Spéculations/L’existence du pape
L’EXISTENCE DU PAPE
Quelles nouvelles ?
La fin du monde ne saurait tarder, je vois cela à de certains signes : les chemins ne mènent plus à Rome, ils en partent.
Vous voulez dire que S. M. Victor-Emmanuel part de Rome pour se rendre à Paris ? Je me demande si la courtoisie parisienne fera à l’original l’accueil qu’elle ne fait pas à son image, en un mot, si, à l’occasion de sa visite, elle octroiera, un cours valable aux pièces de monnaie à son effigie, qu’elle s’obstine à refuser.
Pas toutes. Quant au roi, il circulera librement, par monts et par vaux, par delà les monts et par delà les vaux, et par voies ferrées et par landaus ; librement, c’est-à-dire au centre des bravos et bousculades d’une foule hurlante, et lui-même claquemuré dans un véhicule environné de policiers. Un roi est toujours une bonne pièce.
Pas en son pays. Mais vous ne m’avez pas compris, Pasquin. Je vous demandais : quelles nouvelles — importantes ?
Quelles nouvelles… de ma santé ?
Ne pasquinez pas en ces douloureuses circonstances où la Chrétienté est en jeu. Votre santé est excellente, mon cher collègue de pierre. Quelles nouvelles, Pasquin, de la santé de Sa Sainteté ?
Mais je vous ai répondu, Marforio ; tous les chemins partent de Rome, y compris celui qui mène de Rome au ciel.
Que voulez-vous dire ? Le pape serait-il mort ?
Le pape n’est pas mort. Il a de bonnes raisons pour cela.
Le ciel en soit loué ! Alors, Sa Sainteté va mieux ?
Hé ! non. Elle ne va pas mieux. Elle a, aussi, de bonnes raisons pour cela.
C’est donc que le mal ne fait pas de progrès, et que l’état du Saint-Père est stationnaire. Pénible, mais consolante incertitude !
C’est ce que l’on appelle l’infaillibilité papale. Mais prêtez l’oreille, Marforio, je vais vous confier un secret : le pape n’est ni mort, ni guéri, ni malade, ni vivant.
Hein ?
Le pape n’est rien de tout cela. Il n’y a aucun pape, il n’y a jamais eu trace de pape Léon XIII.
Mais les journaux sont pleins de récits de gens qui ont été admis à son audience, et des détails de la maladie.
La vanité humaine est crédule. Et vous, l’avez-vous vu, Marforio ?
Vous savez bien que vous et moi, étant en pierre, les déplacements nous sont difficiles. Non, bien sûr, je n’ai pas été voir le pape. Je me mobiliserai un jour vers le Vatican si l’on me charge sur un carrosse, comme un ambassadeur ou si l’on adapte à mon piédestal un petit moteur et des roulettes. Mais ce n’est pas une raison, si je n’ai pas vu le pape, pour qu’il n’existe pas. Vous-même, Pasquin, avez-vous vu Dieu ?
Si je l’avais vu, je me méfierais. On ne montre que ce qui n’est pas sûr, pour inspirer confiance. Voici la vérité, Marforio : le Conclave, fonctionnant à huis-clos…
Oui, dans Conclave il y a : clave.
… Élit clandestinement un pape… le plus vieux et le plus moribond cardinal. Et, tout de suite après, ce vieillard quasi-défunt se met à jouir d’une longévité extraordinaire…
Comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie.
Mais, précisément, toute sa vie il n’avait aucune aptitude pour ce sport, et on l’a élu parce qu’il devait mourir prochainement.
Il n’y a aucun pape vivant, Marforio : il y a un homme empaillé habilement ou un automate perfectionné, inusable et infaillible…
Ce ne serait déjà pas si mal pour que le pouvoir spirituel ne garde rien de temporel.
Il y a surtout — méditez ceci, Marforio — une tiare ! Pensez à de récents événements. La Chrétienté l’a payée fort exactement… le denier de Saint-Pierre.
Mais les ponctions ?
On ne lui fait pas de ponctions : on le remonte !
Alors les flacons qu’emporte toujours le docteur Rossini ?
Simple rafraîchissement pour la soif des interviewers.
Sa Sainteté ne serait qu’une invention, canard en quelque sorte, de journalistes ?
Ajoutez anticléricaux.