ont pénétré dans l’intérieur, ils se reproduisent par correspondance.

La loi française paraît considérer ces grands fauves comme nuisibles, car elle ne suspend leur chasse par aucun intervalle de prohibition.

DE QUELQUES ANIMAUX NUISIBLES : LE VOLANT

Le guano est un bel oiseau.
Mark Twain

Le volant est un oiseau, remarquable par les pennes blanches, ou quelquefois de couleurs alternées, de sa queue, laquelle est de forme tronconique. Il offre un curieux exemple de transformisme, l’animal s’étant adapté aux engins primitivement créés pour sa capture, et les engins s’étant pareillement adaptés à l’animal. L’un ne peut plus se passer des autres. Ce qui devait servir à sa destruction l’a préservé. De tous temps, on a chassé les ramiers au moyen de filets tendus verticalement entre des arbres ou des mâts : il existe encore à Bagnères, près des Pyrénées, des palombières. Le volant a depuis tant de siècles donné de la tête dans les filets que les filets se sont mieux tendus, pour résister, et que sa tête s’est peu à peu atrophiée, durcie et renfoncée jusqu’à la naissance de la queue. Cette tête dure en est arrivée à rebondir sur les mailles sans dommage pour l’animal, lequel s’est même accoutumé à profiter du rebondissement — qui était à l’origine volontaire et le geste réflexe de sa fuite — et à ne plus connaître d’autre procédé de locomotion. Par ce non-usage de ses organes locomoteurs, le volant a perdu une grande partie de sa force musculaire ; en outre, comme il ne se déplaçait plus que par rebondissement — un peu à la manière de l’écureuil volant — il eût été d’un trop miraculeux hasard qu’un vol nombreux de volants eût été repoussé en même temps, avec un élan égal et dans la même direction, par les filets. Les passages collectifs des volants, comme on observe encore des migrations en commun de ramiers, ont disparu ; et par une conséquence naturelle, le grand filet, la palombière, s’est atrophié jusqu’à s’adapter aux dimensions d’un volant seul. L’animal et l’engin de sa capture sont le plus souvent, à l’époque actuelle, dans un état de torpeur curieuse ; mais si on les met en contact réciproque, tous deux s’animent et cette résurrection n’est pas un phénomène plus étrange que le réveil de certaines bactéries desséchées auxquelles on fournit de l’eau. Ce qui, cependant, doit attirer l’attention du naturaliste, ce sont certains écarts imprévus, à n’en pas douter spontanés, du volatile pour échapper au filet : il y a là certainement une reviviscence atavique, et peut-être un retour à des instincts sauvages.

LE DRAPAUD

Il n’arrive plus fort souvent que l’on entende, au moins dans les villes et autres lieux civilisés, le cri : Au feu ! Le promeneur paisible qui découvre un incendie se contente de briser une vitre disposée au sommet d’une colonnette de fonte : c’est le seul cas où il soit licite d’endommager un monument d’utilité publique. Il n’est pas prouvé que la rupture de ladite glace ait aucune corrélation avec l’extinction de l’incendie ; mais c’est là un geste courtois, admis par les mœurs, recommandé par le savoir-vivre, comparable en tout à la politesse d’ôter son chapeau sur le passage d’un enterrement. Il est présumable, à ce propos, que cette dernière opération ne fut accomplie à l’origine que dans le dessein de mieux voir défiler le cortège funèbre, avec un crâne plus rafraîchi, et à la requête de spectateurs placés derrière, incommodés dans leur curiosité par la hauteur du couvre-chef. Quoi qu’il en soit, l’acte de réduire en mille morceaux le petit carreau de verre de l’avertisseur d’incendie n’est pas moins recommandable, ou, dans tous les cas, ne tire pas plus à conséquence.

Le cri : Au loup ! peut également se cataloguer au nombre des vociférations disparues. Franc-Nohain infère hardiment, ce 9 avril, que les lieutenants de louveterie, sous prétexte d’avancement — nous aimons mieux croire : par adaptation au milieu, leurs fonctions ne s’exerçant plus sur des fauves, mais sur l’air du temps — deviennent capitaines aérostiers.

À signaler également la disparition imminente des cris : Au voleur ! à l’assassin ! etc. La police, avec un flair exquis ou le peuple, dans un beau zèle de lynchage, supprime incontinent les citoyens qui, par leurs actes ou par une supposition arbitraire d’autrui, offrent quelque prétexte à des interjections propres à troubler la quiétude publique. C’est ce qu’on appelle laver son lynchage au sein de sa famille. Les seules acclamations tolérées doivent être précédées de la mention : Vive, afin de bien marquer que l’on s’exerce les poumons par pure hygiène au sujet d’un tel, mais sous la réserve expresse qu’il ne sera pas pour cela mis à mort.

Notons encore et surtout une vocifération remarquable par sa singularité, notons-la avant qu’elle ne rejoigne les espèces éteintes de vociférations. Il s’agit du cri : Au drapaud !

À n’en pas douter, et en ne faisant appel qu’au plus élémentaire bon sens et à la plus grossière linguistique, ce cri a pour but de convoquer le plus grand nombre possible de courageux citoyens à l’extermination d’un ennemi commun. C’est dans cette intention que l’on profère les cris similaires : Au voleur ! À l’assassin ! Au loup ! Au viol ! et Au feu !

La chasse du drapaud nous paraît, telle qu’elle se pratique actuellement, le monopole d’une société, nombreuse d’ailleurs sans cesser d’être choisie et qui a su conserver — nous l’en félicitons — les pittoresques traditions et les éclatants costumes de l’ancienne vénerie. On se livre à ce sport cynégétique tant à pied qu’à cheval, les piqueurs ont des livrées d’azur par le haut et d’écarlate par le bas avec des boutons de métal partout. Des fanfares compliquées ont succédé au vétuste cor de chasse. Le fusil qui sert à abattre la bête est ingénieusement armé d’un épieu au bout.

Il ne nous a pas semblé qu’on se servît du trident, si commode pourtant pour l’extraction hors de leurs terriers du renard, du blaireau et autres bêtes puantes. Néanmoins, quelques piqueurs piquent, comme leur nom l’indique, au moyen de la lance.

Il nous a été donné, à la faveur d’un déguisement conforme, de nous immiscer pendant plusieurs mois parmi les fervents de ce sport. Sport relativement privé, dirons-nous, malgré la multitude des adeptes : en effet, dès qu’on a découvert le gîte d’un drapaud — la bête paraît avoir des goûts solitaires comme le phénix ou le sanglier, et il n’y en a guère qu’une dans le voisinage immédiat de chaque grande ville — dès qu’on a découvert son gîte on l’enclôt incontinent de bonnes murailles, à peu près de même sorte que l’on agit pour les lièvres et les faisans des chasses présidentielles. La veille d’une grande battue, on nous confia le poste périlleux et honorable de la garde du drapaud : nous devions veiller à ce qu’il ne s’échappât point, et nous pûmes, non sans quelques frémissements bien naturels chez un chasseur, épier de près l’animal.

Le drapaud endormi dans sa bauge, d’après nos observations, se roule en boule à la façon du hérisson ; mais ses piquants sont disposés autrement ; à vrai dire il n’en porte qu’un, de couleur jaunâtre et métallique, dirigé le plus souvent vers le ciel : une sorte de corne. Son corps est cylindrique à l’instar de celui du serpent, mais peu flexible. Aussi notre comparaison du sommeil du drapaud avec celui du hérisson n’est-elle pas de tous points congrue. La vérité est qu’il replie, autour de ce corps rigide et reposant sur le sol par le bout de sa queue, des ailes membraneuses, ou plutôt une aile unique, aussi mince que celles de la chauve-souris, et trilobée, quant à sa couleur, dont le bariolage flatte l’œil presque autant que celui de certains escargots.

Il est assez fréquent que l’extrémité de la queue du drapaud se différencie en une excroissance singulière. Certains auteurs vont jusqu’à croire qu’il y a là un cas de parasitisme et deux individus distincts. Dans cette hypothèse hardie, le drapaud emprunterait le secours de l’autre animal, à la façon de certains mollusques, dans l’intérêt de sa propre locomotion. Quelques naturalistes appellent cet animal support porc-drapaud : ce serait en effet une sorte de porc-épic à piquant unique.

Le drapaud éveillé, à l’état sauvage et bien portant, se dresse habituellement sur son extrémité caudale, sa corne pointant, son aile déployée dans le sens du vent, laissant flotter à son bord extrême des villosités ou des cils vibratiles jaunes. Dans cette attitude, son vol rend dans l’atmosphère un son de même hauteur et amplitude que celui des ailes de l’engoulevent ou drapaud-volant.

Quand l’animal a pris cette posture menaçante, l’un des piqueurs pousse un cri convenu : Au drapaud ! Ses subordonnés et ses collègues se rangent dans un ordre arrêté d’avance et dont nous ne comprenons pas l’utilité esthétique, puisque le premier et le dernier des susdits piqueurs se ressemblent trait pour trait, vu la similitude des livrées. Chacun saisit ses armes, se précipite sur le gibier, et, arrivé à portée, lui présente le bout du canon de son fusil spécial, que nous avons déjà décrit et qui est prolongé d’un épieu. Mais peu de sociétés cynégétiques sont assez riches pour sacrifier, en une seule chasse, la victime coûteuse d’un si haut sport. Après quelques simagrées, des rabatteurs mettent en fuite l’animal au moyen d’une musique barbare, pareille à celle qui sert à rappeler les essaims d’abeilles ou à inculquer aux ours les rudiments de la chorégraphie.

LES MŒURS DES NOYÉS

Nous avons eu occasion de nouer quelques relations assez intimes avec ces intéressants ivres-morts de l’aquatisme. D’après nos observations, un noyé n’est pas un homme décédé par submersion, malgré que tende à l’accréditer l’opinion commune : c’est un être à part, d’habitudes spéciales et qui s’adapterait, croyons-nous, à merveille à son milieu si l’on voulait bien l’y laisser séjourner un temps convenable. Il est remarquable qu’ils se conservent mieux dans l’eau qu’à l’air libre. Leurs mœurs sont bizarres, et, bien qu’ils aiment à se jouer dans le même élément que les poissons, diamétralement opposées, si nous osons ainsi dire, à celles de ceux-ci : en effet, alors que les poissons, comme on sait, ne voyagent qu’en remontant le courant, c’est-à-dire dans le sens qui exerce le mieux leur énergie, les victimes de la funeste passion de l’aquatisme s’abandonnent au fil de l’eau comme ayant perdu tout ressort, dans un paresseux nonchaloir. Ils ne décèlent leur activité que par des mouvements de tête, révérences, salamalecs, demi-culbutes et autres gestes courtois qu’ils affectionnent à la rencontre des hommes terriens. Ces démonstrations n’ont, à notre avis, aucune portée sociologique : il n’y faut voir que des hoquets inconscients d’ivrogne ou le jeu d’un animal.

Le noyé signale sa présence, comme l’anguille, par l’apparition de bulles à la surface de l’eau. On les capture, de même que l’anguille, à la foëne ; il est moins profitable de tendre à leur intention des verveux ou des lignes de fond.

On peut être induit en erreur, quant aux bulles, par la gesticulation inconsidérée d’un simple être humain qui n’est encore qu’à l’état de noyé stagiaire. L’être humain, dans ce cas, est extrêmement dangereux et comparable en tout, comme nous l’avons annoncé plus haut, à un ivre-mort. La philanthropie et la prudence commandent donc de distinguer deux phases dans son sauvetage : 1o l’exhortation au calme ; 2o le sauvetage proprement dit. La première opération, indispensable, s’effectue fort bien au moyen d’une arme à feu ; mais il faut être familier avec les lois de la réfraction ; un coup d’aviron suffit dans la plupart des circonstances. Il ne reste plus — seconde phase — qu’à capturer le sujet par la même méthode qu’un noyé ordinaire.

Il est rare que les noyés aillent par bancs, à l’instar des poissons. On en peut inférer que leur science sociale est encore embryonnaire, à moins qu’on ne juge plus simple de supposer que c’est leur combativité et leur valeur guerrière qui est inférieure à celle des poissons. C’est pourquoi ceux-ci mangent ceux-là.

Nous sommes en mesure de prouver qu’il y a un seul point commun entre les noyés et les autres animaux aquatiques : ils frayent, comme les poissons, bien que leurs organes reproducteurs soient, pour l’observateur superficiel, conformés comme ceux des humains ; ils frayent, malgré cette objection plus grave, qu’aucun arrêté préfectoral ne protège leur reproduction, par une prohibition momentanée de leur pêche.

Un noyé se vend de façon courante vingt-cinq francs sur le marché de la plupart des départements : c’est là une source de revenus honnêtes et fructueux pour la sympathique population fluviale. Il serait donc patriotique d’encourager leur reproduction, d’autant que, faute de cette mesure, la tentation est toujours grande, chez le citoyen riverain et pauvre, d’en fabriquer d’artificiels, mais égaux devant la prime, au moyen du maquillage par voie humide d’autres citoyens vivants.

Le noyé mâle, en la saison du frai, laquelle dure presque toute l’année, se promène dans sa frayère, descendant, selon sa coutume, le courant, la tête penchée en avant, les reins élevés, les mains, les organes du frai et les pieds ballant sur le lit du fleuve. Il reste volontiers des heures à se balancer dans les herbes. Sa femelle descend pareillement le courant, la tête et les jambes renversées en arrière, le ventre en l’air.

C’est la vie.

LE CHANT DU CYGNE

Ayant déjà parlé du volant et du drapaud, nous n’avons point de bonne raison pour ne point étudier cet autre volatile, le cygne. Le cygne est un gros oiseau d’eau, dit Buffon. Néanmoins, omet-il de préciser, il n’en faudrait pas conclure qu’on doive le confondre avec le meleagris fluviatilis ou dindon d’eau, improprement mais conformément aux règles de l’ « attraction » grammaticale, dit : dindonneau. Le cygne s’en distingue par sa blancheur, laquelle n’est comparable qu’à celle du lys observé dans les conditions les plus favorables à la faire ressortir, par exemple dans une vallée assez abritée du soleil pour être transformée à peu de chose près en chambre noire. Mais il ne saurait non plus être confondu avec le lys, dont le mutisme et l’inertie sont célébrés dans l’Évangile : car il s’en différencie par son chant. Au sujet de ce chant, la plupart des naturalistes, sans en excepter Pline ni Buffon, se sont plu à émettre de graves absurdités. Pline (X, xxxii, 1) déclare en termes brefs que ce chant tant glorifié par les poètes n’a pas lieu, d’après ses expériences. Buffon, de même, le classe parmi les fables. Pourtant, il donne une copieuse description des deux coudes dont s’incurve la trachée-artère de l’animal. Selon Willughby, cette inflexion double n’appartiendrait qu’au cygne sauvage (cycnus musicus). Pourquoi elle s’atrophie chez le cygne commun (cycnus olor), domestique et sédentaire, notre théorie l’élucide. Les auteurs qui, jusqu’à présent, ont cru traiter du chant du cygne n’ont examiné que son cri.

Cette trachée repliée deux fois réalise le même dispositif que les organes vocaux du tramway sauvage et de l’automobile, et comme eux elle ne peut produire qu’une note. En vain l’abbé Arnaud l’a-t-il excitée à la modulation par l’exemple de son violon. « Strideur, accent de menace ou de colère », témoigne Buffon. Il nous est arrivé à tous de fuir quand une interjection analogue traduisait l’état d’esprit, voisin de la fureur, de l’omnibus. Il est aisé de déduire que le cri du cygne tend à une seule fin, faire ranger les autres êtres vivants sur son passage. À cet effet, son long cou ne s’articule de pas moins de vingt-trois vertèbres, ce qui lui permet de porter une grande puissance de son sur un point donné, en tournant la tête. À son exemple, M. Sax a construit les pavillons de ses cors mobiles sur leur axe et recourbés. Fétis atteste que par cette méthode la sonorité est au moins doublée. Il est regrettable qu’aucun constructeur de saxhorns n’ait pensé à créer des pavillons se refermant en deux, à l’instar de celui du cygne, qu’on appelle « bec » par un abus, et qui sert à mettre la trachée à l’abri des poussières.

Se faire un chemin libre dans l’air par des appels de trompette (le cygne a suggéré l’ange du jugement dernier) est indispensable au vol du cygne, dont Hésiode, comme on sait, proclame la vitesse et l’altitude. L’aigle lui-même, s’il ne s’ôtait de sa route, serait précipité.

Peu de mots, maintenant, suffiront à faire comprendre ce qu’est le « chant » du cygne. Rappelons le passage d’Aristote (IX, xiii, 4).

Les cygnes chantent, et ils chantent surtout quand leur mort approche… Ils volent jusqu’en haute mer ; et des navigateurs qui allaient en Libye ont rencontré en mer des troupes de cygnes qui chantaient d’une voix lamentable ; ils en ont vu quelques-uns mourir sous leurs yeux.

Donc, le cygne ne « chante » que dans les airs : il n’est pas improbable que, par la vitesse et peut-être par l’état spécial de raréfaction et d’hygrométrie de l’atmosphère aux grandes hauteurs, la harpe éolienne des grandes ailes blanches produise des sons modulés. Sonnini l’a prévu presque. Que si on s’explique mal que ce chant soit suivi le plus souvent de la mort, nous citerons une analogie : la fusée, dont le bruissement précède l’éclat.

Écartons l’idée que le cygne soit muni d’élytres et stridule à la façon des orthoptères, malgré les séduisants travaux de M. le colonel Goureau sur cette question de la stridulation.

COMMUNICATION D’UN MILITAIRE

Un de nos amis, militaire comme il convient — sinon il ne serait pas notre ami ! — nous communique le fruit d’observations qu’il fit en Chine au sujet du curieux animal aquatique par nous déjà décrit[1] : le Noyé. Ce vertébré à sang froid prouva, au moins en Chine, au contact de nos braves troupiers, qu’il n’était pas réfractaire à toute espèce d’éducation ou, si l’on veut, de pisciculture. Notre ami fut témoin de ce fait que — contrairement à notre allégation comme quoi les noyés ne voyagent point par bancs — l’on en rencontra fréquemment des troupes, dans les fleuves du Céleste-Empire, lesquelles descendaient, selon leurs mœurs connues, le fil de l’eau. À n’en pas douter, il y avait tentative intelligente de la part de ces créatures à imiter, un peu simiesquement peut-être, le bel ordre et la cohésion qui règnent dans les armées. Ce qui laisse à penser qu’il y eut bien imitation, c’est que ce rassemblement par bancs dans les fleuves avait lieu, immanquablement, à proximité des « bancs » militaires. Les noyés chinois, pour plus de solidarité, voyageaient au nombre de plusieurs milliers, à la remorque les uns des autres par leurs queues. Nos soldats, touchés de cet hommage rendu à la discipline, méritèrent bien de la Société protectrice des Animaux en ne les inquiétant point dans leur élément et même en favorisant l’accroissement de leur nombre.

Ajoutons à l’information de notre ami quelques nouveaux détails, qui compléteront « l’histoire naturelle artificielle » de l’animal.

Il est probable — rassurons les zoologistes — que l’espèce s’en conservera longtemps pure de tout croisement avec les poissons. Les barrages et écluses des rivières ont en effet une autre utilité que celle discutable, d’empêcher l’eau de couler à sa fantaisie : les noyés et les poissons se plaisant, comme nous l’avons dit, ceux-là à descendre le courant et ceux-ci à le remonter, ceux-ci se heurtent d’en dessous et ceux-là d’en dessus à la cloison du barrage et restent séparés. Un bief est une caste.

Il est peu honorifique pour l’espèce humaine que, la pêche du noyé rapportant (sauf en Seine-et-Oise et en Seine-et-Marne) vingt-cinq francs par individu entier et en bon état — car on les vend à la pièce et non à la livre — il est peu honorifique que la pêche de l’être humain vivant ne soit rémunérée que par quinze francs. Il y a là une bien compréhensible tentation pour le plus honnête homme de s’inspirer de la fable : « Petit poisson deviendra grand… » et de rejeter, comme fretin, à l’eau l’être humain vivant jusqu’à ce que sa valeur ait grossi. Le temps est finance, et, en ce cas particulier, de fort exactement dix francs.

Le noyé expérimenté, entendons : avancé en âge, élude cependant la patience et la ruse du sauveteur. La loi autorise comme engin de pêche une corde passée sous les membres antérieurs de l’animal. Or le noyé adulte se défend selon le terme technique, par autotomie : il coupe lui-même sur le fil le membre saisi, à l’exemple de la patte du crabe et de la queue du lézard.

Enfin, et ceci suffirait à prouver s’il était encore nécessaire, qu’il s’agit bien d’un animal aquatique et non point d’un homme décédé par immersion : en aucun cas le noyé ne reçoit la sépulture, réservée au seul être humain sec. Tout l’appareil d’inhumation est le même, mais le plus naïf observateur ne saurait s’y méprendre : les noyés, comme les poissons, sont riches en phosphore, constituent donc un excellent engrais ; il n’y a pas d’autre justification à chercher de ce fait, qu’on ne manque pas une occasion, leur capture menée à bien, de les mettre en terre.

LES POTEAUX DE LA MORALE

On sait que l’Association Générale Automobile s’ingénie en ce moment à disposer sur les routes des poteaux surmontés de plaques indicatrices, lesquelles offrent la représentation figurée des obstacles. L’A. G. A. reprochait aux poteaux précédemment établis par le Touring-Club de n’être, vu la petitesse de leurs caractères, lisibles que de fort près — quand on est déjà sur l’obstacle, — et, à toutes distances, de demeurer incompréhensibles aux étrangers. Au contraire, l’interprétation des hiéroglyphes de l’A. G. A., schématisant les montées, descentes, caniveaux, virages dangereux, etc., se fera instantanément, sans erreur possible ; de plus, ils seront placés trois ou quatre cents mètres avant chaque accident de terrain, de telle sorte que le chauffeur puisse, à temps, ralentir en prévision d’une descente rapide ou accélérer pour franchir un raidillon.

En vertu de cet enseignement par l’image donné aux automobiles, il n’est pas douteux que d’ici deux ou trois ans, pour peu que le goût des spéculations philosophiques se développe dans les cervelles embryonnaires de ces créatures métalliques ; il n’est pas douteux que le problème sera posé de savoir si l’idée d’obstacle est un concept a priori. Il est fort probable également que la croyance s’implantera qu’il n’y a pas d’obstacles du tout, ou que, s’il en existe quelque part dans l’abstrait, on n’en peut percevoir que les fantômes, analogues aux illusions de la Caverne de Platon. Herbert Spencer aurait condamné une morale si peu soucieuse de l’expérience. Les autos ne pourront manquer, en outre, de pratiquer une religion, semblable à la plupart des cultes humains : le dogme fondamental en sera que toute montée est compensée — ou récompensée — par une descente, et vice versa, un peu plus loin ou, en cas d’accident, dans un monde meilleur.

Cette mesure, de disposer ses poteaux en un endroit, alors que l’obstacle est situé plus loin, il semble que l’A. G. A. n’en ait nullement supputé les extravagantes conséquences. Nous disions, et chacun a pu voir, s’il a vu une route, qu’avant chaque descente il y a une montée et inversement. Si donc un poteau portant l’impérieux avertissement : « Descente en tire-bouchon avec dos d’âne et une multitude de virages périlleux », si un tel poteau s’érige trois cents mètres avant ledit obstacle, il y a tout à parier qu’il s’érigera au beau milieu d’une montée escarpée. Réciproquement, c’est au moment de s’engager dans quelque précipice qu’on rencontrera le conseil de se lancer à toute allure.

Till Ulenspiegel, on s’en souvient, ne coordonnait point autrement ses opérations mentales : se dirigeant vers un faîte, il se réjouissait du dévalement futur. Dans Cinna, aussi, il est dit quelque chose de ce genre. Mais Till Ulenspiegel allait à pied et Auguste était assis !

Quoique l’œuvre de l’A. G. A. soit sans contredit démente et malfaisante, il nous est aisé, d’un mot, d’indiquer la manière de s’en servir, toutefois, profitablement. Si à une descente A, par exemple, nous sommes avertis d’accélérer en vue d’une montée B, située à trois cents mètres ; en un mot, d’accélérer au cours de la descente A, ce qui est absurde ; il n’en sera plus de même si nous parcourons la route à rebours, si nous revenons sans être partis : dans ce cas, c’est dans la descente B que nous rencontrerons un avis, parfaitement sagace, dès lors, concernant la montée A...

Si quelque affaire nous contraint de suivre la route de A en B, nous pouvons aussi, et cette méthode est la meilleure et la plus simple, prendre soigneusement le contrepied des signaux de l’A. G. A., ce qui les rend inoffensifs.

Indiquons à l’A. G. A. un obstacle à signaler, qu’elle a omis : le clou ou plus clairement les zones où il est abondant. Il résulte de nombreuses expériences que, si des clous de la vraie Croix l’empereur Constantin mit un à son casque, un autre au frein de son cheval, et si le troisième fut jeté dans la mer, le quatrième dont on ignorait le sort, ce qui fait que des théologiens ont soutenu qu’il n’existait que trois clous de la croix, le quatrième en parfait état, est conservé actuellement à Antony, près Bourg-la-Reine.

POINTS D’INTERVIEW

« La fin de cette année, écrit M. Jules Claretie dans une excellente préface à La Presse française au XXe siècle, aura été marquée par un redoublement de points d’interrogation et d’interviews. » Nous avions bien lu : points d’interviews. Nous connaissions déjà, d’Alcanter de Brahm, le « point d’ironie », lequel a la figure, à peu près, d’un sempi grec. Le point d’interrogation usuel est l’hiéroglyphe représentatif d’une oreille, ornée même, somptueusement, d’un pendant. Quelle sera la forme du point d’interview ? Un simple hameçon de pêche à la ligne sans doute ; mieux encore, un davier à arracher les molaires, ou… une pince-monseigneur, voilà qui serait discret, exact, révérencieux, de bon goût et tout à fait bien.

LA CERVELLE DU SERGENT DE VILLE

On n’a point oublié cette récente et lamentable affaire : à l’autopsie, on trouva la boîte crânienne d’un sergent de ville vide de toute cervelle, mais farcie de vieux journaux. L’opinion publique s’émut et s’étonna de ce qu’elle jugea une macabre justification. Nous aussi nous sommes douloureusement ému, mais en aucune façon étonné.

Nous ne voyons point pourquoi on se serait attendu à découvrir autre chose dans le crâne du sergent de ville que ce qu’on y a en effet trouvé. C’est une des gloires de ce siècle de progrès que la grande diffusion de la feuille imprimée ; et en tous cas il n’est point douteux que cette denrée s’atteste moins rare que la substance cérébrale. À qui de nous n’est-il pas arrivé infiniment plus souvent de tenir entre les mains un journal, vieux ou du jour, que même une parcelle de cervelle de sergent de ville ? À plus forte raison serait-il oiseux d’exiger que pussent en présenter à toute réquisition une tout entière ces obscures et peu rémunérées victimes du devoir. Et d’ailleurs, le fait est là : c’étaient bien des journaux.

Le résultat publié de cette autopsie est propre à jeter une salutaire terreur dans l’esprit des malfaiteurs. Quel sera désormais le cambrioleur ou l’escarpe qui ira risquer de faire sauter sa propre cervelle en affrontant un adversaire qui ne s’expose, lui, qu’à un dommage aussi anodin qu’un coup de crochet de chiffonnier dans une poubelle ? Il paraîtra peut-être, à des contribuables trop scrupuleux, déloyal en quelque sorte d’avoir recours à de tels subterfuges pour la défense de la société. Mais ils réfléchiront qu’une si noble fonction ne connaît point de subterfuges.

C’est d’un plus déplorable abus que nous accuserons la Préfecture de police. Nous ne dénions point à cette administration le droit de munir ses agents de cervelles en papier. On sait que nos pères marchèrent à l’ennemi chaussés de brodequins également en papier, et ce n’est pas cela qui nous empêchera de clamer indomptablement, et éternellement s’il le faut, la Revanche. Nous prétendons seulement examiner quels étaient ces journaux en lesquels consistait la cervelle du sergent de ville.

Ici le moraliste et l’honnête homme s’attristent. Hélas ! c’étaient La Gaudriole, le dernier numéro du Fin-de-Siècle, et une foule de publications plus que frivoles, dont quelques-unes de contrebande belge.

Voilà qui illumine certains actes, jusqu’à ce jour inexplicables, de la police, et singulièrement ceux qui causèrent la mort du héros de ce fait-divers. Il voulut, si nous nous souvenons bien, arrêter pour excès de vitesse un fiacre qui était stationnaire, et le cocher ne put obéir, logiquement, qu’en faisant reculer son véhicule. D’où chute dangereuse de l’agent qui se tenait derrière. Il reprit néanmoins ses forces après quelques jours de repos, mais, sommé de reprendre pareillement son service, mourut aussitôt.

La responsabilité de ces événements, incombe sans contredit à l’incurie de l’administration policière. Qu’elle surveille mieux à l’avenir la composition des lobes cérébraux de ses agents : qu’elle la vérifie au besoin par la trépanation avant toute nomination définitive ; que l’expertise médico-légale ne rencontre désormais dans leurs crânes que… Nous ne dirons point une collection de La Revue blanche et du Cri de Paris, ce serait prématuré dès cette première réforme ; ni nos œuvres complètes, notre modestie naturelle s’y refuse, d’autant que des agents, chargés de veiller sur le repos des citoyens la tête ainsi garnie, constitueraient un danger public. Voici les quelques ouvrages, à notre avis, les plus recommandables pour un tel usage :

1o Le Code pénal ; — 2o un plan des rues de Paris avec la nomenclature des arrondissements, lequel brocherait sur le tout et figurerait agréablement par ses divisions géographiques un simulacre de circonvolutions cérébrales ; on le consulterait sans dommage pour le porteur au moyen d’un verre de loupe fixé après l’opération du trépan ; — 3o un nombre restreint de tomes du grand dictionnaire, de police sans doute si nous nous hasardons à en préjuger par son nom : la rousse ; — 4o et surtout, un choix éclairé d’opuscules des membres les plus notoires de la Ligue contre l’abus du tabac.

COMMENT NOUS FÎMES CONNAISSANCE AVEC LA REINE WILHELMINE

Ce fut à Sluys, en Hollande, dans un bureau de poste, que la jeune souveraine nous octroya plusieurs de ses portraits charmants, et nous fit la grâce de nous les choisir d’un format commode et facile à porter en voyage. Par la discrète entremise d’un employé dudit bureau, chacun à notre exemple et sans même avoir besoin de notre recommandation, pourra se procurer les royales effigies par la méthode suivante :

Achetez une carte postale, que vous ne saurez plus courtoisement employer qu’en y témoignant votre gratitude à la reine. Avant même que vous n’ayez précipité votre carte dans le Briefenbus, appareil ingénieux sans doute mais qui ne réalise pas un bien sensible progrès sur nos boîtes aux lettres, et pour peu que vous ayez confié une piécette d’argent français, cinquante centimes par exemple, à l’employé complaisant, celui-ci vous fera présent en retour d’une quantité d’autres pièces de tous diamètres et de toutes espèces de métaux, portant l’image finement ciselée de Wilhelmine. Ceci se passe à Sluys — ou dans tout autre bureau de poste.

LE CERCUEIL DE LA REINE VICTORIA

Nous nous applaudissons de n’avoir point révélé avant que tout danger fût passé, la terrifiante nouvelle qu’on va lire. Ainsi avons-nous contribué à éviter une désastreuse panique. Peu s’en est fallu que l’Europe n’eût à déplorer la mort, causée par le plus inouï des attentats, de plusieurs souverains et d’une infinité d’officiers supérieurs, réunis à l’enterrement de la reine Victoria. La catastrophe a été détournée grâce au sang-froid et à la discrétion courageuse des ordonnateurs des funérailles.

Le public avait pu ne pas bien comprendre dans quelle intention le char funèbre fut constitué par un attelage d’artillerie : ni pourquoi ces manœuvres, sportives mais bizarres, des porteurs du coffin royal, dont le poids était évalué à trois cents kilos, « s’entraînant » préalablement au moyen d’un autre cercueil de cinq cents kilos ! Qu’il sache aujourd’hui qu’il vient d’échapper à la plus audacieuse tentative des anarchistes de Londres : dans le cercueil, aujourd’hui scellé dans un caveau pour l’éternelle sécurité, avaient été substitués au cadavre de la Reine, trois cents kilos de dynamite ! Si tout péril est conjuré, on le doit à la parfaite condition, méthodiquement acquise, des muscles des porteurs. Mais, réclamerons-nous timidement, était-il bien nécessaire, dans ce cercueil d’entraînement, oublié à cette heure parmi des accessoires hors d’usage sur quelque pelouse de football ou de golf, et même avec cette excuse légitime qu’il fallait au plus vite et avec n’importe quoi, compléter le chiffre de cinq cents kilos, — était-il bien nécessaire d’y introduire précisément les vénérables restes de la Reine ?

LOCOMOTION AÉRIENNE

Les successifs Santos-Dumont ont tourné l’attention du côté de la locomotion aérienne. On remarquera qu’aucun de ces appareils n’essaye d’imiter de près le mécanisme du vol de l’oiseau. Mais nous ne croyons point que personne se soit rendu compte de la vraie raison pour laquelle il ne fallait point l’imiter. Or, si l’on prend la peine d’y réfléchir, on constatera que le mécanisme du vol chez l’oiseau est à ce point rudimentaire que, s’il donne quelques résultats, c’est en dépit de toutes les lois mécaniques : les ailes de l’oiseau — que l’on peut figurer schématiquement par deux triangles opposés par le sommet — ne s’appuient sur l’air qu’à droite et à gauche, négligeant la bonne moitié de support disponible qui s’étend devant et derrière. D’autre part, si l’on conçoit une aile circulaire, comprimant sans perte l’atmosphère tout autour du corps à élever, ce sera là un aviateur deux fois plus efficace que l’oiseau. Or cet aviateur est dans les mains de tous : le parapluie, dont l’application au vol n’est qu’ébauchée dans le parachute. On sait que le parachute est supporté par l’air qu’il comprime. Qu’on suppose donc un moteur le fermant avec violence : l’air sera comprimé davantage, et l’appareil s’élèvera, avec d’autant plus de facilité que, demi-fermé, il rencontre moins de résistance. On se le figure aisément palpitant, épanoui puis contracté, ainsi que la méduse progresse dans la mer. La soupape du parachute réservée à l’excès d’air se ramifierait dans des baleines en tubes d’acier dont l’orifice clos ou libre permettrait de modifier la direction.

Quant à savoir si cette invention ferait plus de kilomètres à l’heure que le Santos-Dumont… un parapluie fermé, cela ressemble beaucoup à une flèche !

LES ARBRES FRANÇAIS

La « Section de la Patrie française du quartier de Plaisance » adresse divers « vœux » à « Messieurs les Conseillers municipaux nationalistes français de la Ville de Paris ». Par quelle aberration nous les soumirent-ils en même temps, c’est ce que l’esprit humain est impuissant à expliquer.

Les membres de la dite Section se sont émus surtout du rapport, déposé en avril, de M. Bouvard, architecte en chef des travaux de Paris, « où il est question, d’abord, de transformer le Champ-de-Mars, en un parc entouré d’hôtels, qui s’étendrait jusqu’à la Seine et rejoindrait les jardins actuels du Trocadéro ». Leur patriotisme s’est révolté à l’idée de voir « ces hôtels qu’on doit bâtir reliés par une galerie à l’italienne ! » Et ils déclarent qu’il serait « utile et moral, autant que plaisant de mettre au Champ-de-Mars transformé des arbres dont l’espèce est originaire de France ».

Nous ne discuterons point la moralité ni l’utilité de ce projet, mais son agrément ou plutôt la possibilité de le réaliser : à n’admettre, en effet, que des arbres dont l’espèce soit originaire de France, il n’y aura au futur Champ(de-Mars aucun arbre.

Car si l’on passe en revue les divers arbres qui bordent habituellement les promenades publiques, on devra éliminer :

Le platane (platanus acerifolia), originaire de l’Asie méditerranéenne et dont une variété se trouve dans l’Amérique du Nord ;

Le marronnier (æsculus hippocastanum), dont le nom complet est, comme on sait, marronnier d’Inde ;

L’orme (ulmus campestris), répandu dans toute l’Europe ;

Le tilleul (tilia sylvestris), qui croît en Hollande, Pologne, Canada et Hongrie, et qu’il convient de désigner du mot allemand Linde quand on veut parler de son ombrage, réservant le vocable français quand on a recours à sa tisane ;

Le cèdre du Liban, ce Juif ;

Le candélabre à gaz : les Français refusèrent, en effet, le gaz d’éclairage proposé par leur compatriote, l’ingénieur Lebon, et ne l’acceptèrent qu’importé par l’Anglais Taylor. Quant à la colonne creuse du candélabre, elle est d’origine étrusque ;

Le poteau télégraphique : la première idée du télégraphe électrique est due au Munichois Soemmering ;

La potence : tombée partout en désuétude, elle est aujourd’hui naturalisée anglaise ;

Les arbres généalogiques des citoyens français, de souches variées autant qu’exotiques, et dont la plus ancienne est germanique.

Nous ne pourrons guère voir étaler ses feuilles, dans le vaste espace ras et désolé du Champ-de-Mars, et encore si des pays d’outre-Océan ne nous le disputent point, que l’Arbre de la Liberté… en liberté.

LE LANGAGE INSTANTANÉ

Les députés de la Haute-Savoie pétitionnent, ce mois, au bureau de la Chambre pour l’organisation, à Paris, d’une première école modèle du « langage instantané ».

Il s’agit d’un alphabet universel qui résumerait tous les alphabets du monde en 45 lettres ordinaires, et inaugurerait pour toutes les langues une orthographe unique de la dernière simplicité. Les principes, non moins universels, du langage instantané, sont :

« Une seule lettre pour chaque son ;

« Le même son reproduit par la même lettre dans toutes les langues où il se rencontre. »

« Une seule lettre pour chaque son » implique, si nous comprenons bien, autant de lettres que de sons ; d’après cette méthode, en français, au lieu de cinq voyelles simples, de leur combinaison en diphtongues, et de leurs accents longs ou brefs, il y en aurait au moins quinze. Un très petit nombre de ces quinze lettres (qu’il faudrait inventer, puisqu’on veut des lettres isolées) pourrait resservir à orthographier d’autres langues. On aurait besoin, au lieu de l’i et de l’u, actuellement communs à plusieurs idiomes, de caractères nouveaux pour l’, l’iou et l’eu des Anglais, l’ou ou l’u des Allemands…

Millions et milliards d’économie, disent les prospectus : oui, il faudrait bien un milliard de lettres.

CENT MILLE PERSONNES SÉQUESTRÉES

La mode est aux séquestrations : après la recluse de Poitiers, les journaux nous révèlent un vieillard de quatre-vingt-un ans martyrisé par ses enfants. Personnellement nous sommes informé de l’histoire authentique d’un autre vieillard qui, voici quelques années, fit appel à la charité d’un peintre philanthrope bien connu, M. H. R… Celui-ci l’épouilla, le vêtit, le logea, le nourrit et l’abreuva pendant un peu plus de deux mois, au cours desquels l’hébergé se montra à peu près aussi doux et traitable que le Vieillard de la mer cramponné à Sindbad le Marin, avec cette différence qu’il était trop capable ivrogne pour qu’on pût songer à s’en débarrasser au moyen de quelques raisins exprimés dans une calebasse. M. H. R… s’étant efforcé de le persuader par la douceur de chercher ailleurs un gîte, l’hôte se fâcha, menaçant de déposer une plainte au conseil des prud’hommes (pourquoi au conseil des prud’hommes ?) comme quoi il avait été séquestré pendant deux mois et empêché de travailler. Il ne se calma qu’après le don d’une certaine somme qui lui permit de finir ses jours dans une aisance honorable et respectée.

Il y a des séquestrés plus vrais et plus intéressants. On n’est pas sans avoir remarqué qu’un très grand nombre de jeunes gens sont arbitrairement enlevés à leur famille, dans une intention qui nous échappe, pour ne lui être rendus qu’au bout de trois ans. Ils sont enfermés entre des murailles et gardés à vue. Sans doute pour faciliter cette dernière tâche, la personne ou la société qui les détient semble prendre un plaisir bizarre à les affubler de couleurs voyantes. Ces actes de rapt sont si anciens et si régulièrement renouvelés qu’on n’y prête plus attention. La phrase de la cuisinière n’est pas si absurde, qui prétend que les écrevisses s’accoutument à la cuisson, quoique ce ne soient pas les mêmes qu’on fait bouillir. Peut-être aussi ces abus sont-ils trop innombrables pour qu’on entreprenne de les punir tous.

LES GARDES CIVIQUES DE BRUXELLES

Des incidents analogues à la mutinerie d’Anvers se sont produits à Bruxelles le 2 juin. Les chasseurs-éclaireurs, à leur retour de l’exercice, ont rompu les rangs et sifflé à outrance le colonel Declercq.

Ce fait, pas plus qu’aucun autre, n’aura le pouvoir de nous faire dire quoi que ce soit d’irrévérencieux envers l’armée, dont les exercices nous ont toujours paru un des délassements de l’esprit les plus agréables, du moins pour le spectateur. Mais nous pensons qu’il y a, dans le geste des gardes civiques, quelque chose à retenir pour le plus grand bien de l’armée. Nul ne proteste quand un simple soldat est puni de salle de police ou même de peines plus graves. Et pourtant, qu’y a-t-il de plus négligeable au milieu d’un si grand nombre d’hommes, que la peccadille d’une de ses unités ? L’erreur d’un caporal ou d’un capitaine devient plus répréhensible à mesure que le grade s’élève, à cause de la multitude de fautes subordonnées qu’elle entraîne. Ne serait-il pas à désirer qu’à l’exercice les soldats prissent l’habitude patriotique, chaque fois qu’un officier supérieur s’écarte tant soit peu de la perfection militaire, de l’y ramener par divers moyens coercitifs, et de le faire recommencer jusqu’à ce que ce soit tout à fait bien ?

MÉDICAMENTS POUR L’USAGE EXTERNE

Jalouse de la vogue de certains albums où collaborent des gens en renom amateurs de vin tonique, une grande fabrique de couleurs vient de s’aviser de lancer aussi un album, ce qui semble d’abord fort judicieux, puisqu’elle fait appel à des peintres. Mais, à la réflexion, on s’aperçoit qu’il ne suffit pas de savoir fabriquer de très bonnes couleurs pour connaître parfaitement le cœur humain : des hommes célèbres ont été attirés aux albums de l’élixir par la force de la gourmandise ; or des couleurs, même pour des peintres, ne peuvent être d’un égal attrait, accoutumé que l’on est à voir en elles le type même des substances qui ne servent qu’à l’usage externe.

À côté de ce projet candide un autre marchand de couleurs, voici quelques années, fut génial dans sa réclame ! Il s’agissait pour lui de vendre très cher de la couleur ordinaire. Il commença donc par vendre très cher aussi, une peinture émail qu’il confectionna scrupuleusement, pour des raisons à lui, moins bonne que les peintures émail du commerce, jusqu’à ce qu’on se fût aperçu des inconvénients de sa peinture émail ; alors, jugeant que les temps étaient venus, il annonça la triomphante découverte de la peinture émail sans émail, qui n’est autre que la peinture ordinaire. Ce qui est admirable, c’est que personne ne s’est aperçu du stratagème, quoique le produit soit très connu.

LE RIRE DANS L’ARMÉE

On nous signale que les membres d’un conseil de révision, naguère, n’ont point hésité à priver la défense nationale d’un de ses futurs soutiens en exemptant un conscrit non point que celui-ci fût impotent ou mal constitué en aucune façon, mais pour ce seul motif qu’il était trop laid. L’autorité militaire estime que l’aspect d’un tel masque exciterait dans les rangs une hilarité préjudiciable à la discipline. Nous croyons voir, non sans douleur, dans la décision du conseil une rupture avec les saines traditions françaises : la plus nationale, le rire, disparût-il de l’univers, semblait s’être réfugié dans l’armée, comme le témoignent Dumanet et Ramollot, ces grandes figures. La meilleure preuve de leur valeur comique est celle-ci, qu’elles désopilent précisément des hommes sous la menace perpétuelle d’un code dont les moindres articles concluent à la peine de mort ou à la salle de police. Nous pensions que c’était là une belle école de courage, et que si tel chef permettait que sa tournure ou ses discours prêtassent à quelque sourire, il le faisait à dessein, pour apprendre à ses subordonnés à affronter le péril ce sourire sur les lèvres. Les Grecs, à la guerre, emmenaient Thersite. Mais il paraît, d’après l’arrêt nouveau, qu’en France désormais il en sera autrement. La joie que des supérieurs procuraient à leurs hommes était donc involontaire : nous ne nous en étions pas douté. L’arme, à l’avenir, sera portée ou présentée avec gravité. Mais voyez-vous par exemple deux militaires se livrant à cet exercice sans perdre leur sérieux quand leur caporal ponctue son commandement d’une de ces phrases que le soldat entend tous les jours, comme celle-ci, immortelle, qu’illustra Charly : « Vous faites là un joli trio, tous les deux ! »

Néanmoins nous nous inclinerons devant la sagesse du conseil et ne lui ferons que de timides objections : 1o S’il est louable de n’avoir que de beaux soldats et de réformer pour cause de laideur, comment apprécier ces cas de laideur dont chaque major ou commandant de recrutement peut juger différemment, selon ses goûts individuels ? 2o Suivant la nouvelle coutume, peut-être serait-il bon de réformer l’uniforme, au profit de quelque vêture mieux seyante, toujours dans l’intérêt de l’esthétique ; 3o Il faut souhaiter que cette loi n’ait point d’effet rétroactif, car, si nous osons ainsi parler sans irrévérence, quel possible bouleversement dans les cadres !

LE COMITÉ DIRECTEUR DE L’AU-DELÀ

Nous lisons, dans une revue de « spiritualisme moderne », la communication médianimique par médium écrivain d’un certain esprit nommé Rochester, au sujet d’un bijou symbolique, une étoile d’or à six branches, qui conférerait à ceux qui la portent « des propriétés extraordinaires en cas d’appel aux puissances supérieures à l’heure du danger de défaillances morales ». Encore que l’esprit nous paraisse insuffisamment doué quant au désintéressement, car il insiste avec quelque complaisance sur la valeur matérielle de l’objet « qui n’a pour but, dit il, que de rappeler la valeur morale qu’il comporte », il nous donne d’intéressants renseignements sur l’Au-delà : il y ferait partie d’un « grand Comité directeur », et s’il ne s’est pas manifesté plus tôt, c’est « qu’il n’a jamais ambitionné de se mettre en avant ! »

LA MOBILISATION DES TOURISTES

Nous ne manquerons point à notre coutume d’extraire de toute cérémonie patriotique l’enseignement qu’elle comporte. On a dit dans un grand journal, au sujet de la revue de Dunkerque, et nous n’aurions pas mieux dit, même aux heures où nous nous efforçons, pour garder notre cerveau plus libre, d’en évacuer toute intelligence, que « l’Angleterre a pu parfois rassembler un plus grand nombre de navires que la France n’en a exhibés à Dunkerque ; mais jamais des navires plus prêts à la guerre… » Il nous avait toujours semblé qu’être prêt est un phénomène instantané et qui ne comporte point de degrés : on est prêt ou on ne l’est pas. C’est du moins ce qui résulte d’un très grand nombre d’interviews où deux personnes à la fois, isolées sur un terrain en plein air, ont été consultées par des amis à elles, vêtus de grave et assistés de médecins, sans doute aliénistes, en ces termes : « Êtes vous prêts ? » À quoi elles répondaient précipitamment par l’affirmative et tiraient incontinent, sans motif plausible et dans des directions arbitraires, des coups de pistolet.

À part cette critique, nous relevons dans le même journal un excellent compte rendu du premier essai fait en France de la mobilisation des touristes, quoique à vrai dire ce mot technique n’ait pas été prononcé, dans l’intention évidente de dérober l’importance de cette manœuvre aux puissances étrangères, même alliées.

Aucune force navale n’a paru plus formidable que l’escadrille de ces nouvelles troupes : on a surtout admiré l’entrain et l’ensemble avec lesquels, penchées sur le bastingage, sans terreur d’une mer démontée, elles couvraient les flots dans un large périmètre d’une substance dont la formule est tenue secrète encore par le ministre de la marine, et qui a pour effet de rendre opaque la surface de la mer, et, partant, invisibles les sous-marins.

L’expérience a été concluante, et personne ne peut se flatter d’avoir entrevu ces derniers.

L’ADJUDANT FOURNAUX

Le 20 avril 1901, pendant une inspection dans la cour de la caserne de la Pépinière, l’adjudant Fournaux, ayant voulu replacer, avec une précipitation zélée, sur la tête du soldat Lamiré son képi tombé, trois dents du soldat churent à leur tour, on ne sait comment, et l’adjudant, pour excuser cette mauvaise tenue sur les rangs, s’en déclara personnellement responsable, se disant sujet à des mouvements involontaires et trop brusques, appris à Joinville et « effet direct de la pratique de la boxe ».

Ce brave sous-officier s’exposait ainsi bénévolement à tomber sous le coup de l’article 229 du Code militaire, qui punit les voies de fait envers les inférieurs.

La justice militaire sait, heureusement, apprécier, et le conseil a prononcé, presque sans délibération et à l’unanimité, l’acquittement.

Il nous revient qu’un boucher appliqua ainsi, sans y penser, les mouvements acquis dans l’exercice de son commerce, d’abord à assommer, puis à dépecer l’un de ses clients en divers quartiers. Or, il languit maintenant dans les bagnes. À quand sa réhabilitation ?

Il est vrai que c’était un civil.

HOMMAGES POSTHUMES

Une monstrueuse illégalité judiciaire étant à la veille de se commettre, nous entendons la condamnation de M. Honoré Ardisson ou son internement dans un asile d’aliénés, il nous paraît urgent de dévoiler à quels mobiles, plus forts que la loi, obéissent les magistrats, qui violent ainsi à leur manière. Le législateur, en effet, dans sa sagesse, s’est bien gardé de désapprouver le viol des cadavres : il ne l’a prévu par aucun article du Code, ce qui équivaut, comme on sait, selon l’esprit du Code, à l’encourager.

En ceci le législateur se montre d’accord, comme en tout, avec la conscience du citoyen vertueux, dont il ne fait qu’enregistrer et préciser les élans. Toutefois, la plupart des contribuables n’ont coutume de pratiquer ce viol de cadavres que sous une forme superficielle, encore qu’ostentatoire. À chaque occasion qui s’est présentée d’avoir à leur disposition, sur un lit, un cadavre — femme, époux, mère ou enfant — ils se sont fait un devoir de déposer, selon la formule consacrée, « un dernier baiser sur le front glacé du mort », mais on doit déplorer que bien peu d’entre eux aient eu le courage de pousser plus loin leurs hommages posthumes, si légitimes pourtant dans le cas de la perte, par exemple, d’un époux ou d’une épouse. Cette sécheresse de cœur et ce manque de démonstration subit s’excuse à peine par l’horreur de ce qui ne vit plus, laquelle n’était à l’origine que la répugnance pour la chair morte acquise au cours des siècles par l’animal humain avec l’habitude des aliments cuits. La cuisson interviendra-t-elle, dans quelques mille ans, même en amour ? Quoi qu’il en soit, conscients de l’affront fait aux morts, les survivants s’efforcent de le pallier par des présents, fleurs et couronnes, ornées de protestations d’affection déclamatoires et non suivies d’effet. Il n’est pas étonnant que M. Ardisson, au cours de sa carrière de fossoyeur, ait été révolté par ces inscriptions fallacieuses et se soit décidé à donner l’exemple qu’eût dû offrir tout honnête homme, en prouvant son amour de l’humanité morte par des expansions plus indéniables.

L’usage de forniquer avec les morts a toujours été considéré comme au plus haut degré saint et moral. Sans rappeler la coutume de certains peuples, qui enterrent l’époux vivant avec son conjoint décédé, remarquons-en un vestige dans notre usage, qu’une personne veuve ne se remarie point avant quelque délai. Or ce délai n’a aucune signification, à moins qu’il ne soit consacré à des rapports sexuels d’outre-tombe. Il fut sans doute primitivement mesuré sur le temps qui précède la décomposition du cadavre. Les Papes ont toujours été très partisans de cette union posthume, et même sans aucune limite de durée ainsi qu’ils l’ont fort clairement exprimé par leur hostilité permanente à l’égard du divorce, par lequel les époux éluderaient le devoir conjugal, en l’autre monde comme en celui ci, au profit d’un adultère.

La science moderne a démontré que cette rigueur est exagérée, et qu’il n’y a point d’utilité, au point de vue de la reproduction, à prolonger les relations sexuelles avec les cadavres au delà de trois jours. Passé ce terme, le cadavre masculin a perdu son pouvoir fécondant. Dans la pratique, la médecine légale restreint encore ce délai, et c’est dans les quarante-huit heures que la personne défunte est « arrachée aux bras des siens ».

La copulation posthume étant une chose si excellente, comment les magistrats ont-ils été amenés à affecter de considérer M. Ardisson comme un criminel ou un fou, empêchant ainsi d’autres honnêtes gens de suivre son exemple ? Pour deux raisons :

1o Le viol des morts est, par quelque aberration capricieuse du Code militaire, un cas d’exemption du service. Nous convenons que notre patriotisme serait troublé à l’idée de voir un nombre, peut-être par malheur trop grand, de conscrits préférer quelques instants passés dans un cimetière à trois années de caserne. Il serait à craindre que les industriels vendeurs de rubans tricolores substituent à leur commerce celui, plus lucratif, de fabricateurs de jeunes mortes ou entremetteurs funèbres. Aussi l’autorité militaire s’est-elle émue et a-t-elle exercé une pression occulte sur les juges de M. Ardisson.

2o Une surexcitation non moins vive s’est manifesté parmi les jeunes filles à marier, légitimement jalouses.

Cette dernière information est cependant démentie par M. Ardisson lui-même, en ces termes : « Je ne pouvais pas avoir de jeunes filles vivantes, et c’est pour cela que j’ai été obligé de prendre des mortes. » Nous ne croyons pas que M. Ardisson se soit exprimé ici avec sa véracité coutumière. Le dessein de M. Ardisson n’a pu être autrefois, comme maintenant, que de faire, en tout, plaisir au juge. Si le juge est, en effet, du même avis que le Code, comme se le figurait, en candeur, M. Ardisson, il doit préférer — à moins d’une duplicité que nous n’osons supposer — le viol des mortes, autorisé par la loi, à celui des vivantes, explicitement défendu si l’on n’est muni de permis ou contrat. En outre, M. Ardisson aimait emporter chez lui la tête coupée des jeunes filles, comme l’a dit admirablement un écrivain « pour son dessert d’amour ». Il fallait que la jeune fille fût déjà morte, sinon il aurait dû gâter ses douces effusions en les précédant d’un acte de violence. Oui, M. Ardisson s’efforce en tout de complaire au juge, mais que veut le juge ? Ses exigences sont bien vagues et incohérentes, et éminemment propres à ébranler l’esprit de tout honnête homme, y compris celui de M. Ardisson. Ainsi, le juge aura atteint le but clandestinement poursuivi, la folie et l’internement de ce vertueux citoyen.

L’ÉTUDE DE LA LANGUE ANGLAISE

Selon un couplet célèbre de Figaro, pour savoir une langue il suffit d’apprendre « le fonds de la langue » — qui, pour l’anglais, était du temps de Beaumarchais goddam, — et il est bien inutile de s’informer des « quelques autres petits mots par-ci par-là. »

L’exactitude de cette méthode vient d’être démontrée par l’extraordinaire cas du marin français, Jean Mafurlin, lequel a prouvé en outre, que le fonds d’une langue peut se ramener non seulement à un simple mot, mais même à un son unique et inarticulé.

Le matelot Jean Mafurlin vint à tomber, il y a quatorze ans, du haut d’un mât dans la rade de Portsmouth. Lorsqu’on le repêcha, après une immersion d’une dizaine de minutes, il avait complètement perdu l’usage de la parole. Or, au moment de son accident, il parlait, outre le français sa langue maternelle, le portugais et l’italien. Il ne savait que quelques mots d’anglais. Le mois dernier, un coup de canon ayant été tiré près de lui à l’improviste, la commotion, expliquent les médecins, le guérit soudain de son aphasie, et — phénomène, disent-ils, vraiment miraculeux — il se mit à parler couramment l’anglais, qu’avant de devenir muet il connaissait à peine. Il ne se souvenait plus, par contre, que très vaguement de l’italien, du portugais et du français.

Il n’y a rien, dans cette cure, qui ne pût être facilement prévu. On conçoit que si l’on arrive à découvrir les mots ou le mot, ou le son inarticulé qui synthétiserait toute une langue, cette notion suffit à posséder parfaitement la langue. On trouve un essai rudimentaire de cette simplification dans l’invention des grammaires. Si la détonation du canon a instruit d’un seul coup Jean Mafurlin, c’est qu’elle lui apportait réellement, condensé en un son-symbole, le fonds de la langue anglaise. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le peuple britannique, roi des mers par excellence, n’ait point d’autre langage, en remontant aux racines, que celui que, sur ses vaisseaux, dans tout l’univers, parle la poudre.

Le record est battu désormais de ces méthodes qui se flattaient d’apprendre l’anglais en six mois. Nous espérons que cette révolution dans l’enseignement des langues vivantes sera générale, et que les philologues vont s’ingénier à démêler le mot fondamental dans les idiomes des différents pays. Nous ne nous permettrons, dans l’intention d’aider leurs recherches, que des conjectures : les Français sont réputés un peuple galant : il y a là une piste.

On déplorera sans doute que Jean Mafurlin n’ait appris l’anglais qu’au prix de l’oubli des langages qu’il possédait auparavant. Mais chaque professeur a ses caprices, et le coup de canon nous a paru suivre l’école de Timothée, en purgeant, au moyen de sa fumée, le cerveau du disciple de toute perverse habitude et de ce qu’il avait appris sous d’autres pédagogues.

ESSAI DE DÉFINITION DU COURAGE

Nous avons parlé ici du duel et plus longuement de l’armée. Notre intention était d’en arriver à une définition du courage. Mais il s’est toujours produit que nous avons perdu la suite de nos associations d’idées, ce qui prouve, assez valablement, qu’il n’y avait aucun lien essentiel entre les deux idées précitées et le courage auquel on les rattache communément.

Le courage est un état de calme et de tranquillité en présence d’un danger, état rigoureusement pareil à celui où l’on se trouve quand il n’y a pas de danger. Il résulte de cette définition, au moins provisoire, que le courage peut être acquis par deux moyens : 1o en éloignant le danger ; 2o en éloignant la notion du danger.

La première attitude courageuse est celle de l’homme qui, en raison de sa force naturelle ou, le plus souvent, grâce à des armes qu’il s’est procurées et a appris à manier, se met à l’abri du danger. On est beaucoup moins inquiet de la pluie sous un toit ou un parapluie, et du tonnerre sous un paratonnerre au bon fonctionnement duquel on croit ; et il est extrêmement rare qu’un homme bien vigoureux et armé jusqu’aux dents s’intimide devant un adversaire de débilité notoire et dépourvu de moyens de défense. Le schéma le plus véridique du courage nous paraît le suivant : Hercule, la massue levée sur un petit enfant qui commence juste assez à savoir marcher pour entrevoir l’envie de se sauver. La tendance à la réalisation de ce type idéal du courage se manifeste dans les armées permanentes et dans tout l’appareil des armes. Dans ce premier cas, l’état de courage est une assurance.

Dans un second cas, celui où le solide gaillard armé en rencontre un autre plus solide et mieux armé, le courage ne peut plus être qu’une ignorance ou une attention distraite. Cette ignorance s’entretient par des concepts variés et diverses formes de langage. Ainsi, chaque peuple se répète qu’il est le plus puissant et le plus courageux de la terre, qu’il est « à la tête » de l’humanité. Malheureusement, l’humanité est une espèce de bête ronde avec des têtes tout autour.

Ainsi encore, Gérard le Tueur de lions oubliait le fauve pour songer au prestige de la France relevé par lui aux yeux des Arabes.

Un excellent engin propre à distraire l’esprit d’un objet dont il aurait peur est le même qui sert à écarter le taureau de courses d’un objet dont il n’a pas assez peur : nous parlons de l’usage d’un morceau d’étoffe éclatante ; les effets en sont différents selon qu’on le présente à une brute redoutable ou à un peuple faible : nous venons de reconstituer l’invention du drapeau.

LA PHOTOGRAPHIE DES ACCIDENTS

Le 23 avril, à Marvejols (Lozère), un groupe d’excursionnistes, parmi lesquels plusieurs abbés du séminaire de Mende et un photographe, s’étaient rendus dans la montagne pour prendre des vues. L’abbé Rouffiac, âgé de vingt-sept ans, tomba au fond d’un précipice du haut d’une roche qu’on était précisément en train de photographier. En allant chercher le cadavre, la voiture versa, le père de la victime se cassa une jambe, tandis qu’un de ses amis était grièvement blessé. Nous nous sommes empressé de demander au photographe, ainsi qu’il nous a paru naturel, communication de l’ample moisson d’instantanés qu’il avait dû rapporter de ces pittoresques accidents. Tout son temps, nous fut-il répondu avec indignation, avait été consacré à donner des secours.

Donc, ces renseignements pris, l’information des journalistes de Marvejols, quant à la composition du groupe d’excursionnistes, est mensongère ; cet homme n’était pas photographe, il n’y avait pas de photographe ! C’était un homme, un simple homme.

À PROPOS DE « L’AVARIE »

De par la courtoisie de MM. Antoine et Brieux, nous fûmes, pêle-mêle avec un fort grand nombre de personnages compétents, convoqués à la lecture des Avariés.

Nous hésitâmes longtemps avant de découvrir quel criterium avait pu présider au choix desdites compétences. Enfin, vu le sujet tout spécial de la pièce, il nous sembla qu’on n’avait pu, sans absurdité, élire à en connaître que des spécialistes, à savoir les plus notoires syphilitiques. À l’irrévérence de cette déduction, nous ne pûmes nous empêcher de rester évanoui plusieurs heures.

Quand « nous reprîmes l’usage de nos sens », quelque part dans une voiture, à la porte du théâtre Antoine, des agents, l’heure étant passée d’entrer sans interrompre la lecture, montaient une garde farouche, surexcités par leurs sentiments moraux et persuadés probablement qu’ils gardaient un mur derrière lequel il se passait quelque chose d’assez officiellement infâme pour ne relever que du service, supérieur dans la hiérarchie policière, des mœurs.

Chacun a pu entendre, aux abords de tous les théâtres, les cris de vendeurs clamant : « Demandez la pièce !… » Sur ce boulevard, où les vendeurs étaient écartés par le rigorisme de la police, on tolérait néanmoins les allées et venues de jeunes personnes, au pas moins léger que leurs mœurs, qui, dans des intentions philanthropiques et littéraires, s’offraient à documenter les passants sur le « sujet » de la pièce. Quelques jeunes gens candides succombèrent, de ceux, nombreux quoique oubliés par Brieux, qui se font gloire de l’Avarie parce qu’Avarie implique… qu’on a eu la vaillance de la mériter.

Quelques bourgeois pratiques, dont nous fûmes, déclinèrent ces offres et propositions, réfléchissant que, pour bénéficier de l’Avarie, il fallait attendre neuf semaines, pas moins du quart de ce qu’on attend après s’être exténué afin d’être père ; et que la vie est mal douée quant à sa dimension en longueur. À l’instar de ces gens pressés, nous jugeâmes plus expéditif de nous introduire, par effraction d’ailleurs, dans la salle.

Des hurlements saluèrent notre entrée, éructés par quelques députés groupés, selon toute apparence, d’après leurs noms adéquats au sujet. M. Couyba, si nous avons bien entendu, revendiquait l’abolition de la censure et même, emporté par sa fougue, celle, par une loi, de la syphilis. Il nous semble que cet homme éminent soit passé à côté d’une idée féconde : la guérison de la syphilis par la censure : car pourquoi cette institution, qui a le pouvoir d’extirper le mot des pièces, serait-elle impuissante à délivrer de la chose les personnes ? Nous n’objecterons à l’honorable député que ceci : est-ce bien soutenir la pièce de M. Brieux que postuler une loi qui supprimerait un mal — lequel dans ce cas particulier est un bien — sans lequel cette pièce n’aurait pas de raison d’être ?

Pendant ce temps, sans souci de la pièce, mais au plus grand profit, nous le voulons croire, de la santé humaine, s’évertuaient des philanthropes subventionnés par l’Assistance publique.

Qu’il nous soit permis de rappeler ce fait bien connu, que la syphilis, terrible à l’origine, est aujourd’hui, à en croire les initiés, fort bénigne. Il est infiniment plausible que la société microbienne qui l’a « lancée » ne disposait que d’un nombre limité d’actions. Plus de contribuables y participeront et plus restreint sera le nombre de microbes dont chacun pâtira. En désignant par n ce nombre de microbes en circulation, le jour où ils seront répartis sur un nombre de contribuables > n, chaque contribuable n’aura affaire qu’à n : > n microbes = < 1 microbe, c’est-à-dire une fraction de microbe. L’organisme vivant n’étant point, sauf le cas de scissiparité, divisible sans périr, ce sera la guérison universelle.

On a pu lire dans les quotidiens que l’Assistance publique s’emploie activement à cette diffusion raisonnée. De courageux infirmiers, pères nourriciers ou nourrices, après avoir assumé sur eux-mêmes une part du mal, l’ont fait circuler à la hâte et au prix du sacrifice de leur pudeur individuelle, en n’hésitant pas à violer les petites filles et même les petits garçons confiés à leur garde. Au prochain banquet officiel, le maire de la Nièvre ne manquera point de les célébrer par la citation classique : Et quasi cursores, v… lampada tradunt.

À peine quelque préfet, sournoisement, entrave-t-il leur œuvre humanitaire, ainsi qu’il appert de ce fragment de l’ordre du jour de M. Poirier de Narçay :

Le Conseil général…

Blâme l’Administration de l’Assistance publique…

Regrette que le service des enfants assistés et des filles en particulier soit — en fait sinon en droit — soumis, au point de vue de l’étouffement à l’autorité abusive du Préfet.

On a bien lu : le préfet de la Nièvre se plaît à étouffer les petits enfants…

Mais même si ce sadisme abject contrarie l’œuvre patriotique, philantropique et philosyphilitique de l’Assistance, il nous reste, pour la propagation bienfaisante du mal, ce merveilleux instrument de promiscuité, l’Armée…

Des esprits subversifs diront qu’il y a un moyen d’échapper à l’Avarie : c’est de ne point prêter sa personne à ladite propagation : mais alors… c’est quelque chose comme le refus du service exigible par l’État : c’est de l’anarchie !

BALISTIQUE DE LA DANSE

Il est classique aujourd’hui dans les cirques que des femmes en jupe longue et non plus en maillot se livrent à des jeux icariens et des séries de sauts périlleux en arrière, ou à des exercices de trapèze volant. Ceci permet d’apprécier pour la première fois l’utilité esthétique du costume féminin moderne, laquelle, autrement, pourrait échapper à l’observateur.

Quand une femme tourne ainsi avec rapidité dans un plan vertical, la jupe, projetée par la force centrifuge, mérite d’être comparée — ce qui est banal et faux d’ailleurs en d’autres circonstances — à la corolle d’une fleur, laquelle, comme on sait, s’ouvre vers le soleil et jamais en bas. La plus austère pudeur ne saurait s’alarmer, car, par les bienfaits de ladite force centrifuge, le vêtement adhère énergiquement jusqu’aux pieds, à condition toutefois d’une rotation assez rapide.

La danse, telle qu’elle se pratique au contraire dans les ballets, s’avoue d’une immoralité flagrante : la ballerine pirouettant debout, la jupe s’écarte, toujours par la force centrifuge, jusqu’à s’éployer entièrement, de telle sorte que sa circonférence soit dans le même plan que les points d’attache.

Nous n’aurions point signalé ce phénomène mécanique si la morale seule était en jeu ; mais il y va du risque d’accidents physiques. Que l’on suppose un couple valsant, au milieu d’un salon, dans un plan horizontal, qui est le seul que la mode autorise. L’homme et la femme se déplacent circulairement autour d’un axe imaginaire, mais il peut arriver que l’un ou l’autre, la valseuse par exemple, coïncide pour un instant avec l’axe de rotation tandis que son partenaire gravite selon la circonférence. Imaginons une vitesse suffisamment accélérée et l’homme abandonnant, de peur qu’elle ne se fatigue, et par galanterie française, sa compagne : il sera propulsé avec violence par la tangente, et il est épouvantable de penser à ce qui pourra s’ensuivre.

S’il est interdit de se livrer en public à des exercices périlleux dans un plan vertical à moins qu’un filet ne soit tendu en dessous, il n’y a point de raison, nous semble-t-il, qu’un homme sensé consente à valser dans un salon selon un plan horizontal, sans exiger, de même, un filet protecteur. Il est permis de conjecturer que ce filet existait dans une antiquité reculée et à coup sûr à l’âge de pierre : nous en retrouvons un dernier vestige, bien reconnaissable, dans les canapés, fauteuils, vieilles personnes « faisant tapisserie » et autres capitonnages qu’il est d’usage de disposer autour des appartements.

Nous croyons devoir recommander une innovation profitable : de même que dans les tempêtes on remédie à la rupture possible d’une écoute en y adjoignant un second cordage, plus mince, qui se rompt seul au choc, on pourrait augmenter dans des proportions énormes la vertu protectrice des fauteuils en disposant, derrière chacun, une potiche, de préférence précieuse pour que le bris en soit plus doux, laquelle, en s’écrasant entre le meuble et la muraille, constitue un tampon à ressort.

HIPPOMOBILISME

Il nous est arrivé de gravir la pente de l’avenue du Trocadéro dans un tramway hippomobile afin d’en observer le fonctionnement. L’appareil, traîné par deux chevaux, était précédé en outre par un troisième qui se prélassait sans tirer et dont nous n’avons pu d’abord deviner l’usage. En peu d’instants, ainsi qu’il est fréquent, paraît-il, le véhicule destiné à monter la pente la redescendait malgré lui à rebours, à une allure uniformément accélérée, entraînant les trois solipèdes. Le cocher, sur son siège élevé, était impuissant à rien faire, en proie à ce vertige, dû à l’air raréfié et bien connu des alpinistes, que l’on constate aux hautes altitudes. Mais le premier cheval, avec un instinct merveilleux, s’accroupit sur son séant, improvisant un frein efficace.

Nous comprenons maintenant pourquoi, dans les rues escarpées que fréquentent volontiers, à l’instar du bouquetin et du chamois, les omnibus, ceux-ci, par une louable prudence, s’adjoignent un cheval de renfort, à la montée parfois mais toujours à la descente. C’est dans ce dernier cas seul qu’il est indispensable.

LE TIR DANS PARIS

La plupart des journaux ont décrit, sur des informations inexactes, ce qu’ils ont appelé « la vendetta de Charonne », laquelle se serait exercée au sujet d’une jeune femme surnommée Casque d’Or.

Nous trouvant copieusement informé, notre amour de la vérité nous reprocherait de ne point rétablir les faits.

Ce n’est pas la première fois que la presse aura « pris le Pirée pour un homme » ; mais nous ne nous expliquons pas cette dernière erreur grossière. Le « Casque d’Or » est une manifestation sportive bien connue, une « coupe », une épreuve dans le genre du « Bol d’Or », avec cette différence que le Bol d’Or est une course vélocipédique et le Casque d’Or une sorte de « poule » au couteau et au revolver.

Ajoutons que, sur une pétition de plusieurs sociétés de tempérance, à la coupe traditionnelle, regrettable encouragement à l’ivrognerie, a été substituée, comme prix, une jeune femme, choisie pour sa beauté et le précieux éclat fauve de sa chevelure.

Le match s’est disputé cette année entre deux sociétés de Belleville et de Charonne, qui avaient pour chefs d’équipe respectifs les professionnels Mandat et Lecca. Celui-ci nous prie d’insérer qu’il désire n’être point confondu avec Lesna, le célèbre coureur cycliste. Voici les résultats :

Première manche. — Elle est gagnée aisément, à Popincourt, par Mandat, déjà détenteur du Casque d’Or.

Deuxième manche. — La deuxième manche a lieu rue des Haies. Lecca, par une tactique habile, devient à son tour possesseur du Casque d’Or.

Après « la belle », Lecca reste imbattu, mais les efforts du vaillant champion l’ont épuisé. Il est actuellement en traitement à l’hôpital Tenon.

La police a assuré le service d’ordre et a fait en sorte, avec son affabilité coutumière, que les matcheurs ne fussent point dérangés.

Pour complaire à divers correspondants, nous ferons suivre ce compte rendu de quelques renseignements sur le tir au revolver dans Paris.

L’observateur le plus superficiel n’a pas manqué d’être frappé de la similitude de nos grandes avenues — et même de n’importe quelle rue — avec le dispositif d’un stand. Les maisons, ingénieusement disposées des deux côtés de la voie et parallèlement, empêchent tout écart du tir qui puisse être dangereux pour les spectateurs. Un grand nombre de rez-de-chaussée sont revêtus à cet effet, de plaques de tôle, ajustables à volonté. On reprochera tout au plus aux grandes avenues que leur largeur excessive risque de nuire à la rectitude de la visée, alors qu’une rue étroite est comme un prolongement du canon de l’arme qui guide à son but, comme à bout portant, le projectile. Mais personne n’ignore que ces grandes avenues sont spécialement réservées à ce que nous appellerons « les tirs de guerre en chambre », quand l’armée ou la police jugent à propos de s’exercer au maniement des armes à feu sans sortir des fortifications. Ayant pour cible le plus souvent une foule, opérant eux-mêmes en troupe, les tireurs peuvent mériter des distinctions honorifiques sans avoir à s’inquiéter de trop de précision. Mais ces stands sont le monopole de l’État, et le simple particulier qui voudrait s’y faire la main individuellement, dans l’intérêt de cette partie de la défense nationale, sa propre sécurité, serait appréhendé avec violence.

L’amateur modeste trouvera où satisfaire ses goûts balistiques en pratiquant le revolver dans les rues peu fréquentées et de préférence la nuit. À cause du léger écart occasionné par la déviation de la balle quand elle passe du barillet dans le canon, il sera sage de ne pas ambitionner de cible de diamètre moindre qu’une tête humaine. L’éclairage judicieux et abondant des rues de Paris favorise ce sport, il n’a pu être établi, par une municipalité maternelle, dans une autre intention. Il est évident, en effet, que la lumière est superflue pour toute occupation nocturne en plein air autre que le tir, qu’il s’agisse de marche à pied, normale ou titubée, d’effraction, de poésie ou d’attentat aux mœurs.

Les amateurs à la vue faible qui trouveraient l’éclairage moderne trop aveuglant ont à leur disposition, par les soins d’un entrepreneur philanthrope, M. Levent, des lanternes à huile, à la lueur douce, dont la distribution au public se fait de discrète façon. Il semble que l’inventeur laisse ces lanternes à leur initiative personnelle, de sorte qu’elles apparaissent dans des endroits de leur choix, comme des vers luisants. Elles se plaisent parmi les ruines, et il est rare qu’après avoir démoli une maison on n’en voie pas poindre sur les décombres spontanément trois ou quatre, lesquelles se laissent sans difficulté capturer.

L’inspecteur de la Sûreté Rossignol écrit dans ses mémoires qu’il est bon, si l’on est attaqué ou si l’on attaque quelqu’un, de tirer toujours deux coups de revolver, le premier dans le ventre du sujet, le second en l’air. À l’arrivée de la police — laquelle accourt à ce signal convenu — on déclare avoir tiré le premier coup en l’air et le second… quand on n’a pu faire autrement. Ce faible débours d’imagination consolide la réputation d’un honnête homme.

Remarquons que l’amateur inexpérimenté peut tirer autant de coups de revolver qu’il lui plaira dans le ventre de qui lui plaira, jusqu’à ce qu’il soit informé, d’une manière quelconque, qu’il a touché le but. Il n’a qu’à signaler ensuite que toutes ses cartouches, moins une, ont été brûlées en l’air.

Le coût d’une cible humaine est de seize francs. Pour assurer la régularité des épreuves, les revolvers dont la longueur n’atteint pas quatorze centimètres sont prohibés.

Par abonnement annuel, pour cette même somme de seize francs versée d’avance, le contribuable a droit à un nombre de cibles illimité.

HANGING

M. Alexandre Cohen relate excellemment, dans L’Européen, la carrière sportive du regretté James Berry, bourreau ou plus exactement hangman. Ce sport de la pendaison n’a par malheur encore aucune sanction officielle en France. Chaque amateur se voit forcé d’être à la fois l’exécuteur et le patient, et sa performance ne dépasse pas, si nous osons ainsi dire, la portée d’un vice solitaire.

L’ABOLITION DE LA PEINE DE MORT

Le mot d’Alphonse Karr : « Que MM. les assassins commencent », a fait tous les frais de l’enquête sur l’abolition de la peine de mort. Tant il est naturel à l’homme de répéter avec satisfaction des choses imprimées, même quand il ne se rappelle plus bien où elles sont imprimées ni si elles ont un sens quelconque. C’est ainsi que M. Émile Ollivier, de l’Académie française, écrit : « Je suis toujours resté insensible aux belles phrases… » Mais il ne tarde point à citer, lui aussi, la Phrase, en attestant : « Ce mot d’un homme d’esprit a clos la question. »

De même que maintes personnalités notables se sont efforcées à élaborer, au-dessous de la boutade de Karr, leurs signatures individuelles, il nous paraît d’une excellente division du travail de nous dévouer à notre tour à la tâche, oiseuse peut-être, d’explorer si ladite boutade possède quelque signification.

« Que MM. les assassins commencent » équivaudrait à ceci, si nous examinons d’abord le sens le moins follement absurde : « Que MM. les assassins (assassin, celui qui a tué, disent les dictionnaires), ayant tué, ne récidivent pas. Pour commencer à ne pas assassiner, il faut, logiquement, avoir assassiné. Mais s’ils ont antérieurement assassiné, cela a suffi pour qu’ils aient déjà été mis à mort.

Cette hypothèse démente est d’ailleurs aussitôt écartée, si nous nous en référons à l’opinion de M. E. Ménegoz, l’honorable doyen de la Faculté de Théologie protestante de Paris :

Or, cette application [de la rigueur et de l’indulgence] me semble exiger une distinction capitale (sic) : celle entre les assassins de profession, dont le métier est de tuer pour vivre, qui guettent le passant au coin d’une rue, pour l’assommer et le dépouiller, et les assassins d’occasion, qui, mus par un sentiment de haine, de vengeance, de jalousie, d’envie, d’amour-propre, d’intérêt, tuent un homme et ne feraient autrement de mal à personne.
Pour ces derniers j’abolirais la peine de mort. Quant aux bandits, qui infestent surtout nos grandes villes, je les enverrais tous à l’échafaud, après la première attaque nocturne, sans attendre la récidive. Je ne vois que ce procédé pour mettre la société à l’abri de ces bêtes féroces. C’est à la fois une affaire de justice et de préservation sociale.

On a bien lu : sans attendre la récidive. Si donc, M. Ménegoz ne laisse à MM. les assassins la possibilité que d’un seul meurtre, et si ceux-ci commencent, c’est-à-dire n’assassinent pas, ce ne sont plus des assassins du tout, ou tout au moins à eux s’appliquera fort exactement la même définition qui a convenu jusqu’à ce jour non moins exactement, à l’honnête homme.

Donc, dilemme : ou 1o agiter avec mûre réflexion la question d’abolir la peine de mort pour des gens à qui on l’a déjà fait subir ou en faveur de qui on l’a déjà abolie. Ou 2o agiter avec la même maturité réfléchie ce problème : convient-il d’établir la peine de mort, préventive, contre les honnêtes gens, ou de la commuer, et en quelle peine moindre ? Nous citons M. De Greef, recteur de l’Université Nouvelle de Bruxelles :

Il faut substituer à la peine de mort la peine et le devoir de vivre, en se conformant, de gré ou de force, à la sainte et pacifique loi du travail moralisateur et réparateur.

Il nous avait tout d’abord semblé insane d’enquêter sur la peine de mort auprès des honnêtes gens, incompétents par définition et non point des véritables intéressés, MM. les assassins. D’ailleurs, ceux-ci n’auraient sans doute prêté attention au débat qu’au cas où ils auraient eu le choix entre la mort et l’acquittement, par exemple, ou la mort et quelque rémunération ou quelque distinction honorifique.

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas d’autre solution actuelle que la connexité de l’abolition de la peine de mort pour les assassins et des travaux forcés pour les honnêtes gens.

LA MI-CARÊME

La Mi-Carême a ramené les confetti. Des personnes folâtres s’en sont jeté des poignées ; des personnes folâtres encore — nous entendons les savants — les ont coupés en quatre ou en quatre mille, prétextant le désir de les épucer de leurs microbes. Le confetti, paraît-il, est, dès la fabrique, contaminé. Tout le monde se souvient d’avoir vu, au spectacle des Latins, M. Fara, dit Alleluia, expirer misérablement, intoxiqué par des confetti. Nous nous permettons de recommander un « paraconfetti » efficace, qu’il est facile de se procurer — précieuse coïncidence — en temps de carnaval : le masque de carton. Il n’a aucun rapport avec les masques spéciaux employés à Nice contre les dragées de plâtre ; il est d’autant plus remarquable qu’il existe, sans utilité apparente ou reconnue. Il n’a existé, depuis les masques antiques et les faux-visages du Moyen-Age, que dans l’espoir que les confetti seraient inventés un jour. Bernardin de Saint-Pierre aurait pu modifier ainsi l’une de ses définitions : Si le melon s’obstine à avoir des tranches, il finira par se faire manger en famille…

De même, nul doute que le scaphandre — dont nous nous trouvons bien, personnellement, pour affronter les exubérances populaires — ne rencontre enfin aujourd’hui seulement la fin à quoi il était destiné : protéger nos yeux, notre œsophage et nos voies respiratoires contre les rondelles de papier. L’analogie indique, de même que le masque a précédé les confetti, qu’il est plausible et même probable que le scaphandre a été inventé, sinon avant l’eau, en tous cas loin de la mer. Le véritable inventeur, l’homme de génie, c’est celui qui eut le premier — Franc-Nohain sans doute — l’idée, revêtu d’un scaphandre, de se précipiter dans les flots.

Les quelques contribuables non scaphandriers aspirent à la disparition des confetti. La hâter est au pouvoir de l’Église : que n’interdit-elle aux fidèles de s’exposer à avaler au milieu du carême, ces bouts de papier, gras de la sueur du peuple ?

LE GUET-APENS DE M. TIMBRE

Le 10 mars dernier, M. Timbre nous écrivit qu’il serait charmé de nous recevoir chez lui, 13, rue de la Banque, à ses mercredis, de deux à quatre. De façon assez étrange, il laissait transparaître, à travers l’expression de sa vive sympathie, un non moins vif désir d’être obligé par nous d’une petite somme. Il convoitait particulièrement celle de 62 fr. 60, mais le plus infime secours, protestait-il, serait bien accueilli : il nous conjurait de lui remettre, au plus tôt, du moins les 0 fr. 60, en un billet de banque, ou plus exactement en un billet de timbre, qui est le billet de banque du pauvre.

Pour excuser la délicatesse de sa démarche, il prétextait que nous l’avions gravement lésé dans ses moyens d’existence en donnant un reçu à une entreprise de colis à domicile sans le gratifier, lui, M. Timbre, d’un pourboire de 0 fr. 10 auquel il tient fort en pareille circonstance. Cette histoire était, il va sans dire, pure imagination de M. Timbre, car il est sans exemple que nous ayons jamais octroyé aucun reçu d’aucune chose, au moins à l’entreprise en question.

Néanmoins, nous fûmes profondément touché que M. Timbre, en sa gêne momentanée, se fût confié à nous de préférence à toute autre personne. Nous fûmes indulgent au mensonge qui déshonorait ses cheveux blancs… M. Timbre a vraisemblablement des cheveux blancs ; dans tous les cas il est indiscutable que c’est un personnage de figure rectangulaire, rébarbative, et dentelée sur les bords.

Donc, muni de 0 fr. 60 en papier-monnaie et à tout hasard copieusement armé, nous nous rendîmes à son invitation.

Dès son antichambre, deux surprises nous attendaient. Premièrement, M. Timbre, de qui la santé est capricieuse, un peu souffrant ce jour-là, s’était fait excuser, et remplacer, d’ailleurs par un homme d’une courtoisie parfaite, M. Hutin, sous-inspecteur. Deuxièmement, M. Timbre, dans l’intention trop peu déguisée d’accroître ses ressources, avait adressé la même lettre confidentielle qui faisait appel à notre charité, à plusieurs centaines de contribuables : c’était une circulaire confidentielle !

M. Hutin, avec un tact exquis, s’efforça d’adoucir ce que le procédé de M. Timbre avait, à notre avis, d’un peu trop rectangulaire, rébarbatif et dentelé sur les bords. Préalablement, toutefois, il serra dans un coffre-fort les nombreuses liasses de billets de banque de soixante centimes, montant des offrandes.

Et nous avions eu le temps de surprendre la torture d’un contribuable tremblant, raffinée au moyen d’un questionnaire combiné par M. Timbre :

« Que faisiez-vous tel jour de l’année dernière, à telle heure, tant de minutes, tant de secondes ? Vous donniez décharge d’un colis par votre signature sur un registre insoumis à M. Timbre, M. Timbre a horreur de cela, monsieur ! Vous dites que vous n’avez pas signé ? Si ce n’est vous, c’est votre concierge. Votre concierge ne sait pas écrire ? Mais il sait recevoir un paquet en le prenant entre ses mains : dans recevoir il y a reçu. Vous lui avez dit de recevoir pour vous, il est donc votre mandataire. Vous ne lui avez rien dit ? Alors il est votre mandataire tacite. On n’échappe pas à M. Timbre ! Mais la bonté de M. Timbre est infinie : si vous ne devez rien et si vous êtes chargé de famille, vous ne paierez que le dixième de ce que vous auriez payé si vous aviez dû quelque chose. Écrivez seulement sur votre feuille de papier à 0 fr. 60 : « Je confesse être redevable à M. Timbre de la somme de 62 fr. 60… »

La police veille à ce que les simples particuliers ne commettent point à l’encontre de leurs semblables d’actes délictueux du genre du « coup des soixante centimes »…

Nous n’aurons ni la candeur, ni l’imprudence de lui signaler un certain personnage rectangulaire, rébarbatif et dentelé sur les bords.

DE QUELQUES VIOLS LÉGAUX

Sur ce sujet du viol, ainsi qu’en d’autres plus abscons, le législateur a su charmer à la fois les âmes simples et les philosophes, ceux ci par sa sagesse sans fond, celles-là par son aimable absurdité. Il a eu recours, en se jouant, à son procédé familier, l’incohérence : il a interdit expressément le viol dans certains cas désignés, selon toute apparence, au hasard ; dans d’autres cas, non moins arbitraires, il l’a recommandé, sans motif, d’une façon plus expresse encore.

Cette contradiction se justifie, soit que l’on considère que le législateur ne relève que de son bon plaisir, soit que l’on prenne la peine de démêler, sous ce bon plaisir, une loi qui est l’esprit même de la Loi : le législateur, ami de l’ordre et de l’harmonie, goûte une joie extrême aux mouvements d’ensemble ; il approuve n’importe quels actes, à cette condition qu’ils soient accomplis par une multitude. Réciproquement, il déteste voir s’agiter l’être humain isolé. C’est ainsi qu’on ne saurait, sans le mécontenter, faire la guerre tout seul. Rappelons, à ce propos, qu’on lira avec plus de fruit le Code en rétablissant en toute son ampleur une expression écrite partout en abrégé : la loi. On doit bien lire : la loi [du plus fort]. Le contexte en fait foi.

Or le viol étant l’acte par excellence qui ne demande le concours que du nombre le plus restreint de coopérateurs, il se désignait de lui-même aux foudres du législateur. Celui-ci, en sa mansuétude, l’autorise toutefois, voire le prescrit, dans deux cas, sévèrement réglementés.

On n’a point oublié ce récent mystère : une petite fille disparut, alors qu’elle était sortie de chez ses parents en vue de leur acquérir, pour les sustenter, le foie d’un veau. Enlevée par des nomades, on la retrouva, deux jours après, à la lisière d’un bois. Les bêtes sauvages avaient respecté le viscère enfermé dans un panier, mais de vieilles superstitions populaires ont cours encore, parmi le peuple et la police, au sujet d’êtres mythologiques que l’on rencontre au coin d’un bois et qualifiés de satyres. Donc la petite fille avait-elle été violée ?

C’est ici qu’éclate l’éblouissante sagacité du législateur. Le viol est interdit en tous lieux aux nomades, du moins à l’encontre des enfants issus de parents sédentaires, et au même titre que le stationnement sur le territoire de certaines communes (il est pourtant si évident que, tant qu’ils stationnent, ils ne sont pas nomades !). Le législateur était néanmoins impuissant à vérifier si quelque nomade ou satyre avait perpétré le délit. Or que lui demandait-on ? Si le viol avait eu lieu ou non. Il se résolut à faire en sorte qu’il eût lieu, par les soins d’une créature à lui, personne comme lui-même sagace, salace, respectable et autorisée.

C’est ainsi que sur le corps intact de l’enfant, un médecin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, fut chargé du stupre officiel.

De même, sous l’œil bienveillant de la loi, fréquemment avec l’appui, s’il faut l’avouer, de l’Église, des êtres lubriques ravissent de jeunes filles pures ou livrées pour telles. De louches personnages, flétris du nom obscène de témoins, leur prêtent main-forte. La presse mène depuis nombre d’années une campagne pour aboutir à des rafles. En vain, des colonnes entières de journaux dénoncent les noms, prénoms et repaires de ces bandes de satyres, sous la rubrique « publications de mariages » ou « mariages mondains ».

Disons, à l’excuse de l’Église, qu’elle ne bénit le viol que si le délinquant s’engage, par aveu public, belles écritures et amende honorable, à le faire suivre de plusieurs autres, qui, eux, ne seront plus des viols, et à ne plus souiller, le reste de ses jours, de nouvelles victimes.

Nous en avons dit assez sur l’incohérence de la Justice, pour aider à comprendre le symbole cynique de ses Balances : des deux plateaux, l’un tire à dia, l’autre à hue : par malheur, ce sont eux qui ont raison, car ils emploient la meilleure méthode connue d’établir l’équilibre.

LA QUADRATURE DU DISQUE

Nous avons étudié précédemment[2] « le Tir dans Paris ». Ce serait restreindre de façon quelque peu indigne notre souci de la défense nationale que de n’étudier point, compendieusement du moins, le tir hors Paris. Or par quelle voie le Parisien — nous entendons le citoyen respectable, patenté si faire se peut, procréateur ou responsable d’une quantité suffisante de futurs défenseurs nationaux — par quelle voie le Parisien se rend-il hors Paris ? Par la voie ferrée assurément, la même qui sert à la mobilisation ; ainsi donc l’observateur le plus superficiel ne saurait mettre en doute que s’il existe des tirs organisés hors Paris, c’est le long des chemins de fer qu’on en trouvera des vestiges.

On se souvient de la défectuosité et du danger des anciens champs de tir : alors que le simple chasseur de lapins est tenu de séparer la propriété où il les massacre, par une solide clôture, « des héritages voisins », les fervents du fusil Lebel ne se croyaient obligés à d’autre précaution philanthropique que la sonnerie « Commencez le feu » ou « Cessez le feu », interprétation purement conventionnelle d’ailleurs de certains sons de clairon, compréhensibles aux seuls initiés. De là des hécatombes d’innocents promeneurs, entraînés vers cette musique militaire par une attraction bien naturelle. Le tir le long des voies ferrées, au contraire, présente cet avantage qu’il a lieu dans un espace enclos de barrières, et que les stands y sont établis suivant de magnifiques lignes droites.

Les cibles y abondent. On connaît ces disques, peints de couleurs visibles de loin et disposés de telle sorte qu’au moindre attouchement ils se hérissent de protubérances compliquées, à l’instar de la statue de Chappe, ou métamorphosent soudain leur aspect, ainsi que, dans les tirs forains, une porte, percutée au centre, s’ouvre à deux battants pour laisser glisser sur des rails une poupée offrant entre ses bras un paquet de biscuits. De même, il n’est pas rare qu’un tireur plaçant sa balle, comme disent les militaires, « à un point », il n’est pas rare que les alentours de la cible s’animent comme la mécanique des horloges suisses : ainsi, il se peut qu’il passe un train. La balle « à deux points » est récompensée d’un déraillement, et en outre, sur la manche du vainqueur on brode un cor de chasse.

On distingue deux sortes de ces cibles ou disques : le disque rond ou disque proprement dit, et le disque carré.

Le disque carré est l’ancien modèle courant militaire. Tout soldat connaît ces cibles blanches, coupées d’une croix noire, où il s’est exercé à ses premiers tirs. Sur les voies ferrées, l’apparition de ces disques carrés commande l’arrêt des trains, afin de ne point troubler le tir. Il est sans attrait d’ouvrir le feu sur des cibles analogues, mais d’un modèle plus réduit, dont se plaisent à parsemer la campagne des géomètres arpenteurs. Leur percussion n’est suivie d’aucun curieux effet.

Il peut paraître étrange qu’à la guerre les médecins et ambulanciers portent sur leur personne ces mêmes cibles, plus voyantes encore, la croix étant rouge. Mais on remarquera qu’à l’inverse des anciens croisés, et depuis le perfectionnement des armes à feu, ils la disposent prudemment sur une partie non vitale, le plus souvent le bras. De plus industrieux détournent de leur corps l’attention de l’ennemi, en fixant la croix-cible sur quelque objet inanimé, tel qu’une voiture chargée de malades. De tout à fait subtils enfin, par une ruse renouvelée des sauvages de l’Amérique du Nord, incitent le tir adverse à se perdre dans les airs en suspendant l’emblème visé au bout d’un long bâton.

L’OBÉISSANCE ACTIVE

Toute personne ayant tant soit peu fréquenté aux maisons publiques revêtue, afin de s’en favoriser le coût, de l’habit simple encore que voyant de celui qui ne perçoit par jour qu’un « sold » (solidum, comme on sait), du soldat en un mot, puisqu’il faut l’appeler par son nom ; toute personne satisfaisant à ces conditions bénignes serait malvenue à ignorer qu’en ces demeures closes les habitantes ont coutume d’exalter par un procédé peu exténuant n’étant que verbal, mais infaillible, les charmes physiques du client en les affirmant comparables trait pour trait à une seconde espèce de charmes supérieure, étant ceux du supérieur hiérarchique, l’officier. C’est un antique préjugé que l’idéal hiérarchique se trouve quelque part vers le zénith. De même, en matière de vêture, il est patent qu’il existe deux draps, le drap de troupe et le drap d’officier. À notre stupéfaction jamais épuisée, nous n’avons pu démêler encore à laquelle de ces deux catégories appartient cette sorte de drap animal cataloguée en un rayon spécial du premier étage des magasins du Bon Marché et selon l’orthographe que nous reproduisons conforme : DrapsPeaux. Nous avons conjecturé qu’il s’agissait de l’épiderme de quelque peuplade sauvage, pauvre mais guerrière et forcée de parader nue, laquelle s’efforce ingénieusement de suppléer audit épiderme clairsemé à la suite de scalps ou autres pelades occasionnées par le contact ferrugineux d’autrui, au moyen de quelque subterfuge, ainsi que l’on se pare de dents fallacieuses ou de cheveux dérobés le plus souvent au ver à soie.

Quoi qu’il en soit, il appert que l’officier et le soldat sont des spécimens anatomiques hétérogènes, sinon hétéroclites. Pécuniairement parlant, on constate une notable différence dans l’acquisition, chez un taxidermiste, d’un individu bien intact de l’une ou l’autre variété, au dire unanime des collectionneurs. Cet écart peut s’étendre, par versements quotidiens, ainsi qu’en fait foi le budget de la guerre, d’un sou à un nombre moins ou plus exorbitant de francs. Leur geste vital étant l’obéissance, il est aisé de conclure qu’il doive y avoir deux sortes d’obéissance comme il y a deux sortes de sodomie, ainsi qu’on l’observe chez les hannetons : — active et passive.

Cette dernière « fait la force principale des armées ». On doit entendre : les statisticiens et aliénistes dénombrent davantage d’obéissants passifs. L’état actuel de la thérapeutique ne permet pas d’affirmer que cette curieuse affection soit de sitôt curable.

Nous en avons assez dit pour éclairer la religion des chroniqueurs affolés — sans en excepter un seul — par l’affaire du lieutenant-colonel Gaudin de Saint-Rémy. Leur conclusion ou confusion presque universelle fut : désormais tout soldat a le droit de n’obtempérer point incontinent, ni même point du tout, aux ordres supérieurs ; tout au moins de prendre le loisir d’une réflexion mûre, le temps de consulter sa conscience. D’autres ajoutent : si un militaire professionnel, un officier de carrière, ou, pour tout dire, dans le sens immaculé du mot, un « incivil » désobéit à certains ordres qui ne lui agréent point, à plus forte raison le soldat involontaire, extirpé du civil, peut refuser de faire feu sur ses camarades grévistes, etc…

Avant tout, admirons cette candeur, semblable à celle du lys, qui est le centre du drapeau français. En second lieu, répondons : le simple soldat n’obéit qu’à une conscience de civil, ce qui est absurde, le militaire qu’il est devenu le décivilisant. Mais l’officier supérieur qui obéit à sa conscience obéit à quelque chose de supérieur — et d’officier : il obéit donc à un officier supérieur… De plus, désobéissant à un ordre, choisi entre tous, il affirme, par ce choix, qu’un seul ordre entre ces tous ne le réjouit pas de tous points, et qu’il s’empresse à l’exécution du bloc des autres avec une trépidation jubilatoire.

Si d’aucuns disent : « Deux poids et deux mesures », nous observerons : ce lieutenant-colonel était bien surchargé de cinq mesures… ou galons. Et s’il eût été général… les étoiles, alors, ça se perd plus haut que les nuages.

Rappelons incidemment, sans faire allusion à l’Affaire, le code militaire, supérieurement résumé par le nègre Biassou dans Bug-Jargal : « In exitu Israel de Ægypto. » Traduction « officierle » : « In exitu, tout soldat ; — Israel, qui ne sait pas le latin ; — de Ægypto, ne peut être promu officier. »

Les officiers parlent entre eux leur latin, sorte de chiffrocryptographie… Or le latin est une langue morte.

L’AIGUILLAGE DU CHAMEAU

Au moment où un écrivain célèbre est surpris par une mort sournoise, c’est un délassement pour l’esprit humain d’observer cette compensation — si toutefois deux destructions peuvent créer un équilibre — : la catastrophe d’Arleux. Par des moyens simples, mais peu faillibles, la science moderne s’y est employée à préserver la terre habitable d’une pléthore d’êtres humains non célèbres. Affectons de croire, pour qu’un tribunal trop sévère n’entrave point les bienfaits un peu brusques de cette science, affectons de croire que ce sont des bienfaits inconscients, et, pour être clair, que cette science est inconsciente. S’il était nécessaire d’en cataloguer les méthodes, on les définirait assez bien la guerre en temps de paix, progrès évident sur la guerre proprement dite ou « guerre en temps de guerre », car dans cette guerre nouvelle on n’a pas à craindre que quelque ennemi indiscipliné pare ou rende les coups. Or, étant donné qu’un guerrier légitimement dit ne rougit point, sinon dans sa culotte — cette partie du vêtement fut de tout temps, comme on sait, l’expression de la pudeur — s’il ne rougit point d’enrayer dans la mesure de ses capacités individuelles ce surcroît obscur de population, notre impartialité nous fait un devoir de féliciter, comme nous le féliciterions lui-même, les habiles organisateurs de cette grande victoire, la catastrophe de chemin de fer d’Arleux.

Les progrès de l’armement sont identiques, on n’en peut douter, dans la guerre et dans la chasse : de même que le braconnier muni de cet engin balistique, le fusil, tend à devenir une espèce éteinte, et que les braconniers modernes préfèrent à ce fusil, qui ne tue qu’une pièce à la fois et au plus, des appareils perfectionnés qui raflent en silence une grande quantité de gibier ; de même, les héros du vaste coup de filet d’Arleux doivent s’estimer au dessus de la gloire militaire, pour les mêmes raisons qu’un pêcheur au tramail ou à la senne dédaigne l’homme au chapeau de paille — ce chapeau fut-il rayé ou constellé — qui s’évertue à (si c’est bien là l’expression exacte) faire sortir le goujon de son caractère.

Une simple aiguille fut tout le matériel, discret et terrible, des tacticiens d’Arleux. Dans des antiquités vénérables, il paraît qu’un chameau traversait cette minuscule chose de métal — avec difficulté d’ailleurs, la tradition, en sa bonne foi, ne nous l’a point dissimulé. Nous prions de s’abstenir les correspondants charitables qui désireraient nous informer de la « vraie » signification, architecturale et géographique, de « l’aiguille ». Nous nous en tenons, et avec raison, à la lettre de l’histoire, car il n’y a que la lettre qui soit littérature. Avec raison : car il est patent que des milliers de contribuables croient qu’un corps beaucoup plus volumineux qu’un chameau, une locomotive et son convoi, passe à travers une aiguille et sans difficulté. Bien plus, la plupart des témoins susdits ont maintes fois et sans trembler aventuré leur prestance dans ce périlleux parcours.

Si le chameau accomplit ce même exploit, il est indiscutable qu’il est favorisé par sa conformation : son long cou, sa tête amenuisée, sa bosse même qui est, par une ingéniosité de la nature, divisée en deux, afin qu’il puisse introduire à travers le chas, ses deux gibbosités l’une après l’autre, à peu près à la façon de ces fils de fer contorsionnés enfilés dans des anneaux et que les camelots appellent des « questions ». Or pareille souplesse est — ce qui confirme nos déductions — notoirement interdite à la bosse unique des dromadaires.

L’ « aiguillage » des chemins de fer a, paraît-il, réussi jusqu’à ce jour : le mot est courant et la pratique, dit-on, courante. Ce succès provisoire était néanmoins pur miracle, pour deux raisons : 1o Les aiguilles ne sont pas placées où il faudrait. Tout observateur sait, en effet, que des rails, garantis parallèles sur une petite distance, par une malfaçon quelconque se rapprochent vers l’horizon. Il existe assurément, quelque part au delà de l’horizon, un point où ils se réunissent en forme de V et où le plus élémentaire bon sens indique, profitant de cette malfaçon, de placer l’aiguille — si l’on tient à cette absurde pratique, souvenir des mœurs du désert disparues. 2o… Ici le plus bref commentaire serait oiseux… Les aiguilles à travers lesquelles il faut passer sont présentées aux trains, et au public, par la pointe !

Notons, pour finir, que le généralissime d’Arleux, l’aiguilleur pour tout dire puisque des mots usités autorisent ces folies, l’aiguilleur s’appelle Moreau. Nous n’apprendrons à personne que ce sont les occupations favorites et la vie privée de ce monomane qui ont inspiré à un romancier anglais un livre de cauchemar, L’Île du Docteur Moreau qui traite de la vivisection humaine.

LE PRIVILÈGE DES PIQUEURS DE FÛTS

Nous soumettons à MM. les députés qui ont pris à cœur les intérêts des bouilleurs de cru, les revendications d’une autre corporation non moins sympathique, les piqueurs de fûts. Il n’y a, en effet, point de différence de nature entre ces deux catégories de travailleurs ; il n’y a qu’une différence de degré, ou, en d’autres termes, de température : les bouilleurs de cru instrumentent à chaud, comme leur nom l’indique, ils portent à l’ébullition des produits non cuits ; les piqueurs de fûts, au contraire, opèrent à froid. Cette méthode écarte tout danger d’incendie, on n’a donc point à s’étonner de la louche animosité des Compagnies d’assurances.

Au temps où l’homme ne connaissait point encore de plus noble conquête que le cheval, personne n’était choqué de voir pratiquer des soupapes sur les flancs de ce moteur animal, au moyen d’appareils perforateurs spéciaux. Il est aussi naturel de stimuler les récipients contenant cette force motrice nouvelle, l’alcool, par l’usage d’éperons de modèles inédits.

L’État, d’ailleurs, protège déjà certains piqueurs de fûts, les honorant, à l’égal des académiciens, des « piqueurs » proprement dits et des gardes-chasse, par le port d’un uniforme vert : les douaniers, puisqu’il faut tout dire, sont autorisés à s’immiscer, par le canal — si nous osons cette incorrection, vu que la tringle métallique, dont on leur tolère l’abus n’est point perforée — par le canal d’une sonde en fer dans toute propriété d’autrui qu’il leur plaît. Cette sonde, constatons-nous, n’est point percée au bout ce qui assure l’État contre toute absorption par aspiration des liquides contrôlés par ces fonctionnaires. Ainsi musèle-t-on la sangsue et le fourmilier. Mais n’est-il pas probable, bien au contraire, qu’un tuyau creux leur servirait, à l’exemple de tous les engins similaires, « à en remettre » ?

Comme le privilège du Piqueur Vert néanmoins, choque l’équité et le sens commun, une mesure serait raisonnable : l’impôt sur ce privilégié, ou, si l’on veut, l’impôt sur l’impôt. Ce système économique ferait refluer une partie de la richesse vers sa source, pour le plus grand bien-être du contribuable et sa stupéfaction.

Quoi qu’il en soit, la tâche du piqueur de fûts est louable et comparable de tous points à celle du militaire : celui-ci a pour mission de soulager par une ponction hygiénique, la pléthore de l’humanité vivante : de même celui-là se dévoue à obvier à la mévente des vins.

LIVRES D’ÉTRENNES : LE CALENDRIER DU FACTEUR

Mil neuf cent trois vient de commencer. Il nous arriverait aisément de ne pas comprendre l’importance de cette démarcation, si divers artifices n’y mettaient ordre. Jadis, les petits enfants pouvaient ne pas comprendre non plus dans quelle intention morale on pendait quelque malfaiteur ; alors on fouaillait, magistralement, les petits enfants, et s’ils ne comprenaient toujours pas, du moins se souvenaient-ils. Par une semblable méthode pédagogique, une quinzaine avant l’avènement de l’an futur, des facteurs nous en ont remis le signalement imprimé, et pour fixer notre attention, ne se sont point retirés sans nous avoir soutiré quelque amende.

Les philosophes ont longtemps débattu cette question : l’homme pourrait-il penser sans le secours des mots ? La biologie semble l’avoir tranchée aujourd’hui. Haeckel différencie l’homme, ce « catarrhinien oriental » du singe muet (alalus) en ceci que son larynx s’est particulièrement assoupli. La découverte n’est pas neuve : Homère ne sépare pas le substantif « hommes » de son épithète « à la voix articulée », comme si de son temps, ce fût là une faculté récemment acquise. « La parole, c’est l’homme », aurait écrit Buffon, s’il n’avait trop bien su qu’il ne s’adressait qu’à des civilisés. Sa définition, telle qu’il la formula, reste exacte, car n’y a-t-il pas plus de différence entre le « style », quand le style est réalisé, qu’entre la simple parole et l’ « alalisme » ?

Un problème parallèle est le suivant : l’homme pourrait-il vivre sans le secours des dates ? La durée est chose trop transparente pour être perçue autrement que colorée de quelques divisions.

A-t-on remarqué que tous les héros sont morts jeunes, si l’on compte leurs jours à la mode humaine ? Alexandre et Napoléon ont eu trois ou quatre — accordons même vingt ou trente — points de repère dans leur carrière, parce qu’ils ne faisaient attention qu’à ceux-là. Un géant ne compte que par Himalayas. Bouvard et Pécuchet ont eu cent mille anniversaires sensationnels, parce que tout leur fut prétexte à anniversaires. On connaît l’illusion d’optique : de deux lignes droites égales, partagez l’une en un certain nombre de fragments, ce sera — pour l’œil — la plus longue. Un écu s’affirme par ses quartiers, lesquels, comme on sait, peuvent être beaucoup plus de quatre.

Il y a, à Lyon, une horloge qui marque les siècles. Tous les cent ans, son aiguille franchit un degré exactement pareil aux minutes de nos cadrans pneumatiques. Les bourgeois qui ont assisté à ce spectacle s’en retournent grandis.

Aussi solennellement donc, mil neuf cent trois a commencé : nous allons faire encore une fois le tour du soleil ! Nous croyons aveuglément à ce vieux concept astronomique, antérieur à Aristote et rejeté par Aristote, de la rotation de la terre. On s’est imaginé le redécouvrir plus tard. La terre est ronde pour nous autres piétons. Une secte américaine la proclame concave : malgré l’explication géométrique que l’on imagine, il est certain que pour cet observateur qui voit d’un peu plus haut, l’aéronaute, la terre est concave…

La seule vérité actuelle est celle-ci : l’espace et le temps ne sont que des formes… Ninon de Lenclos, octogénaire et adolescente, consultant son miroir, cette sincérité, dirait à son almanach : Tu mens !

LA LÉGENDE DU POISON

Le très curieux roman d’Helen Mathers, la Justice aveugle, publié par la Plume, dramatise habilement un cas pathologique bien connu de la science, ou du moins que les hommes de science affectent de bien connaître : le Styrien et Seth Treloar, les mangeurs d’arsenic, meurent ou tombent en danger de mort du jour où on leur retire le poison dont l’absorption leur est devenue indispensable. On n’ignore point la théorie courante, à savoir qu’en pareille circonstance ; il se déclare une intoxication « en retour » par l’arsenic accumulé peu à peu, au fur et à mesure des précédentes doses, dans les tissus. Il n’empêche que les angoisses du Styrien, après qu’on lui a dérobé sa précieuse boîte, ressemblent beaucoup, et tout simplement, à celles d’un homme en train de succomber à l’inanition.

Sans considérer exclusivement l’arsenic — encore que le nombre des personnes soit assez répandu, qui en font usage sous la forme de liqueur de Fowler ou tout autre, et ces « empoisonnés » ont le plus souvent le teint fort beau et une heureuse tendance à une obésité légère — chacun a été à même d’observer que ces substances, qu’on est convenu d’appeler poisons, constituent, dans bien des conjonctures, une nourriture excellente. Ce qui tue, d’après la menace d’horrifiques étiquettes rouges, est en même temps ce qui fait vivre, sous le titre de médicaments. Le langage, qui enregistre avec ponctualité les vérités consacrées par l’expérience, mais au cours du temps les déguise si bien qu’il en fabrique de confortables erreurs, met en regard, dans des « doublets », les deux pôles de cette antinomie. On dit « poison » et « potion ». Le mot populaire et redoutable a été forgé par la multitude des âmes naïves pour désigner les drogues auxquelles elles n’osaient toucher tous les jours. Le mot « savant », comme disent les grammairiens, fut à l’usage de spécialistes qui, de par l’autorité de ces menus péremptoires leurs ordonnances, encourageaient la timidité des âmes naïves précitées à goûter de mets inaccoutumés. Potionem avait un sens plus universel : tout ce qu’il est possible de boire.

La démarcation due au langage a été précisée par divers artifices : poison au delà, potion en deçà ; on a imaginé les doses ; c’est-à-dire qu’on a formulé : certaines substances ne sont bienfaisantes que prises en petite quantité. C’est là une trace, bien conservée, de la vieille superstition empirique, que tout remède devait se rapprocher, autant que possible, de l’or potable, en d’autres termes, être une substance chère. Et on l’administrait à petites doses parce qu’il était impossible de s’en procurer beaucoup, exactement de la même manière que l’on pare les femmes — sans qu’elles se résignent trop volontiers à cette parcimonie — au carat et non au kilo. La fabrication perfectionnée de produits chimiques jadis rares les a faits abondants et par suite en a abaissé le prix. Cette dépréciation diminuerait le prestige moral qu’ils exercent sur le malade, leur valeur curative, si les pharmaciens ne la sauvegardaient — qu’on ne taxe point de cupidité leur sagesse — en vendant, comme il est banal de le répéter, lesdits produits fort cher. Quant à ce préjugé, que le danger commence au delà de certaine dose, les exemples qui le combattent ne manquent point. Ce danger est en deçà avec la strychnine : elle tue au centigramme, et, en bonne quantité, tonifie. Et puis il faudrait doser selon les capacités différentes des individus. Avec la méthode des quantités illimitées, ils se saturent à leur mesure et savent bien n’en pas garder le trop-plein : à boire d’un coup une copieuse fiole de laudanum, on ne risque guère que les effets d’un vomitif impétueux : ivresse et non péril.

L’artifice verbal de l’ « au delà » et l’ « en deçà », ces idoles, écrirait Bacon, s’exprime avec une candeur plus évidente sous ces autres vocables : usage externe, usage interne. Il n’y a pourtant, dans le corps humain, cette illusion du « dedans » et du « dehors » que parce que l’homme, depuis tant de mille ans qu’il n’est plus l’hydre à l’estomac retournable, a perdu la souplesse de pouvoir mettre ses tissus, comme certains vêtements de paysans bretons, à l’envers ou à l’endroit ; mais sa surface externe conserve encore en quelques points la délicatesse des muqueuses, et la totalité de son épiderme même absorbe parfaitement bien. Les Florentins connurent de subtils venins qui agissaient à travers la peau. Un homme qui se baigne avec une fréquence suffisante « boit » assez pour être guéri du sentiment « interne » de la soif de l’eau.

Le poison est simplement, pour le corps humain, l’inattendu. Les savants mêmes, ainsi que l’ont prouvé les récents travaux sur l’alcool, s’obstinent à appeler poison un aliment tant qu’il n’est point encore officiellement catalogué au codex de leur routine. L’action toxique détermine une impression d’ « étonnement », sans qu’il soit nécessaire de prendre ce mot dans son acception énergique du seizième siècle, où l’on écrivait : « estonner d’un coup de baston ». Les cellules de l’organisme se rebiffent devant les nourritures nouvelles, comme un enfant devant sa soupe, jusqu’à ce qu’une longue habitude leur ait appris à les utiliser. Il n’est pas impossible que nos aliments les plus familiers et indispensables, le pain, l’alcool ou la viande, agissent sur des êtres inférieurs à la façon de nos poisons actuels sur nous-mêmes. La viande est riche en toxines, mais il semble que la valeur nutritive soit en raison directe de la toxicité. La sueur est bien un toxique ; or n’est-il pas admis que si les hauts capitalistes deviennent ventripotents, c’est qu’on ne sert sur leur table que la sueur du peuple, déodorisée pour les délicats ?

LA MORALE MURALE

Si dans quelque mille ans un historien examine les affiches actuelles de l’Assistance publique sur l’alcoolisme — à supposer que le papier en soit assez solide ou assez inemployé à des usages autres que muraux pour durer jusque-là — ces documents ne lui paraîtront sans doute point différer de ceux qu’ont laissés les anciennes querelles religieuses. Ce problème : faut-il être abstème ou non ? est la forme moderne qu’a prise la question de la communion sous les deux espèces. De tels débats ont passionné l’humanité en des temps où ses préoccupations regardaient, par une transposition singulière, une existence à venir. Il importait de savoir si l’on serait mieux sauvé de certaines tortures minutieusement décrites, en absorbant le pain de vie tout sec ou après boire.

La terreur causée par l’enfer ayant singulièrement diminué, quelques-uns de ces esprits qui font profession de s’immiscer, par intérêt ou par naïveté, dans les affaires d’autrui, ont tiré parti de ce gros foyer ainsi qu’on peut faire de tout feu qui baisse : ils l’ont rapproché. Ils en ont placé les flammes dans la vie présente. On menace encore les hommes, s’ils ne se conforment à certaines prescriptions arbitrairement édictées, de l’incendie de leurs entrailles et de la calcination de leurs os. Car il eût été bien inutile d’imaginer des épouvantails inédits, l’effet des premiers étant éprouvé. Des affiches contre l’absinthe représentent des personnages verts qui ne rajeunissent point les classiques images du diable. Les médecins sont les nouveaux prêtres qui bénéficient — encore un peu de temps, et peut-être longtemps auprès de la foule, car elle adore qu’on lui fasse peur — du prestige d’être détenteurs de mystères. Les ignorants ont un mot pour définir les autres ignorants, spécialisés : ils les appellent des savants.

À la voix de ceux-ci, l’être humain est toujours prêt à renoncer à un plaisir ou à une utilité immédiate pour se préparer un plaisir ultérieur ou pour s’éviter une douleur future. Cette conception s’est peu perfectionnée depuis l’hédonisme primitif. La supériorité du plaisir futur n’est point une supériorité de grandeur, tout son attrait vient de ce qu’il est lointain. De célèbres escrocs, qui ont joué de ce mécanisme, se sont révélés experts philosophes. La notion d’équilibre, de justice, est aussi animale et rudimentaire que celle d’épargne. Ainsi une fourmi économise en vue d’une sécurité alimentaire. Or une telle sécurité consiste en une continuité de privations. Quant à l’équilibre des plaisirs et des peines, il n’y a point de bonnes raisons pour croire à son existence ; en tous cas s’il existe — imagination bizarre — un nombre égal de joies ou de douleurs, ce n’est point dans un individu isolé qu’on constate cette égalité : il y a des êtres forts et d’autres à qui tout est danger.

... Cependant, l’Assistance publique, dans ses dispensaires et fourneaux, désaltère ses protégés par l’image : point de verres ni de demi-setiers sur les tables du réfectoire ; aux murs, saines, fortifiantes et appétissantes, des figures de cerveaux et de poumons ouverts, montrant, violemment enluminés, les ravages de l’alcoolisme.

Or, M. Rigaud, le doyen du banquet des maires du 22 septembre 1900, à l’Exposition universelle, nonagénaire alerte, a acquis sa longévité en remplaçant deux de ses repas par deux petits verres d’alcool ; de quels siècles ne serait-il point assuré de jouir, a fortiori, s’il ingurgitait de grands verres ?

Or le plus grand buveur du monde, le médecin américain Mooney, du Kentucky, septuagénaire, calcule qu’il a consommé, depuis l’âge de douze ans, trois cent mille francs de whisky : c’est pourquoi a-t-il vécu tant de temps, et est-il le premier sujet du proverbe : Time is Money.

Or le prix qui était réservé, à Rome, au vainqueur de la grande course des quadriges au pied du Capitole, prix au-dessus de la couronne d’or, attribuée aux simples généraux, n’était autre qu’une coupe d’absinthe… Notons à ce propos que M. Laborde a négligé de mentionner, parmi les « poisons » plus ou moins foudroyants cachés dans cette liqueur, l’euphorbe, qui aide à sa couleur opaline et à ses incomparables qualités digestives.

Or, le 23 janvier 1903, M. Charles-Henri Desmarcheliers, cordonnier et alcoolique, fort bien portant, avait une femme sobre, impotente et malade…

C’est pourquoi celui-ci a tué celle-là.

Dévoilons, pour finir, que la persévérance de l’Assistance publique ne se lassera point, de par cet excellent motif, qu’elle est soudoyée par un fabricant bien connu d’absinthe, désireux de se ménager un prétexte à majorer le prix de ses produits.

DEUS EX MACHINA

Isidore Lechat, des Affaires sont les affaires, est le cupide moderne, et restera aussi typique qu’Harpagon. Ce n’est plus l’avare qui garde et qui cache ; d’apparence prodigue quand il le faut, il sème. Voyez-vous la stupéfaction de ces thésauriseurs d’un autre âge, de qui la cassette, par hasard enfouie en bonne terre, germerait ?

Pour l’apothéose de ce héros du
xx
, il fallait un deus ex machina contemporain. La machine est l’automobile qui, à cinquante-cinq à l’heure seulement, écrabouille Xavier, le fils de Lechat.

C’est ici la machine qui, à elle toute seule, fait la besogne du dieu. Deus ex machina, le dieu a été retiré de la machine.

Et la machine n’en a que moins de frottement.

Cette traduction nous semble plausible : la traduction, de même que l’addition entre les mains de certains habiles, s’agrémente de ceci, qu’elle donne des résultats non moins surprenants que variés. Nous interpréterions aussi volontiers :

Facilis descensus Averni : la décence est facile en Auvergne.

Fluctuat nec mergitur : il plie et ne rompt pas.

Et :

Liquor monachorum (devise de la Bénédictine) : pur jus de moines.

Et mille autres gloses.

L’idée de l’automobile n’est pas récente : Jason laboura au moyen de taureaux d’airain à vapeur (ignivomes, comme les chevaux du Soleil) et locomobiles.

L’idée de Dieu est à peine plus ancienne. Elle date fort exactement du jour où le quadrupède — ou le quadrumane — sentit les muscles de ses fesses assez durs et assez forts pour lui permettre la station verticale. Ce jour-là il regarda le ciel et eut peur qu’il ne lui tombât sur la tête. Et ses pattes de devant ne lui servant plus à marcher, il joignit les mains. L’agenouillement est la manière de se baisser naturelle à l’ex-quadrupède de qui les reins se sont déshabitués de fléchir en avant.

La religiosité est, du moins fut à l’origine, en raison directe du développement des muscles grands fessiers. On comprendra, sans plus amples commentaires, que les femmes demeurent plus dévotes que les hommes

Il est remarquable que si les muscles des épaules, et non des fesses, se fussent développés, l’homme eût prié vers un autre ciel situé au nadir, au centre de la terre ou au fond de l’Océan. On sait que ces autres étoiles, les astéries, sont les habitantes infaillibles des extrêmes profondeurs.

La machine remplace fort bien le Dieu. Elle est en progrès sur Dieu pour cette raison, que l’homme l’a construite non à son image, mais d’une puissance inattendue.

L’ignare piéton hurle après les nouveaux monstres, comme les chiens, aujourd’hui encore, après les véhicules rapides. Oublie-t-il, ce piéton, que la vitesse est d’être immobile — c’est l’inertie —, qu’il est emporté dans la gravitation universelle à des millions de kilomètres à l’heure, et arrêtera-t-il le monde pour excès de vitesse ?

Les véhicules qui, de Paris vers Madrid — du nord-est au sud-ouest — faisaient du cent quarante, étaient plus immobiles de ce nombre de kilomètres, à rebours et à déduire, de la rotation de la terre.

Pauvre M. Piault ! Il affronta, l’édile, des chars autres que ceux de l’État… Il n’en mourut pas, mais il mourut de patiner, sans doute avec une carre de diamant, sur un plafond vitré…

Glissez, mortels, n’appuyez pas… Le « mortel », comme son nom l’indique, appuie toujours.

CAMBRONNE ET ÉDOUARD AU JOCKEY-CLUB

La franc-maçonnerie, si les mots ont un sens, est un vaste syndicat, en toute franchise, des ouvriers du bâtiment : charpentiers, plâtriers, maçons — naturellement — plombiers, zingueurs, couvreurs et tout-à-l’égoutiers.

De même, le Jockey-Club est une officine bien parisienne — son titre anglais l’indique — où se groupent les lads, palefreniers, bookmakers, jockeys — naturellement — et où s’élabore le résultat complet des courses.

Un peu fermé, parce que les tuyaux, ça s’évente, être du Jockey économise l’achat d’Auteuil-Longchamps.

Les membres de ce bar, vêtus de complets à carreaux et coiffés de casquettes, passent leur time à boire du stout, du porter et de l’Old Tom gin, en mangeant des mutton-chops avec des pickles.

C’est bien un club de jockeys, car on les pèse à la réception. On peut à l’instar, ou plutôt à l’inverse du bon jockey Balthasar, être pesé dans la balance du pesage et trouvé trop lourd. Alors on a deux parrains qui vous prennent par dessous les bras et vous « soulagent ».

« Soulagent », c’est le mot.

Parlons d’un autre mot.



Le comte de Cambronne est membre du Jockey.

Vieille noblesse, antiquité qui suffirait du moins à un vin ou à un alcool : 1814 !

Édouard VII aussi, du temps où il n’était encore que prince de Galles, est membre du Jockey.

Il est bon qu’il y ait au moins un Anglais dans toute société bien parisienne à titre anglais.

On craignait que la rencontre entre Édouard VII et M. de Cambronne ne fût froide, ou, alternative pire, collisionnaire.

Il n’en a rien été.

Le roi tapa tout de suite sur le ventre au comte.

« Mais nous en avons, de votre famille, en Angleterre ; seulement, ça se prononce : Kean Brown.

« Donc, quand votre grand-père, Monsieur, proféra son cri de guerre, lord Kean Brown (cousin, entre parenthèses, du royal George Brown, mort naguère à Mantes), lord Kean Brown lui répondit par le sien. Nous avons une statue à Londres — nous aussi nous empaillons nos grands hommes — qui le représente dans ce beau geste vocal. Quand vous vous exclamâtes...

— Oh ! Sire, protesta modestement M. de Cambronne.

— Mettons : « La garde meurt et ne se rend pas », à cela lord Kean Brown répondit EAT. Prononcez : ite, ça veut dire : manger.

« Comme quoi les Anglais tirèrent les derniers. »

... Et on changea de conversation.


On évita les sujets qui pouvaient paraître déplacés au roi :

1o Jeanne d’Arc : une alcoolique, elle se nourrissait de pain dans du vin !

2o Waterloo, toujours, à cause de Cambronne.

Il y a une petite histoire belge là-dessus, courante à Ixelles — et il y a des Belges au Jockey, comme il y a des Polonais, des Roumains et des Kurdes, c’est pourquoi nous ne saurions trop répéter que c’est un club bien parisien ; — il y a une petite histoire belge, donc, qui pourrait être utile au protocole :

L’aide-de-camp de Napoléon :

« ’Poléon !

— Quoi ?

— ’Poléon ! Les Russes sont là.

— Bon : prenez deux canons et f… les en bas.

— ’Poléon ! Les Prussiens sont là.

— Bon : prenez deux canons et f… les par terre.

— ’Poléon… (Le défilé des peuples est à tiroirs). ’Poléon ! les Belges sont là.

— Les Belges ! dit l’Empereur ; godferdoum ! nous sommes f…us. »

On comprend aisément que l’on construirait un Waterloo délicat et agréable au roi d’Angleterre en mettant au lieu des Belges, les Anglais, et Goddam pour Godferdoum.



À propos :

L’Ennemi Héréditaire — vive Krüger ! — est pour quatre jours dans nos murs. Les patriotes peuvent avoir cette illusion, qu’ils l’ont fait prisonnier.

Mais le fisc touche sur les héritages.

Nous paierons donc tant pour cent sur notre Ennemi Héréditaire.



À propos.

Édouard VII est venu en France parce qu’il n’a pu faire autrement :

Si tous les chemins mènent à Rome, la France est le chemin le plus court pour revenir de Rome à Londres.

Time is Money.

LA RENTRÉE DE LA CHAMBRE

Nos honorables rentrent.

Le bruit qui courut, qu’on les aurait expulsés, comme une simple congrégation, est faux.

On a profité seulement de leur absence pour « faire » la Chambre, l’épousseter, la balayer et l’épucer de ses microbes.

Mais pourquoi ont-ils momentanément fui cette Chambre qu’ils gardaient ? N’y étaient-ils pas bien ?

Notre belle langue française nous enseigne qu’ils y trouvaient une foule de commodités. Car on dit :

Homme de Chambre (ce qui est une expression militaire et belliqueuse usitée dans les Chambrées).

Femme de Chambre (ce qui est une expression galante).

Robe de Chambre (ce qui doit désigner la robe de la Femme de Chambre, laquelle Femme de Chambre s’appelle Marianne ou République).

Valet de Chambre.

Urne… tout court. Il est trop évident que c’est un ustensile intime dont on ne se sert qu’en Chambre.

Mais pourquoi, insoucieux de ce confort, sont-ils sortis ?

C’est que, dans tous les locaux où l’on « chambre » des gens, l’hygiène la plus élémentaire leur tolère un endroit, en plein air, où ils peuvent faire une petite promenade.

À Fresne, à la Santé, et dans les monuments similaires, l’endroit en question s’appelle « préau» et la promenade « queue de cervelas ».

Les honorables qui y sont à l’instar de ceux du Palais-Bourbon, sont désignés par la vindicte publique, qui est une branche du suffrage universel.

Ceux du Palais-Bourbon ont voulu se promener aussi. Le besoin de l’exercice est naturel à l’homme.

Voyez les militaires : ils ne font que ça.



Ces motifs de la sortie élucidés, il est plus délicat de se demander pourquoi ils étaient entrés.

Le suffrage universel fournit l’explication.

On connaît le petit système par lequel, autrefois, on « décimait » des malfaiteurs ou toute espèce d’ennemis vaincus. On les faisait mettre en rang, on les numérotait, et tous les dix numéros on en prenait un à qui on coupait la tête.

Ce procédé avait le défaut d’être arbitraire et de désigner n’importe qui, au hasard.

Le suffrage universel a ceci de bon qu’il désigne sûrement, infailliblement, quelqu’un qui est atteint de la folie des grandeurs.

Ces aliénés ne sont d’ailleurs pas à plaindre : ils s’offrent d’eux-mêmes au suffrage.

La plupart de ces membres dangereux retranchés de la société, amputés, « députés » pour tout dire, méditent, ou se vantent de méditer des projets de bouleversement social. On contraint aisément ces individus à signer la confession générale de leurs futurs forfaits. C’est ce qu’ils appellent leur programme.

Presque tous sont, au fond, des êtres doux et inoffensifs, incapables de l’exécuter.

On se contente de les parquer étroitement dans une geôle spéciale où on les peut aisément surveiller : la Chambre.

Quand on les lâche — ce qu’on vient de faire — la surveillance n’est point interrompue.

L’appât du parcours gratuit sur les chemins de fer les engage, naïfs, à montrer leur carte. Cela vaut toutes les anthropométries. Nous recommandons ce procédé pour la recherche des malfaiteurs.

Le plus grand nombre, en outre, est pourvu d’un grelot qui ne sonne pas, il est vrai, mais qui ne les fait pas moins reconnaître, car leur vanité invétérée les pousse à l’exhiber : la médaille.

Ils s’annoncent aussi par des cliquettes de bois — les pupitres — comme les anciens lépreux.

Le plus dangereux de ces fous — le président — chef du troupeau, porte une énorme sonnette.



À propos :

Il est fâcheux que le 16 mai, non plus que le 14 juillet ne tombe point un 15. Cette incohérence affiche trop ouvertement un mépris du système décimal officiel.

On comprend, à la rigueur, que les locataires de la Bastille l’aient démolie un 14, histoire d’embêter les propriétaires :

La veille du terme !

LE TURFISTE DIOMÈDE

Il est dit dans le conte arabe que, quand la princesse Badroulboudour sort pour aller au hammam, chacun, sous peine de mort, doit se tenir enfermé en sa maison, jusqu’à ce qu’il plaise à la fille du roi d’avoir terminé sa promenade.

Ainsi entendent être respectés les monstres souverains dont quelques-uns s’appellent — pardon du mot latin — MORS.

Autrement, tant pis pour la pouilleuse canaille.

La pouilleuse canaille s’est toujours plu, partout, à se faire écraser. Voyez les fanatiques hindous qui se jettent sous le char, automobile ou non, de Jaggernaut.

Comme les chevaux-vapeur, les chevaux tout court, les chevaux simplement hippiques, font d’assez bonne besogne insecticide à l’encontre du peuple humain.

Cet usage remonte à la plus haute antiquité. La mythologie l’a exprimé en rapportant que Diomède nourrissait ses chevaux de chair humaine.

Cela veut dire tout bonnement, que Diomède avait une écurie de courses.



Rompre le cou, faire voler bras et jambes — ou finance — au jockey ou au parieur, telle est la destination providentielle de la plus noble conquête de l’homme.

Le cheval porte aussi, dans la bouche, quelque chose qui s’appelle « mors ».

Faire consommer au cheval le plus de chair humaine possible, se définit : améliorer la race chevaline.

En revanche, dans l’intention sans doute d’améliorer la race humaine, il y a des boucheries hippophagiques.



L’amélioration de la race chevaline se célèbre tous les ans en une sorte de fête religieuse : comme ladite fête coûte les yeux de la tête, on l’appelle : le Grand-Prix.

Après quoi, les victimes prennent peur, un peu tard, et s’enfuient de Paris, paniquement, pour se terrer dans les villégiatures.

Santos-Dumont a trouvé une manière d’éviter le péril : il vient planer au-dessus de l’hippodrome de Longchamps dans son dirigeable.

C’est une manière de voir.



Alors que tant d’hommes de cheval ne voient point la paille, ou le foin, qui est dans leur œil, il est grandiose de fourrer dans le sien une poutre armée.

Le péril couru par le jockey est curieux à considérer.

De là vient l’expression, sportive d’ailleurs : « courir » un danger.

On connaît l’exhibition sensationnelle de Mazeppa sur le turf.

« Il court, il vole, il tombe… »

Tomber copieusement, voilà ce qui est important, Mazeppa montait en obstacles.

« Et se relève roi ». Façon de dire qu’en son temps, il gagna le Grand-Prix.


Mazeppa avait un système bien à lui de se tenir en selle. Le résultat en prouva l’excellence.

Aux temps mérovingiens, des écuyères obtinrent la célébrité par une autre méthode, en se faisant traîner à la queue d’un cheval emporté.

La monte américaine a tué tout cela.

Le centre de gravité est déplacé en avant, et en réalité le cheval ne galope pas, mais « tombe vers le centre de la terre, reporté indéfiniment devant son encolure ».

Cela va fort vite.

Aussi dit-on : le « vol » à l’américaine.



À l’école de Saumur, on en est resté à la saine tradition française.

On n’y saurait parler avec plus d’éloges d’un bon cavalier qu’en ces termes :

Il monte comme Buffon.



Quand, dans bien des siècles, il n’y aura plus de chevaux, le souvenir impérissable du Derby d’Epsom sera conservé, pieusement, dans les bocaux des pharmacies :

Sel d’Epsom !

Et le bon sportman, en son cabinet silencieux, écoutera courir et tressaillir au long du turf de ses entrailles l’héroïque chevauchée.

L’EXISTENCE DU PAPE

(Pasquin et Marforio, les deux célèbres statues de Rome, dialoguent).
MARFORIO

Quelles nouvelles ?

PASQUIN

La fin du monde ne saurait tarder, je vois cela à de certains signes : les chemins ne mènent plus à Rome, ils en partent.

MARFORIO

Vous voulez dire que S. M. Victor-Emmanuel part de Rome pour se rendre à Paris ? Je me demande si la courtoisie parisienne fera à l’original l’accueil qu’elle ne fait pas à son image, en un mot, si, à l’occasion de sa visite, elle octroiera, un cours valable aux pièces de monnaie à son effigie, qu’elle s’obstine à refuser.

PASQUIN

Pas toutes. Quant au roi, il circulera librement, par monts et par vaux, par delà les monts et par delà les vaux, et par voies ferrées et par landaus ; librement, c’est-à-dire au centre des bravos et bousculades d’une foule hurlante, et lui-même claquemuré dans un véhicule environné de policiers. Un roi est toujours une bonne pièce.

MARFORIO

Pas en son pays. Mais vous ne m’avez pas compris, Pasquin. Je vous demandais : quelles nouvelles — importantes ?

PASQUIN

Quelles nouvelles… de ma santé ?

MARFORIO

Ne pasquinez pas en ces douloureuses circonstances où la Chrétienté est en jeu. Votre santé est excellente, mon cher collègue de pierre. Quelles nouvelles, Pasquin, de la santé de Sa Sainteté ?

PASQUIN

Mais je vous ai répondu, Marforio ; tous les chemins partent de Rome, y compris celui qui mène de Rome au ciel.

MARFORIO

Que voulez-vous dire ? Le pape serait-il mort ?

PASQUIN

Le pape n’est pas mort. Il a de bonnes raisons pour cela.

MARFORIO

Le ciel en soit loué ! Alors, Sa Sainteté va mieux ?

PASQUIN

Hé ! non. Elle ne va pas mieux. Elle a, aussi, de bonnes raisons pour cela.

MARFORIO

C’est donc que le mal ne fait pas de progrès, et que l’état du Saint-Père est stationnaire. Pénible, mais consolante incertitude !

PASQUIN

C’est ce que l’on appelle l’infaillibilité papale. Mais prêtez l’oreille, Marforio, je vais vous confier un secret : le pape n’est ni mort, ni guéri, ni malade, ni vivant.

MARFORIO

Hein ?

PASQUIN

Le pape n’est rien de tout cela. Il n’y a aucun pape, il n’y a jamais eu trace de pape Léon XIII.

MARFORIO

Mais les journaux sont pleins de récits de gens qui ont été admis à son audience, et des détails de la maladie.

PASQUIN

La vanité humaine est crédule. Et vous, l’avez-vous vu, Marforio ?

MARFORIO

Vous savez bien que vous et moi, étant en pierre, les déplacements nous sont difficiles. Non, bien sûr, je n’ai pas été voir le pape. Je me mobiliserai un jour vers le Vatican si l’on me charge sur un carrosse, comme un ambassadeur ou si l’on adapte à mon piédestal un petit moteur et des roulettes. Mais ce n’est pas une raison, si je n’ai pas vu le pape, pour qu’il n’existe pas. Vous-même, Pasquin, avez-vous vu Dieu ?

PASQUIN

Si je l’avais vu, je me méfierais. On ne montre que ce qui n’est pas sûr, pour inspirer confiance. Voici la vérité, Marforio : le Conclave, fonctionnant à huis-clos…

MARFORIO

Oui, dans Conclave il y a : clave.

PASQUIN

… Élit clandestinement un pape… le plus vieux et le plus moribond cardinal. Et, tout de suite après, ce vieillard quasi-défunt se met à jouir d’une longévité extraordinaire…

MARFORIO

Comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie.

PASQUIN

Mais, précisément, toute sa vie il n’avait aucune aptitude pour ce sport, et on l’a élu parce qu’il devait mourir prochainement.

Il n’y a aucun pape vivant, Marforio : il y a un homme empaillé habilement ou un automate perfectionné, inusable et infaillible…

MARFORIO

Ce ne serait déjà pas si mal pour que le pouvoir spirituel ne garde rien de temporel.

PASQUIN

Il y a surtout — méditez ceci, Marforio — une tiare ! Pensez à de récents événements. La Chrétienté l’a payée fort exactement… le denier de Saint-Pierre.

MARFORIO

Mais les ponctions ?

PASQUIN

On ne lui fait pas de ponctions : on le remonte !

MARFORIO

Alors les flacons qu’emporte toujours le docteur Rossini ?

PASQUIN

Simple rafraîchissement pour la soif des interviewers.

MARFORIO

Sa Sainteté ne serait qu’une invention, canard en quelque sorte, de journalistes ?

PASQUIN

Ajoutez anticléricaux.

COPULATIVEMENT PARLANT

Population, c’est bien ; repopulation, c’est mieux.

La population désigne le tas de gens — desquels une bonne partie peuvent être de révoltantes bourriques — qui grouillent sur le sol de notre belle patrie.

La repopulation est une opération par laquelle on en double le nombre.

Le maire s’est sanglé de son écharpe tricolore et a dit, dans son patois légal :

« Allez, Madame et Monsieur. »

Notez que, des trois couleurs de l’écharpe, le bleu, voué à la Vierge, est une allusion discrète à la candeur de l’épousée ; le rouge symbolise l’ardeur sauvage et guerrière du marié. Le blanc est là, occasionnellement, pour rappeler qu’il y a certains choux, ripolinés ainsi, à éviter.

Ce n’est pas sous ceux-là qu’on trouve les enfants.

Les enfants se trouvent dessous un maire.



Au commandement : « Allez, Madame et Monsieur » de même que certains duellistes y prendraient un prétexte à rompre incontinent, Madame et Monsieur se précipitent, avec ensemble, dans un wagon et désertent le territoire de notre belle patrie citée plus haut.

« La trépidation excitante des trains… »

Sans doute ; mais comment, alors, faisaient Adam et Ève ?

Il est vrai que, troussés en cueilleurs de pommes, ils grimpaient aux arbres.

Ceci soulève un grave problème de droit.

L’arbre, pommier ou autre, fût-ce l’arbre de la liberté, est encore territoire de la belle patrie, car le sol appartient au propriétaire, comme on n’est point censé l’ignorer et comme le formule en d’assez bizarres termes, la loi, jusqu’au ciel : usque ad cœlum.

Donc, au cas où Ève aurait conçu son premier enfant au sommet d’un pommier, ce qui a répandu le bruit que nos premiers parents, grimpeurs, étaient singes, — ledit enfant devait, bien légitimement, être inscrit à l’état civil du Paradis terrestre.

Nous n’agiterons point la question de savoir, à propos de pommes, si l’enfant conçu après boire une bouteille de cidre est normand, où qu’on transporte la bouteille.

Le pommier du Paradis était la voie du Seigneur.

Nous avons bien des ascenseurs.

Constatons que quatre-vingt-dix-neuf sur cent de nos enfants sont élaborés sur les voies ferrées.


Horreur des horreurs du voyage de noces ! Voilà des petits Français qui sont tous nés, qui à Gênes, qui à Florence, qui à Berlin, qui à Yokohama, qui entre deux de ces stations.

Car le moment de la conception n’est-il pas la date de la vraie naissance ?

En revanche — et revanche est le mot auquel se complaît notre chauvinisme — les petits enfants confectionnés au delà de nos frontières, en Alsace-Lorraine, à Yokohama, Florence, Gênes et autres lieux, sont, pour la plupart, articles de Paris.

Ce sont nos petits enfants qui, en 1870, nous infligèrent la Tatouille.

Il y a des gens qui se font blanchir à Londres.

La France se fait repopuler à l’étranger.

Voilà de bon patriotisme importateur.



La manière de faire des enfants est assez connue.

Qu’on n’attende donc point de nous un petit traité technique et vulgarisateur sur ce sujet. Glissons légèrement.


M. Piot a dit :

« La repopulation, ça va ronfler. »

Boileau a dit :

« Vingt fois sur le métier… »

Que si vingt fois paraissent trop aux âmes économes, alors qu’elles se contentent d’une, mais que ce soit la bonne.

D’ailleurs, Boileau était incompétent en la matière : Abstème, comme son nom l’indique, et d’autre part, écrit-il lui-même, « très peu voluptueux ».

Des gens prennent pour devise, et se répètent à voix haute, à l’instant psychologique :

« Il faut que ça pète ou que ça casse. »

« Ça » et « ça », il va sans dire qu’ils « les » désignent en propres termes.



Il faut tout de même, dût notre pudeur en souffrir, que nous citions une des manières les plus à la mode de faire des enfants :

On se met membre d’une ligue repopulatrice — nous disons membre — et on crie à tout bout de champ ou à tout coin de rue : « Croissez et multipliez ! »

Quelle image !


À propos d’images, pourquoi ces mêmes moralistes repopulateurs interdisent-ils la vente des petites brochures illustrées propres à exciter à la repopulation ?



Les célibataires, vu leurs loisirs, car ils n’ont point le souci d’un ménage, sont plus que tous autres désignés pour la besogne de repopulation.

On peut hardiment affirmer que presque tous — nous disons : presque, pour ménager quelques hautes susceptibilités — presque tous les enfants en circulation sont issus des œuvres du célibat.



Il y a des célibataires vertueux qui s’abstiennent et qui usent de ce « restraint moral » de Malthus, en vente chez tous les bons fabricants de pneumatiques.

On connaît le cas de ce père de famille, qui n’était point encore père, mais aspirait à l’être, lequel fit en sorte que la mère de ses futurs enfants se rencontrât, à des fins repopulatrices, avec un célibataire militaire.

Il est entièrement faux que le militaire soit capable de réaliser aucun enfant mâle, du moins. Mais il usurpe le prestige de l’uniforme.

Celui-là garda trop son uniforme.

Il répondit, « après», au mari :

« Vous savez, moi, avec une femme que je ne connais pas, je garde toujours mon restraint moral ».

Il prononça : tunique, parce qu’on portait la tenue d’été.

PROPOS DE VILLÉGIATURE

En ces temps où, ayant laissé courir le Grand Prix, le Parisien, tant de Paris que de province, ne rêve plus que plaisirs champêtres et d’ouïr le gazouillis de l’oisillon ; en ces temps donc, nous ne conseillerons de meilleur guide au villégiateur que ces maîtres du genre, le Robinson Crusoé, celui des Demoiselles, et surtout le Robinson suisse.

Ce dernier surtout, de qui les aventures authentiques sont confirmées par ceci : de nombreux rejetons de sa vertueuse famille existent encore, à l’état insulaire, dans des églises, où des hallebardes, rapportées du vaisseau naufragé, leur servent à se défendre des animaux féroces.

Ces gens, tel Crusoé, vivent solitaires ; d’où l’expression : faire suisse.

Qu’on n’attende pas de nous des facéties usées sur l’Amiral : on sait bien qu’il n’y eut jamais d’amiral suisse ; ce peuple ne brigua point de vains honneurs ; n’empêche qu’il fut fécond en hardis matelots.

Car, pour qui sait lire, il est évident que le Robinson suisse n’aurait point été s’échouer au delà des mers, sur une côte déserte s’il n’eût été navigateur enragé.

Les indigènes d’un État où il n’y a point de mer doivent, plus que tous autres, céder à la frénésie de courir les Océans, en vertu de la constatation célèbre : Nul n’est prophète en son pays.

On trouvera, disons-nous, dans les relations des voyages de ce vaillant marin, de précieux exemples d’occupations propres à charmer une villégiature, ne fût-elle que dans la banlieue de Paris.

Pour ne citer qu’un de ces sports champêtres et nautiques, la pêche à la ligne, rassurons — celle-ci demeurant interdite jusqu’au dimanche qui suit le quinze juin — quelques consciences troublées.

Vous pouvez parfaitement bien, en ces temps interdits, immerger dans l’eau une ligne.

Choisissez vos amorces et appâts non selon le poisson visé, mais selon votre caprice personnel ; car, tout ce mois, tous procédés de pêche sont bons.

Jetez votre ligne, donc, et patientez.

En peu d’instants vous verrez poindre « le gendarme ». Ils vont généralement deux par deux et vous risquez un superbe coup double.

Rejetez votre ligne et patientez toujours.

En ces temps interdits, mais poissonneux, en peu d’instants vous aurez groupé autour de votre panier de pêche une multitude de gendarmes, gardes-pêche, gardes champêtres, etc., qui flattent l’œil par la diversité de leurs uniformes, car l’uniforme est toujours divers.

Rejetez les petits à l’eau pour la reproduction et le frai, et rapportez le reste à votre famille.

Mais voilà : tout le monde n’aime pas la friture de gendarmes.

LA CONQUÊTE INDIVIDUELLE

Il ne faut jamais faire ça, la guerre tout seul. Auquel cas, l’opinion publique, cette sensitive exquise, se rétracterait.

Expliquons-nous : quand les Français ou tel autre peuple, ont remporté une victoire plus ou moins quelconque, il va de soi qu’ils furent vainqueurs avec — selon l’expression consacrée — « une poignée » d’hommes contre des tas de gens.

La peinture et le théâtre illustrèrent ces hauts faits…

Mais n’a-t-on pas compris déjà que c’est parce qu’il est plus commode de représenter, en peinture ou au théâtre, la susdite poignée d’hommes qu’une innombrable armée,— que s’est établie la légende ?

Voyez les pièces de Shakespeare, quatre hommes sans caporal, pour figurer une armée, c’est bien suffisant.

Dans la pratique croyez-en l’opinion publique, pour battre un tas de gens il faut lui opposer un plus gros tas…

Ou alors le suffrage universel ne serait plus qu’une ineptie quelque peu abstruse.

Dans la pratique, donc, la majorité a toujours raison, et tout citoyen patenté doit être aimable avec la pratique.

Dans l’histoire, et belliqueusement parlant, c’est la poignée d’hommes qui l’emporte, et cela fait autant de noms de moins qui ne surchargent pas la mémoire de nos fils.

Où sont les dénombrements de la guerre de Troie ?

En l’an malgracieux de deux mille et tant, on retiendra un nom, un seul, M. Jacques Lebaudy…

À condition que l’on traduise encore Homère dans les classes, et que les pianos des temps futurs sachent jouer encore La Belle Hélène.


Un tout petit tas de gens, donc, voilà ce qui est admis et salué comme héroïque, par l’opinion publique.

Le drapeau peut être réduit, — sans cesser de couvrir de son ombre — aux dimensions d’un mouchoir de poche.

Deux mots de l’invention du drapeau.

Nous connaissons un paysan qui ne tolère point, — ou qui retarde, ou qui évite de nécessiter — l’ingérence de certaine pompe sanitaire dans les culs-de-basse-fosse de sa maison.

Pour en réfréner les débordements, il s’évacue sur la voie publique, dans la grande nature.

Mais, s’étant évacué, il marque la place, ensuite, en ingénieux philanthrope, d’un papier, naguère blanc, au bout d’un bâton fiché.

Car c’est bien la signification du drapeau : qu’on ne marche pas dessus ! Ne foulez pas le territoire.

On voit qu’il y a eu quelqu’un.



Un tout petit tas de gens, disions-nous. On connaît l’argument des anciens logiciens : où commence un tas ?

Or : où finit-il ?

Un seul homme constitue-t-il un tas ?

Le « rassemblement d’une seule personne » bien connu est-il légal ?

Il existe bien, à Bruxelles, des rues « d’une personne ».

En un mot, peut-on être mouton sans troupeau, ou militaire tout seul ?



Non, la conquête militaire ne peut faire battre nos cœurs chauvins, répétera l’opinion publique, que si on se met plusieurs à la faire.

Voyez ces autres officiers, les ministériels, ils s’accompagnent de deux recors.

Prudente mesure : la rage de battre, en ces temps sportifs, se détournera sur ces derniers.



M. Jacques Lebaudy a été chercher bien loin son titre honorifique d’ « Empereur du Sahara ».

Titre qu’il n’a pas inventé d’ailleurs : nous connaissions déjà les « gondoliers » de cette région.

Que ne se contentait-il, cet homme simple et pétri de bonnes intentions, avec un grain de folie des grandeurs, du parchemin de « Grand Sucrier » ?

Car il était l’aîné de son frère, qui, lui, fit cette première étape vers être conquérant tout seul : n’être plus soldat, en l’an de grâce 1895 et au Val-de-Grâce, au lit 9 — nous occupions fiévreusement le 10.



C’est étrange comme les parvenus, ces carabiniers, arrivent tard.

Ce sont nos tailleurs qui montent à cheval, alors qu’après-demain ou un autre jour nous nous prélasserons dans une machine volante.

Suivez la mode, messieurs, elle va vite.

Voilà exactement cent ans qu’il n’est plus de bon ton d’être militaire, puisqu’on ne le naît plus.

On le parvient.

L’uniforme est une savonnette.

En grande tenue, les mains sales.



M. Jacques Lebaudy a découvert Troie.

Il eût été suivi de quatre sacripants officiels qu’on l’eût décoré.

Mais tout de même il n’a fait que découvrir Troie, encore qu’il soit bien d’avoir trouvé cela : « tout seul ».

Et il a écrit, sans doute : « Hic Troja fuit ».

Ah non ! ce n’est pas là.

LA DÉCOUVERTE DE PARIS

Il est un site agreste que nous nous ferions scrupule de ne point révéler à l’amateur de déplacements et villégiatures : c’est Paris.

Vous avez acquis une villa dans la vraie campagne, à l’extrême limite du monde habitable, aux confins de la grande banlieue, si loin que les chevaux gris-pommelés des voitures de livraison du Bon Marché ne vont pas plus loin.

Vous êtes à 40 kilomètres de profondeur dans la villégiature.

Vous possédez une boule en verre qui vous amplifie la splendeur du paysage — peut-être êtes-vous myope ? — et devant laquelle tous les matins à l’aube de onze heures, après avoir remercié en un cantique le Très-Haut pour ses bienfaits, vous faites votre barbe.

Vous n’avez pas d’arbres en zinc, il est vrai. Ce sont pourtant les seuls qui supportent bien la grande chaleur, et qui, même quand le soleil les chauffe au rouge-blanc, demeurent verts. Mais vous avez des arbres en carton-pâte qui sont certainement un progrès de la civilisation et un chef-d’œuvre de la statuaire.

Le marchand de légumes, passe deux fois par semaine, le mardi et le jeudi.

Et vous faites venir des fleurs de Nice.

La pêche à la ligne vous a séduit. Vous avez désiré être le père, vous-même de vos asticots, et pour ce faire, vous avez laissé putréfier une tête de mouton, et elle odore comme cinq cent mille diables.

Les précieuses larves en dégouttent dans le silence de la nuit et dans la solitude, à peine troublée par quelques trompes d’autos et fanfares de pompiers, du jour dominical.

Vous n’avez pris, d’ailleurs, aucun poisson. C’est devant chez vous que les industriels font provision de vers de vase. Le jus du collecteur nourrit, surabondamment déjà, les habitants des eaux, encore qu’il s’épande, en outre, dans votre jardin et presque dans votre chambre à coucher.

Il fume vos terres — payées difficilement un franc le mètre « avec facilité de paiement » — ; il fume vraiment.

Quant à la chasse, ce n’est pas la peine d’en parler. Les rossignols se sont tus depuis mai et les poules des voisins se font rares.

Mon ami, je le vois, nonobstant — dirons-nous avec l’autorité d’un gendarme — vous n’êtes pas heureux, je veux faire votre bonheur. Et pas de rouspétance, qui que vous soyez, cycliste ou chauffeur, suivez-nous, montez sur votre mécanique, payez votre dette à la société en soulevant sous vos roues la poussière des routes nationales pour la rejeter derrière vous. Que vos circumvillégiateurs, vos voisins soient obligés d’épousseter leurs boules en verre et de laver leurs futaies métalliques à grande eau.

En route vers une villégiature meilleure !

Il est un site agreste… disions-nous en commençant.

Contemplez, du haut de cette descente, qui n’est pas dangereuse — que ce soit Villejuif, que ce soit le rond-point de la Défense — contemplez Paris.

Cette chose en fer, qu’on voit la première, c’est la tour Eiffel. Cela ressemble tout à fait à ces armatures métalliques au moyen desquelles on protège sur nos boulevards, nos platanes contre la dent des grands pachydermes et des marsupiaux.

Suivez-nous, qui que vous soyez, cycliste ou chauffeur, plongez au cœur de la ville.

L’ombre des grands arbres s’étend sur les Champs-Élysées et sur le boulevard Saint-Germain. L’onde s’échappe du tuyau des arroseurs avec un murmure de ruisseau.

Çà et là, des chemineaux se lavent les pieds. Des gosses en costume de plage font aller des petits bateaux dans le bassin des Tuileries, parmi les poissons rouges.

Des marchandes des quatre-saisons vous offrent dans des petites voitures et à bas prix, ces mêmes fruits qu’à grands frais et comme aux arbres de Noël, vous accrochiez aux arbres de votre campagne.

Les étrangers, attraction suprême, sont nombreux. L’étranger chez soi ! vous évitant tout déplacement.

Ces nababs ne se refusent rien. Imitez-les.

PLAISIR PERMIS

La plus grande escroquerie du siècle n’est point celle qu’on pense.

Elle s’affirme même antérieure à ce siècle, lequel est d’ailleurs en assez bas âge : trois ans à peine, cela paraît bien une longévité peu avancée pour un siècle, mais il y a un commencement à tout.

Le dix-neuvième siècle, à deux ans, était nubile et même père — de Victor Hugo.

La plus grande escroquerie donc, n’est point tant l’affaire Humbert que, si nous pouvons nous exprimer ainsi, l’affaire Hubert.

Disons : Saint-Hubert pour être plus clair. Des gens fort respectables s’obstinent bien encore, et malgré tout à prononcer : Sainte-Thérèse.

L’essentiel est qu’il soit entendu que « tout ça, ce sont des histoires de chasse ».

L’État, par une manœuvre qu’il est difficile de ne point qualifier de frauduleuse, vend à d’honnêtes contribuables le droit d’occire diverses bestioles connues sous le nom de gibier, alors que l’existence desdites bestioles est, le plus souvent, imaginaire.



Il est, en effet, sans exemple que le chasseur qui arpente la petite ou la grande banlieue fasse tomber sous ses coups aucun animal sauvage.

Quant aux animaux domestiques, vaches, veaux, canards et dindons, des prohibitions sévères lui interdisent de les attaquer.

Il arrive même que la présence de ceux-ci fasse totalement défaut. Aussi le chasseur avisé, désireux d’égayer par la présence d’un être animé sa morne solitude, se fait-il quelquefois accompagner d’un chien.

Il est bon de ne traiter ce fidèle animal comme gibier qu’à la dernière extrémité. Un tel coup n’est jugé honorable que si la bête est reconnue enragée.

Les Chinois mangent, comme on sait, le chien domestique ; le chien est l’un des rares animaux qui, atteints d’hydrophobie — exemple, la vache — ne soient pas comestibles.



Étant donné qu’il est absolument impossible d’endommager une créature quelconque à la chasse, l’État peut, sans se brouiller avec la Société protectrice des animaux, « permettre » ce sport.

Aussi l’usage s’établit-il de désigner le permis de chasse sous le nom de port d’armes.

Car le chasseur transporte une arme en divers lieux champêtres, et c’est tout.



Il la transporte à pied ou, plus volontiers, en chemin de fer.

Pour éviter des vexations de la part des employés des Compagnies, lesquels ont le droit de s’assurer que le fusil n’est point chargé, le chasseur préfère généralement dissimuler l’arme dans un étui, après l’avoir morcelée en divers fragments.



Une mesure que commencent à prendre les bons armuriers est de vendre des cartouches sans plomb.

Personne ne faisant plus ses cartouches soi-même, la substitution passe inaperçue.

Elle procure, du reste, deux avantages considérables : légèreté pour le porteur d’armes et sécurité pour les voisins.



Le plomb dans le gibier servi sur table est un condiment qui peut être ajouté après la cuisson.



La suppression du plomb, après celle de la fumée, est à l’étude dans les armes de guerre.



Il est dit de la chasse qu’on l’ouvre et qu’on la ferme ; mais les seuls endroits où il reste du gibier sont soigneusement fermés, toujours, au simple contribuable : nous entendons les chasses présidentielles et le jardin des Plantes.

LA VIERGE AU MANNEKEN-PIS

« Eh bien, eh bien, nous dit notre ex-précepteur et directeur de conscience l’abbé Prout, rencontré inopinément dans un bar ou quelque pire lieu ; eh bien, eh bien, mon cher élève, vous avez un peu déserté le tribunal de la pénitence, mais j’aurai la consolation de ramener une brebis égarée au bercail. Eh bien, eh bien, voilà qui est bien. À part ça, que faisiez-vous dans cet asile des voluptés déréglées ?

— Mais vous-même, mon cher abbé ?

— J’exerçais mon saint ministère. Je recrutais des néophytes, de jeunes vierges, encore parées de leur robe d’innocence, pour la bonne œuvre du Soulagement aux Tentations. Eh, eh, eh, ce sera là encore de longtemps, si le bon Dieu lui prête vie, la seule congrégation autorisée. Et vous sans doute, mon cher élève, vous faisiez des études de mœurs ?

— Je… cherchais des documents sur les pèlerinages de Lourdes et d’ailleurs pour Le Canard Sauvage. Si vous-même, mon bon abbé, pouviez me procurer quelques renseignements ?

— Eh, eh, eh, eh, dit l’abbé, je vous ai interwievé assez longtemps au saint tribunal de la pénitence, il n’est pas désagréable au Seigneur que les rôles changent et que les premiers soient les derniers. Oui, mon enfant, il y a des personnes pieuses qui se lavent dans l’eau de Lourdes les pieds et le reste et ainsi obtiennent la guérison de toutes les maladies les plus répugnantes. Il y a des personnes plus pieuses, ensuite, qui boivent de cette eau. Et de même que la gazelle altérée cherche une oasis dans le désert, ces bons chrétiens assiègent les chemins de fer pour parvenir à la source miraculeuse. Des trains de pèlerins transportent, à prix réduits, les personnes pieuses aussi, mais d’une fortune relativement modeste. Des personnes plus pauvres encore, à défaut d’eau de Lourdes, dégustent de l’eau de Saint-Galmier et de mille autres saints. Car l’eau de Lourdes ne supporte pas le voyage, il est bon que les hôteliers vivent, ainsi que les compagnies, de qui les voies de fer sont impénétrables, à l’instar de celles, plus douces, de Jésus. Et le bon Dieu n’a-t-il pas dit : si la montagne ne vient pas à vous, allez à la montagne, ou à la grotte ?

« Mon cher enfant, si vous voulez bien souscrire à cette bonne œuvre d’une petite somme, j’ai imaginé, pour le bien des fidèles, l’édifiante entreprise de « l’Eau de Lourdes à domicile », aseptisée, pour une modeste obole de supplément, par des filtres Chamberland, système Pasteur, et aromatisée, pour les personnes délicates, à leur parfum favori. On trouve au siège de l’œuvre en location, ou l’on reçoit contre remboursement en toute propriété, le collier-douche, le tub-piscine et, eh, eh, eh, eh, divers petits mécanismes intimes et hydrauliques assurant aux dames pieuses la naissance d’enfants mâles, ou à leur gré leur non-naissance, accompagnée du salut de ces bonnes petites âmes grâce à un baptême, si j’ose dire anticipé, avant qu’elles aient vu le jour.

— Vous buvez de cette eau, l’abbé ?

— Eh bien ! eh bien ! voilà qui est une excellente plaisanterie, sans outrepasser toutefois les bornes d’une honnête décence. Vous savez bien, mon cher élève, que, d’après les Saintes Écritures, les buveurs d’eau représentent ceux qui vivent dans les erreurs de l’ancienne loi, les infidèles, ou encore les hérétiques contemporains. Il n’y a plus guère à boire l’eau de Lourdes, hélas ! que les juifs et mahométans. Ce sont là, en les temps troublés où nous vivons, les derniers bons chrétiens. Un saint prêtre boit, comme le patriarche Noé, du vin, ce sang du Seigneur, dès son réveil. Le Canard Sauvage qui est le livre de chevet dans toutes les bonnes maisons religieuses non moins que laïques, et représente en quelque sorte la Semaine laïque, avait prédit l’extrême longévité du défunt Saint Père en raison des doses considérables d’alcool qu’il absorbait. Son vénérable successeur, Sa Sainteté Pie X, encore que sobre et végétarien, ne manque point d’engloutir, à chaque repas, son demi-litre au moins de vin de Frioul et, entre les repas, ses verres de vin amer quasi à tout moment.

— Mais la piscine de Lourdes, mon cher Prout ?

— À propos de la piscine, précisément, une autre bonne œuvre, pour laquelle je solliciterai votre obole. Il existe à Bruxelles, comme vous savez, la statue d’un petit enfant, le Manneken-Pis, représenté au moment où il se livre à la satisfaction d’un besoin innocent. Pour joindre l’utile au naturel, la municipalité en a fait une fontaine et en règle le cours par un robinet. Des auteurs profanes disent que c’est là la statue d’un petit enfant qui offensa le Seigneur en faisant pipi sur le passage d’une procession et fut condamné, Juif-Errant nouveau et chrétien, à continuer jusqu’au Jugement. Le sculpteur fut brûlé comme bougre. Les auteurs sacrés ont découvert que ce n’était rien moins que l’effigie miraculeuse de l’enfant Jésus, dispensant le fleuve de ses bénédictions sur le monde, et le symbole du baptême. C’est une croyance populaire et véridique qu’au temps de la vie humaine de notre Seigneur, partout où il épancha certaines nécessités, la végétation crût miraculeusement et réalisa une flore presque tropicale...

« Mon œuvre consiste, mon cher élève, à transformer, par une canalisation ingénieuse, toutes les statues de la vierge à l’Enfant en « vierges au Manneken-Pis ». On met le gaz dans les églises. Pourquoi pas l’eau ? Un bénitier recevra le trop-plein et un tronc les aumônes des fidèles. La statuaire moderne et perfectionnée de Saint-Sulpice donnera, si les ressources de l’œuvre prospèrent, au divin Enfant, une attitude plus propre à faire illusion : sa mère le tiendra accroupi loin du sol, comme font les bonnes nourrices.

« Je possède dans mes collections d’estampes pieuses une vieille gravure sur bois, éditée à Troyes et représentant un miracle de Notre-Dame de Chartres, où l’Enfant jette sur les pèlerins accourus des rayons — pas autre chose, car notre bonne œuvre n’était pas encore fondée… L’Enfant, si je puis ainsi dire, mon cher élève, semble sur l’image, pressé entre les mains de sa divine Mère comme un siphon d’eau de Seltz… « Eh bien, eh bien, voilà qui est le mieux du monde et d’un favorable augure pour notre chrétienne entreprise.

« On vend déjà, par les soins de l’œuvre, des petits modèles du nouvel enfant Jésus, montés en épingle de cravate, avec jet garanti jusqu’au milieu de la rue… »

Nous interrompîmes l’abbé en lui mettant dans la main la « modeste obole » que, selon sa coutume, il acceptait, pourvu que la modestie n’en fût point trop infime, et nous n’écoutâmes point l’alléchant programme d’une autre, magnifique, de ses inventions canoniques : la Vierge aux Suppositoires.

FAITS-DIVERS

À Loyson-Bridet, journaliste.

Ce qui frappe tout d’abord dans les « faits divers » c’est leur parfaite similitude.

Assassinats de demi-mondaines — rarement de mondaines tout entières — et chiens ou gens écrasés, on ne sort pas de là.

Il faut donc abandonner l’idée que le mot « divers » implique quelque variété dans ces incidents.



Et l’on dit très bien, au singulier, « un » fait « divers ».

Un fait n’est pas divers tout seul, si l’on veut signifier, par « divers », « varié ».

Que faut-il donc entendre par là, et qu’entendaient nos grands écrivains ?

Ne rappelons pas la phrase : « l’homme, ondoyant et divers ».

Allez donc traiter un sergent de ville d’ « ondoyant et divers » et voyez ce qu’il ripostera.

« Divers » n’est pourtant pas exactement une injure.

N’empêche que l’on ne trouve jamais autre chose, sous la rubrique « faits-divers », que les « crimes et accidents ».

En tous cas, pas grand’chose de propre.



On prononce : « pervers » et « dilapider ».

Le fait-divers, même tout seul, serait celui « qui n’est pas conforme » à l’ordre social.

On connaît aussi les frères « convers ».

Mais il y a une nuance.

Et ce sont eux, dans les couvents, qui accomplissent toutes les basses besognes.

Et voyez, d’ailleurs, ce que M. Combes en a fait.



Un voyage de Président de République, un décès de Pape, n’étant pas nécessairement délictueux, ne peuvent trouver place dans les faits-divers.

Ils sont trop considérables et trop rares.

Le fait divers est la menue monnaie de l’information.

Et il existe une différence, tout de même, entre le décès de l’empereur des camelots et l’avènement de l’empereur du Sahara.


Les faits-divers comprennent tout ce qui n’est pas important.

C’est le prospectus qu’on laisse dans la loge du concierge, pour qu’il s’en délecte.

Il préfère son feuilleton, mais le fait-divers est-il autre chose, sinon qu’un roman, du moins qu’une nouvelle due à la brillante imagination des reporters ?

Si les reporters devaient attendre que le fait-divers existât, leur journal paraîtrait le surlendemain.



À propos, parmi les faits patibulaires, délictueux et divers, il est de bon ton, parfois, d’insérer le couronnement d’une rosière.

C’est le grain de beauté, blanc, sur l’ébène de Taupin.

Et c’est le lis dans une sombre vallée.



Les faits-divers sont le théâtre à côté des grands articles.

C’est l’accessit des premières pages.

Et ils ont leurs coudées franches, à présent que les journaux ont tant de pages.



Ils restent, pourtant, le tiers-état du journalisme.

Le « quart-état », ce sont les annonces.



Les enchaînés, dans la « Caverne » de Platon, charmaient leurs loisirs à contempler le défilé des ombres sur leur muraille humide.

Chat-Noir antique !

Les reporters modernes ne voient pas plus loin, du moins, que le bout de leur nez, lequel ils portent court.

Alors ils photographient.



Mais le fait-divers…

C’est un fait.

LA PÊCHE À L’AMIRAL

M. Pelletan se plaît, noble passe-temps, à pêcher et extraire hors de l’eau la gent aquatique, et singulièrement les amiraux.

Que l’on ne considère ce modeste Essai sur la pêche à l’amiral que comme un plus modeste encore appendice au Traité de pêche à la ligne que nous ne manquerons point de publier un jour.

C’est là où nous exposerons, plus en détail, comme quoi et pourquoi les asticots se dirigent vers le nord-ouest...

Quoi qu’il en soit, la pêche à l’amiral est un sport fort goûté, et la capture de cet énorme cartilagineux un fort beau coup de ligne.



Que s’il vous est arrivé de mettre à mal, le séduisant au moyen de gruyère préalablement compissé par une jeune vierge, le gros barbeau de quatre à sept livres, vous aurez été ébahi, peut-être, des objurgations et jurons malsonnants que la bête éructe hors de sa barbiche.

On sait que le langage des poissons est un fait constaté, acquis à la science.

Pour notre part, nous avons entendu distinctement le susdit gros barbeau s’exprimer, à notre encontre, selon le vocabulaire très restreint de Cambronne.

Il n’est donc point étrange que l’amiral, extirpé de son élément naturel, tire quelques protestations véhémentes du fond de sa vessie natatoire.


Petit poisson deviendra grand
Pourvu que Dieu lui prête vie...

Voilà la devise de tout aspirant de marine qui se respecte, s’il est ambitieux.

Et s’il respecte son uniforme, il sera ambitieux.



Il n’y a que le maquereau qui atteigne, du premier coup, toute sa taille.



Le Borda est un excellent établissement de pisciculture pour les alevins.



Mais le ministre de la marine fut sage de ne point prêter attention aux derniers frétillements de sa prise.

En pareil cas, retirez délicatement l’hameçon du museau de la bête, et jetez-la dans votre sac à poisson.

Le vice-amiral Maréchal se vante de pouvoir frétiller fort longtemps hors de l’eau.

Il s’en vante en ces termes :

« Je dois quitter l’activité de service en novembre 1905 : j’ai encore deux ans devant moi. » Qu’on parle, après cela, de la vitalité de l’anguille, qui parcourt la nuit, à sec, les prairies, et des carpillons qui voyagent fort loin emmitouflés de simple mousse !



N’empêche : le vice-amiral Maréchal — ou le vice-maréchal Amiral, on se perd dans ces grades — est moins heureux que le poisson dans l’eau.

Quant au ministre de la marine, il doit se délecter au sein d’une béatitude identique à celle de l’enfant en bas âge cassant son premier bocal de poissons rouges.

Rouges, ou de tout autre couleur, suivant le caprice des uniformes.

Et il est doux d’assister à des tempêtes dans un bocal, étant en dehors du verre.



Même si la science a découvert le langage des poissons, et la presse celui des animaux, n’est-on pas couvert, par cette vieille tradition, qu’ils sont muets ?

Et l’armée, cette marine de terre — puisque la marine est bien l’armée de mer — n’est-elle pas dite la grande Muette ?

S’ils sont muets, n’avons-nous pas le droit d’être, à leur égard, sourds ?

Ou, c’est parce que nous sommes sourds qu’ils sont muets.

Quelle âme, si compatissante qu’elle soit, s’inquiète de ce que la sardine a subi dans l’huile le supplice des anciens faux-monnayeurs et de saint Jean à la Porte Latine, et fut décapitée comme Louis XVI ?



À propos, l’amiral suisse et — l’on n’ignore point qu’il exista, voici plus de deux siècles, au temps où une flotille fut créée à Genève — l’amiral suisse, donc, est un poisson de lacs, analogue à la féra et à l’ombre-chevalier.

Voici le suprême coup de scion — ou de fion — propre à charmer les prochaines vacances de M. Camille Pelletan, ministre de la marine.



De même que les chasses présidentielles, il y aura les pêches ministérielles.

Mais que les amiraux se rassurent : leur capture sera prohibée pendant deux mois — pour qu’ils puissent frayer.

Qu’ils ne s’effrayent point, et qu’ils frayent.

Comme cela, la marine française verra encore de beaux jours sur l’eau.

LA PASSION CONSIDÉRÉE COMME COURSE DE CÔTE

Barrabas, engagé, déclara forfait.

Le starter Pilate, tirant son chronomètre à eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla les mains, à moins qu’il n’eût simplement craché dedans — donna le départ.

Jésus démarra à toute allure.

En ce temps-là, l’usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Mathieu, de flageller au départ les sprinters cyclistes, comme font nos cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc Jésus, très en forme, démarra, mais l’accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d’épines cribla tout le pourtour de sa roue d’avant.

On voit, de nos jours, la ressemblance exacte de cette véritable couronne d’épines aux devantures de fabricants de cycles, comme réclame à des pneus increvables. Celui de Jésus, un single-tube de piste ordinaire, ne l’était pas.

Les deux larrons, qui s’entendaient comme en foire, prirent de l’avance.

Il est faux qu’il y ait eu des clous. Les trois figurés dans des images sont le démonte-pneu dit « une minute ».

Mais il convient que nous relations préalablement les pelles. Et d’abord décrivons en quelques mots la machine.

Le cadre est d’invention relativement récente. C’est en 1890 que l’on vit les premières bicyclettes à cadre. Auparavant, le corps de la machine se composait de deux tubes brasés perpendiculairement l’un sur l’autre. C’est ce qu’on appelait la bicyclette à corps droit ou à croix. Donc Jésus, après l’accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l’on veut sa croix.

Des gravures du temps reproduisent cette scène, d’après des photographies. Mais il semble que le sport du cycle, à la suite de l’accident bien connu qui termina si fâcheusement la course de la Passion et que rend d’actualité, presque à son anniversaire, l’accident similaire du comte Zborowski à la côte de la Turbie, il semble que ce sport fut interdit un certain temps, par arrêté préfectoral. Ce qui explique que les journaux illustrés, reproduisant la scène célèbre, figurèrent des bicyclettes plutôt fantaisistes. Ils confondirent la croix du corps de la machine avec cette autre croix, le guidon droit. Ils représentèrent Jésus les deux mains écartées sur son guidon, et notons à ce propos que Jésus cyclait couché sur le dos, ce qui avait pour but de diminuer la résistance de l’air.

Notons aussi que le cadre ou la croix de la machine, comme certaines jantes actuelles, était en bois.

D’aucuns ont insinué, à tort, que la machine de Jésus était une draisienne, instrument bien invraisemblable dans une course de côte, à la montée. D’après les vieux hagiographes cyclophiles, sainte Brigitte, Grégoire de Tours et Irénée, la croix était munie d’un dispositif qu’ils appellent « suppedaneum ». Il n’est point nécessaire d’être grand clerc pour traduire : « pédale ».

Juste Lipse, Justin, Bosius et Erycius Puteanus décrivent un autre accessoire que l’on retrouve encore, rapporte, en 1634, Cornelius Curtius, dans des croix du Japon : une saillie de la croix ou du cadre, en bois ou en cuir, sur quoi le cycliste se met à cheval : manifestement la selle.

Ces descriptions, d’ailleurs, ne sont pas plus infidèles que la définition que donnent aujourd’hui les Chinois de la bicyclette : « Petit mulet que l’on conduit par les oreilles et que l’on fait avancer en le bourrant de coups de pied. »

Nous abrégerons le récit de la course elle-même, racontée tout au long dans des ouvrages spéciaux, et exposée par la sculpture et la peinture dans des monuments « ad hoc » :

Dans la côte assez dure du Golgotha, il y a quatorze virages. C’est au troisième que Jésus ramassa la première pelle. Sa mère, aux tribunes, s’alarma.

Le bon entraîneur Simon de Cyrène, de qui la fonction eût été, sans l’accident des épines, de le « tirer » et lui couper le vent, porta sa machine.

Jésus, quoique ne portant rien, transpira. Il n’est pas certain qu’une spectatrice lui essuya le visage, mais il est exact que la reporteresse Véronique, de son kodak, prit un instantané.

La seconde pelle eut lieu au septième virage, sur du pavé gras. Jésus dérapa pour la troisième fois, sur un rail, au onzième.

Les demi-mondaines d’Israël agitaient leurs mouchoirs au huitième.

Le déplorable accident que l’on sait se place au douzième virage. Jésus était à ce moment dead-head avec les deux larrons. On sait aussi qu’il continua la course en aviateur… mais ceci sort de notre sujet.

« T’EN AS UN ŒIL » ET « M’AS-TU VU ? »

La fonction créant l’organe, voici comment l’organe de la vision est né dans le monde des théâtres.

Les gens de qui la profession est de se donner en spectacle — de se louer plutôt, il y a le cachet — répétèrent tant de fois depuis Thespis, la question connue que peu à peu se développa le système oculaire permettant de les voir.

Mieux : à cette évolution se rattache l’invention des lorgnettes, lorgnons, face-à-main et autres jumelles.

Satisfaits alors seulement un peu, après deux mille ans d’attente les Cabotins, au vingtième siècle, daignent remercier le spectateur professionnel et empressé par la formule de politesse :

« T’en as un œil ! »

Avoir un œil, c’est là une assez belle récompense de si longs efforts vers la vision.

Il est remarquable que ladite formule : « T’en as un œil » ne varie point, même si le spectateur se sert d’une jumelle.

Dans l’esprit du cabot, l’œil destiné à l’admirer n’est jamais assez grand.



Il n’est pas certain que le Cabot soit doué, de son côté, de l’organe de la vision.

Il est généralement privé de divers attributs essentiels : nous voulons dire du moins qu’il ne possède aucune espèce de barbe.

Aussi, de même que le coucou pond dans le nid d’autrui, le cabot se pare-t-il de villosités étrangères propres à remédier à l’insuffisance de son pelage.

Il est rare qu’il porte ces fourrures dérobées un très grand nombre de soirées de suite. Ajoutons qu’outre les barbes artificielles, il s’emmitoufle aussi de vêtements empruntés.

Le Cabot ne sortant de sa bauge ou de sa loge que pendant l’hiver et à des heures tardives de la nuit, il n’est pas étonnant qu’il soit frileux.

Il projette devant lui à ces heures-là, à l’instar du ver-luisant, une lumière qui l’éclaire par en bas. De même aussi que chez le lampyre, ce sont les femelles qui donnent le plus d’éclat.

Cette lumière pâle, de nature électrique, rayonne peu de chaleur. Aussi certains cabots de la grosse espèce, industrieusement, se chauffent-ils au moyen de troncs d’arbre fendus dans leur longueur et divisés en voliges.

C’est ce que le Cabot appelle, en son gazouillis, brûler les planches.

PENSÉES HIPPIQUES

Victor Hugo a écrit, dans Notre-Dame de Paris : « Sans le cheval, point d’homme. »

Si la femme cherche dans l’homme la bête, le cheval a ceci de bon, qu’il est une très grosse bête.

Le cavalier est détachable, et peut être admis ailleurs qu’à l’écurie : il ne dépare ni un salon ni une chambre à coucher.

Le cocher est un cavalier à roulettes.

Le bourgeois répète volontiers que la « femme du monde » a l’équipage pour le cocher.

Le cocher, c’est Orphée charmant les animaux, c’est Hercule vainqueur des monstres ; c’est le mâle qui dompte la bête — ou l’ange au besoin.

Mais il peut y avoir une femme qui ne possède point de cocher.

Celle-là va au Concours Hippique.

Les habits rouges et les uniformes sont là pour se donner en spectacle à tout le monde, et aussi à elle.

Elle peut s’imaginer qu’ils sont de sa livrée.

La plus noble conquête du cheval, c’est la femme.

LA TRAITE DES BLANCHES

Au prix où est le beurre, c’est-à-dire le bon lait non écrémé se faisant de plus en plus rare et les ruminants femelles ne pouvant suffire à la demande, de vertueux philanthropes ont organisé, sur une vaste échelle, la traite des blanches.

Les premières laiteries de ce genre furent bâties au bord de l’onde de clairs ruisseaux, dans des paysages de vacherie normande ou de laiterie suisse. Les actuelles élisent domicile dans les rues les plus étroites et sombres de Paris. Des volets soigneusement clos, fenêtres ouvertes, entretiennent la fraîcheur et — hygiène et ventilation — un perpétuel courant d’air.

Traire devant le client est vieux jeu et permettait des fraudes. Le client opère lui-même.

Par malheur, les vertueux philanthropes glorifiés plus haut omirent de tenir compte de cet axiome rustique (imprimé en effet dans La Maison Rustique des Dames) :

« Ce sont les poules noires qui pondent les œufs les plus blancs ».

Qu’on ne croie point à un effet de contraste et d’optique, comparable à la blancheur du lis, plus éclatante comme on sait, au fond d’une sombre vallée.

Dans le cas même du lis, la noirceur de la vallée entretient la décoloration de ses pétales : c’est ainsi que l’on blanchit des salades en cave.

Mais si hermétiquement dérobées à tout soupçon de lumière que soient lesdites vallées à lis, avec le gaz à trois sous, portant son flambeau dans les plus obscurs réduits, c’en sera fait bientôt de cette mauvaise herbe des champs qui, dit la Sainte Écriture : « ne travaille point ni ne file point.



Il n’y a qu’une graminée qui se croise les bras davantage, et qui n’a bien gagné que son nom : on l’appelle le chaume.

Mais revenons à nos bergeries.

D’après l’argument de la poule noire, on ne trairait pas du tout, des blanches, du lait blanc.

Crème, tout au plus, couleur crème, ce qui serait bien ; café au lait ou chocolat, le rêve ! mais peut-être tout bonnement isabelle, ce qui serait sale.

Isabelle, le joli nom pour une blanchisseuse !

D’après toujours l’argument de la poule noire, ce sont les nègres qui font, sans discontinuer, tous les enfants blancs.

Aussi, et malgré le dicton, proverbial seulement au piano, qu’une blanche vaut deux noires (on dit ça quand on manque de noires), dans toute bonne maison dont l’enseigne porte, en chiffres : « Traite des blanches », et qui se respecte, il y a une négresse.

OPINION DE L’HOMME COUPÉ EN MORCEAUX

Notre excellent ami l’Homme coupé en morceaux — et, entre parenthèses, c’est un vertueux citoyen, de jugement sûr et éclairé, que l’on consulte trop rarement — notre excellent ami l’Homme coupé en morceaux, donc, voulut bien nous donner son avis sur la meilleure manière d’obvier aux écrasements par automobiles.

« Le grand facteur du péril dans Paris, commença-t-il, c’est le trottoir, encore que ce mot soit pris inconsidérément : car le piéton n’y trotte pas, il piète.

— Mais le trottin ? objectâmes-nous.

— Le trottin ne trotte pas non plus, rétorqua avec sévérité l’Homme coupé en morceaux ; car cette progéniture de l’homme à pied (on désigne d’un vocable voisin celle du cheval) a pour fonction de le guider, l’entraînant à sa suite sans le « lâcher » ni distancer, quand il est devenu vieux. Ainsi, Antigone se fit une situation, conduisant Œdipe, de qui le sobriquet, renouvelé des Grecs, est le Pied-Enflé ou le Gros-Marcheur.

« Mais revenons à nos piétoirs. C’est le piétoir ou trottoir, donc, qui fait tout le mal, parce qu’il y a deux trottoirs. Le piéton qui gambade sur l’un, se demande toujours s’il n’eût pas mieux fait d’élucubrer ses entrechats à même l’autre. Et le voilà qui bondit, faisant la capricieuse navette, du trottoir droit au trottoir gauche, et vice versa, à une allure qui ne serait comparable qu’à celle du vol des oiseaux ou celle du rat empoisonné.

« Des édiles déments, en outre, ont institué au beau milieu de la circulation des véhicules, des refuges. Ça fait trois trottoirs. Du haut de ces pyramides, quarante fourneaux pour le moins, à la fois, contemplent sous quelles roues ils se jetteront.

— Et, l’auto passe !

— Oui, feignit de sangloter, par dérision, l’Homme coupé en morceaux. Pauvres veuves ! pauvres petits enfants !

Puis il reprit froidement de sa voix naturelle :

« Bien fait, fallait pas qu’ils y aillent ! »

Et, à brûle-pourpoint :

« Avez-vous remarqué qu’on ne relève jamais, sous la rubrique Écrasements, ni de dessous les restes, ou les dessous, pantelants et déchiquetés, le nom ou le bristol de visite d’une de ces jeunes dames qui « font le trottoir » ? Le trottoir ! Elles n’en ont qu’un. C’est le bon et elles le gardent. Les saute-ruisseau périssent. Elles ne traversent jamais.

— La police bienveillante et morale veille sans doute ?

— L’homme au bâton blanc veille aussi sur l’être humain, à pied, mâle et sans carte d’identité, qui traverse et qui a la rage de prendre les rues en large et non en long, rugit l’Homme coupé en morceaux ; mais voilà : il ne se sert pas assez souvent, pour en corriger les écarts, de son bâton rouge chauffé à blanc.

— Évidemment, sur un « tabac » préalable, l’écrabouillement serait moins qu’un pétale de rose ; mais, vous-même — et nous regardions dans les yeux l’Homme coupé en morceaux — vous-même, si peu rancuneux à l’encontre des écraseurs, c’est bien un accident d’automobile qui vous a divisé ainsi en fragments épars ?

— Non, dit l’Homme, lugubrement : c’est une tuile, une ardoise coupante que j’ai reçue sur la tête.

— Tombée d’un dirigeable, alors ? Accident de locomotion aérienne ?

— Pas d’un dirigeable, glapit l’Homme coupé en morceaux : qu’est-ce qu’il vous faut donc ? le cochon aurait visé ! »

PARIS-MADRID

SOUVENIRS DE LA ROUTE

Le baron de Sèze-Coat essuya une larme, la sécha — involontairement sans doute — avec la cendre de son cigare qu’il secouait de l’ongle et qu’il s’envoya dans l’œil, et, cédant aux sollicitations de ses convives, aux liqueurs, dit :

« Oui, Messieurs, trois cent-quinzième engagé, mais depuis le premier kilomètre tenant la tête, je gardais encore, près de la frontière espagnole, l’illusion de la victoire. Ma deux cent-soixante chevaux glissait sans effort, paresseusement, si j’ose dire, comme dans un rêve. Et j’en venais à regretter, désireux de mettre à l’épreuve les excellentes qualités de mon moteur, que le grand roi, dans une intention louable, sans doute, eût supprimé les Pyrénées. Il est bien, pour un souverain, d’encourager l’automobilisme, mais, que diable ! conservons les sites ! »

Un murmure approbatif courut.

« Néanmoins, reprit Sèze-Coat, le spectacle de la célèbre chaîne des montagnes, hélas ! défunte, vaut le voyage. Avant d’arriver en vue de ce panorama sensationnel, je fus avisé de pousser la manette qui ouvre l’âme de l’artiste aux émotions esthétiques, par ce conseil du Touring-Club, lu sur une plaque bleue : « Attention ! descente dangereuse », suivi d’un petit croquis, en blanc, de caniveau.

« Car l’histoire a raison : il n’y a plus de Pyrénées, mais il y a, naturellement, à la place d’où elles furent extraites, un trou, un caniveau assez profond. Les « cols » d’autrefois, au contraire, se reconnaissent à ce signe, qu’ils sont maintenant des pics élevés. Les neiges éternelles entretiennent leur blancheur.

« Cependant, le ronflement, derrière moi, du moteur du redoutable professionnel Annulé junior (101e de la liste des engagements) m’arracha aux délices de la contemplation du site.

« Alors, littéralement, je me grisai de vitesse.

« Grisai est le mot, et j’en vis bien les effets : je fus gris d’autre chose que de la poussière soulevée ; et, bientôt, je vis sous un jour tout nouveau la route.

« Les arbres et les tas de cailloux filaient en sens inverse de ma course, des deux côtés de mon auto, à cent cinquante, pour le moins, kilomètres à l’heure, comme soucieux d’établir pour leur compte un record à rebours : Madrid-Paris.

« L’évidence s’imposait : si ces objets filaient, c’était moi qui étais en panne — la fâcheuse panne !

« Et les explosions de la machine de cet animal d’Annulé qui se rapprochaient toujours !

« En outre, je découvris quelque chose de pire : un piéton à l’horizon, au beau milieu de la route, qui par quelque miracle se précipitait à reculons vers moi, à cette vitesse, que je ne faisais plus, de cent cinquante à l’heure.

« L’auto allait être broyée !!!

« — Nous sommes f…us ! hurlai-je à mon mécanicien.

« Le derrière de l’extraordinaire piéton heurta l’avant train avec un bruit flasque : l’auto, je ne sais comment, lui grimpa sur les épaules : elle monte très bien les côtes. Je ne m’étonnai plus quand l’homme à pied déclina ses noms et qualités :

« — Strongfort, Strongfort lui-même, dit Boit-sans-Soif-l’Obstacle.

« Et l’athlète bien connu ajouta :

« Ça pèse moins lourd en vitesse qu’arrêté.

« Il laissa Annulé prendre une avance de deux minutes, puis, courtoisement, déposa mon auto sur le sol. »

Le baron termina :

« — Vous l’avez deviné, messieurs, Strongfort était soudoyé par la marque de mon seul rival sérieux, le professionnel Annulé junior.

« … Et voilà pourquoi, messieurs, je ne fus pas vainqueur. »

ELLE ARRIVE, LA VÉRITÉ

Un agent trop zélé, à Paris, a dressé procès-verbal à M. Vanderbilt pour excès de vitesse en automobile.

Or, M. Vanderbilt n’était pas à Paris ce jour-là. Le tribunal l’a acquitté.

Erreur judiciaire : car quelle meilleure preuve d’une allure exagérée que d’être en même temps à Paris et de n’y être point ? que d’être arrivé sans être parti ?

La vérité arrive aussi. Tout arrive.

M. Elina est un arriviste.

Mais il n’a pas fait le faux. C’est dommage.

Le faux peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

La tiare est un bonnet de coton en or.

Faux ou vrai, bonnet jaune, jaune bonnet.

Et puis Saïtapharnès avait horreur de ce genre de coiffure.

C’est bien la tiare de Saïtapharnès, mais Saïtapharnès n’a jamais porté de tiare.

Saïtapharnès, en tant que porteur de tiare, n’a jamais existé.

« Saïtapharnès », mais c’est la signature du fabricant de l’objet.

Le faux peut quelquefois n’être pas faux — sans blague.

ASEPTISONS ! ASEPTISONS !

Quand nous étions en fort bas âge, nous nous contentions fort bien, pour nourriture, du lait de notre nourrice absorbé sur place et comme qui dirait sur le zinc — ou sur le sein.

Depuis, notre science ayant marché, nous n’oserions boire de ce blanc liquide sinon pasteurisé et enfermé dans des fioles pharmaceutiques : le bon lait pasteurisé ne doit point différer du chlore pur ! L’antisepsie est une opération par laquelle on empoisonne les microbes, de peur d’empoisonner le consommateur.

Le lait est-il un aliment ? Une telle discussion dépasserait le cadre de cet article.

Le pain est-il un aliment ? Il serait difficile, sans détruire toutes les conclusions de la science moderne, de se prononcer autrement que par la négative hardie. Le pain, de par le levain qui en est la base, n’est que le produit de l’extrême degré de la putréfaction. Ce levain, qui soulève la pâte et la crible de trous, comme d’une petite vérole, comment ne soulèverait-il pas le cœur ?

Aussi, les philanthropes ont-ils recherché mille moyens de « faire passer le goût du pain ».

Ici surtout, l’antisepsie triomphe.

Si, chevaleresque, vous menacez autrui de pointes sorties, telles des cornes d’escargot, hors de leur coquille, un docteur flambera, au moyen d’alcool enflammé, ces pointes d’épées.

La pointe, entre les mains de quelque maladroit peut, aseptisée ou non, piquer légèrement, mais douloureusement, l’avant-bras, et la meilleure antisepsie, serait peut-être un bouchon sur la pointe. Mais voilà on ne ferait plus attention, et la lame cassée, étant triangulaire, blesserait par trois pointes !

De même, on a cru longtemps que c’était par férocité que MM. les Apaches mâchaient les balles de leurs revolvers. Or, c’est ainsi que dans le Groënland, les femmes des Esquimaux mâchent, pour les assouplir, les peaux de phoques. Ce sont également les femmes des Apaches qui mâchent les balles, afin de vérifier si elles ne contiennent aucune substance toxique, comme les rois jadis entretenaient, pour vérifier la bonté de leur cuisine, des dégustateurs. La police, favorisant cette œuvre sanitaire, la police, ce maître-queux, s’intéresse hebdomadairement à la santé des femmes d’Apaches, pour qu’elles puissent vaquer, parfaitement bien portantes, à leur besogne de dégustatrices. Ainsi, le contribuable, à travers qui la balle aura pratiqué son trou, ne risquera point quelque fâcheuse indigestion.

Un tel exemple, venu de gens de mœurs simples, s’impose aux pouvoirs publics : à quand — et ceci (on ne sait pas ce qu’on deviendra) intéresse tous les honnêtes gens — à quand l’antisepsie du couteau de la guillotine ?

UN KLONDYKE À PARIS

CE QU’ON FAIT DES VIEUX PAVÉS

Arrachage dans Paris des pavés sous des prétextes divers : Métropolitain, nouvelles lignes de tramways, pavés de grès à remplacer par des pavés de bois. Arrachage même hors Paris du bon vieux pavé du roy dans la forêt de Fontainebleau ; afin de préparer soi-disant, des routes macadamisées au Touring-Club… Où vont tous ces vieux pavés que des fourmilières d’ouvriers déterrent avec une rage fébrile digne de chercheurs d’or ?

Nous ne savions pas, comme on verra, si bien dire.

La Ville de Paris s’en débarrasse en les cédant à des entrepreneurs au prix modique de six sous l’un.

Des particuliers originaux en acquièrent. Dans quelle intention, Seigneur ?

Nous avons interviewé l’un de ces particuliers, un honorable rentier, M. Joseph Donzé, 78, boulevard de Port-Royal, familièrement connu dans son quartier sous le sobriquet mythologique du « paveur en chambre ».

Nous montâmes à son petit cinquième, mais fûmes sur le point de nous retirer, aussitôt discrètement : partout des creusets, des pilons, des fourneaux, du mercure, des fioles de produits chimiques, tout l’attirail des faux-monnayeurs.

M. Donzé, nous invitant à nous asseoir, nous rassura d’un geste bienveillant.

« Pas faux-monnayeur, non, cher Monsieur, vrai monnayeur, ou mieux monnayeur en gros, fournisseur pour monnayeurs, chercheur d’or, simple chercheur d’or. »

Et il nous expliqua sans préambule :

« Voilà ! J’extrais l’or des vieux pavés. L’idée m’en vint en lisant dans un journal que la Seine, tel le Pactole, charriait de l’or…

— ?…..

— En proportions infimes, il est vrai. D’où venait cet or ? Assurément, drainé vers le fleuve par les égouts, de l’usure des pavés effrités par les piétons, les chevaux et les roues des fiacres. Je néglige ces pépites accidentelles : les bijoux acquis par cambriolage et dont on se débarrasse dans le tout-à-l’égout. Une preuve que la boue des pavés de Paris contient de l’or en quantité appréciable, c’est que l’or est le plus glissant des métaux : la boue de Paris fait déraper et les cyclistes y prennent des pelles… »

Puis, il nous montra ses appareils.

« Voici mes « tables d’amalgame », mon dispositif pour la « cyanuration ». J’ai renoncé au pilon lourd parce que ses battements réguliers ont donné naissance à ce potin absurde de « paveur en chambre ». Maintenant, je me sers d’un grand moulin à café… »

Planteur en chambre ! hasardâmes-nous.

M. Donzé continua :

« Et quand il n’y aura plus de pavés de grès dans Paris — l’envahissement du pavé de bois est un fléau ! — il me restera les pots de fleurs, ce trésor insoupçonné de Jenny l’ouvrière. Le promeneur sur la tête de qui se brise un de ces précieux vases de terre, sait-il qu’il renferme, en proportion notable, outre l’or, du vanadium ?…

— Mais ces pavés, qui ne vous coûtent que 0 fr. 30, combien vous rapportent-ils à peu près, sans les frais et l’installation ?

— Bon an, mal an, l’un dans l’autre, pas mal… C’est un Klondyke… Attendez… : 0 fr. 15. »

NOTIONS CIVIQUES

Pourquoi la médaille de sauvetage a-t-elle un anneau et un ruban au bout ?

Dans certains ports, on jette dans l’eau, à des gosses, des pièces de dix sous pour qu’ils les repêchent.

C’est très difficile. La pièce de dix sous a cet inconvénient, qu’on ne sait par où la prendre.

C’est pourquoi on y met une anse, pour les grandes personnes peu ingambes.

Cette anse est solidement fixée à un ruban fixé lui-même sur un flotteur en liège au moyen d’une épingle de nourrice.

Ainsi l’on peut capturer la pièce sans être obligé de plonger, et pour ne pas la perdre — n’allant pas dans l’eau, on est tout habillé — on la suspend par l’épingle, à sa boutonnière.

Mieux : on a inventé la médaille de sauvetage en terre ferme, pour personnes ne sachant pas nager.

Qu’on ne s’étonne plus si le sauveteur professionnel se récuse devant quelque noyé plus ou moins nauséabond : pourquoi mouillerait-il le nickel de ses médailles ?

LE PRÉSIDENT MIGRATEUR

Le Président de la République, à l’instar de l’hirondelle, du martinet, de l’omnibus, du pigeon et du commis-voyageur, accomplit des migrations périodiques.

La présence du Président de la République française fut signalée naguère au cœur des déserts africains : aujourd’hui, d’une aile rapide, il fend les brouillards d’Albion.

Aller de Paris en Alger laisse prévoir que, sauf accidents, l’on reviendra d’Alger à Paris. Le Président, emporté par son élan de retour, traverse Paris à toute allure et bondit, par delà le détroit, jusqu’en cette Grande-Bretagne où les anciens plaçaient les confins du monde habitable.

On réglemente la vitesse des automobiles : pourquoi ne fixe-t-on pas sur tout Président de République un compteur kilométrique et un indicateur de vitesse ?

À ce besoin, on a répondu : les journaux chronomètrent, heure par heure, cinquième de seconde par cinquième de seconde, les performances du Président. Il suit un tableau de marche. Les menus officiels qui lui permettent de se maintenir en si belle forme sont analysés avec un soin jaloux. L’opinion publique — et les larmes d’allégresse de la France — homologuent ses records.

D’après les données actuelles de la science, et nos personnelles observations, les migrations du Président n’obéissent point à un bas instinct de conservation ou de confortable, comme celles des oiseaux qui partent au Midi, quand il fait froid, pour avoir chaud, et au Nord, quand il fait chaud, pour être au frais.

Il y a des esprits exagérés qui vont au pôle — mais pas trop près, de peur de geler, pas plus qu’on ne va, de peur de cuisson, trop près d’un poêle. Mais voilà : ils voudraient ne passer en ces latitudes à sorbet et à scorbut que juillet et août, et il faut deux ans pour le voyage.

Il y a des gens du monde — c’est-à-dire qui se déplacent, suivant la saison, pour rester dans le « monde » habitable — qui vont à la Côte d’Azur.

Étrange aberration visuelle : la Côte d’Azur est verte, verte comme la plus pure absinthe, la Grande Verte.

C’est un tapis.

De petits chevaux, ou des petits chevaux, pâturent, trop petits pour servir au transport des personnes ; ils donnent seulement le signal du retour (ce pourquoi on dit de leurs écuyers : cheval de retour) : quand ces microscopiques coursiers ont mangé, le voyageur, décavé, revient à Paris se remettre au vert.



Cercle vicieux :

Le Président n’obéit point à la température, mais à la pesanteur.

Il oscille, tel un pendule, de ci et de là avec Paris pour centre.

Ceci explique qu’un balancement l’ait envoyé en Algérie et que l’élan du retour le rejette, brûlant sa bonne métropole, jusqu’à Londres.



On se rappelle l’expérience de Foucault, au Panthéon.

Le pendule passe par un tas de points qui n’avaient pas été prévus dans son premier itinéraire.

Et voilà pourquoi la terre tourne.

La tête de l’observateur tournerait à moins.

Il est grandiose de renouveler l’expérience de Foucault avec un Président de République.

Il passe, au cours de ses oscillations, par toutes les capitales.



Autre similitude : comme le pendule, ou la pendule, le Président ne marche que pendant un temps donné.

Après, il s’arrête, et on le remonte, ou c’en est un autre.



Nous parlions des petits chevaux : pourquoi n’organise-t-on jamais de courses de Présidents de Républiques ?

Quelle édification des masses ? et quelle attraction pour un music-hall !

Si l’on manque d’adversaire présidentiel l’Amérique est là.

Il en faut toujours revenir à Barnum.

Et ça vaudrait la catastrophe du Liban.

Mais, de Président, ils n’en ont pas en Angleterre !

Le lord-maire, à peine, serait suffisamment démocratique.



Les joyeux auteurs des « Travaux d’Hercule » ont trouvé ce joli mot, que l’Alcide « ne savait pas voyager ».

Il restait en panne tout le temps sous prétexte d’occire de pauvres petits monstres.

Les monstres, dans le cas où l’Hercule est le Président, sont les États qu’il visite.

Mais il ne les détruit pas, il les charme, plus qu’il ne les dompte.

Il banquète officiellement avec tout un chacun.



Il n’y a qu’un être vivant qui voyage plus vite que le Président : le pigeon voyageur.

Il n’y a qu’un être vivant qui voyage plus utilement que le Président : le commis-voyageur.

Mais les migrations du Président s’inspirent des qualités de l’un et de l’autre : il unit à la célérité le pratique : courtier en France (comme on dit : en vins) à l’étranger.



Le Président de République, voyageant sans cesse, préside ainsi mieux : il voit sa République du dehors.

Qui dit de loin, dit : de haut.

Le Président de République est le seul qui ne fourre point son nez dans cette chose publique.

À quand un tout petit progrès : le président étranger — on sera sûr ainsi, qu’il saura la langue au moins d’un des pays qu’il explore — ou mieux le Président de la République française nègre ?



  1. Voir page 149.
  2. Voir page 199.