Spéculations/La morale murale

SpéculationsFasquelle éd. (p. 234-237).

LA MORALE MURALE

Si dans quelque mille ans un historien examine les affiches actuelles de l’Assistance publique sur l’alcoolisme — à supposer que le papier en soit assez solide ou assez inemployé à des usages autres que muraux pour durer jusque-là — ces documents ne lui paraîtront sans doute point différer de ceux qu’ont laissés les anciennes querelles religieuses. Ce problème : faut-il être abstème ou non ? est la forme moderne qu’a prise la question de la communion sous les deux espèces. De tels débats ont passionné l’humanité en des temps où ses préoccupations regardaient, par une transposition singulière, une existence à venir. Il importait de savoir si l’on serait mieux sauvé de certaines tortures minutieusement décrites, en absorbant le pain de vie tout sec ou après boire.

La terreur causée par l’enfer ayant singulièrement diminué, quelques-uns de ces esprits qui font profession de s’immiscer, par intérêt ou par naïveté, dans les affaires d’autrui, ont tiré parti de ce gros foyer ainsi qu’on peut faire de tout feu qui baisse : ils l’ont rapproché. Ils en ont placé les flammes dans la vie présente. On menace encore les hommes, s’ils ne se conforment à certaines prescriptions arbitrairement édictées, de l’incendie de leurs entrailles et de la calcination de leurs os. Car il eût été bien inutile d’imaginer des épouvantails inédits, l’effet des premiers étant éprouvé. Des affiches contre l’absinthe représentent des personnages verts qui ne rajeunissent point les classiques images du diable. Les médecins sont les nouveaux prêtres qui bénéficient — encore un peu de temps, et peut-être longtemps auprès de la foule, car elle adore qu’on lui fasse peur — du prestige d’être détenteurs de mystères. Les ignorants ont un mot pour définir les autres ignorants, spécialisés : ils les appellent des savants.

À la voix de ceux-ci, l’être humain est toujours prêt à renoncer à un plaisir ou à une utilité immédiate pour se préparer un plaisir ultérieur ou pour s’éviter une douleur future. Cette conception s’est peu perfectionnée depuis l’hédonisme primitif. La supériorité du plaisir futur n’est point une supériorité de grandeur, tout son attrait vient de ce qu’il est lointain. De célèbres escrocs, qui ont joué de ce mécanisme, se sont révélés experts philosophes. La notion d’équilibre, de justice, est aussi animale et rudimentaire que celle d’épargne. Ainsi une fourmi économise en vue d’une sécurité alimentaire. Or une telle sécurité consiste en une continuité de privations. Quant à l’équilibre des plaisirs et des peines, il n’y a point de bonnes raisons pour croire à son existence ; en tous cas s’il existe — imagination bizarre — un nombre égal de joies ou de douleurs, ce n’est point dans un individu isolé qu’on constate cette égalité : il y a des êtres forts et d’autres à qui tout est danger.

... Cependant, l’Assistance publique, dans ses dispensaires et fourneaux, désaltère ses protégés par l’image : point de verres ni de demi-setiers sur les tables du réfectoire ; aux murs, saines, fortifiantes et appétissantes, des figures de cerveaux et de poumons ouverts, montrant, violemment enluminés, les ravages de l’alcoolisme.

Or, M. Rigaud, le doyen du banquet des maires du 22 septembre 1900, à l’Exposition universelle, nonagénaire alerte, a acquis sa longévité en remplaçant deux de ses repas par deux petits verres d’alcool ; de quels siècles ne serait-il point assuré de jouir, a fortiori, s’il ingurgitait de grands verres ?

Or le plus grand buveur du monde, le médecin américain Mooney, du Kentucky, septuagénaire, calcule qu’il a consommé, depuis l’âge de douze ans, trois cent mille francs de whisky : c’est pourquoi a-t-il vécu tant de temps, et est-il le premier sujet du proverbe : Time is Money.

Or le prix qui était réservé, à Rome, au vainqueur de la grande course des quadriges au pied du Capitole, prix au-dessus de la couronne d’or, attribuée aux simples généraux, n’était autre qu’une coupe d’absinthe… Notons à ce propos que M. Laborde a négligé de mentionner, parmi les « poisons » plus ou moins foudroyants cachés dans cette liqueur, l’euphorbe, qui aide à sa couleur opaline et à ses incomparables qualités digestives.

Or, le 23 janvier 1903, M. Charles-Henri Desmarcheliers, cordonnier et alcoolique, fort bien portant, avait une femme sobre, impotente et malade…

C’est pourquoi celui-ci a tué celle-là.

Dévoilons, pour finir, que la persévérance de l’Assistance publique ne se lassera point, de par cet excellent motif, qu’elle est soudoyée par un fabricant bien connu d’absinthe, désireux de se ménager un prétexte à majorer le prix de ses produits.