Spéculations/Propos de villégiature

SpéculationsFasquelle éd. (p. 262-264).

PROPOS DE VILLÉGIATURE

En ces temps où, ayant laissé courir le Grand Prix, le Parisien, tant de Paris que de province, ne rêve plus que plaisirs champêtres et d’ouïr le gazouillis de l’oisillon ; en ces temps donc, nous ne conseillerons de meilleur guide au villégiateur que ces maîtres du genre, le Robinson Crusoé, celui des Demoiselles, et surtout le Robinson suisse.

Ce dernier surtout, de qui les aventures authentiques sont confirmées par ceci : de nombreux rejetons de sa vertueuse famille existent encore, à l’état insulaire, dans des églises, où des hallebardes, rapportées du vaisseau naufragé, leur servent à se défendre des animaux féroces.

Ces gens, tel Crusoé, vivent solitaires ; d’où l’expression : faire suisse.

Qu’on n’attende pas de nous des facéties usées sur l’Amiral : on sait bien qu’il n’y eut jamais d’amiral suisse ; ce peuple ne brigua point de vains honneurs ; n’empêche qu’il fut fécond en hardis matelots.

Car, pour qui sait lire, il est évident que le Robinson suisse n’aurait point été s’échouer au delà des mers, sur une côte déserte s’il n’eût été navigateur enragé.

Les indigènes d’un État où il n’y a point de mer doivent, plus que tous autres, céder à la frénésie de courir les Océans, en vertu de la constatation célèbre : Nul n’est prophète en son pays.

On trouvera, disons-nous, dans les relations des voyages de ce vaillant marin, de précieux exemples d’occupations propres à charmer une villégiature, ne fût-elle que dans la banlieue de Paris.

Pour ne citer qu’un de ces sports champêtres et nautiques, la pêche à la ligne, rassurons — celle-ci demeurant interdite jusqu’au dimanche qui suit le quinze juin — quelques consciences troublées.

Vous pouvez parfaitement bien, en ces temps interdits, immerger dans l’eau une ligne.

Choisissez vos amorces et appâts non selon le poisson visé, mais selon votre caprice personnel ; car, tout ce mois, tous procédés de pêche sont bons.

Jetez votre ligne, donc, et patientez.

En peu d’instants vous verrez poindre « le gendarme ». Ils vont généralement deux par deux et vous risquez un superbe coup double.

Rejetez votre ligne et patientez toujours.

En ces temps interdits, mais poissonneux, en peu d’instants vous aurez groupé autour de votre panier de pêche une multitude de gendarmes, gardes-pêche, gardes champêtres, etc., qui flattent l’œil par la diversité de leurs uniformes, car l’uniforme est toujours divers.

Rejetez les petits à l’eau pour la reproduction et le frai, et rapportez le reste à votre famille.

Mais voilà : tout le monde n’aime pas la friture de gendarmes.