Spéculations/Appendice au « gendarme »

SpéculationsFasquelle éd. (p. 134-136).

APPENDICE AU « GENDARME »

Des communications d’un intérêt extrême, grossi par l’éloignement des pays d’où elles nous parvinrent, nous font un devoir d’ajouter un mot bref à la psychologie du Gendarme.

Il est téméraire d’affirmer, nous écrit-on de Pologne, que les pandores enclavent leur oncle misérablement entre eux deux par une préméditation malintentionnée. Ils sont mus bien plutôt par des considérations d’ordre esthétique et un louable instinct de la symétrie. En effet, deux gendarmes juxtaposés et un Honnête-Homme qui marche à côté, cela « ne ressemble à rien », c’est chose baroque et inconsidérée, propre à choquer les gens de goût. Un Honnête-Homme entre deux gendarmes — promu du coup à l’indignité de Malhonnête-Homme — voilà pure sagesse et équilibre, et en quelque sorte l’image concrète des balances de la Justice. Que l’on ne récrimine donc plus contre les arrestations dites arbitraires.

Quelques recherches, fondées sur l’analogie, au sujet de ce goût de la symétrie, nous mènent à des constatations dont nous avons le regret d’avouer nous-même l’irrévérence : lâchez en liberté sur le boulevard deux Lieutenants et un Capitaine : fatalement, irrésistiblement, avec une précision infaillible et admirable, ils ne tarderont point, après quelques oscillations, à s’orienter dans ce que nous appellerons le sens pyramidal : les trois galons au milieu, les deux lieutenants à la gauche et à la droite. Si on leur présente — à une distance favorable, la plus convenable est fort exactement de six pas — de simples hommes de troupe, le Capitaine seul saluera ou du moins le premier, et sa main sera comme le bouquet au sommet d’un édifice parachevé, ce qui ravira l’observateur. Si l’on ne dispose que d’un Lieutenant, il se rangera incontinent à gauche. Nos expériences n’ont point été assez prolongées pour nous permettre de vérifier si le système ainsi constitué décline vers le nord-ouest ou tout autre point du compas.

Il est aisé d’expliquer selon la mécanique ce phénomène d’orientation : il semble à première vue que les deux grades inférieurs se groupent symétriquement par rapport au supérieur dans une intention honorifique ; mais s’il en était ainsi il faudrait admettre qu’il en est de même dans les autres cas de symétrie, que les gendarmes se disposent aux côtés de « leur oncle » dans le dessein, identique, de lui être agréable ; ce qui est une hypothèse absurde ; la seule conclusion possible est celle-ci, que des forces se groupent autour d’une force supérieure dans tous les cas, qui n’excèdent pas deux : que cette force supérieure soit de même sens ou de sens contraire ; dans le premier cas, elles lui obéissent, lui résistent dans le second ; moralement, la défendent ou l’attaquent.

Ce processus est de tout point compatible avec la lâcheté de l’être humain et universalise la sagace pensée de M. Prudhomme sur son sabre : nous pouvons dire qu’il n’y a pas de sabre propre à M. Prudhomme, ou, en d’autres termes : ce qu’il a dit de son sabre individuel est vrai de tous les sabres.