Spéculations/Paris-Madrid

SpéculationsFasquelle éd. (p. 300-303).

PARIS-MADRID

SOUVENIRS DE LA ROUTE

Le baron de Sèze-Coat essuya une larme, la sécha — involontairement sans doute — avec la cendre de son cigare qu’il secouait de l’ongle et qu’il s’envoya dans l’œil, et, cédant aux sollicitations de ses convives, aux liqueurs, dit :

« Oui, Messieurs, trois cent-quinzième engagé, mais depuis le premier kilomètre tenant la tête, je gardais encore, près de la frontière espagnole, l’illusion de la victoire. Ma deux cent-soixante chevaux glissait sans effort, paresseusement, si j’ose dire, comme dans un rêve. Et j’en venais à regretter, désireux de mettre à l’épreuve les excellentes qualités de mon moteur, que le grand roi, dans une intention louable, sans doute, eût supprimé les Pyrénées. Il est bien, pour un souverain, d’encourager l’automobilisme, mais, que diable ! conservons les sites ! »

Un murmure approbatif courut.

« Néanmoins, reprit Sèze-Coat, le spectacle de la célèbre chaîne des montagnes, hélas ! défunte, vaut le voyage. Avant d’arriver en vue de ce panorama sensationnel, je fus avisé de pousser la manette qui ouvre l’âme de l’artiste aux émotions esthétiques, par ce conseil du Touring-Club, lu sur une plaque bleue : « Attention ! descente dangereuse », suivi d’un petit croquis, en blanc, de caniveau.

« Car l’histoire a raison : il n’y a plus de Pyrénées, mais il y a, naturellement, à la place d’où elles furent extraites, un trou, un caniveau assez profond. Les « cols » d’autrefois, au contraire, se reconnaissent à ce signe, qu’ils sont maintenant des pics élevés. Les neiges éternelles entretiennent leur blancheur.

« Cependant, le ronflement, derrière moi, du moteur du redoutable professionnel Annulé junior (101e de la liste des engagements) m’arracha aux délices de la contemplation du site.

« Alors, littéralement, je me grisai de vitesse.

« Grisai est le mot, et j’en vis bien les effets : je fus gris d’autre chose que de la poussière soulevée ; et, bientôt, je vis sous un jour tout nouveau la route.

« Les arbres et les tas de cailloux filaient en sens inverse de ma course, des deux côtés de mon auto, à cent cinquante, pour le moins, kilomètres à l’heure, comme soucieux d’établir pour leur compte un record à rebours : Madrid-Paris.

« L’évidence s’imposait : si ces objets filaient, c’était moi qui étais en panne — la fâcheuse panne !

« Et les explosions de la machine de cet animal d’Annulé qui se rapprochaient toujours !

« En outre, je découvris quelque chose de pire : un piéton à l’horizon, au beau milieu de la route, qui par quelque miracle se précipitait à reculons vers moi, à cette vitesse, que je ne faisais plus, de cent cinquante à l’heure.

« L’auto allait être broyée !!!

« — Nous sommes f…us ! hurlai-je à mon mécanicien.

« Le derrière de l’extraordinaire piéton heurta l’avant train avec un bruit flasque : l’auto, je ne sais comment, lui grimpa sur les épaules : elle monte très bien les côtes. Je ne m’étonnai plus quand l’homme à pied déclina ses noms et qualités :

« — Strongfort, Strongfort lui-même, dit Boit-sans-Soif-l’Obstacle.

« Et l’athlète bien connu ajouta :

« Ça pèse moins lourd en vitesse qu’arrêté.

« Il laissa Annulé prendre une avance de deux minutes, puis, courtoisement, déposa mon auto sur le sol. »

Le baron termina :

« — Vous l’avez deviné, messieurs, Strongfort était soudoyé par la marque de mon seul rival sérieux, le professionnel Annulé junior.

« … Et voilà pourquoi, messieurs, je ne fus pas vainqueur. »