Spéculations/Cynégétique de l’omnibus

SpéculationsFasquelle éd. (p. 138-141).

CYNÉGÉTIQUE DE L’OMNIBUS

Des diverses espèces de grands fauves et pachydermes non encore éteintes sur le territoire parisien, aucune, sans contredit, ne réserve plus d’émotions et de surprises au trappeur que celle de l’omnibus.

Des Compagnies se sont réservé le monopole de cette chasse ; à première vue l’on ne s’explique pas leur prospérité : la fourrure de l’omnibus est en effet sans valeur et sa chair n’est pas comestible.

Il existe un grand nombre de variétés d’omnibus, si on les distingue par la couleur ; mais ce ne sont là que des différences accidentelles, dues à l’habitat et à l’influence du milieu. Si le pelage du « Batignolles-Clichy-Odéon », par exemple, est d’une nuance qui rappelle celle de l’énorme rhinocéros blanc, le « borelé » de l’Afrique du Sud, il n’en faut chercher d’autre cause que les migrations périodiques de l’animal. Ce phénomène de mimétisme n’est pas plus anormal que celui qui se manifeste chez les quadrupèdes des régions polaires.

Nous proposerons une division plus scientifique, en deux variétés dont la permanence est bien reconnue : 1o celle qui dissimule ses traces ; 2o celle qui laisse une piste apparente. Les foulées de cette dernière sont extraordinairement rapprochées, comme produites par une reptation, et semblables, à s’y méprendre, à l’ornière creusée par le passage d’une roue. Les naturalistes discutent encore pour savoir si la première variété est la plus ancienne, ou si elle est seulement retournée à une existence plus sauvage. Il est indiscutable, quoi qu’il en soit, que la seconde variété est la plus stupide, puisqu’elle ignore l’art de dissimuler sa piste ; mais — et ceci expliquerait qu’elle ne soit point encore toute exterminée — elle est, selon toute apparence, plus féroce, à en juger par son cri qui fait fuir les hommes, sur son passage, en une tumultueuse panique, et qui n’est comparable qu’à celui du canard ou de l’ornithorynque.

Vu la grande facilité de découvrir la piste de l’animal, facilité décuplée par sa curieuse habitude de repasser exactement sur la même voie dans ses migrations périodiques, l’espèce humaine s’est ingéniée à le faire périr dans des trappes pratiquées sur son parcours. Avec un instinct surprenant, la lourde masse, arrivée au point dangereux, a toujours fait demi-tour sur elle-même, rebroussant chemin et prenant grand soin, cette fois, de brouiller sa piste en la faisant coïncider avec ses précédentes foulées.

On a essayé d’autres systèmes de pièges, sortes de huttes disposées, à intervalles réguliers, le long de la voie et assez pareilles à celles qui servent pour la chasse au marais. Des bandes de gaillards résolus s’y embusquent et guettent le passage de l’animal : le plus souvent celui-ci les évente et s’enfuit, non sans donner des signes de fureur par un frottement de sa peau postérieure, bleue comme celle de certains singes et phosphorescente la nuit ; cette grimace figure assez bien, en rides blanches, le graphique du mot français : « complet ».

Quelques spécimens de l’espèce se sont toutefois laissé domestiquer : ils obéissent avec une suffisante docilité à leur cornac, qui les fait avancer ou s’arrêter, en les tirant par la queue Cet appendice diffère peu de celui de l’éléphant. La Société protectrice des animaux a obtenu — de même qu’on supporte la queue adipeuse de certains moutons du Thibet sur un petit chariot — que celle de l’omnibus fût protégée par une poignée en bois.

Cette mesure de douceur est assez inconsidérée, car les individus sauvages dévorent les hommes, qu’ils attirent en les fascinant à la façon du serpent. Par suite d’une adaptation compliquée de leur appareil digestif, ils excrètent leurs victimes encore vivantes, après avoir assimilé les parcelles de cuivre qu’ils en ont pu extraire. Ce qui prouve qu’il y a bien digestion, c’est que l’absorption du numéraire à la surface — l’épiderme dorsal — est moindre exactement de moitié que l’assimilation à l’intérieur.

Il convient peut-être de rapprocher de ce phénomène l’espèce de joyeuse pétarade, au son métallique, qui précède invariablement leur repas.

Quelques-uns vivent dans un commensalisme étrange avec le cheval, qui semble être pour eux un dangereux parasite : sa présence est en effet caractérisée par une déperdition rapide des forces locomotrices, remarquables au contraire chez les individus sains.

On ne sait rien de leurs amours sinon qu’à l’instar de certaines plantes dont le pollen est transporté de l’une à l’autre par les insectes qui ont pénétré dans l’intérieur, ils se reproduisent par correspondance.

La loi française paraît considérer ces grands fauves comme nuisibles, car elle ne suspend leur chasse par aucun intervalle de prohibition.